Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/0c

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 3-5).

AVANT

Quel est l’homme qui, sans y être forcé par son devoir, ose faire le tour du monde, c’est-à-dire sillonner les mers, braver les tempêtes océaniques, changer à chaque instant de climat, affronter les épidémies, traverser des déserts glacés ou torréfiants, et étudier les mœurs des peuplades les plus féroces du globe ?

Je m’adressai cette pressante question quelques jours avant mon départ, et j’y répondis sans hésiter. « C’est celui qui, sans amis sur la terre, sans famille, sans avenir, veut de la gloire ou de l’or à tout prix. »

Et d’abord, y a-t-il de la gloire à faire le tour du monde ? En second lieu, que vous rapporte un tel voyage ?

Je vais vous le dire :

Quant à la gloire, je savais d’avance que je n’avais pas à y prétendre. Quant à la fortune, elle m’était acquise par anticipation, vous allez savoir comment :

J’allai trouver un ministre et je lui dis : « Monseigneur, j’ai un nom, une famille, peut-être un avenir (les trois conditions dont je vous parlais tout à l’heure) ; j’écris, je dessine, je pense, j’ai du cœur, une volonté de fer. Un voyage de circumnavigation va s’effectuer ; à quelles conditions m’accepterez-vous pour que j’en puisse faire partie ? »

Il me fut répondu ce qui suit :

« Vous possédez, monsieur, toutes les qualités que nous exigeons des hommes qui entreprennent des courses aussi périlleuses. Nous n’avons pas de dessinateur ; vous nous rapporterez en croquis, en tableaux, au crayon ou à l’aquarelle, les portraits des hommes et des choses en présence desquels vous allez vous trouver. Vous vous ferez attacher sur le pont, comme le père des Vernet, pour mieux peindre les flots irrités (action fort contestable, soit dit entre nous). Vous nous rapporterez des notes écrites sur les archipels de tous les océans, et pour prix de votre zèle et de vos efforts, nous vous gratifions, généreux protecteur des sciences et des arts, de six cents francs d’appointements par an. — De combien, Monseigneur ? — J’ai dit six cents livres ! — Il y a erreur. — Une Excellence ne se trompe jamais. »

Je fus ébloui, vaincu… Le moyen de résister à la tentation ? Je me hâtai de dire oui, dans la crainte de me voir supplanté ; et, quelques jours après, fier de m’être si heureusement jeté sur la route de la fortune, je partis pour Toulon.

Quel brillant avenir je m’ouvrais là ! Que de fructueuses économies n’allais-je pas faire pendant mes trois ou quatre années de navigation, moi qui ne donnais à mon domestique guère moins du triple de la somme si gracieusement allouée par le ministre ! De pareilles chances sont rares dans la vie d’un homme ; ma bonne étoile m’éclaira donc de ses feux les plus brillants, et je me laissai aventureusement guider par elle.

Oh ! si les Gudin, les Roqueplan, les Isabey, les Biard et tant d’autres grands artistes attachaient moins de prix à la gloire qu’à la fortune, de combien de chefs-d’œuvre la France ne serait-elle pas dotée ! tandis qu’on ne lui rapporte que de médiocres pages qui ont coûté encore bien des sueurs !

Mais, comme je sens le besoin, à mon début, de dire la vérité tout entière, j’ajoute qu’à mon retour, après un triste naufrage sur une terre déserte, qui m’a ravi mes belles collections d’armes et de costumes de tous les pays que nous venions de visiter, mes richesses zoologiques, botaniques et minéralogiques, ainsi que mes vêtements et mon linge, choses fort inutiles sans doute, puisque j’ai préféré sauver les travaux confiés à mes soins, j’ai reçu du gouvernement une gratification de… six cents francs. J’écris en toutes lettres, car la lecture des chiffres expose à trop d’erreurs. Il est vrai aussi que, dans le rapport de l’Institut sur les résultats de notre expédition toute scientifique, il fut dit (et je vous demande pardon de ce souvenir) « que jamais on n’avait rapporté de ces longues courses autant, de si fidèles et de si précieux albums. » Voilà peut-être de quoi justifier la haute valeur du chiffre ministériel.

Maintenant que j’ai franchement avoué ma honteuse soif des richesses, je veux désormais achever mes révélations. Nulle confession ne coûtera rien à ma pudeur, et, sans regarder en arrière, je me jette dans l’avenir.