Souvenirs (Tolstoï)/30

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Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 124-126).
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XXX

SUITE


« Il y avait neuf ans que je n’avais vu maman et je ne savais pas si elle était encore vivante ou si ses os reposaient dans la terre humide. Je retournai dans mon pays. En arrivant à la ville, je demandai où demeurait Gustave Mayer, le fermier du comte Zommerblatt. On me répondit : Le comte Zommerblatt est mort et Gustave Mayer demeure à présent dans la grande rue, où il tient un débit de liqueurs. — Je mis mon gilet neuf, mon beau paletot (c’est le patron qui me l’avait donné), je me peignai bien et j’entrai dans la boutique de mon papa. Ma sœur Marie était assise dans la boutique. Elle me demanda ce que je voulais. Je dis : Pourrait-on boire un petit verre de liqueur ? — Elle dit : Papa ! il y a un jeune homme qui demande un petit verre de liqueur. — Et papa dit : Donne-lui un petit verre de liqueur. — Je m’assis devant une petite table, je bus mon petit verre de liqueur et je fumai ma pipe en regardant papa, Marie, et Johann, qui venait aussi d’entrer. En causant, papa me dit : Vous savez sûrement, jeune homme, où est à présent notre armée ? — Je dis : J’en viens ; elle est près de Vienne. — Notre fils, dit papa, était soldat. Voilà neuf ans qu’il est parti et il ne nous a pas écrit ; nous ne savons pas s’il est mort ou vivant. Ma femme ne cesse pas de pleurer… — Je fumai ma pipe et je dis : Comment s’appelait votre fils et dans quel régiment était-il ? Peut-être que je le connais… — Il s’appelait Karl Mayer et il était dans les chasseurs autrichiens, dit mon papa. — Il était grand et beau garçon comme vous, dit ma sœur Marie. — Je dis : Je connais votre Karl. — Amalia ! cria mon père ; viens ici ; voilà un jeune homme qui connaît notre Karl ! Et ma chère maman entra par la porte du fond. Je la reconnus tout de suite. — Vous connaissez notre Karl ? dit-elle en me regardant, et elle devint toute pâle et se mit… à… trem… bler… — Oui, je l’ai vu, dis-je sans oser lever mes yeux sur elle. Mon cœur me sautait dans la poitrine. — Mon Karl est vivant ! dit maman. Dieu soit loué ! Où est-il, mon bon Karl ? Je mourrais tranquille si je pouvais le revoir une seule fois, mon fils bien-aimé ; mais Dieu ne le veut pas. — Elle se mit à pleurer… Je ne pus le supporter… Maman ! criai-je, je suis votre Karl ! — Et elle tomba dans mes bras. »

Karl Ivanovitch ferma les yeux et ses lèvres tremblèrent.

« Maman ! je suis votre Karl ! — Et elle tomba dans mes bras, répéta-t-il en se calmant un peu et en essuyant de grosses larmes qui roulaient le long de ses joues.

« Mais Dieu, reprit-il, ne permit pas que je terminasse mes jours dans ma patrie. Le malheur me poursuivait partout. Je ne vécus dans ma patrie que trois mois. Un dimanche, j’étais au café, je buvais un cruchon de bière en fumant ma pipe et je parlais politique avec mes connaissances ; on parlait de l’empereur François, de Napoléon, de la guerre, et chacun donnait son avis. Près de nous était assis un monsieur en paletot gris, que nous ne connaissions pas. Il prenait du café, fumait sa pipe et ne disait rien. Quand le veilleur cria : Dix heures ! je pris mon chapeau, je payai et je retournai à la maison. Au milieu de la nuit, on frappe à ma porte. Je m’éveille et je dis : Qui est là ? — Ouvrez ! — Je dis : Dites qui est là et j’ouvrirai. — Ouvrez au nom de la loi ! dit une voix derrière la porte. — J’ouvre. Il y avait derrière la porte deux soldats avec leurs fusils, et je vois entrer l’inconnu en paletot gris qui était près de nous au café. C’était un espion ! Suivez-moi ! dit l’espion. — Bien, dis-je… — Je mis mes bottes et mon pantalon et j’allais et venais dans la chambre en mettant mes bretelles. Ça me bouillait dans le cœur. Je me disais : Coquin, va ! — Quand je me trouvai près du mur où était accroché mon sabre, je l’empoignai et je dis : Tu es un espion ; défends-toi ! — Je lui allonge un coup à droite, un coup à gauche et un coup sur la tête. L’espion tombe ! Je saisis mon porte-manteau et ma bourse, je saute par la fenêtre et je m’en vais à Ems.

« Là, je fis la connaissance du général Sazine. Il se prit d’affection pour moi, me procura un passeport et m’emmena en Russie pour faire l’éducation de ses enfants. À sa mort, votre maman me prit. Elle me dit : Karl Ivanovitch, je vous confie mes enfants, aimez-les et je ne vous abandonnerai jamais ; j’assurerai le repos de votre vieillesse. — Elle n’y est plus, et tout est oublié. Après vingt ans de services, il faut qu’avec mes cheveux blancs j’aille mendier dans la rue un morceau de pain dur… Dieu voit tout et sait tout : que sa sainte volonté soit faite en toutes choses ; seulement, je suis fâché pour vous, enfants ! »

En achevant ces mots, Karl Ivanovitch me prit par la main, m’attira à lui et me baisa au front.