Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/02

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 19-28).

II

TÉNÉRIFFE

Ancienne Atlantide de Platon. — Gouanches. — Mœurs. — Un Grain.

Cependant la brise se leva de l’est, forte et presque carabinée ; nous virâmes au cabestan avec les chants et les jurons d’usage, et, une heure après, nous courions vent-arrière dans le détroit, saluant de nos derniers regards la masse imposante de granit que nous nous estimions heureux d’avoir pu étudier.

Le navire glissait et bruissait entre l’Europe et l’Afrique, cette Afrique inconnue que nous retrouverons plus tard au cap de Bonne-Espérance, cette belle Europe que beaucoup d’entre nous sont condamnés à ne plus revoir ! De loin nous saluâmes de la main les royaumes de Fez et de Maroc, où le sol et les mornes pelés se dessinent noirs, sur un ciel rouge et brûlant. La houle grandissait, et nous étions balancés avec majesté : les mouvements de la corvette avaient pris une allure plus grave, moins saccadée ; nous naviguions enfin dans l’Atlantique.

Ce sont surtout ces premiers passages d’une navigation sur les côtes à une navigation au large qui laissent dans l’âme de profonds souvenirs. Là se fait une vie nouvelle, là se dressent de nouvelles émotions. Le ciel et l’eau, le bruit des vents et le mugissement des vagues, c’est tout ce qui vous est accordé pour tromper la lenteur des heures ; et lorsque, après une belle journée de route, vous avez tracé sur la carte la petite ligne indiquant les quarante ou cinquante lieues que vous avez franchies, vous jetez un regard sur l’immensité qui se développe devant vous, vous sentez le courage s’éteindre, l’affaissement se mêler à l’ardeur de l’étude, et vous regrettez une terre, une patrie, des amis, que vos vœux les plus ardents ne peuvent vous rendre. Mais ces premiers regrets n’ont guère de durée ; la mer aussi a ses joies et ses fêtes, les relâches leurs plaisirs et leur ivresse ; et bientôt ce n’est plus derrière soi qu’on regarde, c’est là-bas, là-bas, à l’horizon, pour voir s’il ne pointe pas au-dessus des flots un roc, une île, un promontoire, un continent que vous avez hâte de fouler et de connaître. Ne vous l’ai-je pas dit ? une terre se lève devant nous, elle grandit sous mille formes bizarres ; ce sont les Canaries, c’est Ténériffe. Amène et cargue ! mouille ! L’ancre tombe sur un fond de laves et de galets brisés. Nous sommes à Sainte-Croix.

Vous voyez que je suis généreux et que je ne vous tiens pas longtemps en mer. Autour du navire voltigent à l’instant quelques légères embarcations d’où s’échappent des voix rauques et sourdes qui nous offrent du poisson frais, des oranges et des bananes. Oh ! que d’attraits dans les voyages ! le bonheur sans cesse à côté d’une catastrophe ; l’abondance près des privations, et le passage presque imprévu d’une atmosphère rude et froide à un ciel bleu et à une zone tempérée. Mais nous avons touché à Gibraltar, nous voici en quarantaine ; et ce n’est qu’à l’aide de longues perches que nous faisons nos emplettes et nos échanges. Voilà encore les vicissitudes de la mer.

Cependant la nuit est calme et douce ; avides des premiers rayons du jour, nous couchons tous sur le pont en attendant que l’orient africain se colore. Les cimes des monts où sont bâtis, comme des nids de condor, des bastions crénelés, s’empourprent, se réveillent, et le grave et imposant panorama qui s’offre à nous peut être étudié avec profit. La côte, sous quelque aspect que l’interrogent vos regards, est raboteuse, tranchante, écaillée, coupée de petites criques peu profondes, où le flot se brise en échos prolongés. Partout des aspérités, des pyramides de lave indiquant la violence d’une secousse sous-marine ; et, sur les flancs des mornes, des couches horizontales, serpenteuses, diversement colorées, disant au géologue la marche et presque la date de chaque éruption. Désespérez de traduire fidèlement sur le papier ou sur la toile ce terrible paysage que vous garderez bien mieux dans vos souvenirs. À chaque pas du soleil, la scène change, les ombres des clochers naturels qui s’élancent dans l’air, se rapetissent, s’allongent, se croisent, se brisent, se heurtent, et vous avez à peine le temps d’admirer une scène de grandeur, qu’une scène nouvelle l’efface et lui succède.

Dites-moi donc ce que font à Paris tant de grands artistes dans leurs tranquilles ateliers ! Je maudis et ma faiblesse et mon impuissance, en face de si sauvages et de si gigantesques tableaux ! Gudin et Roqueplan doivent pourtant étouffer dans leur vieille Europe.

Après les émotions, l’histoire ; elle a aussi son intérêt et son drame. L’archipel des Canaries, connues des anciens sous le nom de Fortunées, est composé d’un groupe de sept îles, dont les plus grandes sont Canarie, Fortaventure et Ténériffe. Cette dernière est la plus fertile et la plus peuplée. On y récolte huit mille barriques de vin par an, et vous savez qu’on en boit à Paris seulement, dans un temps égal, plus de vingt mille, qui, à coup sûr, n’ont pas toutes traversé les mers.

Les écrivains du quatorzième siècle qui ont parlé de Ténériffe ont assuré, sur la foi de leurs navigateurs, que dans cette île, ainsi que dans celles qui l’avoisinent, il se trouvait un arbre d’une hauteur prodigieuse, qui ramassait les vapeurs de l’atmosphère, de manière qu’en le secouant on obtenait toujours une eau claire et bienfaisante. Il y a toujours du mensonge dans la vérité ; mais je vous parlerai plus tard de l’arbre du voyageur, dont le nom seul rappelle un bienfait, et vous ne trouverez pas ridicule alors le récit des trop crédules historiens de cette époque, si féconde en grandes choses.

Si nous les en croyons encore, l’île de Palma a été découverte par deux amants qui, exilés de Cadix leur patrie, achetèrent un petit bateau, s’abandonnèrent aux vents, et résolurent de ne pas se survivre. Après avoir longtemps erré au gré des ondes, ils aperçurent cette île, où ils abordèrent avec beaucoup de difficultés, et qu’ils appelèrent Palma, à cause de la grande quantité de palmiers dont elle était couverte. On sait ce qu’il faut ajouter de foi à tous ces contes d’amants, et combien l’histoire du monde serait courte si l’on en retranchait les rêves d’une imagination peu réfléchie et toujours avide de merveilles.

Ces îles sont volcaniques, ainsi que toutes celles de cet océan. On y compte environ cent quarante mille habitants, dont soixante-quatre mille appartiennent à Ténériffe. Sainte-Croix, où réside le gouverneur, quoique l’audience royale soit établie à Canarie, est une petite ville assez sale, s’étendant du nord au sud. La moitié des rues à peu près sont pavées, et les Espagnols y conservent les mœurs et les habitudes de leur pays, sauf les modifications nécessitées par le climat.

Le bord des maisons est peint de deux bandes noires et larges qui ne tendent pas mal à leur donner un aspect lugubre. De loin, on dirait le drap blanc avec la frange funèbre d’une vierge au cercueil.

La rade, ouverte à tous les vents, excepté au vent d’ouest, si rare dans ces latitudes, n’a de remarquable que son peu de sûreté, car le fond en est excessivement mauvais et les atterrissages très-dangereux. Nous y trouvâmes deux ou trois bricks de commerce français et américains qui faisaient de l’eau, et une demi-douzaine de pinques espagnoles, montées par des hommes dont l’existence tient du prodige. Figurez-vous un navire à moitié pourri, où sont attachées deux poutres, en forme de mâts, soutenant quelques fragments de vergues, auxquels on a collé deux lambeaux de toile de diverses couleurs, recevant à peine un souffle de vent qui se joue parmi leurs débris : placez à leur sommet un morceau de chemise rouge, ou une queue de requin, en guise de pavillon ; jetez sur un navire ainsi équipé une quarantaine d’êtres velus et bronzés, entassés les uns sur les autres, sautant, jurant, faisant aussi rapidement qu’ils le peuvent le trajet du Cap-Blanc, où ils vont pêcher, à Ténériffe, où ils vendent leurs poissons, ne se nourrissant que de quelques légumes et de pâte faite avec du maïs, et vous n’aurez encore qu’une faible idée des mœurs et de la vie de ces hommes étrangers aux coutumes de toutes les nations, et soumis seulement au code de lois qu’ils se sont créé.

Leurs témoignages d’amitié sont des cris : leurs querelles, des vociférations ; leurs armes, des couteaux ; leur vengeance, du sang. Il y a là, sur chaque navire, fait du débris de vingt navires, deux ou trois femmes jaunes, maigres, sales, en guenilles, qui sont la propriété de tous les hommes ; elles dorment au milieu d’eux, elles rient, elles jurent, elles se promènent sur le pont et fument de volumineux cigares ; dans les tempêtes, elles sont les premières aux manœuvres les plus difficiles, et bien des fois l’équipage entier a dû son salut à leur dévouement et à leur courage. Il y a là aussi, couchés sur des cordages noueux et suivés, des enfants encore insensibles aux dangers d’une vie si effrayante, qui appellent papa tous les matelots, et roulent au tangage au milieu des barils de poissons, d’où on les retire souvent déchirés et meurtris, sans que leurs mères en soient alarmées. Je me suis fait conduire sur une de ces pinques de malheur, où ma présence fera époque et sera rappelée pendant bien des années. Prévoyant l’aisance que je pourrais y apporter, je m’étais muni de quelques hardes et j’avais à grand’peine escaladé jusqu’à ces hommes de bitume et de fer ; les saluant alors en espagnol d’une voix que je m’efforçais de rendre caressante, je demandai à plusieurs d’entre eux la permission de les dessiner ; ils s’y prêtèrent tous de la meilleure grâce du monde, et jamais modèle de nos ateliers ne garda une plus impassible immobilité. Polonais en eût été jaloux. Une des femmes surtout prit un air si grave et si ridiculement imposant, que j’eus beaucoup de peine à garder mon sérieux. Je venais d’achever mon travail, quand je me fis donner par un de nos matelots, qui n’avait pas osé se frotter à des malheureux si visiblement dévorés par la vermine, le paquet que je lui avais remis ; et, généreux et compatissant, je jetai sur l’un des petits enfants, qui me regardait et faisait entendre à peine quelques paroles de prière, un mouchoir et une chemise. Aux deux femmes, je fis cadeau de quatre mauvais madras réunis qui pouvaient leur servir de jupe, d’une paire de ciseaux et de trois ou quatre peignes à démêler ; et à quelques autres, je distribuai tout ce qui me restait de ma petite pacotille. Tout fut reçu par eux avec une expression de reconnaissance, avec des paroles de tendresse et de dévouement qui me touchèrent jusqu’aux larmes. Mais ce qui, surtout, leur causa une joie vive et spontanée, ce fut une image coloriée représentant la Vierge des Douleurs au pied de la croix, que je déroulai dévotement à leurs yeux comme une sainte relique. Oh ! jamais je n’oublierai cet élan de béatitude qui se manifesta dans tout l’équipage ! C’était de l’amour, du délire, du fanatisme ; peu s’en fallut qu’on ne m’adorât comme l’image que j’offrais. Elle fut à l’instant portée à toutes les lèvres, posée au pied du mât, et tous à genoux, et d’une voix formidable, entonnèrent un cantique latin. Quel latin, bon Dieu ! Jamais la marmite de Lucifer n’a retenti de vibrations plus terribles ; jamais les damnés n’ont eu de pareilles convulsions, ne se sont tordus avec une plus effrayante frénésie ; et pourtant ces trépignements, c’était de l’amour ; ce délire, des joies de dévôts ; ces transports, un culte ; cette effervescence, du respect ; tout cela, une religion ! Comment doivent donc maudire de pareils hommes, puisque leurs prières ont tant d’énergie et de feu ? Si j’étais tombé à la mer, tous à la fois s’y seraient jetés pour me sauver au milieu des requins et des crocodiles.

Quand je partis, nul n’osa me tendre sa main calleuse, pas même les femmes, qui comprirent seulement alors, dans le respect que je leur imposais, pourquoi j’avais dédaigné d’abord leurs séduisantes caresses. J’étais pour elles le roi du monde, et elles durent en rêver bien des nuits. L’équipage me dit adieu à genoux et me promit de prier tous les jours la Vierge des Douleurs pour un apôtre si compatissant et si généreux. Ils prièrent tous sans doute avec ferveur, car, malgré cette visite, je n’eus ni la gale ni la lèpre.

Cependant une bonne brise soufflant du large me permettait de courir quelques bordées au nord et au sud de Sainte-Croix.

J’en profitai pour continuer mes observations et mes études. La nuit commençait à descendre de la montagne ; de suaves émanations m’arrivaient de la côte sans défense, contre laquelle les brisants venaient mourir à une encâblure du môle. Je touchai à terre, et j’essayai de pénétrer incognito dans la ville, dont l’entrée nous était encore interdite. Ce fut pour moi un nouveau sujet d’étonnement et de stupeur. Là, entre le flot et la large base d’un cratère éteint, je trouvai, m’attendant avec impatience, une trentaine de jeunes filles, protégées par leurs vieilles mères, qui me demandaient avec instance l’aumône d’une conversation intime. « Leur demeure n’est pas loin ; j’y serai reçu avec l’hospitalité la plus généreuse ; j’y mangerai de douces oranges, de délicieuses bananes ; je m’y reposerai de mes fatigues. » Et l’on me prenait familièrement par le bras, et l’on me tirait par mon habit, et l’on ne voulait me permettre de retourner à bord qu’après avoir répondu à leurs désirs. C’est avec des cris, des prières, des menaces et presque des larmes, que ces curieuses instances m’étaient faites, et j’aurais été peu courtois de ne pas y répondre avec quelques égards. Si je l’avais voulu, il y aurait eu pugilat entre ces jeunes filles, et je vous prie de croire que je n’en tire pas vanité, car tout autre que moi eût été assailli avec la même ardeur. On ne sait pas ici le sens des mots pudeur et modestie. Hélas ! la plus âgée d’entre elles n’avait pas quinze ans ! C’est la misère et non pas la débauche, c’est le besoin et non pas la cupidité, c’est peut-être aussi l’effet d’un soleil chaud et presque d’aplomb. Voyez : une petite et légère camisole ouverte, et laissant à nu des épaules rondelettes et une poitrine brûlée par les feux du jour, camisole en lambeaux ou remise à neuf, à l’aide de fragments d’étoffes de diverses couleurs ; une simple jupe, nouée à la ceinture et descendant à peine jusqu’aux genoux ; puis des cheveux noirs, chez les unes flottants, chez les autres assujettis par un grand peigne de corne ou de bois grossièrement ciselé, et sous cette couronne de jais des fronts purs et larges, de grands yeux protégés par des cils longs et serrés ; un nez légèrement épaté, des joues rondes et colorées, une bouche admirablement articulée, et des dents d’une blancheur éblouissante ; puis, sous ces guenilles qui voilent des formes sans les cacher, un sein dont David et Pradier eussent fait l’objet de leurs études les plus passionnées, des bras jeunes et potelés, des mouvements pleins de hardiesse, une démarche indépendante : c’est la vie qui circule active dans les artères. Et avec tout cela des prières ferventes, des attaques réitérées, une nuit calme et douce, les premières fatigues d’un voyage de circumnavigation, et un ardent besoin d’étudier les mœurs des peuples que nous allions visiter. Toute science est coûteuse : mais, pour apprendre, je n’ai jamais reculé devant certains sacrifices.

J’eus beaucoup de peine à rallier mes matelots ; mais enfin nous rejoignîmes la chaloupe, et délestés de quelques-uns de nos vêtements les moins nécessaires, nous arrivâmes à bord de la corvette, sans trop oser nous vanter de notre excursion et de nos fatigues.

Sur notre parole, les jeunes filles nous attendirent le lendemain ; mais cette première visite fut aussi la dernière, car les lois sanitaires doivent être respectées, et nous fûmes bien imprudents et bien coupables de les avoir bravées une fois.

Nous étions en rade depuis deux jours, et nous n’avions encore vu le fameux pic que de fort loin dans un horizon douteux. Je brûlais de le gravir ; mais comme il est à huit lieues de Sainte-Croix, et que nous en ignorons la route, le gouverneur aplanira sans doute pour nous les difficultés du voyage. Le Français qui remplissait les fonctions de consul nous assura, avec un sourire malin, que le gouverneur ne répondrait pas à la lettre officielle que notre commandant lui avait adressée. Comme on nous avait dit à Gibraltar que c’était le général Palafox, il me fut difficile de deviner le motif de son silence ; mais le consul, en nommant don Pedro de Laborias, nous donna d’autres raisons. — M. le gouverneur ne sait pas écrire. — Et son secrétaire ? — Il ne sait pas lire. — C’est différent ! De pareils hommes représentent une nation !

La nôtre est-elle mieux représentée à Ténériffe ? et n’est-ce pas une insulte faite à notre pavillon que le silence injurieux qu’on a gardé à notre égard ?

Nous allons faire nos observations au lazaret, distant d’une demi-lieue de la ville. Une rangée de petits cailloux séparait les malades des habitants. Un soldat de la garnison, portant sur l’épaule une arme qui ressemblait assez à un fusil, était là pour veiller à la sûreté publique. Il mangeait, en se promenant, une boule de pâte qu’il pétrissait dans la main. Que mangez-vous, camarade ? — Du pain ! (Je cherche en vain à me persuader qu’il ne me trompe pas.) Est-il bon ? — Excellent ! Goûtez ! (Ma langue se colle à mon palais.) — Et de l’argent ? — Jamais. — Vous n’en avez donc pas ? — Pour 10 réaux je ferais à pied le tour de l’île. — Voulez-vous accepter cette demi-piastre pour boire à ma santé ? — La somme est trop forte ; on croirait que je l’ai volée. — Acceptez ! — Ma foi, Monsieur, je craignais de ne pas vous entendre répéter votre offre généreuse. Mille remerciements !

Un regard d’un de nos grenadiers eût fait reculer le piquet qui vint relever la sentinelle : ce ne sont pas des Espagnols.

Quand je vois deux ou trois forts irréguliers, placés de manière à être facilement bombardés ; quand je n’aperçois qu’un petit mur crénelé sur les sommets qui dominent la ville ; quand je sais que sur presque tous les points de l’île on peut sans difficulté opérer des débarquements à l’aide de chaloupes, je me demande comment il est possible que l’amiral Nelson soit venu laisser ici un bras, toutes ses embarcations, ses drapeaux et ses meilleurs soldats, sans pouvoir s’emparer de Sainte-Croix. Qu’un de nos amiraux y soit envoyé, il n’y laissera ni ses vaisseaux, ni ses soldats, ni ses drapeaux, et nous aurons l’île.

Nous étions décidément condamnés à une quarantaine de huit jours. Plaignez-moi d’être forcé au repos et à l’inaction. J’ai devant les yeux une nature sauvage et rude, au loin un pic neigeux et volcanisé à gravir : dans l’intérieur de l’île, des mœurs moitié espagnoles, moitié guanches, à dessiner, pour ainsi dire, au profit de notre histoire contemporaine, et rien ne m’est permis, par je ne sais quelle humeur bizarre d’un homme à qui nous donnions pourtant toute sécurité pour la santé des habitants, sur lesquels il règne en véritable magister de village. Allons, il faut essayer de se consoler dans d’utiles recherches sur les événements successifs qui les ont soumis à la couronne d’Espagne.

Jean de Béthencourt, secondé de quelques Normands et Gascons, aventurier heureux, conquit, en 1402, Lanzerote, Fortaventure et Gomère. Ses tentatives ne furent pas heureuses sur les îles voisines, puisque la Grande-Canarie et Ténériffe ne se soumirent que quatre-vingts ans après, et coutèrent beaucoup de sang, à cause de la défense héroïque des Guanches, premiers habitants de toutes ces îles. Le roi de France, trop occupé de ses guerres avec les Anglais, ne put donner aucun appui à son chambellan, qu’il oublia, le croyant en enfer, parce qu’on nommait alors Ténériffe Infierno, probablement à cause de ses volcans. Ce fut Henri III, roi de Castille, qui lui fournit quelques secours, à la suite desquels le pape se hâta de lui envoyer un évêque, et de le reconnaître roi feudataire du Saint-Siège, et vassal du prince qui l’avait soutenu et couronné.

On peut remarquer en passant que les grands génies de tous les temps ont rarement trouvé des soutiens dans leur pays, et que beaucoup de découvertes, dues à l’audace et à la persévérance, ont été la conquête de protecteurs étrangers. La mort seule rend un grand homme à sa patrie.

M. Bory de Saint-Vincent, dans son grand ouvrage, modestement intitulé : Essais sur les îles Fortunées, a donné une histoire complète du pic de Ténériffe, envisagé sous tous les points de vue. Il a rapporté tout ce qu’on avait écrit jusqu’à lui, en ajoutant à ces relations comparées et discutées ses propres observations, avec un catalogue fort étendu des productions zoologiques, botaniques et minéralogiques de Ténériffe. Il retrouve dans cette île et dans les archipels voisins le véritable mont Atlas de l’antiquité, les Hespérides et leurs jardins ornés de pommes d’or : les Gorgones et le séjour de leur reine Méduse, les Champs-Élysées, les îles Purpuriennes ; enfin, l’ancien Atlantique de Platon, et le berceau de ce peuple atlante qui civilisa la terre après l’avoir conquise, mais dont les éruptions volcaniques ont anéanti les monuments et tout détruit jusqu’au souvenir.

Il est possible que M. Bory de Saint-Vincent trouve quelque contradicteurs ; mais s’il se trompe, il est difficile de le faire avec plus d’éloquence.

M. de Humboldt (et l’indulgente amitié dont il m’honore m’enhardit à citer un nom si illustre dans de si faibles esquisses), M. de Humboldt a visité le pic Ténériffe et son cratère : n’est-ce pas dire que le cratère et le pic n’ont plus rien de caché ?

Cependant, honteux sans doute de son obstination, le gouverneur nous releva enfin de notre quarantaine ; et nous fûmes autorisés à parcourir et à étudier l’île. Aussi, touchés d’une générosité si courtoise et si peu attendue, nous levâmes l’ancre et partîmes, non sans lui dire adieu par une seule bordée. Adieu aux petites filles de la plage de galets ! adieu aussi aux pinques espagnoles, d’où viennent jusqu’à nous des refrains bruyants et joyeux.

Le pic dégagea sa tête blanche des nuages qui la voilaient ; il se montra dans toute sa majesté, menaçant et dominateur, et le lendemain, à plus de quarante lieues de distance, nous le voyions encore au-dessus de l’horizon.

Toute terre s’effaça de nouveau, nous naviguâmes dans une mer tranquille et belle. Ici, point de ces tempêtes horribles qui démâtent et ouvrent les navires ; point de ces temps orageux qui rendent si pénibles les courses des navigateurs dans les zones élevées ; point de roulis qui fatigue, point de tangage qui torture ; j’écris et je dessine à mon aise. La traversée jusqu’au Brésil sera trop courte et trop paisible ; n’importe ! il faut savoir se résigner.

Mais là-bas, là-bas, loin de nous, un petit point blanc, d’abord imperceptible, grandit bientôt, s’étend comme un vaste linceul, et semble appeler à lui tous les nuages qui l’entourent. Le ciel est voilé ; quelques zigzags de feu, exhalant une odeur de soufre, sillonnent l’espace ; la mer, au lieu d’être ridée comme tout à l’heure, devient turbulente et clapoteuse ; on la croirait en ébullition. Une chaleur étouffante nous brûle, pas un souffle pour enfler les voiles qui coiffent les mâts, et la corvette tourne sur elle-même, privée d’air. Tout à coup la mer moutonne… Amène et cargue ! laisse porter !… et nous sommes lancés comme une flèche rapide. Le tonnerre roule avec fracas, la foudre éclate et tombe, le flot frappe le flot, les mâts crient et se courbent ; une trombe, tourbillonnant sur notre arrière, est prête à nous écraser ; la vague est aux nues, elle nous envahit de toutes parts ; la pluie et la grêle nous fouettent avec un fracas horrible, et l’intrépide matelot, perché sur la pointe des vergues, ne sait si ce sont les flots ou les eaux du ciel qui l’inondent et le brisent. Il est nuit, nuit profonde, sans horizon, sans étoile au zénith ; froide, menaçante encore dans le silence solennel qui succède à la lutte des éléments. Déjà le ciel se dévoile, la corvette reprend son allure d’indépendance ; nous voyons autour de nous, et le soleil nage dans une atmosphère d’azur.

Avons-nous été assaillis par une tempête, par un ouragan ? le matelot souriant, dit que ce n’est qu’un grain. À la bonne heure ! j’aime les points de comparaison, et l’ouragan sera le bienvenu.