Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/08

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 87-101).

VIII

RIO-JANEIRO.

Villegagnon. — Le Bâton de diamants. — Duel entre un Pauliste et un Colonel de lanciers polonais.

Rio-Janeiro peut être regardée comme une place de guerre, malgré le mauvais état des fortifications qui la protègent : car ces fortifications sont bien situées et à l’abri de tout coup de main. Dans le goulet on remarque les forts Lage et Sainte-Croix, hérissés de canons qui, par leurs feux croisés, rendent le passage extrêmement périlleux. Dès que vous avez franchi le goulet. Vous vous trouvez bord à bord avec le fort Villegagnon, qui doit le nom qu’il porte à une action héroïque d’un jeune Basque assez hardi pour avoir essayé de flétrir un grand acte de cruauté.

À la suite de quelques altercations avec les Brésiliens, équipage d’un navire de Bayonne arrivé à Rio depuis peu de jours se vit tout à coup entouré, fait prisonnier, et conduit à la petite île ou le fort est bâti aujourd’hui. Un procès s’instruisit, tous les matelots basques furent pendus, non comme Français, dit la sentence, mais comme hérétiques.

À la nouvelle de cette barbarie, Villegagnon, gentilhomme de Bayonne, s’adressa au roi de France pour en demander vengeance. Mais les rois sont assez généralement oublieux des injures et des outrages publics. Las de solliciter sans rien obtenir, Villegagnon rassemble dans sa maison un certain nombre d’amis auxquels il fait partager son indignation généreuse.

— Voulez-vous être des miens ? leur dit-il. C’est le sang de nos frères qui nous appelle au Brésil ; êtes-vous disposés ? j’ai un brick, je pars.

— Nous partons avec toi, s’écrient ses camarades.

— Dès demain, mes amis.

— Dès demain.

Villegagnon traverse l’Atlantique, arrive en face de Rio comme un loup affamé qui cherche sa proie, pénètre dans la rade, et rend courtoisement coup pour coup le salut du goulet. Puis, attentif et impatient, il mouille à une encâblure de l’île où avait eu lieu le sacrifice de ses compatriotes. La nuit arrive.

— Aux armes ! dit-il tout bas à ses braves et dévoués compagnons ; aux armes ! voici un brick de guerre brésilien, son équipage est nombreux sans doute ; mais nous avons du courage. À la mer les canots et à l’abordage du brick !

— À l’abordage !

Et les voilà nageant à force de rames vers le navire brésilien.

— Au large ! leur crie-t-on.

— Pas encore, répond Villegagnon, debout à la barre de la première embarcation.

— Au large !

Et le cri d’alarme appelle sur le pont l’équipage du brick.

Mais Villegagnon et les siens ont déjà abordé, ils se précipitent en silence par les sabords et les porte-haubans ; les pistolets sont muets ; ils frappent, ils renversent, ils tuent à coups de sabre, à coups de pique, à coups de hache : c’est un massacre plutôt qu’un combat.

— Qu’on ne les achève pas tous ! s’écrie Villegagnon tout couvert de sang ; garrottez ceux qui restent et à terre !

L’ordre est exécuté. Dix matelots brésiliens sont conduits à l’île, ils sont jugés et pendus. Villegagnon fait clouer sur les potences cette courte inscription : Pendus, non comme hérétiques, mais comme assassins.

Cependant il retourne à bord : une brise de terre le favorise ; il coupe le câble, hisse ses voiles et repart. Au goulet, le calme le saisit ; il mouille une seconde ancre, pour ne pas être jeté à la côte. Mais l’alarme est déjà donnée au port et dans la ville. Les potences dressées disent à tous le coup de main de Villegagnon ; la rade est bientôt sillonnée par mille embarcations de guerre, et le brick bayonnais est sommé de se rendre. Villagagnon répond par le fusil et la mitraille ; un horrible combat s’engage, mais le nombre l’emporte sur la bravoure.

Tous les camarades de Villegagnon périrent les armes à la main ; lui seul, qu’on avait ordre de ménager, percé de coups et étendu sur le pont, fut rendu à la vie. On l’enferma dans un cachot fétide creusé pour lui dans l’île des représailles, où il mourut enfin au milieu des tourments les plus horribles.

Le fort Villegagnon a pris son nom du brave gentilhomme bayonnais, que la cour de France ne songea même pas à venger.

L’île des rats et celle des serpents sont dominées également par de fortes batteries qu’il serait difficile de démonter ; et, au fond de la rade, dans l’île du Gouverneur, aussi grande que Sainte-Hélène, d’autres batteries s’élèvent pour défendre les magnifiques plages qui les entourent.

Dugay-Trouin, entrant en ennemi, et toutes voiles déployées, dans la rade de Rio-Janeiro, fit une action d’éclat dont les annales de notre marine gardent précieusement le glorieux souvenir. Le massacre de l’équipage du capitaine Duclair fut vengé, et le grand amiral rapporta en France vingt-sept millions qu’il avait imposés à la ville. De l’or contre du sang, ainsi se font souvent les marchés de souverain à souverain.

L’histoire du Brésil depuis sa découverte peut se résumer en deux époques, celle des premiers établissements par les spéculateurs payant impôt aux portugais, et celle de l’arrivée à Rio de Jean VI fuyant de Lisbonne devant les armées françaises victorieuses. On a bâti sur cette terre féconde quelques villes et villages, on y a élevé une cité royale. La noblesse portugaise y a suivi la famille des Bragance. Dès lors une plus grande activité s’est fait sentir dans la recherche de l’or et des pierres précieuses que roulent ici les rivières et les ruisseaux. Mais l’agriculture, mais l’industrie, les arts et les sciences y sont restés stationnaires, et rien n’annonce encore que le Brésil veuille se régénérer dans un baptême de civilisation, de gloire et de liberté.

Le caractère des Brésiliens étant en quelque sorte de ne pas en avoir, il leur importe fort peu de bien vivre, pourvu qu’ils vivent. Éviter la douleur est tout pour eux. Ils ne veulent pas être agités ; le mouvement ne leur convient pas ; réveillez-les, ils tombent, et je crois qu’un citoyen condamné à faire à pied en un jour une course de quatre ou cinq lieues serait bien plus cruellement puni que celui qui devrait subir une peine de huit jours de prison. Le seul cas où ils sortent de leur espèce de léthargie est celui où on la leur reproche. Ne désespérons pas des Brésiliens.

Ce jardin public tout à fait désert, cette belle promenade de l’aqueduc totalement abandonnée, ces forêts vastes, magnifiques, silencieuses, qui cachent tant de trésors qu’une main active aurait si peu de peine à décupler ; ces eaux si limpides, si poissonneuses, qui roulent aujourd’hui tristes et inutiles sur des contrées à demi sauvages ; ces milliers d’animaux nuisibles qui assiègent les habitations et qu’il serait si facile de détruire ou d’éloigner ; ces peuplades errantes et cruelles qui jettent l’épouvante jusqu’aux portes des principales cités : tout cela n’indique-t-il pas la coupable apathie des Brésiliens ? Eh bien ! indiquez-leur les résultats de leur molle insouciance, ils se riront de vous ; leur mémoire paresseuse se réveillera pour vous montrer dans un passé peu éloigné ce qu’était le Brésil avant sa conquête ; et leur front, ordinairement décoloré, se couvrira d’une certaine rougeur de modestie, comme si la gloire des Dias ; des Cabral, des Albuquerque, était leur propre gloire ; comme si les conquêtes de leurs ancêtres étaient le fruit des travaux et des fatigues d’aujourd’hui.

— Dans toutes les directions de cette vaste partie du Nouveau-Monde, dans les plaines, au centre des montagnes, sur les bords de la mer, me disait un jour un Brésilien, nous possédons des villes florissantes, des bourgs populeux, des ports de mer vastes et sûrs qui attirent chez nous les spéculateurs de l’Europe. Ils croient arriver parmi des sauvages, et ils ne trouvent partout que des hommes civilisés ; ils sont étonnés, stupéfaits de la richesse du pays, du commerce de nos villes, et ils partent avec le sentiment de notre gloire et de notre prospérité.

Tous les Brésiliens tiennent aujourd’hui le même langage ; et, à les entendre, on croirait que le Brésil n’a de richesses que celles qu’ils y ont apportées.

Amère dérision ! ils feignent d’ignorer que la meilleure partie de cette vaste contrée est à peine connue, et que si, à de grandes distances, quelques établissements indiquent aux voyageurs les faibles traces d’une civilisation naissante, l’espace immense qui les sépare les uns des autres est presque totalement abandonné ; ils oublient, ces hommes aveugles et somnolents, que les communications entre deux provinces sont toujours très difficiles, et quelquefois impossibles, à cause des torrents qui ravagent leurs campagnes et renversent les fragiles barrières qu’on leur avait opposées. Ils refusent de nous faire savoir que de Bahia à Rio, les deux principales villes du Brésil, on ne peut voyager qu’à pied ou à dos de mulet, et qu’une grande route pour les voitures est à peine commencée. Ils ne nous parlent pas non plus de l’obligation où est le voyageur d’apporter avec lui les vivres nécessaires pour sa campagne ; du soin qu’il doit prendre d’amener des esclaves quelquefois peu fidèles, qui lui servent de guides au milieu des forêts et des vastes solitudes.

Nulle auberge dans la route, nulle garantie contre les attaques des peuplades anthropophages, nulles ressources que le courage contre la férocité des onces et des jaguars ; nulle sûreté non plus de la part des guides, que les récompenses ne flattent pas toujours et que les menaces ne soumettent presque jamais. Ils sont trop près de la liberté pour ne pas s’humilier de leur esclavage ; et ces hommes timides, si rampants dans nos cités, semblent, au milieu des forêts reconquérir l’indépendance qu’on leur a dérobée.

Comme le Brésil sera, selon toute probabilité, notre dernière relâche après tant de courses aventureuses, je vous parlerai alors de cette famille errante des Bragance, qu’il serait injuste de juger au milieu des révolutions et des catastrophes qui l’ont poursuivie dans les deux hémisphères. Je vous dirai le caractère si singulièrement bon et faible de Jean VI, qui regarde, ainsi qu’il me le disait un jour, l’élévation d’un paratonnerre sur un édifice comme une attaque à la puissance de Dieu. Je vous dirai cette jeunesse ardente de Don Miguel et cette fougue impétueuse et guerrière de Don Pédro, son frère, dont le départ enrichit le Brésil d’un peu de liberté de plus et d’un despote de moins. Je vous conterai alors aussi la vie désolée et souffreteuse de Léopoldine, sœur de Marie-Louise, femme supérieure par le caractère et l’éducation, et qui mourut si misérablement oubliée et dédaignée de son royal époux. Je vous tracerai encore un tableau fidèle des mœurs de cette cour abâtardie, où le libertinage allait parfois jusqu’au cynisme, et où les maîtres donnaient l’exemple de l’avilissement et de la dépravation.

J’ai hâte aujourd’hui d’en finir avec cette ville royale où les vices de l’Europe débordent de toutes parts ; mais je ne veux pas cependant partir de Rio sans vous raconter une aventure fort dramatique, qui a laissé dans ma mémoire de profonds souvenirs.

Je jetterai plus tard un rapide coup d’œil sur les peuplades sauvages qui foulent encore les immenses plaines de cet immense royaume, et je vous mènerai, comme d’un seul bond, au cap de Bonne Espérance, lieu marqué pour notre prochaine station.

L’Amélia, brick irlandais, venait d’entrer dans la rade de Rio après une navigation des plus heureuses ; il était mouillé entre le fort Villegagnon et Bota-Fogo, anse magnifique autour de laquelle sont élevées les élégantes habitations de la plupart des consuls européens. La rade était calme, sans brise, presque sans mouvement, et l’équipage de l’Amélia dormait dans le faux-pont. Un seul matelot, accoudé sur le bastingage, profitait des derniers rayons de la lune au couchant et parcourait d’un œil avide les beaux sites dont il était entouré.

Tout à coup une pirogue se détache de la plage silencieuse et glisse au large ; le matelot la suit du regard et croit voir des nègres retenant de force une femme ou une jeune fille dont il lui semble entendre les cris de désespoir. John Beckler, inquiet, redouble d’attention. La pirogue s’était arrêtée, un bruit sourd avait retenti, les flots s’étaient ouverts et refermés, et le sifflement des pagaies s’effaça petit à petit dans le lointain.

John Beckler soupçonne un crime ; sa résolution est prise, résolution de dévouement et d’humanité. Il se précipite, nage d’un bras vigoureux et se trouve bientôt à l’endroit ou la pirogue avait fait halte. Un grouillement le guide, il plonge à demi, et ses mains touchent des vêtements. Il les saisit avec les dents, et, aidé du flot qui montait alors, il se dirige vers la plage, où il espère arriver avec le précieux fardeau qu’il ne voulait point abandonner. La lutte fut longue et pénible ; mais enfin John trouva fond, en arrivant à terre il tomba brisé par la fatigue.

Peu d’instants après il reprit connaissance, et ce fut alors seulement qu’il s’aperçut que l’objet qu’il avait sauvé était un cadavre dont les joues, le cou et les oreilles étaient déchirés et inondés de sang. Cependant un léger mouvement de la jeune fille ranima le courage et les espérances du matelot ; il appela à haute voix et demanda du secours ; il essaya de réchauffer de son souffle l’enfant qu’il venait de sauver ; personne ne l’entendait, nulle voix ne répondait à la sienne. Il allait enfin charger sur ses épaules, déjà si fatiguées, la jeune fille encore mourante, quand des cris tumultueux arrivèrent jusqu’à lui.

Une douzaine d’esclaves portant des torches et précédés par une femme au désespoir, se précipitent et l’entourent. À la vue de cette jeune fille couverte de sang, la femme tombe et s’évanouit. Les nègres furieux saisissent déjà le brave John à la gorge et se disposent à le broyer contre les galets quand un homme de la police s’élance :

— Comment vous appelez-vous ?

— John Beckler, dit-il en anglais, devinant la question qui lui était faite en langue portugaise.

— C’est bien, je parle aussi l’anglais, moi. Comment cet enfant est-elle avec vous ici, brisée et mourante ?

John raconte ce qui lui est arrivé, ce qu’il a fait.

— Y a-t-il longtemps que vous êtes au Brésil ?

— Depuis hier.

— Sur quel navire êtes-vous arrivé ?

— Sur l’Amélia.

— Mais ce navire est en quarantaine.

— C’est vrai.

— Vous allez nous suivre.

Madame de S… avait été reconduite chez elle, et sa fille, rendue si miraculeusement à la vie, lui racontait déjà les violences dont elle avait été l’objet ; elle lui disait que plusieurs noirs s’étaient précipités sur elle en étouffant ses cris, qu’ils étaient entrés dans une pirogue, et qu’après lui avoir arraché ses bracelets, ses boucles d’oreilles et son collier, ils l’avaient jetée à l’eau.

Oh ! nul doute alors sur la vérité du récit du matelot, sur son dévouement.

Madame de S… se fait conduire chez le magistrat qui interrogeait John. Elle l’embrasse, elle lui adresse les paroles les plus affectueuses, elle paiera son humanité par une fortune, et elle veut le ramener chez elle.

— Impossible, madame, de satisfaire à vos désirs ; cet homme était en quarantaine ; il a violé les lois sanitaires il faut qu’il soit jugé.

— J’irai parler au roi, s’écrie madame de S… ; ce matelot a sauvé ma fille on lui doit une récompense et non pas une prison. J’irai parler au roi.

Le lendemain, madame de S… était au genoux de Jean VI, lui disant l’horrible guet-apens dont sa fille avait été la victime et le généreux courage du matelot qui la lui avait rendue. Le roi répondit à madame de S… de la manière la plus rassurante, et lui promit sa protection pour le libérateur de son enfant, et la congédia avec sa bonté accoutumée.

Quelques jours après, un jugement de la cour suprême portait que John Beckler, matelot irlandais, était condamné à la peine de mort pour avoir enfreint les lois sanitaires.

Grâces aux pressantes sollicitations de la riche famille de S…, l’arrêt fatal ne fut pas exécuté ; mais John, le brave matelot, vit sa peine commuée en un exil de dix ans à Minas-Géraes, dans l’intérieur du royaume.

John se soumit ; et le voilà peu de temps après, à travers les chemins difficiles et rocailleux, suivant à pied le pas rapide des mules dirigées vers l’ouest du Brésil. Il est accolé à six nègres assassins, jugés et condamnés pour avoir jeté à la mer une jeune fille à qui ils avaient déchiré le cou et les oreilles pour lui voler les pierres précieuses dont elle était parée. Le hasard seul avait pourtant rapproché et rivé à la même chaîne le libérateur et les meurtriers ; mais quel hasard !

Le chef de l’escorte remit au gouverneur de Minas-Géraes les hommes confiés à sa garde. — Je dois ajouter, dit-il, qu’il vous est ordonné, au nom du roi, d’avoir pour le condamné John Beckler tous les soins et tous les égards que vous auriez pour un ami malheureux. Il inspectera les travaux sous vos ordres, il gérera en votre absence et il mangera à votre table.

Un écrit royal adressé au gouverneur portait les mêmes injonctions.

Cependant les mois se succédaient, et John, à qui l’on avait fait espérer une liberté prochaine, languissait et dépérissait dans ces déserts fouillés par le meurtrier et l’esclave au profit de la royauté. Il se dit un jour : — De retour au Brésil et dans mon pays, que me reste-t-il de l’action honorable qui m’a conduit ici ? Pourquoi ne punirai-je pas de leur cruauté ces hommes qui m’ont flétri avec tant de barbarie ? Et puis, quel mal leur feront les projets que je médite ? Une goutte d’eau enlevée à l’Océan le rend-il moins profond et moins riche ? Oui, oui, Dieu m’inspire, car il sait, lui, que je suis arrivé au Brésil pour venir en aide à ma famille dans la misère ; il en sera donc comme j’ai résolu, accomplissons la volonté de Dieu.

Tous les soirs, au coucher du soleil, John grimpait sur un vacoi au pied duquel était bâtie sa cabane, et il disait à son chef, devenu son ami, que c’était pour respirer un air plus libre et pour voire arriver plus tôt le convoi avec lequel il comptait s’en retourner.

Mais que faisait John ? Chaque fois que, surveillant infidèle, il parvenait à dérober une pierre précieuse, à l’aide d’un couteau il ouvrait une arête du palmiste qui lui servait d’observatoire et y cachait le vol sans que jamais personne eût pu le soupçonner. Depuis trois mois la même opération était souvent répétée, et une fortune se trouvait là, pour ainsi dire, à sa disposition.

En effet, l’ordre arrive enfin de la cour, John peut retourner à Rio, et son départ est fixé au surlendemain.

Le matelot ingenieux et prévoyant se plaint seulement alors que des biches (insectes microscopiques qui s’attachent à la peau, la creusent et pénètrent profondément) lui ont fait une large plaie au talon. On lui prodigue les soins les plus généreux, on le félicite de la liberté qui lui est rendue, et rien n’est épargné pour que son voyage jusqu’à Rio se fasse sans danger pour sa santé affaiblie. Il accepte un mulet qui lui est offert, mais comme dans les passages les plus difficiles on est souvent forcé d’aller à pied, John dit qu’il s’appuiera sur un bâton et demande la permission de couper une arête de palmiste, dont la flexibilité le soutiendra sans secousses trop violentes ; elle lui est à l’instant accordée. Il gravit pour la dernière fois son arbre chéri, coupe la branche dépositaire des diamants, et le voilà heureux dans l’avenir.

Avec quelle inquiète sollicitude le matelot ménageait l’appui précieux qu’il s’était donné ! Oh ! qu’il boitait avec bonheur et qu’il devait de reconnaissance aux insectes incommodes et dangereux dont bien des noirs, dans leur haine de la servitude, sont si souvent les volontaires victimes !

Il arriva à Rio ; et, impatient de son retour en Europe, il ne voulut même pas aller voir les parents de la jeune fille qu’il avait sauvée, de crainte qu’il ne dût accorder quelques jours à leurs prières. Un navire danois était en rade et allait faire voile le dimanche suivant. John Beckler y retint son passage et se logea modestement dans une petite chambre auprès de Notre-Dame-de-Candelaria.

En face de sa demeure était une jeune mulâtresse fort avenante, à qui John envoyait quelques furtifs baisers dédaignés. Le matelot, en effet, avait un costume qui donnait de sa généreuse galanterie une bien pauvre idée ; aussi, piqué au jeu, alla-t-il dès le lendemain sur la place Royale à la découverte de quelque étranger auquel il pût proposer frauduleusement la vente de deux ou trois de ses diamants. Il ne chercha pas longtemps, et, le marché conclu, Beckler fit emplette de vêtements coquets et continua ses poursuites amoureuses auprès de la jeune mulâtresse. Celle-ci, fidèle en tout au code des filles de sa caste, se montra moins rebelle et finit par succomber.

Le confiant matelot se laissa bientôt prendre aux faux témoignages d’affection de sa conquête, et, après avoir obtenu d’elle la promesse solennelle qu’elle l’accompagnerait en Europe, où ils s’uniraient par le mariage, John lui dit sa vie aventureuse, le jugement qui l’avait condamné, puis lui confia le secret de sa fortune en lui montrant son précieux bâton.

Encore un jour et ils diront adieu au Brésil.

On frappe à la porte de John.

— Au nom du roi, ouvrez !

— N’ouvrez pas, dit tout bas la mulâtresse.

— Au nom du roi ! répète-t-on ; et la porte tombe brisée. Le couple, arrêté est conduit à l’instant même devant un magistrat.

— Votre nom ? dit celui-ci à la jeune fille.

— Zaé, mulâtresse libre.

— C’est bien ; et le vôtre ?

— John Beckler, Irlandais, condamné une fois aux présides pour avoir sauvé, au péril de ses jours, une jeune fille que des noirs venaient de jeter à l’eau.

— Je m’en souviens, vous avez fait là une action honorable, poursuivit le juge ; voyons si toute votre conduite depuis lors a droit à nos éloges. Donnez-moi le bâton sur lequel vous vous appuyez.

Le bâton est livré, ouvert, fouillé avec précaution, et les diamants roulent sur un tapis.

— C’en est fait, dit Beckler à sa compagne, nous voici à jamais malheureux, à jamais séparés.

— Votre crime est avéré, dit le magistrat, la loi est précise ; vous allez retourner aux présides pour le reste de votre vie, et la moitié du vol que vous avez commis appartient à la personne qui l’a dénoncé.

— Où est-elle ?

— C’est moi, dit en souriant la mulâtresse. Je voulais rester au Brésil, je n’aime pas l’Europe.

Beckler leva les yeux au ciel, fut conduit en prison et de là ramené à Minas-Géraes, où il mourut sous le bâton noueux de ses maîtres. Quant à la gracieuse et noble mulâtresse, elle tient maintenant, dans la rue des Orfévres, un charmant magasin de nouveautés et de curiosités chinoises, et dit gaiement à qui veut la savoir l’histoire de son ami Beckler et la cause première de sa fortune, aujourd’hui fort brillante. Chez nous, terre de civilisation et de progrès, mademoiselle Zaé, assise à un comptoir, aurait déjà gagné équipage, hôtel et laquais ; le Brésil est encore à demi sauvage.

Dans un voyage comme le nôtre, l’ordre et la symétrie seraient une faute pour l’écrivain et peut-être une cause d’ennui pour le lecteur. C’est parce que j’ai compris cette double vérité que je vais parfois çà et là, courant de la ville aux forêts et de la plaine fertile aux rochers nus, de la civilisation esclave à la sauvagerie indépendante.

J’ai du temps devant moi aujourd’hui ; écoutez un fait assez curieux :

De toutes les capitaineries composant avec des déserts encore inconnus l’immense royaume brésilien, la plus remarquable sans contredit, celle qui surtout est la plus digne de l’étude des voyageurs, est la capitainerie de Saint-Paul, car les Paulistes n’appartiennent à proprement parler à aucun pays, ou plutôt ils font la conquête de tous. Je vous dirai plus tard, alors que je vous parlerai des Gaouchos, d’où et comment leur est venue cette soif ardente d’indépendance qui leur fait mépriser les périls, et les pousse, indomptés, au milieu des forêts les plus impénétrables et des plus vastes plaines, où ils se posent en dominateurs.

Qu’un Pauliste fasse savoir à un Gaoucho de la Plata qu’il a à traiter avec lui d’une affaire grave et pressante ; qu’il lui donne rendez-vous dans une de ces silencieuses et éternelles forêts dont je vous ai déjà parlé, à trois ou quatre cents lieues de la côte, à six cents de Rio ou de Monte-Video ; qu’il lui assigne un rendez-vous au pied d’un gigantesque berthollettia, tel jour, à telle heure… les deux hommes s’y serreront la main au moment précis… et pourtant ces deux hommes n’auront eu pour guide que le bruit ou la fraîcheur de la brise, ou le cours des astres, et ils se seront vus forcés de lutter dans leur trajet contre les serpents et les jaguars, dont ils font aussi peu de cas que du cri du perroquet ou du ricanement de l’ouistiti.

Le Pauliste pourtant n’est qu’un Gaoucho abâtardi ; c’est le tigre d’Amérique comparé à celui du Bengale ; c’est un fashionable de nos grandes cités à côté d’un rude contrebandier des Pyrénées.

Le Pauliste est vêtu à peu près comme le Gaoucho, mais déjà avec des modifications, avec des enjolivements, des fioritures, si j’ose m’exprimer ainsi, qui frisent presque la coquetterie. Son large chapeau, retenu sous le manteau par un ruban de velours, est d’un feutre assez fin ; son poncho, pièce d’étoffe couleur chocolat, bleue ou blanche, taillée en rond, au milieu de laquelle est pratiqué un trou pour le passage de la tête, est aussi d’un drap qui ferait honte à celui du Gaoucho. Quant à sa culotte de peau, à sa ceinture et à sa chaussure, ce sont partout de jolis petits dessins faits avec des cordonnets de diverses nuances tout à fait curieux et séduisants à l’œil. Mais le Gaoucho, cet homme de fer et de bitume, maigre, petit, sauvage, intrépide comme le lion, indompté comme lui, je vous le présenterai quand je l’aurai bien étudié dans ses déserts, dans ses mœurs, dans ses habitudes de domination. Oh ! c’est chose curieuse à voir, je vous jure.

Il n’est pas d’étranger arrivant au Brésil qui n’ait hâte de se trouver en présence d’un Pauliste à cheval, armé de son redoutable lacet. Les premiers conquérants d’Amérique ont raconté des choses si merveilleuses de leur audace et de leur adresse, que la raison a peine à les accepter, et que le doute vous poursuit alors même que le fait est là palpitant devant vos yeux pour soumettre toute incrédulité. Or, écoutez :

Un brave colonel de lanciers de la vieille garde impériale, dès son arrivée à Rio, où les malheurs de son pays l’avaient exilé, ne cessait de répéter à haute voix, à tous ceux qui parlaient des Paulistes, que lui, sur son cheval et armé de sa lance, il se faisait fort de démonter non pas seulement un, mais deux, mais trois de ces redoutables laceurs d’hommes, comme il les appelait par dérision.

— Prenez garde, colonel, lui répétait-on souvent ; votre vigueur et votre adresse sont grandes, sans doute ; mais si un Pauliste vous entendait, il serait homme à accepter le défi.

— Et moi, croyez-vous que ce soit pour qu’on me le refuse que je le propose ?

— Nous vous aimons trop pour le publier.

— Eh bien ! je prends l’initiative, et dès demain mon cartel sera connu.

Les feuilles de Rio publièrent en effet le défi du colonel, et le jour même il reçut une visite fort curieuse.

— C’est vous, colonel, qui avez inséré hier une note dans les journaux ?

— Oui, monsieur ; en quoi vous intéresse-t-elle ?

— Je suis Pauliste.

— Comment ! vous accepteriez ma proposition ?

— Pourquoi pas ?

— Mais vous avez à peine cinq pieds !

— Vous n’en avez pas tout à fait six.

— N’est-ce pas assez ?

— Non, colonel.

— J’ignorais que la Garonne coulât au Brésil ?

— Oh ! ne parlez pas de vos rivières, colonel : les nôtres sont plus larges que les vôtres ne sont longues.

— Cela fait l’éloge de vos rivières, et voilà tout.

— Ce n’est pas pour les vanter que je suis venu vous voir, mais bien pour m’assurer, en effet, si vous vouliez essayer de votre lance contre mon lacet.

— N’en doutez pas.

— À quand la course ?

— À ce soir.

— Non, à après-demain, en face du château de Saint-Christophe ; ça distraira bien du monde.

— À la bonne heure.

— Je me suis hâté, quoique novice encore, parce que je ne veux pas, colonel, qu’il vous arrive malheur.

— C’est bien généreux.

— Si quelques-uns de mes camarades se présentent après moi, vous refuserez.

— C’est entendu.

— Ainsi donc, colonel, à après-demain, à neuf heures.

— À après-demain, senor…

— José Pignada.

La singularité du défi avait appelé autour de Saint-Christophe une foule immense ; une partie de la cour s’y était donné rendez-vous, et, du milieu de cette multitude qui se pressait, s’agitait impétueuse sur des gradins, il ne partait qu’un seul cri : Pour le Pauliste ! Cent piastre pour le Pauliste ! mille piastres ! deux mille ! cinq mille pataques contre le lancier !… Nul n’osait parier pour.

Mais l’heure sonne, une musique militaire annonce les combattants. Le colonel entre le premier en lice, et, sur un magnifique alezan qu’il manie avec grâce, il se précipite au galop la lance au poing. Un cri général d’admiration retentit ; on bat des mains, et cependant nul partenaire n’ose le soutenir. Mais voici le Pauliste, court, maigre, ramassé, dont les petits yeux dardent de vives étincelles sous les bords immenses de son feutre. Son cheval est petit aussi, ses jambes ont une finesse de contours qui se dessinent en muscles très-déliés. Le Pauliste et lui s’arrêtent à l’entrée du cirque ; José Pignada donne une poignée de main à une douzaine de ses camarades, se mordant tous les lèvres d’impatience et presque de colère, tant le défi du colonel leur avait paru audacieux. Pignada se hâte d’en finir avec les siens, tourne bride, et s’avance à pas lents vers son adversaire, qu’il salue de la tête…

— C’est José ! c’est José ! dit-on dans la foule… J’aurais préféré Fernando, ou Antonio, ou Pédro ; mais n’importe, cinq mille pataques pour José !

— Colonel, me voici à votre disposition.

— Je craignais, senor, que vous ne fussiez pas exact.

— Un Pauliste ne se fait jamais attendre ; neuf heures ne sont pas sonnées.

— Mais vous n’avez pas de selle ?

— Ce n’est pas nécessaire, j’ai mon lacet.

— Quant à moi, je vais remplacer le fer de ma lance par un tampon en cuir.

— Pourquoi cela ?

— C’est que je pourrais vous tuer.

— Impossible ; pour tuer les gens il faut les toucher, et vous ne me toucherez pas.

— Vous plaisantez donc toujours ?

— Toujours, même en face du tigre.

Mais les trompettes donnent le signal, et la foule impatiente attend l’issue de la lutte. Silence ! Voyez maintenant le Pauliste ; voyez son coursier qui se tord, se relève, se replie comme un serpent et fait jouer ses jarrets nerveux ; il obéit non-seulement au frein et à l’éperon, mais à la voix, au souffle de son maître. José s’anime comme lui, le nain est devenu géant ; de ce moment on devine le vainqueur, et le colonel semble étonné lui-même.

Les champions vont s’élancer, le colonel le fer en arrêt, le Pauliste agitant au-dessus de sa tête le lacet meurtrier, formant deux ou trois nœuds coulants… Ah ! ah ! s’écrie-t-il deux fois, pour se conformer à son habitude de guerre ; ah ! ah ! et l’on se précipite de part et d’autre. Le lancier a manqué le Pauliste, qui a glissé presque sous le ventre de son cheval. José n’a pas cherché à prendre le lancier, comme s’il avait voulu lui faire grâce une première fois. On s’élance de nouveau, le lacet part, le colonel est enlevé de sa selle et roule dans la poussière sans pouvoir se dégager des nœuds qui l’étreignent. On veut applaudir, le Pauliste fait signe que cela n’est pas généreux, et le voilà relevant son adversaire.

— Pardon, colonel, je suis un maladroit, je vous ai enlevé trop violemment ; j’irai plus doucement une autre fois.

— J’ai été surpris, répond le colonel.

— Ça devait être ; nous surprenons tout le monde.

— Eh bien, nous allons voir.

— Voyons.

Ils se sont de nouveau séparés l’un de l’autre de toute la longueur de l’arène ; ils partent d’abord au pas…

— Ah ! ah ! fait le Pauliste, ah ! ah ! par le cou cette fois ! s’écrie-t-il : et son cheval est parti comme une flèche. Le colonel, pour la seconde fois, est jeté à terre, et José est près de lui, pour qu’il ne meurt pas étranglé par le lacet.

— Ça ne va pas, dit le Pauliste, ça ne va pas, colonel ; je n’ai pas encore déjeuné, ma main n’est pas très-sûre ; voulez-vous une troisième épreuve ? Je me fais fort de vous saisir par le bras droit ou la jambe gauche, à votre volonté.

— Non, j’en ai assez, dit le colonel vaincu, déchiré, et couvert de poussière, j’en ai assez ; je croirai désormais à tous les prodiges qu’on raconte de vous.

— Colonel, vous n’avez rien vu ; il y a là une douzaine de mes camarades auprès desquels je ne suis qu’un enfant.

— Ils viendront avec vous déjeuner chez moi.

— Vous ne les connaissez pas, ils sont capables d’accepter ; mais moi je vous demande votre amitié.

— Elle vous est acquise, quoique votre lacet m’ait rudement meurtri.

— Pourtant je n’ai guère serré.

Depuis ce jour, le colonel ne proposa plus de défi aux Paulistes, mais il alla vivre parmi eux, au sein de leurs solitudes, et, méprisant sa lance favorite, il devint en peu de temps un fort habile laceur d’hommes.