Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/05

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 47-57).

V

DE L’ÉQUATEUR AU BRESIL.

Couchers du soleil. — Rio-Janeiro.

Nous venons de sillonner l’Atlantique de l’est à l’ouest, et la monotonie de notre navigation ne s’est trouvée interrompue que par quelques-uns de ces incidents auxquels les navires ne peuvent échapper dans une route longue et tracée. Des grains, des trombes, des rafales des calmes, et puis le rapide passage des baleines voyageuses qui se promènent dans leur vaste empire ; l’élégant damier voltigeant sans cesse sur la tête de l’équipage attentif et le stupide fou, qui venait se poser sur une vergue et se laissait bêtement abattre, comme si la vie lui était à charge ; et puis encore l’albatros, nommé poétiquement l’oiseau des tempêtes et mouton du Cap ; maintenant, à votre zénith, et plus rapide que la flèche, se perdant bientôt après à l’horizon, et se jouant avec la vague écumeuse, la frappant de son aile robuste, comme pour insulter à son impuissante rage, et s’élevant d’un seul bond jusqu’aux régions de la foudre, dont il se plaît à entendre le terrible roulement, le goëland, adroit pêcheur, planant immobile au plus haut des airs et tombant comme un plomb pour saisir sa nourriture, nageant entre deux eaux ; et puis encore les myriades de marsouins chassant devant eux les innombrables légions de poissons volants, qui viennent s’abattre sur les porte-haubans du navire ; et les élégantes frégates, orientées toujours selon le vent ; et les méduses phosphorescentes qui éclairent l’espace, et les mollusques si variés, si curieux, qu’on prendrait tantôt pour des insectes ailés, et tantôt pour des grappes de raisin, où des bouquets de fleurs. Rien n’est perdu pour l’observateur dans cette traversée heureuse, les études sont sans périls et sans fatigues : pas une heure n’est lente pour qui veut voir et pour qui sait tenir un pinceau ou une plume. Mais, ce qui fait fortement battre le cœur dans la poitrine, ce qui surtout fait vibrer l’âme, et qui révèle la présence du Dieu de l’univers, ce sont ces admirables couchers de soleil, après une journée ardente.

Là-bas, là-bas, dans un océan de feu, sur un ciel de feu, brillent, d’un jet à blesser la vue, les contours bizarres des nuages, se dessinant sous les formes les plus fantastiques ; ce sont des montagnes avec leurs crêtes arides, leurs volcans ouverts et en activité, sillonnés par des torrents de laves, s’effaçant et renaissant comme un jeu d’optique qu’on admire sans le comprendre ? ce sont des armées ennemies qui se ruent, turbulentes, les unes contre les autres, et font jaillir au loin mille millions d’étincelles dans leur terrible choc ; ce sont des plaines à perte de vue, des champs de blé nourrissant la flamme sans l’assouvir ; ce sont des villes immenses avec leurs dômes, leurs clochers, leurs minarets, leurs tours, leurs citadelles, et tout cela bâti sur le feu, avec du feu ; ce sont des charbons ardents au sommet ; partout le ciel et l’enfer, partout un brasier immense dans lequel le navire va bientôt s’engouffrer.

Oh ! oui, je vous l’atteste, un beau coucher de soleil sur un ciel tropical est le plus imposant, le plus majestueux spectacle dont l’homme puisse jouir. Tempêtes, ouragans, calmes, naufrages, la mémoire peut tout oublier, personne n’oubliera un beau coucher du soleil sous la zone torride ; car, si toutes les tempêtes offrent le même chaos, si tous les calmes ont la même tranquillité, nul coucher du soleil ne ressemble à celui de la veille, nul ne ressemble à celui du lendemain. Dieu est là, grand, incommensurable, éternel.

Cent fois, à coup sûr, les premiers navigateurs qui sont allés à la recherche de ce nouveau monde, si hardiment deviné par Colomb, ont dû se croire arrivés au terme de leurs courses à l’aspect de ces puissants phénomènes devant lesquels l’âme tombe en adoration. Comme eux aussi, nous avons souvent crié terre ! mais une heure après que le soleil s’était plongé dans les flots, l’illusion s’effaçait, l’horizon devenait une réalité, et nous nous retrouvions désenchantés entre le ciel et l’eau, attendant une brise plus vigoureuse qui vint offrir un nouvel aliment à notre curiosité. Cependant si le point est exact, si les courants ne nous ont pas drossés, nous devons, ce matin, voir devant nous la terre découverte par le Portugais Cabral…

La voilà, en effet. Terre ! crie la vigie à cheval sur le beaupré, terre de l’avant ! Chacun est sur le pont, l’œil à sa longue-vue et interrogeant l’horizon ; la corvette fend les flots, et le point signalé s’élargit, montre sa forme tranchée, se dessine bientôt, et les heures de langueur et d’ennuis s’effacent dans ce premier moment de joie et d’ivresse. Le cap Frio a levé la tête, comme pour nous indiquer la route de Rio, derrière lui, la terre que nous longeons à l’aide seulement de peu de voiles, est unie basse, sans aspérités, couverte d’une végétation vierge et gigantesque. Autour du bord, voltigent quelques oiseaux de terre, dont les ailes faibles et paresseuses n’osent pas s’éloigner du rivage. Ce sont toujours là des visiteurs bien reçus, bien fêtés, car ils apportent de bonnes nouvelles, du calme, du repos.

Pendant la nuit, nous avons viré de bord, malgré le présage d’un ciel protecteur ; et, au lever de l’aurore nous mettions le cap sur Rio-Janeiro, cité royale où nous laisserons bientôt tomber l’ancre pour la seconde fois.

Je dessine la côte : elle est partout d’une richesse merveilleuse, et je mets la dévotion du zèle à en reproduire le plus fidèlement possible les contours bizarres et variés. L’entrée nous est signalée par deux petites îles, dont l’une s’appelle île Ronde, sans doute parce qu’elle est carrée, et entre lesquelles tout navire peut hardiment prendre passage. Voici le pain de sucre, rapide, aigu, sans verdure ; c’est le pied d’un géant qui doit servir de point de mire aux navigateurs. La tête est là-bas, à l’ouest de la rade ; tête bien dessinée avec son front découvert, sa chevelure, vaste forêt ; son œil, grotte humide : son nez, pic osseux, et son menton déprimé : puis vient le cou figuré par une large vallée, puis les pectoraux dominant une roche taillée en forme d’épaule et de bras, puis l’abdomen, puis la cuisse, le genou, la jambe et enfin le pain de sucre, dessinant le pied : c’est un véritable géant couché sur le dos, plus ou moins allongé, selon la position du navire, mais toujours taillé comme l’eût fait un statuaire. Je ne saurais trop recommander aux capitaines la vue si heureuse et si singulière de cette chaîne de montagnes, afin qu’ils ne puissent pas manquer l’entrée de l’immense rade que le pied du géant leur indique d’une manière exacte et précise, mieux encore que ne le ferait un phare.

La joie est sur tous les visages, l’avidité dans tous les regards ; chacun est debout, curieux, attentif, excepté Petit et Marchais, assis sur la drôme et levant les épaules de pitié, à notre impatience et à nos cris d’admiration. Des nuées de papillons de mille couleurs se jouent parmi les cordages, luttent entre eux de variété, de coquetterie, résistent à la brise de mer qui les repousse, et pénètrent avec nous dans le golfe où ils viennent d’éclore. Ces nouveaux hôtes sont respectés comme les riches oiseaux de la veille, et nous saluons enfin, bord contre bord, cette terre du Brésil, dans laquelle l’Atlantique s’est ouvert un passage comme pour donner asile aux navires qu’elle vient de tourmenter.

Le goulet est bientôt franchi ; nous entrons dans la rade : quel ravissant spectacle ! Ni la superbe Gênes avec ses palais de marbre et ses jardins suspendus ; ni la riante Naples avec ses eaux limpides, son Vésuve et ses villas si fraîches ; ni Venise la riche avec son architecture mauresque, ses coupoles et ses ciselures ; ni même le Bosphore avec ses immenses dômes, ses kiosques et ses minarets jusqu’aux nues, n’offrent à l’œil étonné un plus magnifique panorama. À droite, à gauche, devant nous, derrière nous, une nature puissante étale ses coquettes richesses de toute l’année, des arbres d’une hauteur surprenante, des îles joyeuses, semées pour ainsi dire dans toute l’étendue de cette masse d’eau limpide sur laquelle passent et repassent des myriades de papillons voyageurs, gris, jaunes, rouges, diaprés ; un ciel plus haut, peuplé de perroquets, criards et d’élégantes perruches, de goëlands et d’essaims nombreux et craintifs d’oiseaux-mouches, qu’on prendrait pour des abeilles s’ils n’étaient trahis par l’or, les émeraudes et les rubis de leur plumage ; et puis des anses dominées par des églises à l’architecture bizarre ; de délicieuses habitations éparses çà et là, à demi voilées en quelque sorte par des plantations de palmistes et les larges parasols des bananiers ; et puis encore des milliers de pirogues, allant d’une praya à l’autre, lancées à l’aide de la courte pagaie du nègre esclave, qui hurle son chant national pour se donner du courage : vous voyez encore là une immense forêt de mâts et de pavillons de tous les pays du monde, une ville grande et belle, un superbe aqueduc qui la domine et l’alimente ; dans le lointain, posées là comme une barrière puissante aux envahissements de l’Atlantique, les montagnes des Orgues avec leurs aiguilles si aiguës et si régulières, qu’on les dirait taillées par la main des hommes. Oh ! tout cela est magnifique, imposant, radieux, tout cela ne peut se décrire, c’est assez de l’admirer.

À peine est-on arrivé dans un pays nouveau que l’on veut tout voir, tout étudier, tout connaître, les fleuves et leurs richesses cachées, la terre et ses trésors, les hommes et leurs mœurs. On craint de manquer d’air ou de courage, ou de patience : les heures volent si vite dans l’étude et la méditation.

Voici donc le Brésil, terre féconde parmi les plus fécondes du globe ; on dirait une nature à part, une nature privilégiée. Pour s’enrichir, la cupidité n’a qu’à fouiller le sol ; pour vivre l’homme n’a qu’à respirer, car la brise de mer, qui souffle le matin, vous donne des forces contre la chaleur du jour ; et le vent de terre, qui a traversé les hautes montagnes de l’intérieur, vous fait vite oublier le soir la température d’une zone écrasante.

Ici nagent trop de poissons dans les rivières, trop d’oiseaux volent à l’air, trop de fruits pèsent sur les arbres, trop d’insectes glissent sous l’herbe. Ici les montagnes cachent des pierres précieuses, les ruisseaux roulent des paillettes d’or et des diamants aussi beaux que ceux de Golconde. Au Brésil, point de ces maladies épidémiques ou contagieuses qui déciment les populations, et dont le souvenir seul est un fléau.

Si vous aimez une vie indolente et tranquille, si pour vous le repos est le bonheur, suspendez votre hamac aux troncs écaillés des palmistes, ou cherchez une douce habitation près de la plage frappée par le flot paresseux ; mais si vous craignez la monotonie des plaisirs exempts de péripéties, restez chez vous, vieillissez chez vous ; car, au Brésil, chaque matin de la veille ressemble au matin du lendemain ; et vous croiriez que le nuage qui passe aujourd’hui sur votre tête est le nuage qui est venu hier vous protéger de son ombre ou vous rafraîchir de sa rosée.

Au Brésil, on dirait que cette nature forte et vigoureuse qui pèse sur le sol est la même depuis des siècles et qu’elle ne se renouvelle jamais. Elle est verte, diaprée, riante : c’est une richesse de tons à décourager toute palette ; c’est un parfum suave ; c’est un silence mystérieux qui pénètre l’âme et la pousse à la rêverie ; c’est une quiétude qui repose sans énerver ; c’est un demi-rêve, un demi-réveil ; on sent glisser doucement la vie sur les pores, on aspire l’air, on se laisse mollement aller au repos du sommeil, comme si le jour devenait de la fatigue, et l’on s’assoupit aux sifflements et aux cris aigus des insectes et des colibris, comme à un céleste concert qui ne meurt que longtemps après que le soleil s’est couché sous l’horizon.

Je vous ai parlé, je crois, de l’aqueduc qui, partant du pied vierge du Corcovado, descend et serpente de colline en colline, garde fraîche et limpide la source qu’il a reçue à sa naissance, et alimente toute la ville. Cet aqueduc aura aujourd’hui ma première visite, et je vais le suivre dans toutes ses sinuosités.

De loin, on dirait un ouvrage des Romains aux temps de leur grandeur ; mais, en se dépouillant de toute prévention, on n’y voit qu’un travail de patience et d’utilité publique le courant d’eau arrive à une colline voisine, à l’aide d’un double aqueduc où l’on compte quarante-deux arcades à l’étage supérieur, et qui offre un aspect assez monumental. Du pied du couvent de Sainte-Thérèse, jusqu’aux flancs déblayés du Corcovado, c’est un mur de briques et de grosses pierres bien cimentées, long d’une lieue et demie, haut de quatre à cinq pieds, lié par une voûte à un autre mur parallèle, le tout servant de rigole au courant d’eau. De temps à autre, de petits jours carrés sont pratiqués sur les parois, et à chaque cent pas de distance un petit bassin latéral, où l’eau tombe par un tuyau de plomb, a été creusé pour les besoins des piétons et des voyageurs. Pour qui s’est fait une juste idée des mœurs paresseuses des Brésiliens, cet aqueduc est une œuvre grandiose qui fait l’éloge du prince sous lequel il a été bâti.

Après deux heures de marche à travers les sites les plus bizarres et les plus pittoresques, j’atteignis l’extrémité de la bâtisse, et je me reposai quelques instants sous un magnifique berthollettia ombrageant la nappe d’eau qui, s’échappant de la végétation puissante où elle était prisonnière, coule en liberté sur un tuf dur et poli, où les curieux ont l’habitude de faire halte avant de gravir le Corcovado. Le paysage offre ici, plus encore que partout ailleurs, un de ces panoramas fantastiques que Claude Lorrain avait soupçonnés, mais que Martin, ce peintre de l’espace, a si admirablement poétisés.

Au Brésil, il ne faut point aimer les arts, si l’on ne veut à chaque instant être dévoré des regrets de sa propre impuissance. Gudin, Isabey, Roqueplan, Dupré, Cabat, briseraient leur palette de honte et de désespoir.

La journée était avancée, et, au lieu de m’enfoncer dans cette masse informe et compacte de verdure qui me dominait, je me décidai à renvoyer au lendemain la course instructive que j’avais projetée, et, descendant de coteau en coteau, je repris la direction de la ville à travers champs et plantations de caféiers, de bananiers et d’orangers. Je vous l’ai dit, le Brésil est un immense jardin.

À peine avais-je marché pendant une demi-heure, que je me trouvai comme enfermé dans un enclos, au milieu duquel était bâtie une petite maisonnette peinte en vert, et entourée d’un treillage au travers duquel serpentaient des fleurs, riches de couleurs éblouissantes. J’avais soif : je m’avançai vers la porte d’entrée, et j’appelai ; personne ne me répondant, je supposai que le maître de l’habitation serait assez poli pour me pardonner mon indiscrétion : je mis le doigt sur le loquet et j’ouvris.

Quel ne fut pas mon étonnement ! Un magnifique portrait à l’huile enrichi d’un beau cadre arrêta mes regards. C’était celui d’un général français, dont l’uniforme était décoré de crachats, de la croix d’honneur et de plusieurs ordres étrangers ; à sa main droite était une lettre cachetée ; sur une table, près de lui, on voyait le plan d’une ville de guerre, d’un port. La figure du vétéran se dessinait fière et calme sur un large rideau de soie verte. L’œil interrogeait, le front méditait, et la légère contraction qui faisait baisser les deux coins de la bouche annonçait le dédain mêlé à un peu de colère. Dans le lointain pointait la cime vaporeuse de quelques mâts pavoisés.

J’allais appeler encore, quand un vieillard appuyé sur sa bêche et arrivant du dehors me frappa sur l’épaule.

— Que voulez-vous ?…

— Eh quoi ! des paroles françaises !

— À la bonne heure, vous êtes Français aussi ?

— Et vous ?…

— Tête, bras et cœur à la France.

— Quel est ce portrait ?

— Ce portrait est celui d’un général lâchement calomnié ; il a été aide-de-camp de l’Empereur et gouverneur dans les deux hémisphères… Il fut le probe défenseur d’une ville opulente confiée à la garde de son honneur et de sa fidèle épée, que vous voyez là, rouillée, inutile. Ce portrait, gage d’amitié de Napoléon, est celui d’un homme qui a voulu vivre pour protéger la mémoire de l’Empereur ; c’est le général Hogendorp, c’est moi !…

Je serrai fortement la main du soldat et m’assis près de lui sur un canapé d’osier. Dieu que l’exil change les hommes ! Les yeux du brave défenseur de Hambourg étaient à demi éteints ; de profondes rides sillonnaient son front et ses joues amaigries, ses cheveux étaient rares, son teint hâve, brûlé. Le malheur n’avait rien épargné, ni l’âme, ni le corps ; il y avait de la misère dans cette haute charpente qui s’était roidie contre tant d’orages, mais une misère noble et dignement supportée. Hogendorp était une de ces ruines graves et solennelles devant lesquelles on ne s’arrête que le front découvert.

Nous gardâmes quelques instants le silence ; lui pour savoir qui j’étais, moi, pour attendre quelque nouvelle confidence. Cependant, afin de chasser de sa mémoire les douloureuses idées qui semblaient le poursuivre, je lui dis mon nom, la mission dont j’étais chargé, l’heureux hasard qui m’avait conduit chez lui, et je lui demandai un verre d’eau.

— Et de vin aussi, monsieur, si vous voulez ; je suis maintenant marchand de vin d’oranges, et charbonnier. Ils ont dit là-bas que j’avais volé une banque, et à peine ai-je pu solder mon passage jusqu’au Brésil ; ils ont publié que je possédais en ce pays des plantations immenses et que je commandais à trois cents nègres, Zinga est mon seul domestique ; si vous faites cinquante pas autour de cette maison, bâtie par moi, vous aurez parcouru tout mon domaine ; si j’ai sur mes épaules une blouse à peu près neuve, c’est que je l’ai achetée avec le prix du vin d’oranges que je fabrique ; si j’ai des souliers à mes pieds, c’est que j’apporte du charbon à la ville et que le commerce est l’échange du superflu contre le nécessaire… Demandez-moi donc, monsieur, du mauvais vin, des oranges, des bananes, mais ne me demandez pas de pain, le général français n’en a pas aujourd’hui.

Le pauvre exilé avait lu dans mes regards tout l’intérêt qu’il m’inspirait, et m’en remercia comme d’un bienfait.

— Vous reverrai-je, monsieur ?

— Oui.

— Consentirez-vous à jeter un coup d’œil sur les mémoires que j’écris ?

— De toute mon âme.

— Je vous les confierai, monsieur ; votre nom est une garantie de probité, et, de retour en France, vous les publierez si vous le jugez convenable. Ce que je veux qu’on sache avant tout, c’est que je suis pauvre, malheureux, exilé, près de la tombe ; mais que je renaîtrais fort et jeune si mon pays avait encore besoin de moi. Adieu, monsieur.

— Non, général, au revoir.

— Au revoir donc, n’oubliez pas votre promesse, je vous attends. Le jour baisse, voici mon nègre, mon brave Zinga, le seul compagnon de ma vie solitaire. Je ne puis vous offrir un hamac ; suivez vite ce sentier ; et doublez le pas, car des esclaves pourraient vous arrêter s’ils vous rencontraient loin de la ville.

La nuit me surprit en route ; nuit étoilée, rafraîchissante, harmonieuse surtout par son silence et ses parfums, réveillée à de courts intervalles par les soupirs à demi voilés de quelques oiseaux de nuit, et le bruissement régulier de la vague qui venait expirer sur le bord.

Il était près d’une heure quand j’arrivai au débarcadère, où nulle pirogue ne stationnait. J’allais m’acheminer vers la rue do Ouvidor pour y chercher un asile, quand la voix glapissante d’un esclave arrêta mes pas. Le malheureux portait dans une petite corbeille une vingtaine de gâteaux ; seul et debout à côté de la fontaine élevée en face du Palais-Royal, il poussait vainement son cri, perdu dans le silence. Je m’approchai de lui :

— Que vends-tu là ?

— Des gâteaux. Oh ! je serais bien reconnaissant si vous vouliez m’en acheter quatre.

— Pourquoi quatre ?

— Parce que si je n’en vends pas quatre encore, je recevrai en rentrant vingt-cinq coups de chicote.

— Mais il est bien tard, et personne ne t’achètera de gâteaux à cette heure-ci.

— Vous êtes compatissant, vous m’en achèterez.

— Et si j’achetais tout ce que tu as là ?

— Alors, j’aurais trois jours de grâce et je prierais le bon Dieu pour vous.

— Tiens, prie le bon Dieu pour toi ; mange ces gâteaux, et dis à ton maître que tu les as vendus.

Le pauvre esclave allait vivre trois jours entiers sans craindre le fouet.

Avant de frapper à la porte de l’Hôtel-de-France, où je comptais passer la nuit, je me retournai, et j’aperçus dans les ténèbres un objet qui, pareil à un fantôme, semblait suivre mes pas.

— Qui va là ? m’écriai-je d’une voix forte.

— C’est moi, bon maître, me répondit-on, c’est moi ; je vous ai suivi, en mangeant les gâteaux : les nègres marrons auraient pu vous attaquer ; ils m’auraient tué avant vous.

Et l’on croit qu’il n’y a pas d’égoïsme dans la bienfaisance !…

J’invite les voyageurs sans asile, la nuit, à Rio-Janeiro, à se promener le long de la plage ou dans la rue Droite plutôt que d’entrer à l’Hôtel-de-France. On m’y offrit pour lit un canapé rude, étroit, sale, dans une vaste pièce, sans papier, sans rideaux, sans moustiquaire, où d’autres canapés attendaient de nouveaux piétons égarés. Grâce à mon apparence aisée et à mes vêtements assez confortables, on jeta sur ma couche une large nappe timbrée des sauces de la journée, et après un salut très-respectueux on me souhaita une bonne nuit. J’eus tout le loisir de penser au général Hogendorp.

Le lendemain, bien fatigué, bien meurtri de cette nuit d’auberge brésilienne, je retournai à bord pour être témoin d’une ridicule cérémonie. Quelques instants après avoir mouillé dans la rade, un de nos officiers s’était rendu à terre pour traiter du salut. « Je tirerai sept, neuf, onze ou vingt et un coups de canon pour vous saluer, mais à condition que vous me rendrez ma politesse coup pour coup. » C’est comme si l’on disait, en entrant dans un salon : « Monsieur, je me courberai jusqu’à telle distance du parquet, si vous me promettez d’en faire autant. » L’usage a consacré des formalités bien frivoles.

Quoi qu’il en soit, nous saluâmes de vingt et un coups de canon les forts, la cité royale ; mais un de nos matelots nommé Merlino, passant sur les porte-haubans en face d’une caronade, fut atteint par une forte gargousse et jeté à l’eau tout mutilé, à demi-mort. À l’instant, deux de ses camarades, Astier et Petit, s’élancèrent dans la mer ; le premier, plus leste que son compagnon, saisit Merlino par les cheveux et le ramena à bord ; l’autre, désespéré d’avoir été prévenu, se donnait de grands coups de poing sur la face et s’adressait à lui-même les épithètes les plus énergiques. Quant à Merlino, couché dans la batterie, il faisait entendre les plus douloureux gémissements. Quelques heures après, il avait cessé de vivre ; Astier et Petit burent le soir au repos de son âme. Les dernières paroles de Merlino avaient été une invitation à l’agent-comptable de donner une piastre à chacun des deux généreux matelots.

Le lendemain, j’allai chez quelques personnes pour lesquelles j’avais des lettres de recommandation, et je parlai du genéral Hogendorp. Quel noble cœur ! Quel brave soldat ! Quel courage et quelle résignation dans l’infortune ! disaient tous les Français.

— C’est un fou et un sot, ajouta un noble brésilien.

— Comment cela ?

— Croiriez-vous, monsieur, qu’on lui a offert un bel emploi dans les armées de notre gracieux souverain, et qu’il a refusé sous le ridicule prétexte que les deux royaumes pouvant un jour être en guerre, il se verrait forcé de manquer à la reconnaissance ou de tirer l’épée contre son pays ?

— En effet, répliquai-je en haussant les épaules ; c’est un sot et un fou que monsieur ne comprendra jamais.

De la maison de M. Durand, où avait eu lieu cette conversation, je me rendis à la chapelle royale pour admirer ce chef-d’œuvre dont les Brésiliens ne parlent qu’avec un ridicule enthousiasme. De l’or à la nef, de l’or aux corniches, aux pilastres, au dôme, aux chapiteaux, aux autels, de l’or et des pierreries partout, partout des topazes, des rubis, des diamants, partout d’immenses richesses dans le temple d’un Dieu de pauvreté. Il n’y a point de chaises dans cette église. Les hommes se tiennent constamment debout ou à genoux, et les femmes, même les plus élégantes, sont à genoux ou accroupies à terre sur les talons. À chaque côté du maître-autel de la chapelle royale sont deux vastes loges d’où le souverain, les princes et les grands dignitaires assistent aux offices divins. Ce jour-là il y avait grande fête, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que j’arrivai au centre de l’église. La musique avait quelque chose de grave et de solennel à la fois, et les chants les plus harmonieux visitaient tous les échos de la nef… Tout-à-coup de douces voix féminines retentissent, la musique s’est faite en un instant coquette et mondaine ; on écoute comme l’on écoute dans un concert. Toutes les têtes font face au chœur ; de sa place, le prince royal bat la mesure et semble prêt à applaudir ; les princesses le félicitent des yeux et de la main ; peu s’en faut que des bravos n’éclatent dans le saint temple.

La musique de cette messe était de Don Pedro lui-même ; les femmes qui chantaient… c’étaient des castrats. L’un d’eux avait à la boutonnière la croix du Christ.

Je sortis de la chapelle royale comme on sort d’un bal.

L’Espagne et le Portugal sont frères pour les cérémonies religieuses ; il y a chez les deux nations un mélange de dévotion et de fanatisme, le même culte fervent pour des niaiseries, une même confiance dans quiconque est revêtu de l’habit de prêtre, de quêteur, de moine, de capucin, de pèlerin ou de chartreux. Si l’histoire n’était pas là pour l’instruction des peuples, on croirait qu’à Madrid, à Lisbonne et à Rio surtout, la religion a ses plus dignes apôtres, la foi, ses plus intrépides défenseurs. Je vois là, au pied du maître-autel de cette magnifique chapelle royale, une trentaine de prêtres tout couverts d’or, de soie et de dentelles ; ils s’agenouillent à un signal convenu, ils baisent la terre périodiquement de leur lèvres rosées, l’église retentit des coups de poing dont ils se frappent la poitrine… Maintenant, voyez-les dans la rue, courant et papillonnant comme s’ils étaient las du rôle qu’ils viennent de jouer, comme s’ils voulaient se venger de la retenue qui leur a été imposée !

Au Brésil, un moine ou un prêtre a toujours dix-huit ans.