Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/04

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 39-46).

IV

EN MER.

Petit. — Marchais.

Pour être conséquent avec le programme que je me suis tracé, et puisqu’une brise régulière et monotone nous pousse à petites journées vers notre destination, puisque la mer tranquille et belle ne nous offre aucun de ces incidents pleins d’intérêt, qui surgissent, pour ainsi dire, à chaque pas dans les régions élevées, ou aux jours de tempêtes et de périls, permettez-moi de vous parler du bord, de notre équipage si actif, si brave, si tranché, mais surtout de deux de nos matelots, qui résument en eux seuls toutes les tristesses, toutes les alternatives, toutes les misères de la vie de mer. Ce ne sont pas là deux exceptions, mais bien deux sommités, et la philosophie et la morale peuvent puiser de précieux enseignements dans leur chaude carrière.

L’un s’appelle Marchais ; il vous dira, lui, comment sont bâtis les cachots et les prisons de toutes nos villes de relâche. Il sait mieux que personne au monde l’art d’improviser les querelles avec les gens les plus pacifiques ; les yeux fermés il vous mènera dans les cabarets de tous les lieux qu’il a visités ; il vous dira les noms et les prénoms des aubergistes, et surtout des servantes pour lesquelles il a eu, avec ou sans motif, mille combats à soutenir, mille blessures à cicatriser. Le bord, les prisons et le cabaret, c’est tout ce qu’il sait, c’est son monde, ce sont ses autels. Nul mieux que lui n’applique sur une joue maigre ou rebondie ce qu’il appelle une giroflée à cinq feuilles, et pas un Breton ou Normand ne lui donnerait de leçons sur l’art si noble et si distingué du bâton ou de la savate. Peu lui importe la taille de son adversaire ; nain ou géant, tout lui est égal, pourvu qu’il y ait là un œil à pocher, une mâchoire à démettre, une épaule à écraser, un nez à aplatir. Ses pieds sont des cornes dures, écaillées, ses mains des battoirs raboteux, sa peau goudronnée est nuancée de mille plaies et trouée de mille crevasses. Quand son poing fermé tombe, poussé par sa volonté d’enfer et le levier de son bras nerveux, il y a brèche et fracture au corps sur lequel il s’applique. Le sang c’est pour lui de l’eau tiède ; la douleur, il ne la comprend pas. Amarré un jour au bastingage, il reçut à bord vingt-cinq coups de garcette cinglés vertement, je vous l’atteste. Pendant l’opération j’observais le mouvement de sa physionomie, et je n’y vis que le dédain mêlé à un peu de honte. Il chiquait tranquillement sa pincée de tabac, en regardant couler le flot, comme si rien ne se passait derrière lui. Cinq minutes après le châtiment, il buvait un verre de vin que je lui avais envoyé, à la santé du contre-maître qui venait de le fustiger. Marchais ne mache plus maintenant qu’à l’aide de ses gencives dépouillées. Cinq ou six Juifs de Gibraltar lui firent tomber les incisives : deux autres dents quittèrent leur place à Rio-janeiro sous un bâton noueux qui lui ouvrit la lèvre supérieure ; le reste suivit les premières dans nos suivantes relâches ; et quand vous le plaisantez sur la disette de sa bouche, il se f… de vous, et, tirant une petite boîte de sa poche, il vous prouve que vous avez tort, en vous montrant les débris mutilés qu’il a sauvés de ses combats et de ses naufrages. Avez-vous rendu un petit service à Marchais, soyez sans inquiétude ; au moment du danger, Marchais mourra avant vous et pour vous. Si j’étais tombé à l’eau et si un requin m’eut emporté une cuisse, Marchais se serait jeté à la mer armé de son couteau, il aurait lutté contre le requin. Mais pour peu que Marchais ait de la rancune contre vous, songez à votre défense ; non pas qu’il veuille vous prendre en traître et vous frapper par derrière, mais parce que si vous êtes son égal, il ne manquera pas une seule occasion de vous chercher noise, et, à la première réplique, le marteau tombera sur l’enclume. Marchais est un loup de mer, un marsouin, un phoque ; dès qu’on lève l’ancre, il jure contre l’état de matelot, il jure pendant toute la traversée, il jure dans le calme et dans la bourrasque, il jure encore dès qu’on arrive ; et, à peine débarqué, il demande avec colère si c’est pour se promener sur le plancher des vaches que l’on construit des navires, que les vents ont ordre de bouleverser les flots, et que le ciel a jeté tant d’eau sur la terre. Marchais ne vous demandera jamais rien, mais il acceptera tout ce que vous voudrez lui offrir, pourvu que ce que vous lui offrez lui donne l’espérance d’une orgie bachique. Il ne méprise pas le vin de Bordeaux, il aime assez le bourgogne, il raffole du roussillon, il se ferait sabrer pour une bouteille d’eau-de-vie et hacher pour un flacon de rhum. La science devrait analyser ce qui coule dans les artères de Marchais ; à coup sur ce n’est pas du sang.

Voici le second type que je vous ai promis, c’est Petit.

Petit est rond, rabougri, rouge de la figure, des mains, des sourcils et des cheveux. Marchais l’avait surnommé la carotte. Petit a cinq pieds un pouce, ni plus, ni moins ; il se tient debout dans l’entrepont sans jamais craindre les bosses à la tête, à moins qu’il ne soit gris, ce qui ne lui arrive guère que deux fois par jour ; quand il marche, il figure à merveille une gabare au roulis avec ses larges flancs et son tranquille sillage ; à quelques pas de distance, on dirait un morceau de bois qui se promène entre quatre parenthèses, tant ses jambes sont arquées et tant il a donné à ses bras la courbure de ses jambes. Le plaisir et le bonheur sont incompris par Petit ; sa nature est une nature à part, jetée en holocauste à la douleur et à la fatigue depuis sa plus tendre enfance. Sa vie entière a été un combat à outrance contre les hommes et les éléments. Il est aujourd’hui, ainsi que Marchais, matelot de première classe ; il ne sera jamais que cela. Marchais sait lire ; lui, Petit, ne connaît pas seulement une lettre, et il rougirait, dit-il lui-même, si l’on pouvait croire qu’il est capable de signer son nom. Il est resté six ans mousse à bord de plusieurs navires marchands, puis il a été fait matelot de troisième classe, puis matelot de seconde classe, et il a conquis aujourd’hui son bâton de maréchal.

Petit n’a jamais eu de souliers que sur notre corvette et sous son grand et magnifique costume de matelot, lequel le gênait horriblement ; jamais il n’avait voulu qu’un rasoir effleurât ses joues et son menton, et personne n’a pu lui faire comprendre l’usage des gants. Sur Petit, les moustiques et les abeilles sont sans aiguillon, et d’autres insectes plus incommodes encore sans venin. Sa peau, tatouée de rousseurs, est un rude parchemin. La fluxion que vous croyez remarquer sur l’une ou l’autre de ses joues, ne provient que d’une énorme pincée de tabac, dont la privation serait pour lui un coup funeste à sa santé robuste, sans pourtant rien ôter à sa gaieté, si triste et si communicative à la fois. Petit était à bord plus aimé que Marchais, parce que dans l’amitié qu’on avait pour celui-ci se mêlait toujours un peu de crainte ; et puis Marchais était railleur et ne voulait pas être raillé, tandis que Petit riait le premier des lazzis et quolibets dont il était sans cesse poursuivi. L’un et l’autre, en temps de calme, se signalaient par leur paresse à l’épreuve des menaces et des coups ; mais quand le gros temps venait, quand il y avait péril à une manœuvre, oh ! alors, il fallait voir mes deux lurons, cramponnés à la pointe des mâts et des vergues, en butte au courroux des éléments, lutter contre eux de toute la force de leurs doigts crispés, recevoir avec une stoïque impassibilité les flots salés de la mer et les rapides ondées du ciel, qu’ils regardaient toujours comme les revenants-bons de leur métier de damné. Marchais, à la flèche d’un cacatois, avait l’air d’un vampire ; on eût dit, en voyant Petit sur un bout-dehors, une de ces figures grotesques et fantastiques dont Callot a peuplé son admirable Tentation de saint Antoine.

Marchais a eu jusqu’à six chemises dans son magnifique bagage ; plus, deux pantalons, trois gilets, deux paires de souliers, une casaque et cinq chaussettes. Petit, dans sa plus grande fortune, n’a possédé qu’une chemise et demie et un pantalon dépassant à peine le genou, un gilet à trois boutons au pectoral, une veste et une blague à tabac, plus des boucles d’oreille en laiton et une bague en cheveux : son trousseau de bord appartenant à l’État, il n’a jamais osé espérer, dans ses rêves d’ambition, qu’après la campagne on lui en fit généreusement cadeau.

Voilà, à peu près, nos deux hommes. Heureux les navires qui en possèdent de pareils à leur bord ! J’achèterais par bien des sacrifices le plaisir d’avoir aujourd’hui, auprès de moi, au moment où j’écris, ces deux étranges et braves compagnons de mes courses et de mes périls, auxquels j’aimais tant à les associer. Si jamais ces lignes leur sont lues, je suis bien sûr que les yeux de Petit et de Marchais se mouilleront de pleurs au souvenir de mon amitié pour eux, et qu’ils iront, s’ils le peuvent, au plus proche cabaret, boire au retour à la lumière de celui qui leur a fait si souvent oublier les tristes et douloureuses journées de notre longue campagne.

La nuit, quand la brise régulière laissait oisifs les bras des matelots, Marchais et Petit, sur le gaillard d’avant, présidaient le quart et égayaient la traversée. Petit racontait mieux que Marchais, probablement parce qu’il avait plus souffert, et l’habitude de narration était si bien prise par lui, qu’on eût dit un homme lisant à haute voix dans un livre.

Dans les lentes et paisibles soirées tropicales, j’aimais, après les travaux du jour, à faire une station à côté des matelots qui entouraient Petit, quand il racontait ses tribulations et ses misères, et les angoisses de la faim sur les hideux pontons de Portsmouth. Oh ! cela faisait pitié à entendre ! Cependant son récit était si naïvement coloré, qu’il l’achevait toujours au milieu de bruyants éclats de rire de son auditoire attentif. La laideur de l’historien avait un caractère à part : elle était singulière, mais non repoussante ; on regardait Petit avec étonnement, mais non avec dégoût, et l’on n’eut pas été surpris d’apprendre qu’il eût pu achever une conquête : les femmes sont si capricieuses !

Il fut un jour confronté avec un autre prisonnier, et l’on proclama, à la presque unanimité, sur le ponton, que la face de Petit était d’une encablure plus hideuse que celle de son compétiteur. Aussi eut-il d’abord à souffrir toutes les railleries, tous les sarcasmes, toutes les bourrades des appointés du lieu, d’autant plus intolérants qu’il y avait profit pour eux dans ces méchantes attaques.

Après une partie de jeu, Petit se trouva privé de ration complète pendant une semaine entière ; la ration était si faible, hélas ! pour les prisonniers, qu’à peine la plupart d’entre eux avaient-ils la force de ne pas mourir de faim. De sorte qu’un emprunt, même forcé sur les vivres, devenait impraticable. Dans une circonstance si critique, Petit eut recours à mille ruses, à mille stratagèmes presque toujours sans succès, aussi était-il fluet comme un bout-dehors, selon sa pittoresque expression.

Dans cette rude extrémité, notre héros trouva cependant encore le moyen de lutter victorieusement contre sa mauvaise fortune. Il vendit la doublure de son gilet, sa chemise, à part le col et le bout des manches, la semelle de ses souliers, qu’il remplaça par des fils carrés qui retenaient l’empeigne. Il trompa de la sorte la vigilance des inspecteurs qui, chaque dimanche, faisaient la visite du ponton, où la vente des effets était sévèrement punie. Petit vécut donc presque nu pendant les six mois les plus rudes de l’année, quand on le croyait vêtu assez chaudement ; car il ne retrouva aucune chance favorable pour reconquérir, au jeu, la partie de ses effets dont un de ses camarades s’était enrichi à ses dépens. Petit nageait comme un marsouin ; il disait que si l’on voulait lui servir sa ration sur l’eau, il s’engageait à ne pas aborder pendant quinze jours. Lui, huitième dans une embarcation qui n’avait pas pu embouquer le goulet de Toulon, il se vit forcé, avec tout l’équipage, de courir des bordées toute la nuit. En virant de bord, le canot chavira : voilà nos pauvres matelots jouant des pieds et des mains contre les lames violentes qui les couvraient ; la brise venait de terre. Petit mit le cap sur les îles d’Hyères, les voilà en route. Le trajet était long et difficile ; mais l’intrépide nageur comptait sur ses forces, et tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, et après cinq heures d’une lutte incroyable, il arriva à terre et se traîna douloureusement sur la grève vers une batterie où brillait quelque lumière.

Qui vive ? lui cria la sentinelle. Petit veut répondre, mais les force, lui manquent, sa voix meurt sur ses lèvres. Qui vive ? cria-t-on une seconde fois, puis une troisième. Petit lève la main, fait un geste d’amis et s’avance faible et déchiré. Un coup part, la balle siffle et Petit tombe la cuisse percée d’une balle. Mais ce qu’il y a de plus drôle dans l’affaire, disait Petit, en racontant sa déplorable aventure, c’est que le scélérat de phoque qui me visa si bien était un cousin à moi, que, par mes protections, j’avais fait engager dans les gardes-côtes. Gredin ! lui dis-je, tu gardes bien les côtes, mais tu brises mieux les cuisses.

Pauvre matelot, que Dieu te donne une vieillesse tranquille, et que le ciel te dédommage de tant de misères et de douleurs !

Les histoires de Marchais étaient toujours à l’encre rouge. Des pugilats, des duels, des batailles rangées, des bouteilles cassées sur des crânes ouverts, des rixes sanglantes de cabarets, des mêlées tumultueuses dans les cachots, il ne sortait pas de là ; mais alors aussi son style avait de la chaleur, de l’entraînement : on eût dit toujours le héros de la lutte et non le narrateur de l’action. Mais ce qu’il y avait de particulier dans le caractère de Marchais, c’est qu’il ne mentait jamais, et qu’il racontait ses défaites avec autant de franchise que ses prouesses. Quant à Petit, ses récits avaient toujours une teinte religieuse ; mais sa religion était un culte bizarre, une dévotion incomplète, mêlée d’ignorance, d’humilité et de raillerie. On voyait que les principes étaient purs, mais on sentait le tort que le monde où il s’était trouvé jeté lui avait fait. Tantôt ses prières s’adressaient au ciel, tantôt à l’enfer ; aujourd’hui c’était à saint François, ou à saint Laurent, il invoquait demain Belzébuth ou Lucifer. La prière, pour lui, était une affaire d’habitude, prière sans réflexion, sans foi, sans piété ; il priait, parce qu’il se souvenait peut-être qu’auprès de son berceau (hélas ! Petit a-t-il jamais eu un berceau ?), il avait vu sa mère à genoux, les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel.

Avant de le quitter, et puisque je n’aurai que peu d’occasions de vous parler de mon honnête et malheureux matelot, je veux vous dire une des mille anecdotes qu’il nous raconta. Je l’ai écrite sous sa dictée.

« C’était sur la côte de Bretagne, où je vivais en compagnie de mon brave homme de père, qui avait alors cinquante-quatre ans, vu que l’année suivante il en eut cinquante-cinq, dont sa femme en possédait trente-sept et quelques mois. Notre existence était en calme plat comme celle des huîtres du rivage, que nous vendions très-bien, mais que nous mangions fort peu, car nous n’avions aucune espèce de liquide pour les arroser, ce qui était embêtant tout de même. Chaque jour, père et moi, nous démarrions le sabot et nous allions au large, la ligne ou la fouine à la main, nous occuper de la pêche. Un soir que les hameçons avaient fait bonne prise, voilà que la brise souffle plus fort que de coutume et que nous étions pas mal imbibés. Petit à petit elle grandit à faire plier le pouce, à décorner des bœufs ; elle gronde, elle menace, elle pèse sur nous, et votre serviteur ! Nous nous crûmes f…… foi de matelot, à trente-six. Moi, je pensais à ma pauvre mère, que je ne comptais plus embrasser ; lui, le patron, pensait au ciel, qui était vêtu de nuages noirs comme l’âme de Marchais. » (Marchais, qui écoutait, lui détacha aussitôt un violent coup de pied quelque part.) Petit continua : Tout à coup, une lame énorme nous prend de bout en bout et nous enlève ; elle nous quitte et nous retombons encore sur la quille. Oh ! ma foi, c’était un miracle ; et si jamais j’ai cru à Jésus, c’est bien cette nuit-là. Papa se jeta à genoux : Sainte Vierge ! dit-il, tire-nous d’ici, et je te promets pour demain un cierge gros comme un beaupré de soixante-quatorze. — Papa, papa, lui dis-je, tu promets beaucoup : un beaupré, c’est pas un fil carré. — Tais-toi donc, bêta ! me répliqua mon finot de père ; quand la sainte Vierge nous aura sauvés, je ne lui donnerai pas un cierge plus gros que le petit doigt. Et le lendemain nous avalions tranquillement une friture de goujons, et le surlendemain père pensa à son vœu, et le cher homme est mort en y pensant encore.

« moralité.

« Vous voyez, chiens de matelots, qu’il est toujours bon, dans un moment de péril, de faire des vœux à la sainte Vierge. »