Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/01

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 9-18).


I
TOULON
Les Baléares. — Gibraltar.

Toulon est une ville de guerre, forte et patriotique ; les beaux souvenirs de 89 l’ont rendue orgueilleuse, et on lit quelque chose de martial et d’indépendant sur cette population incandescente qui se rue avant le jour sur les quais et les marchés publics. L’idiome du peuple est nerveux, abrupte comme les montagnes qui emprisonnent la cité ; ses manières sont brutales comme le mistral qui ravage ses vignobles, et ses refrains favoris semblent un écho de ces rapides tourmentes qui, nées sur les côtes africaines, bouleversent son port et sa rade.

Quand vous arrivez à Toulon, vous devez vous défaire de vos manières musquées de cité intérieure, si vous voulez être compris ; mais aussi, pour comprendre, il faut vous aider d’un dictionnaire local savamment annoté, sans lequel vous vous croiriez à mille lieues de tout pays classique.

La jeune fille qui sort, vient d’appareiller pour prendre le large ; le papa cloué dans un fauteuil, dérape à l’instant pour courir des bordées sur le port ; l’ami qui appelle un ami, lui dit d’accoster ; celui qui vous heurte dans la rue, vous prie de le pardonner, s’il vous aborde ; on ne fait halte qu’afin de se mettre en panne, et l’on ne marche plus ou moins vite que pour filer plus ou moins de nœuds ; tout étourdi fuyant un créancier ou tout bambin esquivant son école, louvoie afin de se cacher ; hisse ses bonnettes et largue ses cacatois pour doubler l’ennemi ; et si vous avez le malheur de demander à un homme du port une barque longeant le goulet et saluant, ainsi que le faisaient courtoisement les Anglais quand leurs flottes insolentes venaient jeter un regard avide jusqu’au fond de la rade, le tombeau de l’amiral Latouche, dont l Angleterre, plus encore que nous peut-être, se rappelle les beaux faits d’armes. Il y a dans chaque pays du respect pour toutes les gloires.

Enfin, nous sommes en mer, dans ce criquet de plat-à-barbe des navigateurs, pour me servir des méprisantes expressions des Ponentais façonnés aux voyages de long cours. — Quelle mare fangeuse ! disent-ils encore, quand ils veulent blesser l’orgueil des Levantins. — On ne peut ici virer de bord sans avoir le beaupré sur la terre… Les Ponentais ont tort : si les lames de la Méditerranée se dessinent courtes et grêles en comparaison des houles creuses et larges de l’Atlantique et des autres océans, elles n’en sont que plus turbulentes et plus rageuses : ce sont de ces colères vives qui remuent jusqu’au fond des entrailles ; c’est le bond rapide du chacal sur une proie facile. Les Alpes et les Pyrénées, se joignant par des lignes sous-marines, en partant de Nice jusqu’au cap Creüs, sont sans doute la première cause de cette humeur querelleuse qui a brisé tant de navires et englouti tant de richesses.

Une bien rude épreuve vint mettre à nu le courage rival de nos matelots ; car la première nuit de notre départ fut marquée par une de ces tempêtes méditerranéennes où le tonnerre en éclats ne se tait sur aucun point de l’horizon, où le vent fait en quelques minutes le tour de la boussole, et où toute l’habileté du pilote est nécessaire au salut du navire. Chacun fut fidèle à son poste, et moi plus que tous. Le tangage et le roulis m’avaient si cruellement tiraillé, que je m’étais laissé tomber dans le faux-pont, à côté de quelques malles et coffres non encore arimés, jeté tantôt à babord, tantôt à tribord, maintenant au pied d’une caronnade et en un clin d’œil enlevé de l’avant à l’arrière. Inquiet de mon sort, mon domestique me cherchait partout et ne me trouvait nulle part ; car le lieu qu’on lui indiquait, où je venais d’être foulé sous les pieds, était celui que j’avais déserté par un soubresaut inattendu. Il me trouva enfin à l’entrée de la fosse-aux-lions. « Eh quoi ! c’est vous ? me dit-il d’un air piteux, car il souffrait aussi, le pauvre homme ; que faites-vous donc là, Monsieur ? vous allez être broyé sous les câbles. » Je répondis par un gémissement profond. « Debout ! debout ! continua-t-il ; la foudre vient de tomber à bord ; le navire est en feu. — Tant mieux, répliquai-je, je souff… » Un choc violent nous sépara. Et, le matin, lorsque le vent et la mer se furent calmés, il me retrouva meurtri et déchiré, entre deux barils d’eau-de-vie, ou j’étais arrivé après mille évolutions et cascades, auxquelles j’ai survécu comme par miracle. Oh ! le mal de mer est, sans contredit, la plus horrible des tortures ! Personne ne vous plaint, ne vous console ; nul ne cherche à vous soulager, et, quand le râle des convulsions vous brise et vous tue, vous entendez autour de vous les ironiques éclats de rire des joyeux matelots, qui vous lancent en passant leurs quolibets les plus railleurs sur la manière ridicule dont vous comptez vos chemises. Dans ces longs moments de poignantes angoisses, toute joie est impossible, tout sentiment de douleur, autre que celui du mal de mer, ne peut vous atteindre ; vous êtes mort à tout, et vous remercieriez du fond de l’âme le voisin généreux qui, vous traînant par les pieds, vous jetterait aux flots… J’en sais quelque chose, moi, que près de quatre années consécutives de voyages ont trouvé comptant mes chemises, dès que nous allions vent arrière ou que nous naviguions à la bouline.

Mais le temps est beau ce matin, la mer calme, légèrement frisée par une brise d’est qui nous pousse en avant. Le cap Creüs, qui sépare le Roussillon de la Catalogne, a été doublé. Nous voici devant Barcelone, dominée par le Mont-Jouy, citadelle protectrice de la ville, mais qui l’écrasera, soyez-en sûr, dans un de ses jours de chaude et sérieuse rébellion. À l’aide de nos longues-vues, nous aurions pu distinguer les sémillantes Catalanes se promenant sur la Rambla, aux bras innocents de leurs jeunes et pieux confesseurs. Mais nous courûmes au large, et les côtes d’Espagne s’affaissèrent et disparurent en nous jetant les derniers rayons des forges de Palafox, qui brillaient comme un volcan dans une nuit sombre.

Ce furent alors les Baléares qui s’élevèrent devant nous, avec leurs sommets âpres et noirs. Majorque, Minorque, Yviça, Formentera, et Cabrera, sont des débris osseux que quelque révolution sous-marine a découpés du continent. Ces îles, jadis célèbres par les habiles frondeurs qui retardèrent si vaillamment les conquêtes des Maures, ne nourrissent plus maintenant que des enfants dégénérés.

C’est l’Espagne, mais l’Espagne au quinzième siècle, c’est-à-dire encore l’Espagne de nos jours, triste, décrépite, corrompue, avilie. Ainsi meurent les peuples, ainsi s’effacent les grandes pages des nations qui ne comprennent pas que les arts, les sciences et la civilisation ne peuvent marcher qu’avec la liberté.

Minorque a un port sûr et commode : le maréchal de Richelieu s’en est emparé après un beau fait d’armes ; et, de toutes les conquêtes de l’illustre roué, celle-ci, à coup sûr, n’est pas la moins noble ni la moins glorieuse.

À côté de Minorque est un rocher pelé, où, pendant les guerres de l’Empire, les Anglais jetèrent sans secours, presque sans vivres, 12,000 Français, faits prisonniers de guerre par suite de la capitulation du général Dupont. Les hideux pontons de Portsmouth et Falmouth ont fait le tour du monde, sans respecter même Sainte-Hélène, l’île des grands souvenirs.

Là aussi, à Cabrera, un Observatoire fut établi, pour mesurer un des degrés du méridien à l’époque de la première invasion française en Espagne. La science, qui avait établi ses stations à Valence, à Denia et autres lieux, se vit traquée comme si elle eût voulu servir de signaux aux troupes ennemies. Un homme à qui l’Institut de France venait de confier de si savantes opérations fut arrêté comme espion, traîné de cachot en cachot, jugé, condamné à mort. Échappé des prisons de Palamos, il se sauva en Afrique, où il erra longtemps en fugitif, gardant toujours auprès de lui les précieux résultats des travaux qui lui avaient été confiés. Il repartit enfin pour sa patrie, après avoir, par un bonheur inouï, passé inaperçu au milieu de la vigilante escadre anglaise qui bloquait tous nos ports et foudroyait nos côtes.

Cet homme, encore enfant, avait nom François Arago.

À peine les Baléares eurent-elles glissé derrière nous, qu’un triste et douloureux spectacle nous appela tous sur le pont. La mort venait de frapper un de nos jeunes et courageux élèves de marine, M. Prat-Bernon, parti le cœur plein d’espérance et de joie. Hélas ! c’était lui, studieux et brave, qui commençait cette série d’amères douleurs dont nous devions être frappés pendant notre longue campagne. Déjà ! se disait-on de toutes parts ; et les cœurs se serrèrent, et les yeux se mouillèrent de larmes : nous n’étions pas encore façonnés aux catastrophes.

Un cadavre est là, dans la batterie, sur un cadre balloté par le roulis et le tangage. Deux hommes vont le visiter, ils le toisent, et découpent, à l’aide d’énormes ciseaux, un grand lambeau de vieille toile à voile qu’ils étendent sur les bordages. L’un saisit rudement la tête, l’autre les pieds, et le fardeau tombe avec un bruit sourd sur sa bière : un troisième s’approche, traînant deux boulets placés dans un petit sac qu’il lie fortement aux pieds de celui qui n’est plus ; et voilà mes ouvriers fumant leur cigare, chiquant leur tabac, cousant la voile roulée autour du corps. C’est fait. Hisse maintenant ! et en deux tours de main, et au bruit aigu du sifflet, le cadavre est sur le pont, déposé un instant à côté de la drome.

Silence… L’équipage muet se presse sur l’avant du navire ; une planche, celle sur laquelle le Coq découpe les rations des matelots, est placée sur le bastingage, presque tout en dehors, et dominant le flot qui passe. Les fronts se découvrent ; l’abbé de Quélen, notre aumônier, jette un peu de terre sur le corps de notre malheureux ami, et au mot : Envoyez ! gravement prononcé par M. Lamarche, lieutenant en pied de la corvette, la planche fait la bascule, le cadavre glisse, une trouée se fait à l’eau, un remou l’efface, le navire file. Tout est dit !

Dans le sein de nos cités, un homme meurt ; ses amis sont là ; des larmes disent qu’il est regretté ; ses restes seront déposés dans un lieu où tout ce qui s’intéresse à lui ira jeter des fleurs… Ici un homme meurt ; les flots s’ouvrent, ils se ferment ; il ne reste de lui que le souvenir de ses vices ou de ses vertus.

Le ciel était toujours bleu, et la brise vive et régulière ; mais une forte houle, venant de l’avant, nous annonça qu’il y avait déjà lutte violente entre la Méditerranée refoulée et l’Atlantique, qui verse chez sa faible rivale ses régulières marées. Le courant nous drossa, en dépit de toute la toile que nous jetions à l’air, et les écrasantes bordées ne nous faisaient pas gagner une lieue en un jour. En mer surtout, ce n’est pas la distance qui fait l’éloignement ; vous êtes près de moi, et je suis loin de vous. Un canot parti de Gibraltar serait à notre bord en peu d’instants, et voilà dix jours que nous luttons vainement pour franchir les cinq ou six milles qui nous séparent de notre première relâche ; mais le spectacle était beau, et mes crayons ne furent pas oisifs. En face, le détroit, à notre gauche, le Mont-aux-Singes, géant africain, noir comme les enfants qui s’agitent autour de sa base ; à droite, le rocher aride de Gibraltar, dont les flancs ouverts cachent des centaines de bouches à feu prêtes à vomir la mort sur tous les points de l’horizon. Ces deux colonnes de granit et de lave, qu’on dirait séparées par le courroux des flots atlantiques, figurent admirablement les sphinx ou les lions de bronze placés aux deux bords des larges portes de nos parcs royaux, comme pour en défendre l’entrée. Singulier spectacle ! Ici, sur la pointe méridionale d’Espagne, une ville de guerre capable de résister aux attaques de toutes les escadres coalisées du monde, et où l’Angleterre voit flotter son pavillon dominateur ; là, à quelques lieues, Ceuta, sur la côte d’Afrique ; Ceuta, que les Anglais convoitent depuis tant d’années, et qu’ils n’ont pu arracher aux Espagnols vaincus à Gibraltar, au camp de Saint-Roch et à Algésiras. Les hommes de tous les pays n’ont de courage et de patriotisme qu’à certaines heures et à certaines époques.

Cependant, la brise devenant plus forte, les courants furent vaincus ; nous avancions toutes voiles dehors, et, en attendant que le vent se maintint frais et régulier, nous mouillâmes à peu de distance de la ville bâtie au pied et sur les flancs du mont célèbre où Hercule posa ses insolentes colonnes. Protégés contre les tempêtes marines par un môle solide parfaitement entretenu, nous fîmes nos préparatifs pour descendre à terre, après avoir salué le gouverneur de onze coups de canon, qui nous furent courtoisement rendus coup pour coup.

Nous avons un consul à Gibraltar. Il paraît fier de voir flotter le pavillon de son pays sur un navire de guerre, et cela lui rappelle, dit-il, le beau combat de l’amiral Linois, qui, avec des forces inférieures à celles des Anglais, se rendit maître, à peu de distance du point où nous sommes mouillés, de deux vaisseaux de 74, après un combat où il se couvrit de gloire.

Milord Don était gouverneur de la place, et nous nous rendîmes à son hôtel, autour duquel stationnaient des troupes parfaitement équipées. Dans le salon de réception où nous attendions Son Excellence, je remarquai quelques grands tableaux protégés par une légère gaze ; le premier représentait un basset vu de face, le second un basset vu de profil, le troisième un dogue, le quatrième un lévrier, le cinquième un barbet. Dans l’antichambre, j’avais arrêté déjà mon intention sur un beau portrait de femme largement peint, et à demi couvert de toiles d’araignées. J’aurais fait volontiers mon salon de l’antichambre.

Milord Don nous reçut avec une politesse froide, et il regretta beaucoup d’avoir envoyé son cuisinier à la campagne ; car il aurait voulu nous garder à dîner le lendemain. Mais il nous permit, en forme de compensation, une visite dans les batteries de la montagne ; et c’était là, certes, agir avec courtoisie, car peu d’étrangers obtiennent la même faveur.

Oh ! c’est une chose vraiment imposante que l’aspect de ces masses énormes de rochers, au travers desquels la mine s’est ouvert un large passage, et où l’on se promène debout aujourd’hui par mille et mille sinuosités, jusqu’au sommet du mont, sans cesse protégé par une casemate naturelle, à l’abri des boulets et des balles. Là, chaque pièce, propre et luisante, est à son embrasure, sur son affût solide ; là, chaque artilleur reste assis à son poste, sans s’inquiéter des feux croisés dirigés contre le rempart de lave et de granit. Si l’ennemi se rend maître de la ville et cherche à s’y maintenir, les hautes batteries l’en délogent et le mitraillent. Ici, il faut tout avoir ou ne compter sur rien. La reddition même des souterrains inférieurs ne déterminerait pas la prise de la place, car la mine jouerait et vous engloutirait sous mille et mille débris de roc, de bronze et de fer. Ce que vous avez le plus à craindre, ce n’est pas ce que vous voyez ; l’angle sous lequel vous vous croyez à l’abri est dentelé de petites embrasures cachées dans les anfractuosités du roc, où le fusil joue le principal rôle, et la mort vous arrive de droite, de gauche et de face, sans que vous sachiez d’où vient de plomb qui vous fait tomber. Les officiers qui nous accompagnaient dans notre visite étaient fiers de notre admiration, et semblaient nous dire que leur pays ne serait jamais déshérité de ce formidable boulevard de la Méditerranée, et serait maître, quand il le voudrait, de tout le commerce du Levant. Ces messieurs avaient oublié Malte et le court séjour qu’y fit Bonaparte à la glorieuse époque de nos conquêtes républicaines. Nous le leur rappelâmes sans trop de façons.

Le rocher de Gibraltar a 1340 pieds de haut sur une longueur de plus de 6,000.

La cité qu’il protége est petite, étroite, raboteuse ; peu de maisons se font remarquer par un extérieur propre et coquet. Quelques-unes cependant sont d’une assez belle apparence, surtout vers la pointe d’Afrique, où l’air est plus libre et où les riches Anglais ont établi leur domicile.

Il y a douze mille âmes à Gibraltar, si l’on peut donner ce nom à ces Espagnols dégénérés qui, pour quelques réaux, traînent le matin d’énormes ballots, s’attellent à de lourdes charrettes, et se reposent le reste de la journée pour écraser la vermine qui les dévore. Approchez-vous, le soir de ces malheureux, proposez-leur les moyens d’utiliser leurs moments, ils riront de vos offres, fumeront paisiblement leur cigare, se coucheront sur un tas de pierres et s’endormiront en comptant un jour de plus, sans s’embarrasser de celui qui va suivre. Heureux de leur indolence, ils se lèveront le lendemain avant le soleil, mendieront de nouvelles occupations, et dès que leur pitance sera gagnée, les promesses les plus brillantes ne les forceront pas à quitter la pierre ou le banc sur lequel ils étalent leur sotte arrogance et leur avilissante paresse.

Peut-on appeler habitants de Gibraltar ces juifs cosmopolites qui ne se fixent dans un pays qu’autant qu’il y a des dupes à dépouiller ou d’infâmes bénéfices à faire ?

Le nombre en est fort grand ici ; on m’assure qu’ils composent les deux tiers de la population ; qu’eux seuls y sont considérés et traités avec faveur… Pauvre Gibraltar !

En temps de guerre, les forces de la garnison sont toujours proportionnées aux craintes qu’on éprouve. En temps de paix, elles varient selon les caprices du gouverneur ou la situation politique des esprits. Lorsque Cadix secoue au soleil son vieux manteau d’esclave, lorsque Malaga se réveille de son assoupissement, lorsque Algésiras est traversé par d’audacieuses guérillas au tromblon meurtrier sur l’épaule, Gibraltar, à son tour, se pavoise fièrement de son léopard, sa garnison rouge s’abrite sous les casemates, quelques coups de canon annoncent que la lutte est acceptée… tout redevient muet et calme autour de la montagne britannique.

Les habitants de Gibraltar conservent le costume et les mœurs de leur pays. Quelques-uns cependant s’habillent à l’anglaise et m’ont paru adopter les manières et le ton de leurs dominateurs. Les femmes se couvrent, en général, d’une mantille rouge, bordée de velours noir, ornée d’une frange de dentelle ; et sous ce costume peu favorable à l’élégance de leur taille, elles trouvent encore le moyen de s’embellir, en se drapant avec autant de coquetterie que la plus jolie et la moins superstitieuse des Andalouses.

Les juifs n’ont pas de costumes fixes, mais ils adoptent adroitement celui de l’individu qu’ils veulent duper. Ils endossent donc un manteau, s’ils traitent avec un Espagnol : un habit long, pointu et serré, s’ils sont en relation avec un Anglais, et se coiffent d’un turban si c’est un Turc qu’ils ont choisi pour victime.

Le commerce, dit-on, est considérable à Gibraltar. Je n’ai pu me le persuader, quand j’ai vu le petit nombre des bâtiments croupissant dans la rade, moins sure mais plus grande que celle de Toulon. Nul luxe, nulle société, nul empressement à fêter les étrangers ; chacun vit chez soi et pour soi. Les Anglais ont cependant établi une bibliothèque fort belle où se réunissent journellement ceux d’entre eux qui ont le goût des lettres. J’y suis allé plusieurs fois, sans y rencontrer personne. Enfin j’y trouvai le bibliothécaire, qui est Français, et un colonel anglais sérieusement occupé à regarder des caricatures.

On prétend que le consul algérien est parvenu à embellir pour lui ce séjour de tristesse, et qu’il affiche en tous lieux un luxe asiatique. Un juif m’a assuré que son hôtel lui coûtait plus de 800,000 francs, et que, s’il le voulait, il achèterait à lui seul le port, la ville et tous les habitants.

« Mais les juifs se vendraient-ils ? lui dis-je.

— Les juifs vendent de tout ! Monsieur. »

Pendant notre séjour à Gibraltar, nous apprîmes que le dey d’Alger avait été décapité par ses fidèles et bien-aimés sujets. Sans être ému le moins du monde, le consul barbaresque continua paisiblement ses opérations, acheva ses correspondances diplomatiques, et se contenta du soin qu’il prenait toujours de ne pas mettre le nom de son souverain sur le couvert de ses missives.

Heureux le pays où la mort d’un prince est regardée comme une calamité générale !