Souvenirs (Roustam)/Introduction

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Texte établi par Paul CottinLibrairie Paul Ollendorff (p. xvii-xxxvii).
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INTRODUCTION





Au début du xiiie siècle, douze mille esclaves ou Mameloucks[1] furent achetés en Circassie par le sultan d’Égypte pour en former sa garde. Acquisition qui allait coûter cher à son successeur, car vingt ans plus tard (1250), indignés du traité conclu avec le roi de France par leur nouveau sultan, les Mameloucks l’assassinèrent et lui substituèrent un de leurs chefs.

Ils gouvernèrent la contrée jusqu’en 1517, année où Sélim Ier, sultan ottoman, les attaqua, les défit, et réunit l’Égypte à son empire.

Vingt-quatre de leurs Beys n’en restèrent pas moins à la tête des provinces : ils étaient chargés de contenir les Arabes, de percevoir les impôts, de diriger la police.

Au xviiie siècle, les Mameloucks sont au nombre de 8 à 9 000. Ils continuent à se recruter parmi les esclaves circassiens, et forment une redoutable cavalerie, dont Bonaparte n’aura raison que grâce à l’habileté de sa tactique et au courage de ses soldats.

« Dans tout l’Orient, dit le Mémorial de Sainte-Hélène, les Mameloucks étaient des objets de vénération et de terreur. C’était une milice regardée, jusqu’à nous, comme invincible ». — « Deux Mameloucks tenaient tête à trois Français, parce qu’ils étaient mieux armés, mieux montés, mieux exercés ; ils avaient deux paires de pistolets, un tromblon, une carabine, un casque avec visière, une cotte de mailles, plusieurs chevaux et plusieurs hommes de pied pour les servir. Mais cent cavaliers français ne craignaient pas cent Mameloucks. Trois cents étaient vainqueurs d’un pareil nombre. Mille en battaient quinze cents, tant est grande l’influence de la tactique, de l’ordre et des évolutions ! Murat, Leclerc, Lasalle se présentaient aux Mameloucks sur plusieurs lignes. Lorsque ceux-ci étaient sur le point de déborder la première, la seconde se portait à son secours par la droite et par la gauche. Les Mameloucks s’arrêtaient alors et convergeaient pour tourner les ailes de cette double ligne ; c’était le moment qu’on saisissait pour les charger : ils étaient toujours rompus[2]. »

C’est ainsi qu’aux batailles de Namangeh, de Chebreis et des Pyramides, Bonaparte écrasa les cavaliers des beys Ibrahim et Mourad, qui se partageaient le pouvoir.

Après le siège de Saint-Jean-d’Acre, beaucoup d’indigènes qui avaient secondé les Français, redoutant la vengeance de Djezzar-pacha, défenseur de la ville, les suivirent dans leur retraite en Égypte, et sollicitèrent un emploi dans leurs rangs. Le général Bonaparte en forma deux compagnies qui furent recrutées parmi les meilleurs cavaliers. Organisées par décret du 1er messidor, an VIII (20 juin 1800), elles prirent le nom de Compagnies de Janissaires à cheval. Elles se composaient de Mameloucks, de Syriens et de Coptes. L’une d’elles avait été offerte au général en chef par le sheik de Chefa-Omar, lieu voisin de Saint-Jean d’Acre, qui l’avait levée presque entièrement à ses frais. Ce généreux ami de la France, cet ennemi du féroce Djezzar-Pacha s’appelait Jacob Habaïby[3].

En récompense, d’un dévouement dont la perte de tous ses biens, qui étaient considérables, avait été la suite, il fut nommé capitaine, dès le 14 octobre 1799, et devint successivement chef d’escadrons, puis chef de brigade, quelques mois après. En 1802, il quitte le service, et rejoint à Melun sa famille, qui fait partie des réfugiés. En même temps, il reçoit une pension de retraite de 4.000 francs qui, en 1808, s’augmente d’une dotation de 1.000 francs. Il devient légionnaire en mars 1814, se voit élevé, par la Restauration, au grade de colonel, affecté, le 5 juin 1815, au commandement de la place de Melun, enfin créé chevalier de Saint-Louis en 1821.


Les Janissaires étaient sous les ordres d’officiers indigènes. Bonaparte avait choisi ceux-ci parmi les plus dévoués à sa cause, parmi les plus instruits et les plus aptes, en raison de leur connaissance des langues du pays, à lui servir d’interprètes. Les ministres de Louis-Philippe s’en souvinrent quand, au début de la guerre d’Algérie, en 1830, ils mirent trois d’entre eux, Jacob Habaïby, Soliman Salamé et Jean Renno la disposition du maréchal Clauzel, qui demandait des interprètes possédant l’arabe et le turc.

À l’époque du rapatriement de l’armée d’Égypte, les Janissaires avaient sollicité l’autorisation de passer la mer avec elle, et même d’emmener leurs familles, pour lesquelles ils craignaient les représailles de leurs compatriotes. Leur demande fut agréée par Bonaparte : se souvenant de Toulon en 1793, il était peu soucieux d’imiter la conduite des Anglais et des Espagnols qui, lors de l’évacuation de cette ville, et malgré leurs promesses, avaient abandonné les trois quarts de la population à la vengeance des Conventionnels[4]. En touchant la terre française, ces « réfugiés » furent dirigés sur Marseille. Ils y restèrent jusqu’en mars 1802, époque où on les dirigea sur Melun, avec l’escadron des Mameloucks dont il va être parlé ci-après. Ils furent ramenés à Marseille en avril 1806[5].

Bonaparte n’oubliait point les hommes qui lui avaient donné des preuves de fidélité, à quelque nation qu’ils appartinssent : devenu Premier Consul, et voulant s’entourer d’une Garde, il arrêta, à cet effet, le 13 octobre 1801, la formation d’un escadron de 240 Mameloucks et l’envoi à Marseille, où ceux-ci se trouvaient encore, du chef de brigade Rapp, afin de pourvoir à son organisation et d’en prendre le commandement.

Trois mois après, le 7 janvier 1802, nouvel arrêté ramenant ce nombre à 150 : « Il leur sera donné, y lisait-on, le même uniforme que portent les Mameloucks, et, pour marque de récompense de leur fidélité, ils porteront le cahouck et le turban verts. »

La ville de Melun, nous l’avons dit, leur avait été assignée pour garnison. Les magasins de la République reçurent l’ordre de leur fournir un armement complet, c’est-à-dire une carabine, un tromblon, deux paires de pistolets, un sabre « à la Mamelouck », un poignard, une masse d’armes, une poire à poudre.

C’est a cette époque — exactement le 23 mars 1802, que, tout en conservant ses fonctions près de Bonaparte, Roustam fut admis dans le corps des Mameloucks de la Garde[6].

Le 15 avril 1802, fut fixée la composition des cadres de l’escadron et sa solde, à laquelle les réfugiés devaient prendre part, sous condition que leurs enfants entreraient au service des l’âge de seize ans.

Tous les officiers[7], à l’exception du chef de brigade commandant, et des officiers de l’état-major, étaient choisis parmi les indigènes.

Quelques mois plus tard, de nouvelles décisions[8] réduisirent l’escadron a une compagnie de 125 hommes, officiers compris, la placèrent sous la haute direction du colonel des Chasseurs de la Garde et l’attachèrent à ce régiment qu’elle allait suivre, désormais, dans toutes ses campagnes.

Le commandant de la compagnie des Mameloucks était alors Delaître, remplaçant Dupas qui, lui-même, avait succédé à Rapp.

Les Mameloucks réformés pour cause de vieillesse, de maladies, etc., furent assimilés aux réfugiés et envoyés avec eux à Marseille. Mesure qui augmenta le nombre de ceux-ci dans des proportions considérables : en 1811, le chiffre des réfugiés s’élevait à 458 personnes.

D’autre part, les décès creusaient de nombreux vides dans les rangs : pour les combler, on y admit des Européens. Toutefois, c’est seulement vers 1809 que des noms européens — français ou autres — commencent à figurer sur la liste des Mameloucks.

En 1813, nouvelle transformation de la compagnie en escadron, et nouvelle augmentation de l’effectif, qui est porté à 250 hommes. De plus, fidèle à sa coutume d’honorer les anciens services, Napoléon arrête que les vétérans seront désignés premiers Mameloucks et continueront à jouir de leur solde, tandis que les nouveaux, ou seconds Mameloucks, ne toucheront que la solde de la cavalerie de ligne, avec le supplément accordé aux troupes de Paris.

Les événements de 1814 entraînèrent la suppression de ce corps d’élite. Un certain nombre de Mameloucks, parmi lesquels on a le regret de ne point compter Roustam, suivirent l’Empereur à l’île d’Elbe. C’étaient, pour ne citer que les orientaux : Séraphin Bagdoune, lieutenant de Jeune Garde depuis 1813 ; Pietro Rudjéri, maréchal des logis qui, dès le retour en France fut promu lieutenant de Chasseurs ; Masserie Mikael et Nicole Papaouglou[9]. Ils formèrent, avec les autres cavaliers qui avaient accompagné leur souverain, l’Escadron Napoléon.

Celui-ci, dans sa réorganisation de la Garde, en 1815, ne rétablit point les Mameloucks ; il décida, au contraire, qu’aucun étranger n’y serait admis[10]. Leurs officiers n’en furent pas moins versés dans les régiments de cavalerie de la Garde. Quant à la seconde Restauration, elle continua à les employer dans leurs grades et accorda même de l’avancement et des croix de Saint-Louis à ceux qui ne s’étaient pas prononcés trop ouvertement en faveur de l’« Usurpateur. »


Depuis l’An VIII, époque de leur création, jusqu’à la fin de l’Empire, les officiers placés à la tête des Mameloucks, n’ont cessé de se signaler par leur valeur ; le capitaine Chahin comptait douze campagnes et trente-sept blessures. Il avait pris une pièce de canon, sauvé la vie du général Rapp et celle d’un chef d’escadrons à Austerlitz. Le colonel Jacob Habaïby, qui se connaissait en courage, ayant eu lui-même le corps traversé d’une balle en Égypte, lui donna sa fille en mariage.

Abdallah Dasbonne avait fait vingt campagnes et reçu cinq blessures. Sans lui, le général Kirmann eût trouvé la mort, à Altenbourg.

Jean Renno avait, à son actif, 17 campagnes et plusieurs actions d’éclat, ayant fait cent prisonniers, après une charge, en Espagne, pris un canon à Courtray, en 1814, et capturé ou mis hors de combat, avec quelques hommes, un peloton de cavaliers prussiens.

Les états de services de Soliman Salamé, d’Elias Massad, de Daoud Habaïby, frère de Jacob, en un mot de la plupart des officiers mameloucks ne le cèdent guère à ceux dont nous venons de parler. Les sous-officiers, les soldats se montrent dignes de leur chefs : le maréchal des logis Arménie Ouannis, le mamelouck Michel Hongrois[11], sont couverts de blessures, et décorés de la Légion d’honneur, ainsi que le maréchal des logis Arménie Tunis, les mameloucks Chamé Ayoub, Masserie Achmet, Mouskou Soliman, Joarie Drisse.

Avec Roustam, Napoléon avait ramené d’Égypte et attaché à sa Maison un mamelouck nommé Ali dont il fut bientôt contraint de se défaire à cause de son mauvais caractère. Il le remplaça par Étienne Saint-Denis qui, bien que né à Versailles, fut, à son tour, appelé Ali. Plus fidèle que son collègue géorgien, il suivit son maître non seulement a l’Île d’Elbe, mais encore à Sainte-Hélène, où l’illustre prisonnier l’inscrivit au nombre de ses légataires.

L’Empereur ne fut pas le seul à prendre des Mameloucks à son service : le prince Eugène, le maréchal Bessières qui, tous deux, avaient fait la campagne d’Égypte, s’étaient attaché, le premier Mirza, le second, Pétrous[12].

Beaucoup de ces Orientaux ignoraient — ou feignaient d’ignorer — leurs vrais noms. Dans ce cas, on les désignait, sur les contrôles militaires, par celui de leur pays d’origine, en y ajoutant un prénom. Quelques nègres du Darfour ou d’Abyssinie, se trouvaient parmi eux. Les déserteurs n’étaient point nombreux. Ceux qu’on portait comme tels sur les états régimentaires rejoignaient souvent leur corps au bout d’une année ou deux. Égarés ou prisonniers à l’étranger, ils rentraient dès qu’ils étaient libres de le faire. Une mention fréquente, sur le registre matricule, est celle-ci : « En arrière, sans nouvelles. » Elle se multiplie en 1812. Pouvait-il en être autrement, et ces hommes, nés sous des climats chauds, n’ont-ils pas eu, s’il est possible, plus à souffrir que leurs camarades du Nord, des rigueurs de la retraite de Moscou ?


« L’uniforme des Mameloucks, dit M. Fiévée[13], était un riche costume turc qui variait, pour les différentes tenues, selon le goût et le caprice de leur commandant. Ils portaient ordinairement le turban bleu à calotte rouge, surmonté d’un croissant en cuivre jaune ; la veste, couleur bleu de ciel, taillée à la mode orientale avec olives, galons et passementeries noirs ; le gilet était rouge sans passementerie, et la ceinture à nœuds en laine verte et rouge ; le pantalon rouge, extrêmement large, dit à la mamelouck, et les bottines jaunes.

« Ils étaient armés d’un sabre à la turque, d’une espingole qu’ils portaient comme la carabine, de deux pistolets et d’un poignard à manche d’ivoire passés dans la ceinture. Ils avaient, en outre, une petite giberne ornée d’un aigle en cuivre jaune suspendue à un baudrier de cuir noir verni.

« Toutes les garnitures d’armes et celles du harnachement du cheval, ainsi que les éperons, étaient en cuivre jaune ; la selle à haut pommeau et à dossier ; les étriers a la turque.

« L’été, les Mameloucks portaient le pantalon blanc en toile et le turban de mousseline blanche.

« L’étendard, de forme turque, se terminait par une queue de cheval noire, surmontée d’une boule de cuivre doré. »

C’est dans les rangs de cette brillante troupe que comptait Roustam. Né vers 1780, à Tiflis, capitale de la Géorgie, Roustam Raza était âgé de sept ans, quand, faisant route avec sa mère et ses sœurs, pour retrouver son père établi négociant en Arménie, il fut pris par les Tartares, et sept fois vendu comme esclave. Son dernier maître le conduit à Constantinople, puis au Caire, où il entre, comme Mamelouck, au service de Sala Bey. Emmené par celui-ci, avec cinq cents de ses camarades, en pèlerinage à La Mecque, il trouve, à son retour en Égypte, le Caire occupé par les Français.

Sala Bey dirige alors ses hommes sur Saint-Jean d’Acre, dans le dessein de renforcer les troupes de Djezzar-pacha, défenseur de la ville. Mais, irrité d’apprendre que Sala n’a point livré un dernier combat aux Français, Djezzar l’empoisonne. À cette nouvelle, Roustam se hâte de regagner le Caire, où il entre au service d’un sheik dévoué au général Bonaparte, El Bekri, puis à celui du général lui-même, qui l’emmène en France, et ne se sépare plus de lui, désormais. Roustam couche, en effet, la nuit, dans une chambre voisine de la sienne, et le suit dans toutes ses campagnes.

Aussitôt débarqué à Fréjus, Bonaparte prend le chemin de Paris. Il laisse Roustam voyager à petites journées avec ses bagages et ses gens. À quelques lieues d’Aix, le convoi est attaqué par des brigands que, dans une lettre dont la naïveté paraît avoir fait la joie de Napoléon et de Joséphine, notre Mamelouck désigne à son maître sous le nom d’« Arabes français ».

Toute la famille impériale lui donne bientôt des témoignages d’amitié non équivoques : le Premier Consul et son épouse lui prodiguent leurs soins après un grave accident de cheval dont il a été victime ; « Mademoiselle Hortense », la future reine de Hollande, fait son portrait pendant sa convalescence, et lui chante de jolies romances pour l’empêcher de s’endormir pendant les poses.

Par une juste réciprocité, Roustam ne marchande pas son dévouement à ses protecteurs ; intime il se montre si désintéressé qu’il faut trois années à Bonaparte pour s’apercevoir — non sans colère contre le chef de ses finances — que son Mamelouck n’a pas encore touché d’appointements ! Il les fixe, aussitôt, à 1 200 livres, et le nomme, à quelque temps de là, son porte-arquebuse (il était déjà chargé de l’entretien de ses armes), avec 2 400 livres de pension. Enfin, il le fait inscrire pour une rente perpétuelle de 500 livres.

Ces mesures de justice inspirent à Roustam le désir d’en obtenir d’autres : indigné, non sans raison, de voir l’officier payeur du corps des Mameloucks, dont il continue à faire partie, lui retenir, depuis trois ans, la solde à laquelle il a droit, il l’oblige à rendre ses comptes, puis il demande et obtient son congé (1806).

Après la campagne d’Austerlitz, il épouse la fille de Douville, premier valet de chambre de Joséphine. Et non seulement l’Empereur autorise cette union, mais il signe au contrat et paye les frais de la noce.

Roustam accompagne l’Empereur en Prusse et en Pologne. À Iéna, une méprise des avant-postes français, dont ils essuient ensemble le feu, manque leur être fatale. Même aventure dans l’Île Lobau, où la partie blanche du turban de Roustam attire sur l’Empereur, et sur lui-même, le feu de l’ennemi. À Eylau, il ne doit la vie qu’à un aide de camp de Murat qui l’empêche de s’endormir dans la neige. Il assiste à la bataille de Friedland et passe à Tilsitt, avec la Garde, la revue du tsar Alexandre. Il a le visage gelé, pendant la retraite de Russie, et rentre en France dans la voiture de l’Empereur.

Les Souvenirs de Roustam sont fertiles en anecdotes sur les grands soldats de l’Empire, tels que Lannes, Masséna, Berthier, Murat, le duc de Vicence, le maréchal Duroc, etc.

La vie intime de l’Empereur aux Tuileries et à la Malmaison est par lui peinte au vif, et la naïveté même de son pinceau donne de la vie et de la couleur a ses esquisses : il montre Napoléon soucieux de l’intérêt de ses serviteurs, au milieu des plus graves préoccupations ; leur faisant rendre justice quand ils sont victimes de l’iniquité, les faisant soigner et les visitant lui-même, quand ils sont malades. L’Empereur pense à tout : il veut que Roustam envoie à sa mère son portrait en miniature par Isabey. Il va plus loin : il promet 10.000 livres de récompense et le remboursement de ses frais de voyage à un voyageur arménien qui offre d’amener cette femme en France — projet qui, d’ailleurs, ne se réalisa point.

C’est dans cette bonté d’âme, autant que dans le prestige de son génie, qu’il faut chercher l’explication des dévouements dont le grand homme fut l’objet, jusqu’à sa mort, de la part de ses plus humbles serviteurs.

Signalons, parmi les passages relatifs aux mœurs et au caractère de Napoléon, des anecdotes sur la naissance du Roi de Home, et sur l’amour de son père pour les enfants. Il aime à plaisanter avec le fils de Roustam, dont il avait salué la naissance, après la bataille d’Eylau, en disant à celui-ci : « C’est bien, j’ai un Mamelouck de plus, il te remplacera ! »

Curieuses sont les conversations de l’Empereur avec le docteur Corvisart, qu’il ne cesse de traiter plaisamment de « charlatan ». Elles confirment ce qu’on savait de son scepticisme en fait de médecine, scepticisme qu’en dépit de sa profession, Corvisart n’était, paraît-il, guère éloigné de partager.

Un jour, à la Malmaison, Roustam entend son maître lui demander une carabine pour tirer, des fenêtres du château, sur les cygnes de la pièce d’eau : indignation de Joséphine qui veut faire respecter ses beaux oiseaux et proteste avec véhémence ; embarras de Roustam qui ne sait auquel entendre, et vive hilarité de l’Empereur, enchanté de sa confusion. L’illustre conquérant a toujours conservé, dans son caractère, un fonds d’espièglerie.

Jusqu’aux adieux de Fontainebleau, la conduite de notre Mamelouck envers son souverain ne laisse rien à désirer. L’amitié dont celui-ci ne cesse de l’honorer suffit à en fournir la preuve. Mais, à cette époque, Roustam ne justifie que trop le Donec eris felix… du poète. Quand vient le départ pour l’île d’Elbe, il ne suit point son bienfaiteur ! Et les explications qu’il donne de son abstention ne servent qu’à le confondre : le bruit répandu dans Fontainebleau d’une tentative de suicide de l’Empereur, d’une part ; l’impossibilité de trouver des chevaux pour essayer de le rejoindre à Fréjus, de l’autre, sont des prétextes qui ne sauraient tromper personne.

La vérité est qu’à l’instar de plus d’un ancien serviteur de Napoléon, Roustam a soif de repos, soif de la vie de famille : c’est là, et là seulement qu’il faut chercher les raisons de sa défaillance.

La Restauration allait-elle, du moins, lui procurer le calme et la tranquillité rêvés ? Non, et Roustam s’en aperçut bientôt : en proie à la surveillance de la police que sa qualité d’attaché à la Maison du souverain déchu rendait méfiante, il jugea prudent de quitter Paris, et de se réfugier à Dreux, d’où il ne revint que quatre mois après.

Tout à coup, l’Empereur reparaît en France : ses compagnons de gloire se lèvent à sa voix, ses légions se reforment, et c’est en triomphe qu’il rentre à Paris. Roustam, dans l’espoir que l’Empereur ne lui tiendra pas rigueur de sa faiblesse, lui fait présenter par Marchand une demande d’emploi. Elle est mal reçue : « C’est un lâche ! est-il répondu au fidèle valet de chambre. Jette cela au feu et ne m’en reparle jamais ![14] »

Et Roustam comprend qu’il n’a plus qu’a se faire oublier !

Un jour, cependant, après la seconde Restauration, la police du Roi, qui ne le perd point de vue, constate, avec émotion, que, par deux fois, il vient de traverser la Manche ! L’alerte est de courte durée. On ne tarde point, en effet, à apprendre que le but des voyages de Roustam, est de se produire, en costume de Mamelouck, dans les spectacles de Londres[15] ! Triste métier, assurément, mais il fallait vivre, et les pensions de l’Empereur ne lui en fournissaient plus les moyens ! Convenons, toutefois, qu’il eût pu et dû en trouver d’autres.

En 1825, il habite, à Dourdan, ville natale de sa femme, une maison spacieuse où il a pour voisin le père de Francisque Sarcey, qui dirige un pensionnat[16]. Son existence s’y écoule entre sa femme, qui a obtenu une recette des Postes, son beau-père et sa belle-mère. Son fils Achille s’est fixé à Paris, où il a trouvé une place au Journal officiel. Sa fille a épousé un huissier de la capitale, M. B… Et c’est à Dourdan que l’ancien Mamelouck meurt le 7 décembre 1845, à l’âge de soixante-quatre ans[17].

Le manuscrit de ses Souvenirs nous a été communiqué par un peintre distingué, ami des études historiques, M. Pierre Beaufeu, pour être imprimé dans notre Revue rétrospective, où il a vu le jour pour la première fois en 1888. M. Beaufeu le tenait des héritiers de M. B…, gendre de Roustam, qui lui en avaient fait hommage, ainsi que du portrait de ce dernier. Nous ne saurions assez le remercier de l’affectueux empressement avec lequel il a mis l’un et l’autre à notre disposition.

Le portrait, attribué à Gros, est un tableau à l’huile, et fait, aujourd’hui, partie des collections du musée de l’Armée, auquel il a été donné par M. Beaufeu. Nous l’avons reproduit en tête de ces pages. Il représente Roustam dans son costume d’apparat, et fixe, sans contestation possible, puisqu’il émane de sa famille, ses traits, qui se retrouvent, d’ailleurs, dans plusieurs tableaux célèbres, par exemple dans le Napoléon à Ratisbonne de Gautherot et dans le Napoléon Ier à Vienne, de Girodet, dont nous donnons plus loin des fac-similés. Ces deux toiles sont à Versailles.

Quant au texte des Souvenirs, nous le réimprimons sans en supprimer, sans y ajouter un mot. Nous nous contentons de rétablir l’orthographe. Cependant celle de Roustam est trop curieuse pour que nous en privions le lecteur : il en trouvera un spécimen en tête de nos appendices, dans lesquels ont aussi pris place, outre son acte de décès conservé à la mairie de Dourdan, des pièces intéressantes tant pour l’histoire particulière des Mameloucks, que pour l’histoire générale de ces temps héroïques[18].

Paul Cottin
  1. Le mot mamluck, en arabe, signifie esclave.
  2. V. Napoléon et la Garde impériale, par E. Fiévée.
  3. Voici le certificat que lui délivra, le 12 septembre 1803, le baron Larrey, chirurgien en chef de l’armée d’Égypte :
    « C’est pendant la campagne de Syrie que Jacob nous a donné, surtout, des preuves de zèle, de dévouement et d’humanité. À Chefa-Omar, il a prodigué aux blessés de l’hôpital que nous y avions, des soins attentifs et une partie de ses revenus. Il les a garantis plusieurs fois de l’attaque des Arabes du désert. C’est à lui que le chirurgien-major de cet hôpital, Wadellenk, dut son salut : il l’arracha des mains des Arabes qui l’avaient attaqué dans son passage pour se rendre au quartier général, pansa ses blessures et lui donna l’hospitalité jusqu’au moment où son état lui permit de se faire transporter au camp devant Acre.

    « Je l’ai vu plusieurs fois, ce brave Sheik, partager nos périls et nos fatigues, avec un courage et une constance peu communs. Enfin, pendant deux années que j’ai été à portée de le voir, je lui ai toujours connu les sentiments bien prononcés d’un véritable ami des Français, et de l’honnête citoyen. »

  4. Voir Toulon et les Anglais en 1793, d’après des documents inédits, par Paul Cottin.
  5. En 1815, les Mameloucks réfugiés à Marseille devinrent les victimes de la Terreur blanche : leurs femmes, leurs enfants, poursuivis par la populace, furent tués à coups de fusils dans les rues et sur le port, où ils s’étaient enfuis.
  6. Il obtint son congé le 25 août 1806. Voir ce qu’il dit à ce sujet, page 129.
  7. Voir leurs noms aux appendices, pages 255 et 262.
  8. Arrêté du 25 décembre 1803 et décret du 29 juillet 1804.
  9. Voir ces noms dans notre liste des Mameloucks à l’appendice.

    Il faut y ajouter ceux de Henry Dayet, maréchal des logis chef, Étienne Erard et Jean Rocher, mais ils n’étaient point orientaux.

  10. Décret du 21 mars 1815.
  11. Bien qu’originaire de Hongrie, ce mamelouck n’en avait pas moins fait partie de la compagnie de Janissaires formée en l’an VIII.
  12. Voir ces noms à la liste alphabétique des Mameloucks, pages 290 et 291.
  13. Napoléon Ier et la Garde impériale, texte par Eugène Fiévée, des Archives de la Guerre, dessins par Raffet. Paris, 1859.
  14. Voir Frédéric Masson, Napoléon chez lui.
  15. V. Vieux papiers, vieilles maisons, par Georges Lenôtre (4e série, 1910).
  16. Voir les Souvenirs de jeunesse de Francisque Sarcey. Cette maison existe encore, au coin de la rue de la Poterie et de la route d’Étampes, et sert d’école communale. Seule, l’entrée a été modifiée : la porte qui donne sur la route d’Étampes et l’avenue de tilleuls a été remplacée par une grille.

    Nous devons ce renseignement à M. le docteur Gillard, l’érudit médecin de Suresnes. Il le tient de M. Denizet, son parent, qui habite Dourdan, et qui a eu l’obligeance de faire lui-même, dans le pays, une enquête à ce sujet.

  17. On trouvera, dans ce livre, les fac-similés de sa tombe et de sa maison. Nous devons ces photographies à M. Marcel Houy, secrétaire de la mairie de Dourdan, auquel nous en adressons nos remerciements.
  18. Nous en devons la communication à MM. Léon Hennet et J.-B. Marleix, les savants conservateurs des Archives Administratives du Ministère de la Guerre, auxquels nous sommes heureux d’en exprimer ici notre bien vive gratitude.