Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/03

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. ill.-38).


Passage sous la ligne.

III

Prise d’un requin. — Cérémonie du passage de la ligne.

Dans ces latitudes équatoriales, où le soleil, presque toujours d’aplomb, exerce une si puissante influence sur l’atmosphère, il est rare que les mauvais temps soient de longue durée. En général, on ne passe la ligne qu’à l’aide de petits coups de vent, d’orages, et, après le grain, le ciel redevient limpide et bleu. La tourmente fut courte, l’élégant damier voltigea autour de nos mâts avec un calme confiant, indicateur d’une journée tranquille ; les marsoins, dans leurs brillantes migrations, ne faisaient plus jaillir les flots écumeux par leurs soubresauts pleins de folie ; la gigantesque baleine se pavana majestueusement entre deux eaux et nous montra de temps à autre son dos immense, sur lequel l’albatros pélagien, arrivé la veille des régions glacées, se précipitait comme une flèche et se relevait à l’instant pour chercher une nourriture plus certaine, tandis que le navire, bercé sur sa quille de cuivre, roulait et tanguait au gré de la vague, contre laquelle le gouvernail était sans puissance.

Requin ! dit tout à coup un de nos matelots ; requin à l’arrière ! En effet, un requin monstrueux, l’œil aux aguets, attendait avec sa voracité accoutumée les débris de bois, de linge, de goudron, dont on débarrasse le pont et les batteries. Voici donc un épisode au milieu du calme plat que déjà nos impatients matelots commençaient à maudire avec leurs jurons accoutumés.

À l’instant, un solide émérillon est recouvert par un énorme morceau de lard salé et jeté à la traîne, fortement noué avec un gros filin. L’amorce n’est pas restée deux minutes à l’eau que déjà le pilote, ce petit poisson pourvoyeur du requin, par un frétillement plus rapide, dit à son maître qu’il y a là une proie facile. Le vorace animal s’élance aussitôt, se retourne sur le dos pour mordre avec plus de sûreté, il serre avec force le
fer aigu, dont la pointe pénètre dans les chairs et sort toute rouge par la mâchoire supérieure. Le monstre a beau s’agiter, plonger, se tordre et remonter à la surface, il nous appartient désormais ; et nous voilà tous pesant sur lui, l’arrachant de son domaine et le jetant prisonnier et vaincu sur le pont, dont il frappe les bordages avec violence. Le pilote ne l’a pas abandonné ; fidèle au souverain qu’il s’est volontairement imposé, il se cramponne au ventre du requin et vient généreusement mourir avec lui.

Cependant plusieurs de nos matelots, heureux de cette capture, se sont munis de haches tranchantes et ont commencé leur œuvre de dissection avec des cris d’enfant, car ils n’avaient pas compté sur du poisson frais pour dîner. En deux coups, Marchais a séparé le corps de la queue au-dessus de la dernière nageoire, et un aviron placé à l’instant même dans la bouche du requin est broyé sous son triple rang de dents fortes, aiguës et tranchantes. Il y avait péril à s’approcher de trop près du requin, dont une caronade et le filin amarré et tendu maîtrisaient à peine les rapides convulsions.

On le traîna sur le gaillard d’avant, où il fut suspendu et ouvert. Marchais et Vial firent l’opération en hommes habitués à ce genre d’exercice ; et, bouchers implacables, ils répondaient aux tortillements saccadés du monstre par des lazzi et des quolibets qui mettaient en bonne humeur le reste de l’équipage. Cependant les intestins et le cœur avaient été arrachés ; il ne restait plus intacte que la carcasse, dont chaque escouade choisissait déjà de l’œil sa part huileuse, et le vivace animal se tordait toujours par un mouvement fiévreux. Deux heures après l’opération, le cœur battait violemment dans nos mains et les forçait à s’ouvrir par des secousses inattendues tandis que ses débris mutilés, et plongés dans l’eau pour être conservés plus frais, donnaient encore signe de vie le lendemain.

Ce requin avait douze pieds de longueur ; il était de la grande espèce. et les tortures que nous lui fîmes subir durent vivement exciter sa colère et donner de la vigueur à ses mouvements, qui furent en effet rapides et tourmentés. Mais n’ajoutez aucune foi, je vous prie, à tous les contes absurdes qu’on vous fait de bordages défoncés par les coups de queue des requins étendus pleins de vie sur le pont d’un navire ; ce sont là de ces hyperboles de voyageurs casaniers qui ont recours au merveilleux pour faire croire aux périls des courses lointaines qu’ils n’ont faites qu’autour de leur foyer domestique. Certes, un homme serait renversé et blessé par les mouvements imprévus d’un requin captif à bord : mais il n’y a rien à craindre, je vous assure, dans ces luttes prolongées, pour les bordages et la sécurité du navire.

Quelques heures plus tard, nos observations nous placèrent presque sous la ligne, et les incidents de la veille furent oubliés dans les préparatifs d’une fête solennelle et bouffonne à la fois, consacrée par l’usage de tous les peuples de la terre, et de laquelle la gravité même de notre expédition éminemment scientifique n’avait pas le droit de nous affranchir. Rien n’est despote comme un antique usage.

Le passage de la ligne est une époque mémorable pour tout navigateur. On change d’hémisphère, de nouvelles étoiles brillent au ciel, la grande Ourse se cache sous les flots, et la Croix-du-Sud plane éclatante sur le navire. Lors des premières conquètes des navigateurs du XIVe siècle, le passage de la ligne était un jour religieux de terreur et de gloire ; il devint plus tard un sujet de raillerie et de mépris. L’art nautique, agrandi par l’astronomie, science exacte et féconde, fit justice du merveilleux dont on avait coloré les phénomènes rêvés sous des zones jusqu’alors inconnues. Dès ce moment aussi la peur s’évanouit, et les dangers furent bravés avec insouciance ; dès qu’on les supposa moindres, on osa les supposer nuls, et le sarcasme succéda aux prières. Ainsi marche toute chose qui s’appuie sur la philosophie et le progrès. Cependant des obstacles restaient encore à vaincre et d’autres luttes devaient se préparer plus tard ; les périls soumis donnaient de l’audace, et des cris de joie retentissaient alors que le cap de Bonne-Espérance, le cap Horn et le détroit de Magellan n’avaient pas encore appris aux Colomb, aux Cabral, aux Dias de Solis, aux Vasco de Gama, que les mers les plus tempétueuses leur restaient à vaincre. Ainsi ce fut d’abord la frayeur qui institua la cérémonie du passage de la ligne, dont il faut bien que je vous parle un peu, puisque c’est un des plus graves épisodes de notre longue campagne.

Remarquez ici avec moi, à la honte de l’humanité, que toutes les religions du monde sont filles de la peur, et qu’au profit, ou plutôt au préjudice de leurs dogmes, les prêtres de chaque croyance donnent une langue aux tortures pour les enseignements de leur foi. Au Mexique, le serpent eut ses autels avant que le soleil eût son culte ; le jaguar fut le dieu des Païkicé, des Mondrucus, des Bouticoudos ; dans une grande partie des archipels de la mer du Sud, ainsi qu’à Madagascar et dans le Gange, le crocodile a reçu l’adoration des peuples ; les idoles des sauvages habitants de Rawack et de Waiggiou, avec leur gueule ouverte et leurs grands oncles crochus, nous disent assez qu’on leur rend un hommage de respect et d’amour, par le sang et le meurtre ; j’en dirai autant des îles Sandwich, ou des sacrifices humains étaient faits naguère encore, malgré nos fréquentes visites, aux idoles grossières et indécentes dont les moraï sont toujours décorés… Partout la peur, partout du fer et des tortures pour apaiser la colère du ciel… Hélas ! que de prêtres chez nous, terre de civilisation, semblent penser aussi que l’encens et les prières sont moins agréables à Dieu que les flagellations et les supplices ! Voici donc, puisque mon devoir veut que je vous en parle, quelques détails sur la cérémonie du passage de la ligne, ou, bon gré, mal gré, chacun de nous fut contraint de jouer un rôle.

Dès la veille, un bruit inaccoutumé, retentissant dans la batterie, nous disait que les héros de la fête savaient les us et coutumes des anciens. Les caronades résonnaient sous les coups précipités des marteaux qui façonnaient avec de la tôle les chaînes des diables, la couronne du monarque, son sceptre et son glaive sans fourreau. Les matelots-poëtes (et ils le sont tous plus ou moins) improvisaient des refrains joyeux et gaillards d’où les images grivoises étaient bannies avec mépris, comme ayant des délicatesses incomprises par eux. La poétique d’un équipage en goguette a un délire à part, une énergie exceptionnelle, sautant à pieds joints sur toutes les convenances, dédaignant les périphrases, appelant sans grimacer chaque chose par son nom, et traitant l’enfer et le ciel, Dieu et Lucifer, avec la même irrévérence et la même brutalité. Un recueil exact de chansons de matelots serait, je vous jure, une publication bien curieuse et bien instructive.

Cependant l’heure est venue, la batterie est déserte, le pont se peuple, les visages sont gais et rayonnants. Tout à coup les fouets sifflent, les trompettes sonnent ; et de la grande hune descend un luron botté, éperonné, s’avançant avec gravité vers le banc de quart et demandant d’un ton impérieux le chef de l’expédition.

— Qu’il accoste sur-le-champ ! ajoute-t-il ; j’ai affaire à lui, ou plutôt il a affaire à moi.

Notre commandant, humble et soumis, se présente bientôt revêtu de son grand uniforme.

— Que voulez-vous ? dit-il au courrier.

— Te parler.

— J’écoute.

— Que viens-tu faire dans les parages du roi de la ligne ?

— Des observations astronomiques.

— Bêtise !

— Et compter les oscillations du pendule pour déterminer l’aplatissement de la terre dans toutes ses régions.

— Que c’est plat !

— Étudier aussi les mœurs des peuples.

— On s’en bat l’œil, des mœurs à étudier ! Qu’est-ce que peut te rapporter tout ça ?

— De la gloire.

— Et la gloire donne-t-elle du vin, du rhum, de l’eau-de-vie ?

— Non, pas toujours.

— Alors je me fiche de ta gloire comme d’une chique usée ! Au surplus, c’est votre affaire, à vous tous, pékins de l’état-major, qui vous dorlotez dans vos cabines quand nous sommes trempés comme des canards. Mais il s’agit d’autre chose en ce moment. Maître Fouque, roi de la ligne, t’écrit ; je suis son courrier, voici sa lettre. Sais-tu lire ?

— Un peu…

— Mon neveu. Tiens, j’attends ta réponse.

L’épître était ainsi conçue :

« Capitaine, je veux bien que ta coquille de noix aille de l’avant, si toi et ton piètre état-major consentez à vous soumettre aux lois de mon empire. Y consentez-vous ? Largue tes voiles, hisse tes bonnettes et file tes douze nœuds. Si tu n’y consens pas, paravire, lof pour lof, et navigue à la bouline !

Signé Fouque, second maître d’équipage de la corvette, actuellement roi de la ligne. »

— Je connais mon devoir, répond le capitaine ; dès ce moment je suis le sujet du roi ton souverain.

— À la bonne heure ! Sais-tu marcher la tête en bas, les pieds en haut !

— J’apprendrai.

— Rien n’est plus facile quand on ne porte pas de jupe. As-tu mangé du phoque et du pingouin ?

— Pas encore.

Tu en mangeras, je t’en réponds ; aiguise tes dents, et après cela, si le vent t’est favorable, si aucune roche ne t’arrête en route, si ton navire ne sombre pas au large et si tu ne crèves pas, tu reverras ton pays ; c’est moi qui te le dis.

— Je vous remercie de vos prédictions.

— Ce n’est pas encore tout ; il fait bien chaud.

— Ah ! c’est juste, j’oubliais… Vite une carafe d’eau filtrée à l’ambassadeur !

— Tu te fiches de moi !

— Alors du vin.

— Merci ! aujourd’hui je ne bois que de ce qui soûle.

— Voici une bouteille de rhum.

— C’est mieux ; mais on boîte avec une seule jambe, et il m’en faut deux.

— Les voici.

— C’est faire les choses en vrai gabier ; tu arriveras. Adieu, à bientôt.

Les fanfares recommencent, le courrier remonte triomphant vers la hune où l’attend le roi, entouré des meilleurs matelots ; et tandis que l’équipage impatient et joyeux se rue sur le pont, le nez au vent et l’oreille aux écoutes, maître Fouque fait tomber sur lui un déluge d’eau salée, faible prélude des ablutions plus complètes qui auront lieu le lendemain. Pour nous, gens à priviléges, placés au gaillard d’arrière, nous reçûmes sur les épaules une violente grêle de blé de Turquie et de pois chiches, qui, sans nous blesser, nous força à la retraite.

Mais le grand jour est arrivé, et de la batterie enjolivée monte par les écoutilles la mascarade la plus grotesque, la plus bizarre, la plus hideuse que jamais imagination de Callot eût pu jeter sur la toile. Les peaux de deux moutons écorchés la veille servent à vêtir le souverain ; son front est paré d’une couronne et son cou desséché est orné d’un double rang de pommes de terre taillées à facette. Son épouse, le plus laid des matelots de l’équipage, voile ses appas sous des jupes fabriquées à l’aide de cinq ou six mouchoirs de diverses couleurs. Deux melons inégaux que convoitent les yeux amoureux de l’époux monarque embellissent sa poitrine velue et ridée. Le chapeau tricorne de M. de Quélen, notre indulgent aumônier, coiffe le chef du notaire (je ne sais pourquoi il y a des notaires partout). Deux ânes portent le roi ; leur rôle a été vivement disputé, et on ne l’a obtenu qu’après avoir donné des preuves éclatantes de hautes capacités et d’entêtement. Lucifer, avec son bec fourchu, ses cornes aiguës et traînant de longues chaînes, est vigoureusement fustigé par une badine de trois pieds de long et de deux pouces de diamètre. Il feint de vouloir s’échapper, mais, épouvanté par l’eau sacrée dont l’inonde le prêtre, choisi parmi les moins sobres des matelots, il ronge ses fers, fait entendre d’horribles rugissements et pousse du pied la fille du monarque, qui se jette sur le sein de sa mère et le mord avec voracité. Huit soldats armés ferment le cortége, qui prend des bancs, des tabourets ou des fauteuils, selon la dignité de chaque personnage.

— Vous avez donc froid ? disions-nous à sa majesté La Ligne qui grelottait.

— Hélas ! non, répondait maître Fouque, j’étouffe, au contraire, sous cette épaisse fourrure, mais l’usage veut que je tremble, que je frissonne ; et mes gens sont tenus de m’imiter en tout point, sous peine d’être privés de leur emploi. C’est bête, j’en conviens, mais ainsi l’ont ordonné nos anciens, qui apparemment étaient plus frileux que nous.

Cependant le trône est occupé, les grands dignitaires prennent gravement leur place autour d’une énorme baille de combat sur le bord de laquelle est adaptée une planche à bascule où doit s’asseoir le patient. La liste de tout l’équipage est entre les mains du notaire, qui se lève et lit à haute voix les noms et prénoms de chacun de nous. Le premier appelé est notre commandant.

— Votre navire a-t-il déjà eu l’honneur de visiter notre royaume ? lui dit le monarque.

— Non.

— En ce cas, grenadiers, à vos fonctions !… À ces mots, quatre soldats armés de haches s’élancent sur le gaillard d’avant et font mine de vouloir abattre la poulaine à coups redoublés. Deux pièces d’or tombées dans un bassin placé sur une table arrêtent l’ardeur des assaillants, qui reprennent leur poste d’un air satisfait : ce diable de métal fait partout des prodiges. L’état-major est appelé nominativement, et chacun, à tour de rôle, se place à califourchon sur la planche à bascule qui domine l’énorme baille à demi-pleine d’eau salée. Là, on doit répondre d’une manière positive et sans hésiter à la formule suivante et sacramentelle, lue à haute voix par le notaire.

« Dans quelque circonstance que vous vous trouviez, jurez devant sa majesté La Ligne, de ne jamais faire la cour à la femme légitime d’un marin. » Le patient doit répondre Je le jure ! sous peine d’immersion, et jeter dans le bassin quelques pièces d’argent réservées, pour la première relâche, à un gala général où les rangs et les grades seront confondus. La décence (car il en faut même dans les choses les moins sérieuses), la décence ne permettait pas qu’un seul de nous reçut l’ablution totale ; on se contentait d’ouvrir une des manches de notre habit et d’y infiltrer quelques gouttes d’eau en prononçant les paroles d’usage : Je te baptise. Mais quand vint le tour des matelots, nul ne fut épargné. Plongés dans la baille, ils ne parvenaient à en sortir qu’après les efforts les plus inouïs, les contorsions les plus grotesques ; et les énergiques jurons frappaient les airs, et les éclats de rire se mêlaient aux jurons, et les bons mots de cabaret se croisaient sans que pas un martyr eût osé se fâcher. C’était une joie bruyante, tumultueuse, une joie de matelot en délire qui oublie que là et là, sous ses pieds, sur sa tête, il y a une mer et un ciel dont le caprice et le courroux peuvent le broyer et l’engloutir aujourd’hui ou demain. Hélas ! ces heures sont si courtes à bord que je ne vis pas sans un vif regret l’horizon se charger de nuages et la cérémonie près d’être close par une bourrasque ou une tempête.

Mais un incident inattendu devait varier encore les émotions de la journée. Un nom répété plusieurs fois reste sans réponse ; on se questionne, on s’émeut, on s’agite, on fouille de tous côtés, dans les hunes, sous les câbles ; on descend dans la batterie, et l’on apprend enfin qu’un profane, fier de son état de cuisinier, est décidé à tout prix à s’affranchir de la règle commune. — Tout le monde à la batterie !… crie une voix formidable. Et la batterie est aussitôt envahie par les écoutilles et les sabords. — Sur le pont ! sur le pont !… à cheval sur la bascule ! Point de grâce ! Point de merci ! Que la noyade soit complète ! s’écrie-t-on de toutes parts, qu’il en perde la respiration !

Dans la batterie, en effet, était un héros, cuisinier de l’état-major, lequel avait juré en partant de ne pas recevoir le baptême, et qui aurait regardé comme un grand déshonneur qu’une seule goutte d’eau salée vint outrager l’harmonie de ses cheveux bouclés avec une coquetterie dont il tirait une si ridicule vanité. Son front ruisselant est coiffé du bonnet blanc de l’ordre, où voltigent çà et là quelques légères plumes, dépouilles ensanglantées de ses victimes du jour ; ses yeux sont rouges de colère, sa mâchoire contractée, ses lèvres violettes, crispées et frémissantes ; son tablier, relevé avec grâce, sur l’épaule, le drape à la grecque ; un grand couteau de cuisine pend à son côté et figure un glaive hors du fourreau ; de la main droite il tient serrée une longue broche où est empalé un chapelet de pigeons à demi consumés, qui, la tête tournée vers les assaillants, semblent les menacer d’un sort pareil au leur ; son pied, chaussé d’une pantoufle verte, presse fortement une caronade ; et, bien disposé à se défendre, il adresse d’abord la parole aux plus audacieux de ses ennemis.

— Que me voulez-vous ? qui vous amène dans mes foyers ?

— L’ordre de notre roi.

— Obéissez, puisque vous êtes esclaves : moi, je n’ai pas de roi et je trône seul ici.

— Tu dois être baptisé comme nous.

— J’ai reçu mon baptême de feu, et cela me suffit ; je ne veux pas de votre baptême d’eau.

— La loi est pour tous.

— Mon code à moi est celui que je me suis fait, et vous êtes des renégats qui abjurez votre première religion pour une religion nouvelle. Ici est mon domaine, mon empire ; ici sont mes dieux et ma croyance ; ces fourneaux, ces casseroles, ces broches, ces pelles, ces lèche-frites, ce sont là mes armes, les insignes de ma souveraineté, de mon indépendance. Quel rapport existe-t-il donc entre vous et moi ? Suis-je le coq, sale fricoteur de vos monotones et maigres repas ? Ai-je l’habitude de manquer les ragoûts ? non ; de ne point épicer mes sauces ou de brûler mes fritures ? non. Qui vous a donné le droit de m’attaquer, de me poursuivre, de me traquer chez moi comme une bête fauve, comme un marsouin, requins que vous êtes ! Oh ! je ne vous crains pas ! car moi, voyez-vous, je n’aurais pas salué le chapeau de Gessler, je ne me serais point courbé devant le cheval de Caligula, et je ne serai pas baptisé. Il dit et plante dans le bordage sa broche aiguë qui tremble jusqu’à ce que la rage de Mars et le poids des étiques pigeons aient cessé de l’animer.

— En avant les pompes ! dit Marchais, de sa voix rauque et caverneuse ; en avant les pompes !

Et mille jets rapides inondent de l’avant et de l’arrière l’intrépide cuisinier dont les sauces grandissent sans devenir plus mauvaises. Celui-ci reste cloué à son poste d’honneur, pareil au roc battu par la tourmente ; et il sort, sinon vainqueur, du moins invaincu de cette lutte acharnée, à laquelle un grain violent, pesant sur le navire, vient mettre un terme.

L’orage dura quelques heures, l’effervescence des matelots se calma avec les vents, une nuit silencieuse et douce plana sur la corvette mollement balancée, et nous nous vîmes jetés de nouveau sous les zones heureuses des vents alizés[1], qui, soufflant également dans les deux hémisphères, devaient voyager avec nous jusqu’au Brésil.

  1. Voyez les notes à la fin du volume.