Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/06

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 58-71).

VI

RIO-JANEIRO.

Le Corcovado. — Le Négrier.

Je veux aujourd’hui bien employer les heures au profit de mon cœur et de ma curiosité. Le général Hogendorp m’attend peut-être ; je lui ai promis quelques provisions. Le ciel est pur et embaumé, une brise fraîche et rapide chasse devant elle les nuages arrondis comme des flocons de neige. Un nègre est là, à mon service ; un nègre aux robustes épaules, à l’allure intrépide, et pourtant au regard esclave, car il sait qu’il est à moi jusqu’à minuit, qu’on me l’a vendu, loué pour quelques pièces de monnaie. Il n’ignore pas que, s’il refuse de m’obéir, demain son corps, à une plainte de ma bouche, sera zébré de cinquante coups de lanière noueuse. Son maître et moi avons conclu le traité, il m’a cédé sa marchandise, je puis en disposer.

Oh ! l’esclave noir ne sera pas frappé demain, car je sais, moi, qu’un noir est un homme.

— Peux-tu porter aisément ce paquet ? lui dis-je avec bonté.

— Moi ! dix comme ça.

— Alors tu ne te plaindras pas si j’en place deux sur ton dos.

— Moi me plaindre jamais ! si moi me plaindre une seule petite fois, moi recevoir cinquante coups de rotin.

— Je n’ai jamais fait donner de coups de rotin à un esclave.

— Vous pas dire vrai.

— Si.


Vente de nègres.

— Alors vous pas Brésilien ?

— Non.

— Tant mieux.

Nous nous mîmes en route et longeâmes l’aqueduc. Mon noir bondissait plutôt qu’il ne courait : sa poitrine large, haletante, brillait et ruisselait sous les premières atteintes du soleil levant, et ses muscles fortement dessinés accusaient une nature puissante et vigoureuse. À mesure que nous perdions de vue les derniers édifices de la ville, mon noir soufflait plus à l’aise, sa démarche prenait un caractère d’indépendance tout à fait en harmonie avec cette végétation tropicale qui nous protégeait de ses vastes parasols, et l’on eût dit qu’il germait de généreuses pensées de liberté dans l’âme de cet homme abruti sous le fouet.

— Pourquoi ne chantes-tu pas ? lui dis-je.

— Notre maître veut rire.

— Non, chante.

Je chante dans moi, mais pas en dehors, maître nous l’a défendu ; lui vouloir que nous jamais penser au pays.

— Moi, je te le permets. D’où es-tu ?

— D’Angole.

— Y a-t-il longtemps que tu es au Brésil ?

— Longtemps, bien longtemps.

— Quel àge as-tu ?

— Vingt-deux ans.

— Voudrais-tu retourner à Angole ?

— Trop loin ; moi pas nager jusque-là.

— T’es-tu vendu volontairement ?

— Point ; c’est père à moi.

— Très-cher ?

— Oui, un baril d’eau-de-vie tout plein.

— Avais-tu une sœur, un frère ?

— Oui, une sœur, vendue avec moi pour dix aunes d’étoffe bleue.

— Où est ta sœur ?

— Sur les nuages.

— Comment cela ?

— Je l’ai étranglée en arrivant.

Et Zaé, mon nègre, s’arrêta tout court ; ses yeux rouges étaient immobiles, ses dents craquaient et ses doigts se crispaient convulsivement.

— Tu as étranglé ta sœur, m’as-tu dit ; pourquoi ?

— Je l’aimais, nous allions nous marier ; car frère et sœur se marient à Angole. Quand nous arrivâmes au Brésil, on nous sépara. Moi vendu à un homme riche, elle à un moine… Un jour, moi la trouvai à la fontaine, et je vis sur son dos des marques de coups de chicote qu’on lui avait donnés la veille. Moi lui serrai la main et lui demandai si elle était heureuse ; elle me montra ses épaules déchirées. — Demain tu ne souffriras plus. — Le lendemain j’attendis au coin de la rue d’Alfandéga maître à ma sœur. Quatre autres prêtres l’accompagnaient. Moi pas assez fort pour les tuer ; aussi j’entrai dans la maison… et sœur à moi ne souffrit plus.

— Mais c’est un meurtre que tu as commis là, et que je peux dénoncer.

— Ça m’est égal, j’irai rejoindre ma sœur.

Je rassurai l’esclave, et lui fis jurer, avant d’aller plus loin, qu’il ne s’échapperait pas lorsque nous serions arrivés au Corcovado.

— Je le jure, me dit-il en faisant un grand effort sur lui-même ; mais je voulais m’en aller marron ; la chicote de mon maître est trop dure.

— Ainsi tu ne t’échapperas pas ?

— Non.

Je trouvai le général Hogendorp souffrant, alité ; une fièvre ardente le dévorait, et il n’avait que son fidèle Zinga pour veiller à ses besoins et sur sa vie.

— C’est bien, me dit-il, vous avez pensé au pauvre exilé, vous lui avez apporté quelques provisions et les consolations de l’amitié ; que le Ciel vous en récompense !

— Je vous promets de nouvelles visites, général ; aujourd’hui je ne viens chez vous que comme un oiseau de passage. Le Corcovado est là sur notre tête, je vais le gravir pour faire connaissance avec vos forêts vierges qu’on dit si imposantes.

— C’est un spectacle magique, poursuivit le général ; cela se voit, s’étudie, s’admire ; cela ne se décrit pas.

— J’essaierai.

— À propos, prenez garde aux nègres marrons ; ils sont nombreux sur le Corcovado, audacieux surtout. Mais vous avez de bons pistolets, sans doute, faites-les-leur voir ; ils ont grand peur des armes à feu ; le bruit les épouvante plus que la mort. Si j’avais un peu plus de force, je vous accompagnerais ; nous plongerions nos regards vers cet horizon oriental derrière lequel est une patrie absente ; et peut-être quelque douce émanation du pays natal raviverait-elle mon énergie prête à s’éteindre. Allez donc seul, mon ami, je vous attends au retour.

Zaé voulut m’accompagner, je le lui défendis, dans la crainte que les solitudes que j’allais parcourir ne fissent renaître en lui cette soif d’indépendance dont nul homme n’est jamais déshérité. Zaé me bouda, mais il obéit ; je le recommandai à Zinga, et je priai le général de leur permettre une petite orgie.

— Soyez tranquille, elle est déjà méditée : ils sont d’Angole tous deux ; ils vont s’enivrer au souvenir de leurs cases de jonc et de leur sauvage Afrique.

Voici enfin une de ces forêts vierges où l’on ne peut, dit-on, pénétrer qu’à l’aide de la hache et de la flamme ! Armons-nous de résolution, et avançons sans regarder en arrière.

La source qui alimente l’aqueduc est là, étendue sur une large roche, polie et brillante : c’est le point de départ, où l’on voit serpenter un sentier assez bien tracé, mais qui s’efface peu à peu, à mesure que l’on gravit les flancs de la montagne. C’est que les tentatives sont fréquentes, et que le péril et la lassitude arrêtent bientôt les explorateurs, mais je voulais voir, et rien au monde ne m’eût forcé à rétrograder. De temps à autre, à l’aide d’une petite hache, je m’ouvrais un chemin plus direct dans cette masse compacte et serrée de feuillages divers, larges, carrés, aigus, ciselés, âpres ou polis, et de branches qui se croisaient, se heurtaient, se confondaient sans qu’on put deviner à quel tronc elles étaient attachées. La nuit devenait sombre, et pourtant le soleil, ce large soleil du Brésil, était à peine au tiers de sa course. Sur ma tête, à mes côtés, des dômes touffus de verdure arrêtaient tout rayon au passage ; et depuis des siècles peut-être le sol où mon pied glissait n’avait reflété l’azur du ciel.

J’avançais avec une lenteur désespérante ; les couches immenses des feuilles mortes et à demi pulvérisées qui couvraient le sol s’affaissaient sous mes pas et m’ensevelissaient quelquefois jusqu’à la ceinture.

Harassé, épuisé, j’écoutais alors, immobile et recueilli. Tantôt c’était le cri aigu de la perruche verte et coquette, qui tombait jusqu’à moi des cimes les plus élevées comme pour saluer ma bienvenue ; tantôt c’était la voix plaintive du singe ouistiti, si joli, si propre, si vif, si caressant… quand il ne vous déchire pas de ses crocs pointus comme des aiguilles. Maintenant c’est une écorce calcinée, arrachée d’une tête séculaire, se posant un instant sur une arête de palmiste, faisant une trouée, glissant le long d’une tige polie et s’arrêtant après mille cascades sur le sol, qu’elle alimente et vivifie. Et tandis que, le regard tourné vers le ciel, vous cherchez à pénétrer ce dôme immense qui vous couvre, un rapide bruissement échappé de vos pieds et se prolongeant au loin vous dit que vous venez de réveiller un serpent effrayé pour la première fois du nouvel ennemi qui le poursuit jusque dans son paisible domaine.

Au surplus, je dis en passant que les voyageurs doivent se défier des récits exagérés de certains écrivains dont la plume présente le Brésil comme sillonné par une immense quantité de venimeux reptiles qui, selon eux, rendent si dangereux la promenade et le repos. Il y a sans doute un grand nombre de serpents au Brésil, il y en a même de redoutables ; mais personne n’a pu m’assurer ici en avoir vu dont la morsure fut mortelle et qui osassent attaquer l’homme. Quant à moi, quelque fréquentes qu’aient été mes excursions dans les lieux les plus solitaires de cette contrée si puissante, je dois à la vérité de déclarer, dût en souffrir mon amour-propre, que je n’ai jamais eu à combattre aucun de ces terribles reptiles dont tant de narrateurs m’avaient épouvanté, et qu’il est certaines provinces en France où les vipères sont en plus grand nombre que les serpents au Brésil. J’ajouterai toutefois que des lézards monstrueux peuplent ici toutes les ruines et les masures ; que le nombre en est immense malgré la guerre acharnée qu’on leur déclare, tant leur chair est délicate ; mais leur voisinage, assez peu dangereux, n’en est pas moins inquiétant pour le repos et la tranquillité, car ils sont d’une familiarité extrême et ne fuient que devant le bruit et le mouvement.

Je continuai ma trouée avec énergie et persévérance ; plus la pente devenait âpre et rude, plus je me roidissais contre les obstacles ; plus le chaos m’environnait, plus je me plaisais à m’y plonger, impatient du jour que j’étais bien sûr d’atteindre. Cependant, après une heure de luttes ardentes contre les ronces, les troncs raboteux, les flèches des pendanus et les obstacles de toute nature qui surgissaient pour ainsi dire à chaque pas, j’étais près de renoncer à mon entreprise, lorsqu’un incident inattendu vint ranimer mon courage et mes forces. Je crus entendre quelques voix humaines assez près de moi ; j’écoutai attentivement, et je visitai l’amorce de mes pistolets. Le bruit faiblissant peu à peu, je m’armai de résolution et me dirigeai vers l’endroit d’où il s’était échappé. Une gigantesque liane, née au pied du tronc auquel je m’étais d’abord adossé, serpentant en mille festons et allant couronner le sommet des arbres les plus élevés, favorisa mon entreprise. Je me suspendis à elle et la suivis dans tous ses détours sans mettre pied à terre, jusqu’à une clairière ou plusieurs géants séculaires abattus attestaient les ravages récents de la foudre. Trois dames étaient là, debout, immobiles, arrêtées par deux nègres entièrement nus, dont elles semblaient mépriser les gestes et les menaces. Elles me virent, et me prièrent de leur venir en aide. À mon aspect, les deux noirs reculèrent et semblèrent attendre le résultat de notre délibération.

À deux mille lieues de son pays et au sein d’une forêt sauvage, une amitié est bientôt faite et consolidée.

— Seules ici, Mesdames ?

— Absolument seules.

— D’où venez-vous ?

— De Rio.

— Et avant ?

— De Paris.

— Par quel hasard dans ces solitudes ?

— Ce n’est pas le hasard, c’est le désir de voir, le besoin de connaître, d’étudier. Nous avons parcouru l’Europe, nous sommes venues visiter l’Amérique ; l’Afrique et l’Asie auront leur tour : voyager c’est vivre. Et vous, Monsieur ?

— Je viens de Paris comme vous ; comme vous, la soif des voyages me brûle ; je commence une course autour du monde, l’achèverais-je ?

— C’est l’incertitude qui fait le bonheur, quand le dénoûment est prévu, il n’y a plus d’intérêt dans le drame.

— C’est bien ! je vous comprends, mais je vous admire.

— Parce que nous sommes femmes, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Toujours, et chez tous les hommes, des préventions et de l’orgueil !

— C’est qu’en général les femmes sont si faibles, si pusillanimes !

— Tant mieux si nous sommes une exception. Au surplus, Monsieur, vous êtes arrivé fort à propos ; voici les nègres marrons qui se réunissent en une bande assez nombreuse ; que ferons-nous, s’ils nous attaquent ?

— Poursuivons notre route ensemble, sans nous occuper d’eux ; j’ai de bons pistolets.

Prêtez-moi votre hache.

— Moi j’ai un poignard.

— À la bonne heure, marchons.

Trois heures après nous étions au sommet de la montagne ; nous planions sur Rio, sur la rade, sur l’Océan, et nous saluions de la main les navires voyageurs, qui, du point élevé où nous étions placés, ressemblaient à des papillons étourdis, égarés dans l’espace.

Cependant les nègres nous avaient accompagnés jusqu’à notre dernière halte, et nous menaçaient parfois d’assez près pour nous alarmer. La de leurs importunités, j’en mis un en joue, et, à l’aspect seul de mon pistolet, il tomba à genoux et demanda grâce, tandis que les autres se réfugiaient derrière les plus gros arbres.

— Écoute, lui dis-je, que nous veux-tu ?

— Nous avons faim et froid.

— Tiens, voici ce que nous pouvons te donner, à toi et à tes camarades, prends et va-t’en.

Je lui donnai une volaille, une tranche de jambon, un gros morceau de pain blanc, une chemise, un gilet et un caleçon, dont par prudence j’avais chargé mon petit havresac.

— Oh ! vous un bon maître Dieu ! me dit l’esclave, merci ; vous n’avoir rien à craindre.

Il rejoignit ses compagnons, et trois cris éclatants retentirent dans les airs : c’étaient des cris de reconnaissance et de joie.

Une heure après nous nous remîmes en route, constamment précédés par les noirs, qui cherchaient à nous guider et à nous ouvrir un passage facile. Avant que le soleil se fût couché derrière les Orgues, nous avions de nouveau serré la main au général Hogendorp, à qui un verre de bordeaux avait rendu quelques forces. Quant à Zaé, il avait oublié son pays, sa sœur et ses projets de vengeance ; Zinga et lui s’étaient traités en compatriotes, et le vin d’oranges est aussi capiteux que le vin du Roussillon.

— Je ne vous quitterai pas sans vous demander votre nom, dis-je aux trois intrépides voyageuses, en arrivant à Rio.

— Dubuisson, me répondit la mère.

— Au revoir, Monsieur.

— Où donc ?

— Au Thibet, peut-être.

Une ville régulière et belle, une cité presque européenne, au pied d’une montagne vierge et sauvage, est chose assez curieuse à interroger. Le peintre et le moraliste aiment les contrastes. À Rio, toutes les rues sont droites, excepté celle appelée rue Droite. Suis-je chargé de fouetter tous les ridicules ? Dans la rue do Ouvidor ou Grand-Juge, se sont coquettement établies les marchandes de modes parisiennes ; n’est-ce pas vous dire que la fashion du Brésil en a presque fait une promenade ? — Voici la vaste place do Rocio, sur laquelle est bâtie la salle de spectacle ; je vous parlerai plus tard du théâtre et des pièces qu’on y représente. Au milieu de la place s’élève une potence charmante, à quatre branches, surmontée des armes du royaume, et où les nobles seuls ont le droit d’être étranglés.

L’orgueil à la porte du néant ! le privilége sur le bord de la tombe !

J’aime mieux des images plus riantes, et je poursuis mes investigations. Un homme m’arrête en plein jour par le collet au détour d’une rue. et me demande si je veux lui faire le plaisir d’accompagner un petit Jésus au ciel.

— Que faut-il faire pour cela ?

— Me suivre.

— Je vous suis.

Nous entrâmes dans une maison de belle apparence, et nous montâmes à un premier étage. Une centaine de cierges allumés, dans une chambre close, éclairaient une petite figure pâle que deux dames paraient de fleurs, de rubans et de pierres précieuses, tandis qu’une jeune fille lui fardait les joues d’un rose brillant, comme font les acteurs au théâtre, et plaçait coquettement des mouches sur son front décoloré. Le maître de la maison vint me baiser la main et me présenta un cierge allumé.

Je m’assis quelques instants au milieu d’un groupe de femmes richement parées et caquetant à voix basse. Bientôt le cortége se mit en marche pour l’église voisine. Après quelques prières, la bière, toujours découverte, fut déposée sur le maître-autel, et la foule se dispersa. Je venais d’accompagner un enfant au ciel, bonheur bien grand sans doute, car chez tous les invités à la fête les yeux étaient secs, et les vêtements mondains. Je fus à coup sur le plus pieux des assistants. L’argent ouvre ici les caveaux des églises aux cadavres, de sorte que, dans les cérémonies religieuses, les vivants se promènent sur les morts.

Les dames brésiliennes se mettent avec luxe, mais sans grâce, sans élégance et les rubis, les perles et les diamants dont elles surchargent leurs doigts, leurs oreilles et leurs cheveux, ne contribue pas mal à rehausser l’éclat de leur teint olivâtre. Dans les rues elles marchent constamment seules, les unes à la suite des autres, à deux pas de distance, comme un vol de grues, tandis que des esclaves proprement vêtus, mais nu-pieds, ferment la marche et protégent le dernier rang. Au moindre obstacle, l’ordre est rompu, et il faut toujours quelque minutes d’intervalle entre le temps du repos et celui du mouvement, car la plus stricte étiquette règne ici à ce sujet dans toutes les familles.

D’autres dames se promènent le soir et une partie de la nuit dans les rues et sur les places publiques de Rio, mais seules cette fois, et couvertes des pieds à la tête d’un manteau noir dont elles se drapent à la manière des Arabes avec leur burnous. Est-ce coquetterie ? Non, c’est adresse et prévoyance ; car elles sont presque toutes d’une laideur repoussante, et leur langage est parfaitement en harmonie avec leur mœurs. Vous voyez que l’Europe a son reflet au Brésil, et que les vices sont d’actifs explorateurs. À Rio, plus qu’ailleurs peut-être, la noblesse s’est faite insouciante et paresseuse : de là la sottise et l’ignorance ! — Dans un salon pérorait une sorte de grandesse portant une clef à son habit ; je parlai de Camoëns, cette gloire portugaise rivale de tant d’autres gloires.

— Eh ! eh ! me répondit le chambellan, votre Napoléon a bien son prix aussi, et ne le cède en rien à notre Camoëns.

Les lettres de recommandation peuvent vous ouvrir ici les maisons de quelques grands personnages ; mais il est rare qu’après une première visite et de banales politesses, vous soyez accueilli de nouveau. On ne fête les étrangers à Rio que tout juste assez pour ne pas leur dire en face que leur présence est importune. Au surplus, modérez vos regrets ; rien n’est triste et monotone comme une soirée d’apparat brésilienne. J’ai hâte d’ajouter que chez M. Marcelino-Gonzalves, l’un des gérants de la banque et grand de première classe, j’ai trouvé une réunion d’hommes instruits et aimables, que le maître de la maison, actuellement en France, avait façonnés aux mœurs et aux habitudes des grandes cités européennes. Une dame faisait les honneurs de la maison : c’était une Française, qui voulait, disait-elle, régénérer le Brésil. Jamais vanité féminine n’a été poussée plus loin !

En sortant de chez M. Marcelino-Gonzalves, j’allai chez M. M. R… : ses deux jeunes et très-jolies demoiselles, à demi étendues sur une belle natte de Chine, s’essayaient, à l’aide d’un fouet, à frapper telle partie désignée du corps d’un esclave à qui elles avaient ordonné une parfaite immobilité. Ce malheureux avait les joues et les reins déchirés, sanguinolents, et n’osait pousser un seul cri de douleur. J’allais témoigner aux deux gracieuses personnes tout le mépris et toute l’horreur que m’inspirait une telle conduite, lorsque le père, en entrant, fit entendre de sévères paroles, et me pria d’oublier ce qu’il appelait la légèreté de ses enfants.

Peu s’en faut que le nom de ces demoiselles n’échappe de ma plume ; elles s’appellent Rovira…

Au Brésil, les femmes surtout traitent les noirs avec la plus épouvantable brutalité, et s’éloignent d’eux comme d’une bête venimeuse.

Voici le Palais-Royal en face du débarcadère. Il n’y a pas de maison dans la rue de Richelieu qui n’ait une plus belle apparence.

Voici les équipages du roi, des princes et des ministres, traînés par des mules : nos fiacres ont une allure plus élégante et une forme plus coquette. Il y a trois siècles entre le Brésil et l’Europe, et cependant si vous voyiez les carrosses et les harnais des grandes cérémonies, peut-être modifieriez-vous votre opinion ; les arts et le luxe de France et d’Angleterre ont franchi l’Atlantique, et sont venus jusqu’ici proclamer leur puissance dominatrice.

La siesta espagnole est en grande faveur au Brésil. En plein jour les étrangers, les commis et les noirs seuls parcourent la cité assoupie.

J’entrai hier, par hasard, dans une vaste salle attenante à une église et à un hôpital, espèce de morgue où la police fait transporter chaque matin les cadavres trouvés la nuit dans les rues ou sur la plage. — « Il n’y a personne, dit en sortant un Brésilien à une dame qu’il accompagnait. — Moi j’y vis trois cadavres de nègre. L’un avait reçu un coup de couteau au bas-ventre ; l’autre était percé à la poitrine de quatre coups de stylet ; le troisième avait le front brisé par quelque marteau ou bâton noueux. Personne n’était là, avait dit le Brésilien ! les noirs ne comptent pour rien ici ; et le meurtrier d’un noir dort tranquille.

En sortant de là je passai en face d’une maison sombre et isolée, autour de laquelle plusieurs soldats montaient la garde. On m’appela, moi étranger, en m’honorant de l’épithète d’altesse, et une voix rauque me demanda l’aumône à travers une double grille de fer. Je vis en même temps une petite ficelle qui descendait presque jusqu’à terre une bourse de cuir. J’allai y déposer quelques pièces de monnaie ; mais je ne savais pas qu’il fallait tirer la ficelle pour prévenir les malheureux que l’aumône était faite. Aussi qu’arriva-t-il ? Un des soldats du poste s’approcha de la bourse, la visita, en retira une partie de mon offrande, et donna le signal convenu. La bourse remonta délestée. Indigné, je voulus défendre les droits du malheur et réclamer pour lui. — Au large ! me dit la sentinelle ; au large ! on ne s’approche pas ainsi deux fois de suite de la prison. — J’avais fait, sans le savoir, la charité à des voleurs.

Près de là, surveillés et accroupis, plusieurs esclaves attendaient que leur tour arrivât. On frappait à coups redoublés de chicote les noirs amarrés les uns après les autres à un poteau : le sang coulait dans un fossé creusé à cet usage. Au surplus, les bourreaux lassés se succédaient comme les victimes. J’étais sans puissance contre ces châtiments ordonnés par des maîtres assez humains pour ne pas les infliger eux-mêmes. Aussi m’éloignai-je bien vite et la douleur dans l’âme.

Dès que la civilisation fait une trouée quelque part, on est toujours sûr de voir couler autour d’elle des larmes et du sang.

Mais je vous parle depuis assez longtemps de maîtres et d’esclaves, de victimes et de bourreaux, et je ne vous ai pas dit encore d’où et comment venaient chez les peuples civilisés ces hommes au front d’ébène et aux cheveux crépus, faits exprès, sans doute, pour creuser la terre et mourir sous le fouet. Écoutez, écoutez.

Je vous dirai bien des choses à ce sujet, car je viens de visiter dans ses plus petits détails un de ces effrayants et lugubres tombeaux où ont retenti tant de douleurs et succombé tant de courages. Oh ! c’est horrible à voir, cela est cruel à l’âme, cela précipite et glace le sang au cœur.

Jugez des autres navires par celui-ci, vaisseau de luxe, m’avait-on dit ; jugez aussi des autres capitaines par celui que j’ai entendu, capitaine généreux et compatissant, selon le portrait flatteur qu’on m’en avait fait. C’est un trois-mâts de 350 tonneaux, gros, lourd, large, sale, puant ; ses cordages sont mal tenus, ses mâts bariolés de mille couleurs ; son pont boueux et marqueté de petits bouts de cigares éteints et de débris de manœuvres, d’avirons et de voiles. Il y a là quatre caronades sur chaque bord, et entre les caronades sèchent au soleil des nattes jaunes où se dessinent de larges plaques de sang, et sur lesquelles sont encore adhérents des cheveux noirs et crépus. Un pavillon royal flotte à l’arrière et dit à tous les peuples que le navire vogue sous la haute protection d’un trône.

On me fit les honneurs du bord et l’on m’invita à descendre. Le faux-pont est bas et sans air, raboteux aux pieds et menaçant pour la tête : car de gros pitons et de forts anneaux de fer sont fixés aux courbes par de solides vices à écrous qui heurtent le front avec violence. Là dorment, roulés dans de fétides couvertures de laine ou suspendus dans des hamacs noirs et déchirés, quinze ou vingt matelots, écume des vagabonds et des malfaiteurs de tous les pays du globe. L’atmosphère pèse sur la poitrine dans ce faux-pont de malheur ; et cependant, c’est là le lieu de repos, la chambre de luxe, le boudoir du bord, la salle des galas, l’asile mystérieux des débauches, alors que les marchés conclus à la côte d’Angole ont donné au capitaine quelques jeunes filles en échange d’une étoffe, d’un baril d’eau-de vie ou de plusieurs centaines de cigares.

À fond de cale tout est rangé, symétrique, arrimé avec soin : c’est un ordre méticuleux qui fait l’éloge du décorateur et de l’architecte. Une énorme barre de fer, bien et solidement fixée aux côtes et bordages du navire, a reçu des anneaux parfaitement commodes pour retenir captif le pied d’un esclave. Celui-ci à la faculté de se lever, de s’asseoir, de se coucher sur des caisses et des tonneaux ; il peut, sans trop d’efforts, se tourner à droite, à gauche, parler et prêter secours à son voisin, sans que le maître se fâche. À la vérité, il ne fait pas jour dans le cachot et l’air y est mortel ; mais à quoi bon l’air et le jour à des poitrines robustes, à des yeux de lynx qui percent les ténèbres les plus épaisses ? Et puis, qu’est-ce que l’air, le jour, le ciel, l’horizon, les étoiles au firmament, un large soleil qui réchauffe ? C’est le luxe de la vie ; tous les hommes sont-ils donc faits pour en jouir ? Et d’ailleurs, sont-ce des hommes ces infortunés que vous avez rivés là, à ces anneaux de fer, à ces barres de fer ? Non, sans doute, ce sont des bêtes fauves, des chacals arrachés à leurs steppes sauvages pour venir peupler et enrichir une terre civilisée et bienfaisante. C’est bonne et sainte justice, n’est-ce pas, que de les enchaîner, de les mutiler, de les broyer !…

Une ou deux fois par heure le capitaine ou le second du navire, le maître ou le contre-maître, armé d’une lanière longue et noueuse, descend dans l’égout et fait l’inspection des fers. S’il s’aperçoit d’un effort tenté ou seulement s’il le soupçonne, l’air siffle, et les jambes, les cuisses et le dos nus du coupable sont zébrés de rubans rouges d’où le sang coule à flots sur le voisin. L’opération achevée, et à un signal donné, des chants nationaux se font entendre comme un concert de loups affamés ; malheur alors à qui n’enfle pas sa poitrine pour hurler sa joie et son bonheur !

Ainsi se font les mœurs, ainsi se dresse la domination et se courbe l’esclavage.

Mais l’heure du repas vient de sonner, et tout nègres et tout esclaves qu’ils sont, il faut bien que ces malheureux mangent et vivent. Je dis plus, il faut qu’ils mangent beaucoup ; car ils ont besoin de beaucoup de forces pour tant de tortures. — Aussi les maîtres l’ont-ils compris à merveille, et vous les voyez, pleins d’une tendresse toute généreuse et compatissante, donner une poignée de farine de manioc, et présenter à chaque lèvre brûlante un énorme baquet contenant une grande quantité d’excellente eau croupie et saumâtre, sur laquelle on se jette avec avidité. C’est tout la cérémonie a lieu deux fois par jour. Vous voyez donc bien que l’humanité n’a pas perdu tous ses droits.

Au surplus, chaque esclave, à tour de rôle, a la permission de monter sur le pont. Il se promène entre deux matelots, et il voit tout à son aise ce ciel pur et bleu qui favorise la traversée, ces eaux limpides et phosphorescentes qui le bercent, cet horizon lointain où s’est effacée sa terre natale, et cet horizon plus rapproché où il va continuer sa vie de repos et de bonheur.

Je vous ai dit que l’inspection à fond de cale se faisait une fois par heure, et plus souvent encore. Dès qu’un râle dit au maître que l’agonie et les tortures ont saisi un passager, on le déferre, on lui noue une corde autour des reins, on le hisse à l’aide d’une poulie, on le laisse tomber sur le pont, et on l’étend sur une de ces nattes jaunes dont je vous ai déjà parlé. Ces premiers soins donnés, le roulis promène çà et là le fantôme noir, qui se tord sous la douleur ou se laisse aller insensible au balancement du navire. Alors le matelot qui le trouve sous ses pas le pousse du pied, et le remet à sa première place. — Un quart d’heure après, tout l’équipage attentif, penché sur l’abîme regarde en sifflant comment le requin saisit sa proie, et combien il lui faut de minutes pour mâcher et avaler un homme… La mer, vous le voyez, a ses distractions et ses jours de fête.

Mais d’autres incidents, plus dramatiques encore, ont lieu pendant les longues traversées ; il arrive parfois qu’un navire de guerre, en chasse des négriers, met le cap, toutes voiles dehors, sur un de ces bâtiments de damnés contre lesquels le Ciel n’a pas assez de foudres ! Qu’arrive-t-il alors ? le capitaine aux abois, s’il est vaincu dans sa marche, fait hisser des tonneaux sur le pont, les emplit d’esclaves, les ferme et les jette aux flots. C’est un amusement comme un autre.

Puis, en arrivant dans le port, le capitaine va voir l’armateur.

— Eh bien ?

— On m’a donné chasse, j’ai été forcé de me délester.

— Allons, préparez-vous à repartir au premier vent favorable ; la place manque de marchandise.