Souvenirs (Roustam)/Préface

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul CottinLibrairie Paul Ollendorff (p. i-xvi).


PRÉFACE





Il parut, à ma connaissance, durant le dernier siècle, cinq recueils, pour le moins, portant le titre de Revue Rétrospective : la première, celle de Taschereau, publia, en ses trois séries et ses vingt volumes, de 1833 à 1838, d’admirables documents, révélateurs surtout des mœurs passées, touchant plus à la chronique qu’à l’histoire, ouvrant par là les voies à cette forme nouvelle qui ne sera plus l’histoire académique, et s’efforcera d’atteindre à la fois plus de vérité et plus de réalité. La seconde, qui eut aussi Taschereau pour éditeur, portait pour sous-titre : Archives secrètes du dernier gouvernement. Elle parut en 1848 et renferma presque uniquement des papiers volés aux Tuileries. Elle fut quelque chose d’analogue à la publication des Papiers de la Famille Impériale qu’organisa, en 1870, le gouvernement de la Défense nationale. Seulement, entre Taschereau et les publicateurs des papiers des Tuileries, il y avait cette différence que ceux-ci cherchaient des armes contre l’Empire et s’efforçaient à découvrir des lettres intimes qui le déshonorassent, tandis que celui-là mettait au jour aussi bien ce qui était pour que ce qui était contre le régime de Juillet. Et ainsi advint-il qu’un certain numéro de ladite Revue Rétrospective éclata comme une bombe sous le fauteuil du président du club de la Révolution, le citoyen Blanqui, et que de là sortirent des luttes quasi fratricides entre les apôtres de la Révolution sociale, dont plusieurs, et non des moindres, se trouvaient convaincus d’avoir touché de l’argent pour leurs excellents rapports avec M. le préfet de police.

La troisième Revue Rétrospective fut une personne modeste et qui n’a point d’histoire. Eut-elle d’ailleurs plus d’un numéro, j’en doute. Elle parut au moins une fois, sur un papier qui avait l’air de venir de Hollande, sous une couverture à escargots tout à fait sympathique. Elle avait pour rédacteur, en chef et peut-être unique, un brave garçon appelé Abel d’Avrecourt, qui ne manquait point d’esprit, faisait des vers à la Millaud ou à la Jollivet, et collaborait, je crois, au Figaro. Voici bien des années que je n’ouïs parler de lui et, en ces temps lointains, il était terriblement goutteux : qu’est-il devenu ?

La quatrième Revue Rétrospective, tout au contraire de la troisième, eut une longue existence et qui ne fut point tourmentée ; lorsqu’elle eut terminé son vingtième volume, elle cessa sa publication, mais pour reparaître, après quelques mois, sous couverture saumon, comme Nouvelle Revue Rétrospective, et fournir encore vingt volumes. Sauf un temps très court où M. Paul Collin, qui l’avait imaginée et créée, adjoignit comme co-rédacteur M. Georges Bertin, elle vécut sous la direction unique de son fondateur, lequel avait l’art de se faire ouvrir les armoires les mieux closes et déterrait des documents précieux dans des demeures bourgeoises où nul ne se fut imaginé qu’on pût en rencontrer.

M. Paul Cottin, qui avait débuté dans les bibliothèques par un stage à la Nationale et qui, depuis plus de vingt-cinq ans, remplit, avec un zèle auquel rendent grâce tous les habitués, les fonctions de bibliothécaire à la bibliothèque de l’Arsenal, a publié, de son chef, un livre excellent par la documentation, l’esprit et la rédaction : Toulon et les Anglais en 1793, et l’on aurait quelque peine à énumérer les curieux ouvrages qu’il a édités, allant des Mémoires du duc de Croÿ (quatre volumes in-8o, en collaboration avec M. le vicomte de Grouchy), aux Mémoires du sergent Bourgogne, et des Inscriptions de Restif de La Bretonne, à l’ouvrage documentaire le plus neuf et le plus curieux qu’on ait de longtemps consacré à Mirabeau : mais, durant vingt années, son ressort de travail, son outil de sondage, sa baguette de coudrier, avait été sa Revue Rétrospective. C’était par elle qu’il attirait les pièces historiques, les mémoires, les souvenirs ; parfois les insérant in extenso, parfois n’en prenant que des extraits et réservant l’ensemble à une publication spéciale. Combien de trésors y sont encore enfouis dont nombre d’écrivains, même fort bien armés d’ordinaire, n’ont point connaissance ; pour ne citer que les Mémoires d’Auger, les Lettres de Villenave, les Souvenirs de Delescluze.

M. Paul Cottin n’était pas pour rien l’élève, l’ami, l’exécuteur testamentaire de l’excellent et curieux Lorédan Larchey, l’aimable éditeur de la Revue Anecdotique et de la Petite Revue, le découvreur de Coignet et de Fricasse, le compilateur du Dictionnaire de l’Argot, le bibliophile sagace qui, en de petits, tout petits volumes, s’amusait à imprimer, à quelques exemplaires, de petits papiers manuscrits qui l’avaient fait rire et qu’il prétendait communiquer à des amis lecteurs. M. Larchey était d’abord un collecteur d’histoires, de bons mots et de réparties. Il en formait ce qu’on eût appelé jadis des sottisiers ; mais à ces sottisiers il s’attachait de façon à y consacrer sa vie : il est assez douteux qu’il y eût introduit le plus révélateur des documents, si ce document n’avait point concerné ce qu’il appelait l’histoire des mœurs, et son tact, pour discerner les alluvions qu’avait apportées sur les faits le besoin qu’éprouve un homme de se raconter, n’était point infaillible ; je ne dirai même pas qu’il n’eût point préféré l’alluvion, si elle avait paru pittoresque.

Cela — n’est-ce pas ? — est le grand danger en la matière que M. Paul Cottin allait explorer. Il se renfermait dans les deux derniers siècles et même ne prenait-il guère le dix-huitième qu’en la seconde moitié. À tout ce qui était lettres, journaux, pièces de procès, enquêtes de commissaires, nulle crainte de se tromper, ni d’être trompé. Cela était ce que c’était. À une date fixée, tel ou tel avait exprimé tel sentiment, subi telle algarade, éprouvé telle contrainte, obtenu tel arrêt. Mais, pour les mémoires et les souvenirs, comment distinguer les lacunes ou les erreurs qui proviennent d’une mauvaise mémoire, d’une volontaire ou involontaire déformation des faits ?

Il m’est apparu — et à quiconque a lu beaucoup de mémoires, il apparaîtra — que, sauf un nombre de cas infiniment rares, le mémorialiste écrit sous l’influence d’un délire : délire des grandeurs, délire des persécutions, délire génésique ; le plus souvent délire des grandeurs, auquel se mêle et se subordonne le délire des persécutions, et que saupoudre à des passages le délire génésique. Le plus beau cas, dans les livres récemment publiés, est celui du général Thiébault, qui réunit et fait fleurir les trois délires sous un même bonnet ; mais Marbot en est aussi un joyeux exemple et les récentes investigations sur sa véracité qu’a publiées M. Chuquet dans les Feuillets d’histoire ; les contradictions où il est tombé avec quiconque, ayant servi avec lui, a témoigne des événements ; les démentis qu’il a subis, en particulier sur le rôle des Suisses à la Grande Armée ; l’ignorance volontaire où cet homme qui parle si volontiers de lui-même, laisse le lecteur de l’épisode le plus intéressant de sa vie — sa proscription de 1815 — tout à la fois le montre construisant un Marbot qu’il fera passer tel quel à la postérité. Mais, s’il y a chez lui une part de travail conscient, on ne saurait douter qu’il n’y ait une large mesure d’impulsivité ; et que, dans ses récits, les deux délires essentiels ne forment des facteurs qu’il est impossible de négliger.

Dans les mémoires qu’a publiés M. Paul Cottin, la plupart ressortiraient à cette loi, car, très rarement, sont-ils assez objectifs pour ne la point subir : dès qu’un homme parle de lui-même et se raconte, c’est pour s’exalter (mégalomanie) ou pour expliquer les causes qui l’ont empoché d’arriver aux postes dont il était digne et pour revendiquer telle ou telle action, telle ou telle invention dont il fut frustré (persécution). Même les hommes qu’on estimerait le plus raisonnables, le moins susceptibles d’emballement inconsidéré, lorsqu’il s’agit de leurs propres mérites, de leur défense ou de leur apologie, sortent des rails et ne se possèdent plus. Il ne conviendrait donc d’ajouter foi aux mémoires qu’en tant que témoignages désintéressés, où la personnalité du narrateur paraît le moins possible et où il n’a à chercher aucun avantage devant la postérité. Mais qui donc ne s’efforce à se guinder, à se rendre intéressant et pourquoi, sans ce mobile, écrirait-on ? Même lorsqu’on est soi-disant écrire pour soi seul et pour ses enfants, ne cherche-t-on pas à prendre une attitude et à se donner une contenance ? Il faut donc, à mon goût, demander aux mémorialistes plutôt l’atmosphère où les événements se produisent que leur précision ; des traits de caractère qu’ils ont jetés çà et là sans prétention et parce que leur imagination en avait été frappée ; des mœurs, des formes de costume, des indications d’habitudes. Même se faut-il méfier des questions, des réponses, des paroles, à moins qu’elles ne jaillissent des circonstances, qu’elles ne soient rapportées, semblablement ou à peu près, par quelque autre témoin, à moins qu’on n’en trouve l’écho en des lettres ou en des journaux. Sous ces réserves, il y a vraisemblance qu’on puisse avoir chance de ne pas être entièrement trompé ; mais il y aura toujours trop de développements trop de sauce autour d’un poisson qui peut être médiocre.

À l’époque de la Restauration, il s’était constitué pour exploiter l’Épopée, un certain nombre d’usines qui n’étaient point sans communication les unes avec les autres, et où l’on fabriquait des mémoires. De ces usines, les unes, comme l’usine La Mothe-Langon, travaillaient de génie ou de sottise. Elle n’avait besoin, pour imaginer les mémoires de Napoléon, de Louis xviii, d’Une Femme de qualité, de la Comtesse d’Adhémar, la Duchesse de Berry, la Comtesse du Barry, Sophie Arnould, Mlle Duthé, la Vicomtesse de Fars-Fausse-Landry, et combien, combien d’autres ! — que des potins courants ou courus depuis vingt ans, des journaux parus à Londres ou à Hambourg et d’un certain jeu d’anecdotes qu’on retrouvait identiques dans la plupart des livres de cette marque. Ainsi, lorsqu’on voit arriver les historiettes sur l’évasion du Dauphin, les plaintes sur ce jeune infortuné auquel Napoléon et Louis XVIII s’obstinent également à ne pas restituer le trône de ses pères, on peut être assuré, quels que soient l’éditeur, le pseudonyme de l’auteur et le lieu d’impression, qu’on touche au La Mothe-Langon.

Courchamp ne débite qu’une sorte de gâteaux où il faut tâcher de ne pas se laisser prendre, mais qui au moins ont quelque agrément.

Puis viennent ceux qui s’adonnent particulièrement au Consulat et à l’Empire, les fabricants des Mémoires de Constant, de Bourrienne, de la Contemporaine, de Blangini, de Mlle Avrillon, de Talleyrand, etc. On cite parmi eux MM. J.-B. de Roquefort, Méliot frères, Luchet, les deux Nisard, Villemarest, Lesourd, Malitourne, Amédée Pichot, Ch. Nodier, mais le metteur en œuvres principal est Villemarest, et il est chef d’équipe. Dans son équipe, il a des écrivains très distingués qui ont vu beaucoup de choses, qui ont travaillé sur des pièces qui leur avaient été remises, sur des récits authentiques auxquels ils ont ajouté une sauce trop abondante parfois, trop claire, et qui fait douter de la véridicité des récits, alors que, si l’on parvenait à se procurer le canevas sur lequel le teinturier a brodé, elle serait entière et décisive. Retrouvera-t-on jamais le texte original rédigé par Constant et par Mlle Avrillon ? J’en doute et cela me peine. Mais tout le moins, M. Paul Cottin a retrouvé, il a imprimé dans sa Revue rétrospective, il va publier en volume le manuscrit de Roustam ; les papiers couverts d’une écriture difficilement déchiffrable, aussi bien à cause de l’irrégularité des caractères que des folies de l’orthographe, les papiers sur qui, à la sollicitation, sans doute, d’un des usiniers dont j’ai parlé, Roustam écrivit les faits qui l’avaient frappé. On ne lui demandait point de déployer du style ni de la littérature, en quoi l’on avait raison, mais on lui demandait de dire platement ce qu’il avait vu, ce qu’il avait entendu, ce qu’il avait retenu, étant au service de Napoléon.

Ce mamelouck, brute ignare, qui avait plus qu’aucun homme au monde physiquement approché l’Empereur depuis 1798 jusqu’en 1814, cet être le moins capable de reconnaissance et de dévouement, ce laquais, en qui la bassesse du métier s’agrémentait d’une pointe de cruauté orientale, savait voir, presque autant qu’il savait compter. Il trace, des choses qu’il a regardées, un tableau qui, pour sommaire qu’il est, n’en retient pas moins les traits essentiels et même lorsque, par son apologie — ce qu’il ne fait qu’une fois, lors de sa trahison à Fontainebleau en 1814, — il est amené à mentir, il fournit des détails qui ont un intérêt. Certes, il cèle son voyage à Rambouillet en sortant de Fontainebleau, et l’interrogatoire que lui fit subir, ainsi qu’au valet de chambre Constant, Mme de Brignole, en vue d’écarter Marie-Louise de son époux en obtenant des racontars sur de prétendues infidélités de l’Empereur ; certes, il se trompe sur les dates lorsqu’il place l’interrogatoire qu’il subit de la part d’envoyés du comte d’Artois au sujet des diamants de la Couronne remis par M. de La Bouillerie à Napoléon ; mais cela éclaire la mission du prétendu colonel marquis de Lagrange et cet épisode du gouvernement des Vivres-Viande, ce gouvernement de fortune qui inaugura si noblement la Restauration !

À mesure que j’ai d’avantage approfondi les détails, j’ai constaté que Roustam ne s’écartait guère de la vérité et j’ai apprécié mieux ses mémoires, dont je suis heureux de saluer la publication en volume.

Quant à l’homme, voici quelques lignes de ce que j’écrivais sur lui en 1894, dans mon livre : Napoléon chez lui, et j’ai peu de chose à y ajouter.

« Roustam le Mameluck est célèbre. L’Empereur l’avait reçu en Égypte du sheik El-Becri, l’avait ramené en France, lui avait fait apprendre à Versailles, chez Boutet, à charger les armes et le menait partout… À toutes les parades, dans tous les cortèges, on le voyait, vêtu d’étonnants costumes, couvert de broderies, coiffé de toques en velours bleu ou cramoisi, brodé d’or, et surmontées d’une aigrette, galopant sur un cheval au harnachement oriental et faisant sonner son sabre. Pour le Sacre, ses deux costumes, qu’Isabey avait dessinés, avaient coûté 9.000 francs. Roustam était payé, comme mamelouck, 2.000 francs ; avait de plus 2.400 francs comme aide porte-arquebuse et les gratifications doublaient au moins ses gages. Après chaque campagne, 3.000 francs ; au jour de l’An, 3.000, 4.000, 6.000 francs ; en l’an XIII, 500 livres de rente ; à Fontainebleau, en 1814, outre un bureau de loterie, 50.000 francs d’argent. Lorsqu’il se maria, en 1806, à la fille de Douville, valet de chambre de l’Impératrice, ce fut Napoléon qui paya son dîner de noces, 1.341 francs. Tout cela, et tout l’or des poches vidées, tout l’or des gains au jeu jeté à son appétit, n’empêcha point, en 1814, le mamelouck de suivre dans la désertion son camarade Constant… J’ai raconté comment, en 1815, il avait demandé à rentrer dans la chambre de l’Empereur et comment l’Empereur avait répondu à Marchand qui lui présentait la supplique : « C’est un lâche ; jette-la au feu et ne m’en parle jamais. »

Il était surtout inconscient : de sa domesticité, il avait tiré tout l’argent qu’il avait pu ; il en tirait encore en allant s’exhiber en Angleterre sous sa défroque de mamelouck ; il en eût tiré en vendant ses souvenirs, mais la spéculation ne réussit point et c’est bonheur ; car les usiniers n’ont point passé par là et le récit de Roustam a conservé ainsi toute sa saveur, son intérêt et sa curiosité.


Frédéric Masson,