Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/07

La bibliothèque libre.
Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 72-86).

VII

RIO-JANEIRO.

Bibliothèque. — Esclave. — Détails.

À Rio-Janeiro il y a une bibliothèque royale, grande, belle, et enrichie des meilleurs ouvrages littéraires, scientifiques et philosophiques des nations civilisées. J’ai eu toutes les peines du monde à me la faire indiquer, car elle est parfaitement déserte et inconnue des Brésiliens. Je l’ai visitée deux fois, deux fois je m’y suis trouvé seul avec le directeur, jeune moine aux formes polies, mais ne parlant de Montesquieu, de Rousseau, de Montaigne, de Voltaire, de Pascal, de d’Alembert et de Diderot qu’avec le plus profond dégoût. Ce directeur croit beaucoup à l’astrologie et fort peu à l’astronomie : je m’en étais douté.

Dans une salle voisine de la salle publique sont des rayons privilégiés où dorment sans secousses 2,500 volumes à peu près, admirablement reliés et enfermés sous des vitrages élégants.

— Ceci, me dit le moine, c’est la bibliothèque particulière de notre gracieux fils don Miguel, futur souverain du Brésil.

— Vient-il souvent ?

— Jamais.

— Que saura donc ce jeune prince ?

— Qu’il est fils de roi.

— C’est peu.

— C’est beaucoup, tant d’autres l’ont oublié !

De la bibliothèque j’allai au musée. Le directeur (car ce mot est à la mode ici comme au Portugal) me fit les honneurs des diverses salles de ce vaste local avec une aménité toute particulière, et étala à mes yeux les richesses confiées à ses soins, avec une complaisance qui tenait de l’orgueil. Dès que je lui eus fait l’offre de quelques insectes et papillons qui manquaient à sa collection européenne, il m’offrit généreusement en échange un grand nombre d’individus fort rares de ses cartons du Brésil, et se serait offensé si j’avais persisté dans mon refus. Je regrette d’avoir oublié le nom de ce savant modeste, auprès duquel les étrangers trouvent une bienveillance honorable et une conversation exceptionnelle dans ce pays à demi sauvage.

Un institut, fondé sur les mêmes bases que celui de France, devait être créé au Brésil sous la protection spéciale du monarque. Déjà certain nombre de membres étaient nommés, et parmi eux quelques savants et artistes parisiens. L’un, M. Taunay, peintre du plus haut mérite, alla prêcher là-bas, comme saint Jean dans le désert, le culte et l’amour des beaux-arts. Découragé et presque honteux de l’inutilité de ses efforts, il se retira bientôt dans les montagnes, au pied de la délicieuse cascade Tijuka, où ses pinceaux actifs et spirituels continuèrent à doter son pays d’un grand nombre de ces piquants paysages et tableaux de genre si estimés des amateurs.

L’autre, sculpteur de talent, artiste par l’âme et le ciseau, termina bientôt dans le dégoût une vie de fatigue et de progrès. Au Brésil on appréciait ses statues en raison de leur volume, et je l’ai vu prêt à briser à coups de maillet un magnifique buste de camoëns, parce que, fidèle à l’histoire, il avait fait le poëte borgne, et qu’on exigeait de lui qu’il lui dessinât les deux yeux en harmonie.

L’institut de Rio n’a jamais tenu de séance, et tout est mort au Brésil pour les hommes de talent qui s’étaient flattés d’y élever une nouvelle religion des lettres, des sciences et des beaux-arts. Les Brésiliens ne comprendront-ils donc jamais que dans cette religion seule est la véritable gloire des nations ?

À Rio vous ne trouverez pas une seule collection de tableaux, ni chez les anciens nobles, ni chez les riches seigneurs ; seulement, par-ci par-là quelques gravures décorent les vastes salons des hôtels ; et quelles gravures, grand Dieu ! Roméo, Paul et Virginie, Cora. Amazil, Atala et Chactas… Tout cela vous fait souvent désirer de quitter la ville et de vous enfouir dans les forêts éternelles qui la circonscrivent.

Il faut cependant que j’achève ma tâche et que j’étudie cette capitale, qui pourrait devenir si belle et si florissante. Je n’écris pas des panégyriques, je fais de l’histoire.

Mais si Rio-Janeiro n’est pas une cité où les arts soient en honneur, du moins est-ce une ville spéculative et commerciale, où tout homme arrivant avec des capitaux est reçu partout comme s’il venait doter le pays de nouvelles richesses.

Me voici dans la rue où le génie du commerce a planté son caducée dominateur. Elle se nomme Vallongue ; c’est un bazard ouvert à tout le monde, un rendez-vous général de toutes les fortunes, une foire perpétuelle et permanente ; c’est une sorte de place publique, un forum, un camp comme vous voudrez l’appeler ; c’est aussi un lieu d’étude et de méditation… Entrez : — La marchandise elle-même crie, prie, chante, hurle pour que vous la remarquiez ; elle s’étiquette, elle se fait coquette et belle, alors même qu’elle est hideuse et sale ; elle est lasse du magasin, vos dédains la rendent triste et grave, et si elle n’obtient pas vos préférences, du moins n’échappe-t-elle pas à votre attention.

Là dans une salle basse, putride, sont fichés dans la terre et dans les murs des bancs noirs et graisseux. Sur ces bancs et sur le sol humide s’asseyent nus, absolument nus, des hommes, des femmes, des enfants, parfois aussi des vieillards qui attendent l’acheteur. Dès que celui-ci se présente à la porte, et sur un signe du maître, tout le harem bondit, gesticule, s’agite, se tord, beugle des chants sauvages, et prouve qu’il a des poumons et qu’il comprend à merveille la servitude. Malheur à qui ne cherche pas à se distinguer de ses compagnons ! le fouet est là qui sillonne les flancs et fait voler à l’air des lambeaux de chair noire.

Mais, je vous l’ai dit, chacun sait son rôle et le joue à merveille.

Silence maintenant ; l’affaire va se traiter, le marché se conclure.

— Oh ! pst ! ici, toi…

Quelque chose se lève ; ce quelque chose, c’est un être qui a deux yeux, un front, une cervelle, un cœur comme vous et moi… Je me trompe, il n’y a pas de cœur sous cette poitrine ; le reste est au complet.

— Voyez ça (C’est le maître qui parle.)

Ce n’est pas mal.

— Marche.

Et ça se met à marcher.

— Cours maintenant.

Et ça court comme un Andalou.

— Lève la tête, agite les membres, trépigne, ris, crie, montre les dents !

— Allons, bravo ; combien ?

— Six quadruples.

— J’en donne cinq. À propos et la petite vérole ?

— Il l’a eue ; regardez bien.

En effet, des taches jaunes et luisantes, jetées çà et là sur le corps noir, attestent le contact d’un petit fer rouge dont la cicatrice a laissé un petit enfoncement qui trompe l’acheteur inexpérimenté.

— À la bonne heure, voici vos quadruples

Un nouvel acheteur se présente ; c’est un moine.

— Ho ! lève-toi, viens, marche, saute ! absolument comme tout à leur.

— Elle est assez bien, elle est jeune, ses dents sont éblouissantes ; mais…

— Monseigneur peut être tranquille, j’en réponds…

Trois onces, dis-tu ? tiens.

— Et votre bénédiction ?

— La voilà !

— Chantez, vous autres !

La cascade tombe mugissante, les deux acheteurs sortent, poussent du pied devant eux leur acquisition. Le maître enferme son or dans une bourse de cuir, et se place sur la porte pour arrêter d’autres chalands au passage : voilà, en miniature, un marché de noirs au Brésil.

Cependant le lendemain vous entrez dans une église, vous trouvez agenouillés devant le maître-autel deux noirs habillés d’une tunique de mousseline blanche, la ceinture nouée par un ruban rose ou bleu, avec des fleurs sur la tête… Un prêtre s’avance, jette quelques gouttes d’eau sur les deux fronts, s’en va en ricanant, et deux hommes sont faits chrétiens… Ce n’est pas plus difficile que cela.

Le pays dont je vous parle est sans contredit le lieu de la terre où les esclaves sont plus à plaindre, où les travaux sont les plus rudes, où les châtiments sont le plus cruels, j’allais dire le plus féroces. Et pourtant Saint-Domingue, la Martinique, Bourbon et l’Île-de-France ont eu fréquemment leurs jours de révolte, d’incendie et de meurtre. — Au Brésil seul les esclaves se taisent, immobiles sous la noueuse chicote. Ils ne comprennent pas encore que plus un sol a d’étendue et de déserts plus il est propre à la révolte. Mais vienne une heure de vengeance, mais qu’il s’échappe un seul cri de haine et de mort d’une poitrine vigoureuse, et le Brésil, comme les autres colonies du monde, aura sa Saint-Barthélemy et ses vêpres Siciliennes.

En attendant voyez cet homme qui passe là, avec un anneau de fer auquel est adaptée verticalement une épée du même métal, le tout serrant assez fortement le cou ; c’est un esclave qui a tenté de s’échapper, et que son maître signale ainsi comme vagabond : c’est bien !

En voici un autre dont le visage est entièrement couvert d’un masque de fer où l’on a pratiqué deux trous pour les yeux, et qui est fermé derrière la tête avec un fort cadenas. Le misérable se sentait trop malheureux, il avalait de la terre et du gravier pour en finir avec le fouet ; il expiera sous le fouet cette criminelle tentative de suicide.

Un autre (je l’ai vu, le l’ai entendu), un autre amarré à une échelle, venait de recevoir cinquante coups de rotin, dont le plus faible avait enlevé la peau. Pas un signe de douleur ne trahit le supplice, pas un cri n’accusa le bras du bourreau. Quand la sentence fut exécutée, le noir étendit les bras, bâilla comme si l’on venait de l’arracher à un tranquille sommeil, et dit en souriant : « Ma foi, je n’ai pas pu dormir. »

En voici un quatrième qui compte à haute voix le nombre de coups qu’il reçoit, et se plaît, vers la fin, à répéter le numéro déjà prononcé pour prouver qu’il ne croit pas aux tortures.

Et tous ces hommes sont esclaves !

Il y a à Rio cent trente mille âmes ; les cinq sixièmes sont des esclaves vendus : ceux qui les achètent sont des esclaves à vendre.

Un jour, un noble brésilien passait, monté sur son cheval, dans un chemin assez étroit, mais où cependant deux voitures auraient pu aller de front. Un esclave le voyant arriver se gare et se place respectueusement sur le bord de la route.

— Saute le fossé, lui dit le Brésilien.

— Monseigneur a assez de place.

— Je la veux toute ; saute.

— Je me casserai peut-être une cuisse.

— Comment, tu ne veux pas sauter ?

Le grand, le noble, l’homme enfin descend de sa monture et cingle de sa cravache la figure de l’autre, du noir, de l’esclave, de la brute. Furieux, celui-ci applique sur la joue de l’agresseur le plus vigoureux soufflet dont la vengeance ou le mépris ait jamais flétri un lâche ou un insolent. Puis il franchit le fossé et disparaît au loin dans un champ de cannes à sucre. Le Brésilien rentre dans son hôtel, la machoire ensanglantée ; le noir retourne au logis de son maître, dont il était fort aimé, et auquel il raconte qu’ayant voulu séparer deux esclaves qui se battaient, il avait reçu cette estafilade dont la trace était si profonde.

À un mois de là, en face du palais royal, un nègre attendait, le baquet sur l’épaule, que son tour arrivât de le remplir d’eau. Deux seigneurs se promenaient sans presque mot dire, selon l’habitude des Brésiliens.

— Adieu, marquis.

— Au revoir, vicomte.

Quelques instants après, l’un des deux nobles frappa un petit coup sur la porte d’un menuisier.

— Es-tu le maître de cette maison ?

— Oui, votre seigneurie.

— Un nègre vient d’entrer chez toi, t’appartient-il ?

— Est-ce celui qui apportait de l’eau ?

— Oui ; sais-tu qu’il est beau et leste ?

— Ce n’est pas tout, seigneur : c’est un homme fidèle, brave ; je lui donne mes enfants à garder, et je suis tranquille.

— Je voudrais pourtant l’acheter.

— Je ne le vendrais pas quand vous m’en donneriez cinquante quadruples.

— Cent cinquante ?

— Pas davantage.

— Alors, trois cents ?

— C’est une fortune contre une autre, seigneur ; mais celle que vous m’offrez est beaucoup plus grande… j’accepte.

— Le marché est-il conclu ?

— Et si je t’en donnais cent ?

— Je ne le vendrais pas.

— Conclu.

— Sur l’Évangile ?

— Oui.

— Viens chercher l’argent, et donne-moi ton esclave.

On appelle Baïbé.

— Tu ne m’appartiens plus, lui dit le menuisier ; ce seigneur vient de t’acheter. Baïbé regarde son nouveau maître, baisse la tête, croise ses bras sur sa poitrine, se met en marche, et dit à voix basse :

— Demain je n’appartiendrai plus à personne.

Le lendemain le menuisier, en balayant le matin le devant de sa porte, y trouva un cadavre. — Baïbé était libre… Le fouet du noble l’avait affranchi. Ce Seigneur s’appelait Azevédo ; Azevédo, entendez-vous ?… Je lui dis un jour, face à face, ce que je pensais de sa conduite, et j’écris pourtant ces lignes… C’est que je n’étais pas aussi un esclave à vendre.

Eh bien ! tout ce que je viens de vous raconter là, et de ces blancs et de ces noirs, a lieu sous un roi, le meilleur, le plus humain, le plus juste qui ait jamais porté un sceptre, Jean VI, père de don Pedro et de don Miguel.

Écoutez encore : ceci est de la bonne histoire à dire à tous les princes, à tous les hommes.

Il y avait dans la rue Droite un orfévre dont la fortune s’était accrue avec une rapidité merveilleuse. Plusieurs noirs esclaves, auxquels il avait appris son état, s’étaient acquis une réputation d’adresse et d’intelligence rivale de celle de nos plus habiles joailliers : aussi les chalands arrivaient-ils à la file ; et avec eux les quadruples. Chaque année, le nombre des esclaves de l’orfèvre augmentait, et tous, après un rude apprentissage où le fouet avait été le principal précepteur, restaient attachés à la maison.

Un seul, le pauvre Galoubah, jeune Mozambique de dix-neuf ans, au front déprimé, aux jambes arquées, aux mains larges comme de larges battoirs, n’avait jamais pu comprendre l’usage d’aucun outil, et encore moins le prix d’une parure. La chicote était sans pouvoir contre cette intelligence épaisse, qui voulait mais ne pouvait recevoir un rayon du dehors. Aussi son maître, las et irrité, le faisait-il venir tous les matins devant lui, et avec une lime il lui rognait les doigts cruellement emprisonnés dans un étau : c’étaient des cris à briser l’âme. La main enveloppée d’un vieux linge, le malheureux esclave assis devant la porte, appelait, par ordre de son maître, les acheteurs indécis ; et tous les jours les doigts déchirés devenaient plus courts, et la douleur plus horrible. Le supplice durait depuis un mois sans que Galoubah eût jamais opposé la plus petite résistance, osé adresser la moindre prière. Souffrir et puis souffrir !… il croyait que sa vie était ainsi faite, et il attendait dans le silence et la résignation. L’heure de l’opération venait de sonner, et l’étau ouvrait déjà ses dents.

— Oh ! ici, dit le maître.

Galoubah s’avance et délie le linge.

— Non, pas cette main mais l’autre.

— Oh ! seigneur !

— L’autre, te dis-je !

— Pitié ! pitié !…

L’esclave était tombé à genoux, et pour la première fois ses membres frissonnaient, et ses yeux dardaient des étincelles sous des larmes de sang.

— Je crois qu’il pleure, dit le maître en le frappant du pied.

— Non, je ne pleure pas, s’écrie l’esclave en se relevant hors de lui ; mais je tue.

Il bondit, s’empare de la lime qui l’avait si cruellement mutilé ; son bras se lève, retombe, et le fer entre dans l’œil du maître barbare, et sort tout rouge derrière la tête.

Pas un nègre n’avait bougé, pas un geste n’avait été fait pour s’opposer à la vengeance.

Galoubah était parti comme un éclair et avait pris le chemin de Saint-Christophe. En arrivant dans la grande cour du château royal, il se jette à genoux le front dans la poussière ; et il crie :

Grâce ! grâce ! grâce !

Le roi l’avait entendu, assis sur son balcon, et avait ordonné à un de ses chambellans de faire approcher le noir. Celui-ci monte quelques degrés, et se traîne, plutôt qu’il ne chemine, vers le monarque.

— Que veux-tu ? lui dit Jean VI.

— Grâce !

— Qu’as-tu fait ?

— Je viens de tuer un homme.

— Malheureux ! pourquoi ?

— Voyez.

Et le noir découvre sa main mutilée.

— Qu’on panse vite cet homme, dit le roi, et qu’on me le ramène.

— Où loges-tu ?

— À la rue Droite.

— Chez qui ?

— Chez Ro…, orfèvre.

— De quoi t’accusait-il ?

— De rien. Je suis maladroit, et depuis un mois il me limait les doigts de la main gauche. Aujourd’hui il voulait commencer la droite… Je l’ai tué.

— Qu’on envoie chercher des témoins, dit le roi.

Une voiture partit, et ramena bientôt à Saint-Christophe quelques esclaves de l’orfèvre tué. Tous sont d’accord, pas un n’accuse le noir, tous parlent avec amertume de la férocité de leur maître.

— C’est assez, dit le monarque. Ce maître a-t-il une femme, des enfants ?

— Non.

— Tant mieux. Comment t’appelles-tu ?

— Galoubah.

— Galoubah, poursuivit Jean VI, ces nègres et ceux qui sont au magasin t’appartiennent, je te les donne ; les richesses du maître que tu as tué, je te les donne aussi ; va, sois juste, jamais cruel, et souviens-toi de la punition que tu viens d’infliger.

J’ai vu souvent Galoubah dans mes promenades à la rue Droite : ses esclaves l’entourent avec amour, et il règne sur eux sans le secours du fouet ; il dort avec eux, au milieu d’eux, et tous les ans il affranchit celui de ses ouvriers qui s’est montré le plus laborieux et le plus probe… Il a trop souffert pour n’être pas humain.

Un autre jour, dans la rue des Orfèvres, le roi fait arrêter sa voiture devant un magasin d’où s’échappaient de lugubres gémissements.

— Faites venir le maître de la maison, dit-il à deux nègres qui travaillaient.

— Oui, sire.

Le maître est là à genoux.

— D’où vienne ces cris ?

— C’est une de mes esclaves que je fais fouetter.

— Qu’a-t-elle fait ?

— Elle m’a volé du sucre.

— Combien de coups doit-elle recevoir ?

— Cent cinquante.

— Combien en a-t-elle déjà reçu ?

— Quatre-vingt-deux.

— Je te demande grâce pour le reste.

— J’obéirai à Votre Majesté.

— Je te remercie.

Et la voiture repart. Au détour de la rue, le roi, suspectant la bonne foi du marchand, ordonne à un de ses officiers d’aller s’assurer si ses vœux ont été exaucés. Les cris retentissaient encore. Jean VI revient sur ses pas, et fait comparaître devant lui le maître et l’esclave.

— Tu es libre, dit-il à la jeune fille meurtrie et déchirée, tu es libre ; bénis les coups que tu viens de recevoir. Et toi, misérable, qui as menti comme un lâche, félicite-toi que pour ta punition je me contente de te priver de ton esclave.

Voilà Jean VI noble, généreux ; le voilà véritablement roi, ou plutôt le voilà homme. Eh bien ! jugez-le maintenant.

Un navire marchand, en route pour Bahia, est poussé à la côte par l’équipage révolté. Le capitaine, le second, le subrécargue, sont jetés à la mer, et la pacotille est vendue en fraude par les matelots, tous nègres, esclaves ou affranchis. Cependant le crime est dénoncé, les coupables arrêtés, conduits à Rio-Janeiro, et condamnés à la potence.

Le jour de l’exécution venu, l’arrêt est présenté au roi pour être signé ; mais le monarque s’y refuse, prétextant que si l’on savait en Europe qu’on a pendu huit hommes en un seul jour à Rio, on croirait le Brésil peuplé de scélérats.

— Cependant comme un exemple est nécessaire, ajoute-t-il, effaçons quatre noms, et que les quatre autres misérables soient seuls pendus.

Cela fait, le roi prend la plume, et, prêt à signer, il se ravise encore et dit :

— Pourquoi quatre ? n’est-ce pas assez de deux !… oui, oui, effaçons encore deux noms. Mais qui me dit que ceux qui restent sont les plus coupables ? poursuivit-il ; serais-je juste en ne leur faisant pas grâce comme aux autres ? Allons, allons, pardonnons à tous, et qu’on les envoie aux présides. Et la baratterie reprit son cours.

Un jour, une sentence de mort fut encore présentée à la signature du monarque.

— Sire, grâce ! criait, à deux genoux, un homme appelé Prieur de la Miséricorde ; par l’âme de votre père et de votre mère, grâce !

Et le coupable avait été trouvé buvant le sang d’un prêtre, sa victime, après avoir été gracié pour un meurtre commis sur une femme enceinte.

— Non, non, dit le comte dos Arcos, ne faites point grâce, sire… Ce misérable a commis un crime horrible.

— Un ! reprit le roi, il en a commis deux.

— Non sire, un seul ; le second, c’est Votre Majesté, qui ne devait point pardonner à un aussi grand scélérat.

Le nègre fut pendu, et le comte dos Arcos resta en faveur.

Dois-je ajouter maintenant, pour dire toute la vérité, qu’en général nos compatriotes rivalisent ici de cruauté avec les Brésiliens ?

J’ai vu, dans la rue do Ouvidor, de belles et fraîches marchandes de modes et de nouveautés infliger elles-mêmes les châtiments les plus sévères à leurs esclaves, et ne s’arrêter devant aucune douleur, devant aucune prière. Je vous demande bien pardon, mesdames, de vous dénoncer ainsi à l’indignation publique : c’est bien assez que je ne vous nomme pas.

Les Anglais sont le peuple qui traite les esclaves avec le plus d’humanité, et il n’est pas rare qu’un riche planteur ou négociant de la Grande-Bretagne voie refuser la liberté qu’il offre à un de ses noirs, en récompense de son zèle et de son dévouement.

Mes courses de la journée m’ont conduit à la place do Rocio, où est situé le vaste théâtre royal. Je lis l’affiche : Zaïre, une comédie, trois intermèdes, et Psyché, ballet en trois actes et à grand spectacle. — À la bonne heure ! j’en aurai là pour mon argent… Ô Voltaire ! pardonne à ton sacrilège traducteur !… Orosmane est coiffé d’une toque surmontée de vingt-cinq ou trente plumes de diverses couleurs, et deux énormes chaînes de montre promènent jusqu’à mi-cuisse de monstrueuses breloques avec un cliquetis pareil à celui du trousseau de clefs d’une tourière en inspection. De gigantesques bracelets ornent ses bras nerveux, et de charmants et coquets favoris en virgules parent ses tempes et viennent caresser les deux coins de sa bouche. La pièce d’étoffe qui pèse sur ses épaules n’est ni un manteau, ni une casaque, ni une houppelande, ni un carrick ; mais elle tient des quatre espèces de vêtements à la fois et ne peut se décrire dans aucune langue. C’est à effrayer le pinceau le plus oseur du caricaturiste. Orosmane parle et gesticule. — Qu’on me ramène aux galères.

Voici Zaïre, Nérestan, Châtillon, Lusignan ; ils ont tous fait serment d’outrager le grand homme… Mais les loges applaudissent… je ne demande pas mieux, et je vais faire comme les loges : — Bravo ! bravissimo ! — Pourquoi se singulariser ? Après la tragédie, la comédie et les farces… moi je croyais la farce jouée.

M. et madame Toussaint, danseurs de Paris, échappés de la Porte-Saint-Martin, sont les premiers sujets ; ils jouissent ici d’une faveur méritée, et la femme surtout a droit à de grands éloges. Mais il y a là aussi une jeune Espagnole au front sévère, aux cheveux d’ébène, aux regards de feu, à la taille svelte et flexible comme un bambou, dont Paris serait fier et jaloux, je vous jure. On la dit d’une sagesse à l’épreuve de toutes les séductions, à n’être éblouie d’aucun diadème. La senora Dolorès ne vient pas de l’Opéra de Paris.

Le second acte de Psyché s’est passé dans la gueule de Cerbère, et je vous assure que tout cela est fort curieux à voir. C’est égal, j’aime mieux nos Funambules.

Les noms d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide sont sur le rideau d’avant-scène : c’est tout ce qu’il y a d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide au théâtre de Rio.

À tout bien prendre, on ne compte au Brésil que deux classes d’hommes, celle qui frappe et celle qui est frappée. La première est la plus forte, parce qu’elle a la puissance morale, et qu’elle a poussé la prévoyance jusqu’à séparer les esclaves par catégories ; de sorte que ceux d’Angole se trouvent mêlés à ceux de la Cafrerie et de Mozambique, peuples rivaux et ennemis mortels les uns des autres. C’est à une pareille mesure qu’il faut, à coup sûr, attribuer le calme dont jusqu’à présent a joui ce royaume, presque aussi vaste que toute l’Europe.

Mais ces haines des castes nègres un jour éteintes ou amoindries, qui peut dire ce que deviendra le Brésil, ce que deviendront ses habitants énervés, quand une fois la vengeance et l’amour de la liberté auront promené sur les villes leurs brandons et leurs poignards ? Le noir révolté n’a point de merci à attendre ; s’il est pris, il est mis à mort ; il le sait, il sait donc qu’il faut qu’il tue pour ne pas être tué.

Trois fois malheur aux Brésiliens, si le tocsin vient à voler de clocher en clocher, des bourgs les plus sauvages aux cités royales !

Oh ! ne me dites pas que le noir est fait pour être esclave, et que la menace et la douleur seules le rendent soumis et fidèle. Ne me dites pas qu’il n’y a chez lui ni amitié, ni tendresse, ni respect, ni dévouement, car vous mentiriez à votre conscience ; car vous savez, aussi bien que moi, ce qu’on peut attendre de ces hommes de fer et d’ébène quand le souvenir d’un bienfait se grave dans leur mémoire. Je n’ai jamais battu un noir ; je n’ai jamais fait parler l’ordre avec la menace. Ici, comme à l’Île-de-France, comme à Bourbon, comme à Table-Bay, comme dans toute l’Inde, j’ai souvent voyagé, escorté seulement de ces hommes qu’on me disait si lâches, si traîtres, si dangereux : eh bien ! pas une fois dans mes longues caravanes je n’ai trouvé l’occasion d’infliger un châtiment, car pas une fois je ne leur ai fait sentir que je me défiais d’eux. La véritable sauvegarde des colons est dans l’humanité ; mais bien peu d’entre eux ont voulu le comprendre.

Ceux qui, accessibles aux remords, cherchent encore à motiver la cruauté de leurs châtiments envers leurs esclaves, accusent moins le cœur des nègres que leur intelligence. Étrange excuse quand les faits de chaque jour sont là pour donner un éclatant démenti à cette philosophie bâtarde née de l’égoïsme et de la peur.

Le Brésil a eu un évêque sorti d’Angole, évêque d’un talent supérieur et d’une vertu mille fois éprouvée, évêque canonisé, dont l’image dorée se voit encore debout à la chapelle royale de Rio.

Les nègres apprentis, à peu d’exceptions près, sont d’une merveilleuse adresse, et deviennent en fort peu de temps d’excellents ouvriers ; ils apprennent surtout les langues avec une facilité prodigieuse ; il n’est pas rare de voir un esclave parler correctement quatre ou cinq idiomes, et j’ai connu un noir correspondant de l’Institut de France (M. Tillet, je crois), à qui la navigation doit les meilleures cartes marines qui aient jamais été publiées, de Bourbon, de Maurice et de Madagascar.

Sont-ce là des arguments en faveur de ma thèse ! — Mais quand la brutalité commande, quand la cruauté châtie, la raison est sans puissance sur les bourreaux. Combien faut-il donc de siècles de barbarie pour que l’humanité reprenne ses droits ?

Il y a au Brésil deux fois au moins plus de prêtres qu’en Espagne et en Portugal. Ils sont presque tous d’une coquetterie de costume à éblouir les regards ; et vous les voyez, lâches séducteurs, se glisser dans les familles et jeter partout le désordre et la corruption. Croiriez-vous qu’une jeune et jolie femme a été naguère, en plein tribunal, réclamer l’héritage d’un moine mort, son amant, et qu’elle a gagné son procès ? De pareils exemples ne sont pas rares ici.

Que dirai-je des processions et des cérémonies religieuses ? La foule qui se presse, se heurte, se rue sur les places publiques, sans dignité, sans foi, poussant à l’air des cris féroces, comme elle le ferait à un combat de taureaux… Et puis des moines gris, blancs, noirs, des capucins chaussés et déchaussés ; des images dorées de saints et de saintes, portées à grand’peine sur de robustes épaules ; des hommes masqués parodiant Jésus en route pour le Calvaire, des vierges dévotes essuyant son visage et montrant au peuple l’empreinte des traits du Sauveur du monde ; des saint Laurent avec leur gril, des saint Vincent avec leur croix ; des sainte Marguerite avec leur robe dentelée ; enfin tous les mystères de la religion catholique et romaine, burlesquement parodiés et livrés à la risée publique ! — Tout cela fait mal au cœur, et l’on se demande involontairement, à voir le rôle que jouent les moines et les prêtres, comment leur domination n’est pas encore brisée.

Citons encore des faits, puisque cette logique est la plus puissante.

Un prêtre, jusque là saintement révéré de ses crédules ouailles, qui ne lui connaissaient que deux ou trois intrigues amoureuses, se trouva en rivalité avec un certain Monier, maître d’arme, que j’ai retrouvé plus tard, je ne sais plus où. Trop lâche pour l’attaquer en face, le prêtre voulut s’en défaire par l’assassinat. Un soir donc que Monier venait d’entrer chez un marchand de la rue des Orfèvres, le misérable appelle un noir qui passait en sifflant.

— Veux-tu gagner six crusades ?

— Oui, seigneur.

— Il y a là dans cette maison un homme grand et beau, avec un habit bleu et un chapeau français ; tu entends ?

— J’entends.

— Dès qu’il sortira, tu lui sauteras dessus et le frapperas au cœur avec un couteau.

— Je n’ai pas de couteau.

— Tiens, en voilà un excellent.

— Et les six crusades ?

— Quand tu auras fait, je t’attends ici.

Cela dit, notre noir va se placer en embuscade. Un homme de haute taille sort du magasin désigné ; au même instant il est saisi à la gorge, frappé au cœur, et meurt sur le coup. Le scélérat accourt vers le prêtre, pour toucher le prix convenu.

— Tu es un drôle, lui dit celui-ci, tu t’es trompé ; celui que tu as tué n’est pas l’homme que je t’avais désigné ; va-t’en, tu n’auras rien.

Furieux, le noir se dénonça lui-même à la foule rassemblée, et dénonça aussi le prêtre instigateur. Tous deux furent arrêtés et jugés. Le premier se vit envoyé aux mines, le second condamné à quinze jours d’arrêt dans une île ravissante, au milieu de la rade…

Si un prêtre était condamné à mort au Brésil, il y aurait révolution dans le royaume. Le fanatisme est plus puissant que les lois.

Je n’ai pas fini.

Un moine, fougueux prédicateur, et cité partout au Brésil pour ses bonnes fortunes, sortait un jour d’une église assiégée par les femmes, et où sa voix tonnante venait de retentir courroucée contre l’indifférence en matière de religion. Chacun sur son passage se jetait à genoux et briguait à l’envi l’honneur de lui baiser la main. Enlevé par la foule, je me trouvai bientôt à portée de jouir de la même faveur, que pourtant j’étais loin d’ambitionner. La main me fut en effet présentée ; mais, soit distraction, soit dégoût, je détournai la tête. Peu s’en fallut que je ne fusse mis à l’instant en lambeaux par la populace irritée, et je ne dus mon salut qu’au marquis de Sa, mon ami, qui en me poussant violemment dans sa demeure, promit au peuple furieux que justice serait faite le lendemain devant les tribunaux.

L’ignorance et la superstition ne feront jamais que des esclaves.