Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/09

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 102-120).

IX

BRÉSIL

Petit et Marchais. — Rixe. — Sauvages, — Mort de Laborde. —
Cap de Bonne-Espérance.

Une chaude conversation s’était engagée à bord du grand canot qui allait descendre à terre. Pas n’est besoin, je crois, de vous nommer les interlocuteurs, vous les devinerez à coup sûr, pour peu que j’aie saisi quelques-uns des traits principaux qui les distinguent.

— Je te dis que tu viendras boire avec moi.

— Je te réponds, foi de gabier, que je n’irai pas.

— Mon garçon, sois sage et raisonnable, si ça se peut, tu y gagneras quelque chose.

— J’y gagnerai bien davantage si je t’accompagne ; je te connais.

— Il paraît que non,

— Oh ! que oui !

— Écoute bien : j’ai besoin de quelqu’un qui me serve d’escorte, qui navigue sous les mêmes amures : si tu laisses porter en arrivant à terre, et que je serre le vent, je lâche ma bordée sur tes flancs et je te coule bas.

— Ça est dur pourtant de ne pouvoir éviter l’abordage avec ce 74, moi pauvre et chétive corvette de 18.

— Je suis bien aise que tu amènes… sans ça… suffit.

— Quelle raclée vais-je recevoir !

Deux officiers et moi descendions à Bota-Fogo, nous venons de nous asseoir sur nos tapis bleus à bordure rouge : les avirons, d’abord verticaux et tenus en main, tombèrent d’aplomb sur la lame, comme un seul battoir, y plongèrent l’extrémité de leurs larges palettes, les bras nerveux pesèrent dessus, le flot fut déchiré… le puissant véhicule se releva tranchant et horizontal, fit jaillir à l’air des myriades de perles phosphorescentes, siffla en mesures égales comme le balancier d’une pendule Bréguet, et en quelques instants nous fûmes rendus sur le rivage. Chacun de nous avait un service différent ; nous nous quittâmes et nous donnâmes rendez-vous au débarcadère pour le soir. Deux des matelots qui venaient de nous pousser si rapidement me prièrent d’intercéder en leur faveur pour qu’il leur fût permis d’aller faire une course jusqu’à la ville.

— À quoi bon ?

— Rien que pour voir.

— Ce n’est pas nécessaire, vous feriez quelque sottise.

— Nous n’avons pas le sou.

— Raison de plus.

— Raison de moins : quand on n’a pas le sou, on n’entre pas dans un cabaret ; quand on n’entre pas dans un cabaret, on ne boit pas ; quand on ne boit pas, on est sage. Vous qui vous piquez de bien dessiner, vous ne raisonneriez pas plus juste.

— Et toi, que dis-tu de la prose de ton camarade ?

— Je dis que oui, que c’est bien parlé, parce que si je lui donnais tort, il m’aplatirait.

— Allons, soyez sages, la permission vous est accordée ; mais à ce soir, au débarcadère.

— Nous y serons mouillés à cinq heures. Quel gabier que cet homme ! et il ne fume pas ! et il ne chique pas ! quel malheur !

Si vous n’aviez pas reconnu dans cette conversation mes deux plus chers matelots, Marchais et Petit, je suis sûr que leurs noms seraient sortis de votre bouche après la lecture des lignes qui vont suivre.

Partis avec moi de Toulon, ces deux êtres exceptionnels devaient revoir leur pays après tant de fatigues et de dangers ; il faut bien me pardonner de les jeter parfois au milieu de mes narrations sérieuses, auxquelles ils peuvent se lier sans nuire à la gravité ou à l’importance des faits. Dans presque tous les drames il y a une partie comique, et le rire va si bien après les émotions de l’inquiétude ! Pour ma part, j’ai toujours oublié leurs sottises en faveur de cette pieuse amitié, de ce dévouement sans bornes dont ils n’ont jamais cessé de me donner les preuves les plus éclatantes. Au surplus, il ne s’agit ici que d’une bagatelle, d’un passe-temps. Marchais aimait trop à figurer dans les scènes dramatiques pour se souvenir le lendemain de ce qui lui était arrivé la veille.

J’en avais fini de mes courses de la journée, et je retournais à bord épuisé de fatigue. À côté du débarcadère, je vis mon bon matelot Petit, triste, les yeux mouillés de larmes, la chemise déchirée, les mains et la figure ensanglantées.

— Malheureux ! lui criai-je de loin, que t’est-il arrivé ?

— Il m’est arrivé des coups, selon mon habitude.

— Qui te les a donnés ?

— Eux autres.

— Marchais en était sans doute ?

— Cette fois, non, il en a reçu encore plus que moi, le brave !

— À quelle occasion ?

— Est-ce que je le sais ? on va dans un cabaret, on boit, on n’a pas le sou pour payer, on sort en disant bonjour ou bonsoir, selon l’heure, on se pile, on se bûche, et voilà ! — Mais, gredins ! pourquoi ne payez-vous pas les dépenses que vous faites ?

— Et avec quoi ? Les Brésiliens sont des chiens, des ladres, des pirates ; ils veulent une autre monnaie que des coups de poing, et nous n’avions que celle-là à leur offrir, selon notre habitude.

— Alors on vous a rossés ?

— Pas mal.

— Étaient-ils nombreux ?

— Une nuée, plus de vingt ou de trente ; et Marchais en a démoli quatorze ou quinze pour sa part.

— Je m’en doute bien. Où est-il maintenant ?

— À l’ombre, selon son habitude. Des soldats sont venus, qui l’y ont porté ; ses jambes ne lui auraient pas rendu le même service.

— Crois-tu qu’il soit blessé ?

— Lui ? non. Seulement on lui a ouvert le front, démonté une épaule et brisé la mâchoire.

— Conduis-moi à la prison où il est détenu.

— C’est qu’ils m’empoigneraient aussi.

— Eh bien ! indique-la-moi à peu près.

— Tenez, rendez-lui cette grosse dent qu’il m’a confiée et qu’il enfermera avec ses sœurs dans sa blague, selon son habitude.

Fort des renseignements que Petit me donna, je me dirigeai vers un corps-de-garde placé sur le derrière du palais royal, où l’on devait avoir eu connaissance de la rixe, et j’interrogeai le chef du poste, furieux encore du rude traitement que mes lurons avaient fait subir à une vingtaine de ses soldats. Toutefois je parvins à l’apaiser par de sincères témoignages de regret, et le priai d’intercéder en faveur du prisonnier, ce qu’il fit avec beaucoup de grâce. L’aubergiste indemnisé, j’allai chercher Marchais, qu’on me rendit, et je le trouvai dormant profondément sur la terre humide.

— Toujours mauvais sujet ? lui dis-je d’un ton sévère.

— Toujours.

— Toujours ivrogne, querelleur ?

— Toujours.

— Tu ne te corrigeras donc jamais ?

— Jamais. L’homme est taillé pour boire le vin, le vin pour être bu : chacun son état.

— Ici comme partout le vin s’achète et ne se vole pas.

— Je n’ai volé personne, sacrebleu ! je voulais payer, j’aurais payé ; mais personne dans mon gousset.

— Eh bien ! j’ai payé pour toi, vieux.

— Ah ! mon brave monsieur Arago, je ne vous connais qu’un défaut à vous

— Lequel ?

— Je n’ose pas le dire.

— Bah ! bah ! parle.

— Vous vous fâcheriez.

— Non.

— Eh bien ! c’est que… c’est que vous n’aimez ni le vin ni l’eau-de-vie. Ça, voyez-vous, ça tache un homme, ça l’avilit, ça le dégrade.

— Marchais, je te prédis que tu mourras dans quelque noir cachot.

— Qu’est-ce que ça me fait ? autant un cachot qu’un ventre de requin. Marchons ; cette longue figure de Brésilien qui est là avec son chapeau brassé carré m’embête un peu trop.

— S’il comprenait le français, peut-être ne sortirais-tu pas de ta prison : cet officier a intercédé pour toi.

— Lui ! il a pourtant l’air bien cafard.

Le mauvais sujet et moi nous nous acheminâmes vers le port, où nous trouvâmes Petit attendant encore le canot. À son aspect, Marchais sentit renaître sa colère ; il s’élança vers lui ; mais, le voyant tout déchiré, il s’arrêta et lui tendit la main.

— À la bonne heure, lui dit-il, voilà comme je te voulais ; si ta chemise eût été neuve, si tu n’avais pas reçu de torgnoles, je t’aurais broyé sous mon poing. Et ma dent ?

— Je ne l’ai plus.

— Tu ne l’as plus, misérable ?

— Je l’ai donnée à M. Arago.

— Oui, la voici.

— Allons, avec les autres, et qu’on n’en parle plus. Foi de galant homme, si Vial eût été avec moi, je vous jure, monsieur Arago, que nous aurions chamberté cette nuée de crapauds qui est venue nous assaillir.

— En attendant, pour que tu ne te fasses pas trop écharper à terre, tu vas te rembarquer dans le grand canot qui accoste ; Petit t’accompagnera, et je vous recommanderai à qui de droit.

— Suffit, monsieur, suffit ; le vin de ces chiens-là n’est déjà pas si bon… n’est-ce pas, Petit ?

— Laisse donc, si nous en avions encore une bouteille.

— Ah ! je ne dis pas…

— Je vous la promets pour demain si vous êtes sages.

— Assez causé.

Je n’ai parlé de cette rixe que parce que pendant plusieurs jours il fut arrêté sourdement en certain haut lieu qu’on attaquerait individuellement les matelots de l’Uranie trouvés à terre. Aussi, afin d’être en mesure de riposter à toute provocation, Petit, Marchais, Vial, Lévêque et les autres ne se quittaient jamais le bras dans leurs insolentes promenades. Les petits incidents amènent parfois de grandes catastrophes, et le bas peuple met toujours les puissants en mauvaise humeur.

De la cité royale aux solitudes brésiliennes il n’y a qu’un pas. Franchissons-le.

Jusqu’à présent, les souverains d’Europe occupés de la conquête d’un pays sauvage n’ont pas songé que le moyen le plus sûr de le soumettre était d’y envoyer beaucoup de monde. Les premières entreprises ont été faites avec des ressources si faibles qu’il n’est pas surprenant qu’elles aient presque toujours été infructueuses. Un autre inconvénient résultait encore de cette irréflexion. Les dégoûts, les fatigues, les climats, moissonnaient une partie des équipages ; le reste, abattu, découragé, ne combattait souvent que pour échapper à la mort. Les hommes étaient donc sacrifiés ; le sang coulait de toutes parts, et les tristes débris d’une expédition fort coûteuse rejoignaient leur patrie après avoir conquis quelques morceaux d’or et une gloire inutile et passagère. Quand on songe aux victimes qu’a dévorées l’Amérique, on frémit d’épouvante et l’on se demande involontairement si cette terre si riche était hérissée de remparts et défendue par des peuples indomptables.

Le Brésil, comme les autres parties de ce continent, a eu aussi ses persécutions, ses cruautés, ses massacres. Des peuplades entières ont été immolées, des nations ont disparu ; d’autres ont été forcées de se retirer au sommet des montagnes, de se cacher dans le fond des forêts, et de mettre entre elles et leurs ennemis des déserts immenses, des fleuves et des torrents. Ici le danger était réel pour les Européens. Des hommes féroces peuplaient ces contrées ; leurs chansons étaient des hurlements et des cris de guerre ; leurs festins, des scènes hideuses de cadavres dévorés ; leurs coupes étaient les crânes encore sanglants de leurs ennemis vaincus. Parmi ces peuplades si terribles, celle des Tupinambas se faisait distinguer par son courage et sa cruauté, et lorsque Pédralvez aborda au Brésil, il la trouva maîtresse de presque toute la côte. Le nom de ce peuple dérivait du mot Toupan, qui veut dire tonnerre, ce qui semblait indiquer sa force et sa puissance.

Les Tupinambas, comme presque tous les sauvages, se peignaient le corps de diverses couleurs et se tatouaient avec des incisions. C’était à ces dessins qu’on reconnaissait les chefs et les demi-chefs des tribus. Ils ne vivaient que de la chasse et de la pêche, et s’enivraient à l’aide d’une liqueur appelée kakouin, faite de la manière la plus dégoûtante, si nous en croyons M. de la Condamine. Leur religion consistait en bien peu de chose : ils reconnaissaient deux êtres supérieurs, qu’ils invoquaient pour eux-mêmes et contre leurs ennemis. À la naissance d’un fils, le père lui donnait des leçons de cruauté et chantait des hymnes en l’honneur des guerriers qui s’étaient le plus distingués dans les combats. Ensuite il lui disait : « Vois cet arc, vois cette massue ; c’est avec ces armes que tu dois attaquer tes adversaires ; c’est ton courage qui nous fera manger leurs membres déchirés lorsque nous ne pourrons plus combattre. Sois mangé si tu ne peux vaincre ; je ne veux pas que mon fils soit un lâche. » Après cette exhortation, qui devenait la leçon quotidienne, on donnait à l’enfant le nom d’une arme, d’un animal ou d’une plante, et dès l’âge le plus tendre il suivait son père au combat, et recevait bien mieux là des leçons de cruauté.

Les cérémonies funèbres se faisaient avec une pompe merveilleuse, et les femmes, ordinairement si cruelles chez ces peuples anthropophages, donnaient alors des marques de la plus vive douleur : elles s’arrachaient les cheveux, se meurtrissaient le sein, se mutilaient les membres, et de tous côtés retentissaient des hurlements frénétiques. « Le voilà mort, s’écriaient-elles, celui qui nous faisait manger tant d’ennemis, le voilà mort ! » et le cadavre, inondé de larmes et pressé dans leurs bras, était déposé dans une fosse, où l’on apportait des offrandes, des fruits, du poisson, du gibier, de la farine de manioc et les armes de quelques chefs vaincus.

Dès qu’une tribu avait reçu une injure, les vieillards convoquaient les guerriers, les excitaient à la vengeance, et leur rappelaient dans de longues harangues les hauts faits de leurs ancêtres. La première rencontre était vraiment terrible. De loin ils commençaient à se menacer par gestes et en brandissant leurs armes. Ils échangeaient les injures les plus sanglantes, et lorsque la rage était portée à son comble, ils se précipitaient les uns sur les autres, se frappaient à grands coups de massue, s’attachaient avec les dents aux membres de leurs ennemis. Souvent un guerrier abattu se traînait expirant sur le cadavre d’un adversaire, le mordait avec voracité, et semblait mourir avec joie dès que sa vengeance était satisfaite.

Dans toutes les rencontres on tâchait de faire un grand nombre de prisonniers, qui étaient conduits au milieu des peuplades, et qui attestaient la gloire des vainqueurs. Là, par un raffinement de cruauté qu’on a de la peine à concevoir, ils étaient nourris avec soin, avaient la faculté de se choisir une épouse, et finissaient cependant par être massacrés pour servir à d’horribles festins. Leurs crânes étaient suspendus dans la demeure de celui qui les avait faits prisonniers, et c’étaient ces archives sanglantes qui disaient aux fils les exploits et la gloire des pères.

Leurs armes étaient des massues et des arcs longs de cinq à six pieds, et leurs instruments de musique, des espèces de flûtes faites avec les os des jambes ou des bras de leurs ennemis. Outre les peintures dont les chefs s’ornaient pour se faire reconnaître, tous les Tupinambas se perçaient la lèvre inférieure, et y introduisaient un morceau de bois façonné avec soin. Les femmes n’étaient pas soumises à cet usage ridicule, et avant leur toilette, c’est-à-dire avant de s’être barbouillé le corps avec des mastics de diverses couleurs, elles avaient assez de grâces pour captiver les étrangers et justifier la tendresse de leurs maris.

Les Mundrucus, qui donnent leur nom à une province, sont les naturels du Brésil les plus redoutés. Les autres tribus les appellent Païkicé, c’est-à-dire coupe-tête, parce que ces indigènes sont dans l’usage barbare de décapiter tous les ennemis qui tombent en leur pouvoir, et d’embaumer ces têtes de manière qu’elles se conservent pendant de longues années comme si on venait depuis peu d’instants de les séparer du tronc. Ils décorent leurs cabanes de ces horribles trophées, et celui qui en possède jusqu’à dix peut être élu chef de tribu.

La cruauté de ces sauvages, qui vivent encore dans les forêts, est telle qu’ils ne pardonnent ni au sexe ni à l’âge. Ils ont obligé une foule d’autres peuplades errantes à se mettre sous la protection des établissements portugais, qui ne les garantissent pas toujours des attaques de leurs adversaires. Le tatouage de leur figure est admirable.

Les Araras forment une tribu assez nombreuse, presque aussi redoutable que les Mundrucus, mais moins guerrière. Ils ont une arme appelée esgararatana, qui est une espèce de sarbacane faite de deux morceaux de bois creux collés avec de la cire, et fortement liés au moyen d’un fil tiré de l’écorce du bananier. Elle a quelquefois cinq pieds de longueur, et son embouchure, qui est parfaitement ronde, n’a que dix à douze lignes de diamètre. On souffle avec ce tube des flèches empoisonnées longues de plusieurs pouces et ayant à une des extrémités, en guise d’ailes, une petite boule de coton qui entre avec quelque effort. Quand les indigènes veulent atteindre un animal quelconque, ils trempent la pointe de la flèche dans une liqueur épaisse, composée de diverses plantes vénéneuses. On assure qu’une mort prompte suit la piqûre de ce dard, et que les Araras sont les seuls indigènes du Brésil qui empoisonnent ainsi leurs armes.

Les Jummas, les Mauhés, les Pammas, les Parintintins et un grand nombre d’autres peuplades parcourent encore les vastes contrées du Brésil, et se livrent entre eux des combats meurtriers.

Mais de toutes ces peuplades sauvages la plus curieuse à étudier est, sans contredit, celle des Bouticoudos, guerrière, audacieuse, indépendante, anthropophage, et venant libre jusqu’aux portes de la capitale, où par mépris elle refuse d’entrer. De l’air, des dangers et de l’espace, voilà ce que demande, ce que veut, ce que trouve le Bouticoudo.

Les jeux bouticoudos sont des exercices d’adresse. J’ai vu, par un temps de calme, un de ces hommes extraordinaires tracer à terre une circonférence de six pieds de diamètre, se placer au centre, lancer verticalement et à perte de vue une de ses flèches et la faire presque toujours retomber dans le cercle.

Le Bouticoudo est complétement nu. Sa couleur est ocre rouge, ses cheveux sont longs et plats. Comme le Tupinamba, il fait descendre sur ses épaules le cartilage de ses oreilles, il fixe à sa lèvre inférieure, percée, un morceau de bois dur sur lequel il découpe ses mets et qui descend souvent jusqu’au menton.

Le Bouticoudo est, sans contredit, le sauvage le plus brave, le plus intelligent, le plus adroit du monde. Ni le Malais avec son crish empoisonné, ni le Guébéen sur ses caraccores, ni le Zélandais avec son casse-tête en pierre, ni le Carolin avec son bâton si admirablement ciselé, ni même l’Ombayen anthropophage, chez lequel ma vie a couru de si grands dangers, ne peuvent se comparer au Bouticoudo muni de son arc, de ses flèches et de son petit sac de pierres.

Il y a là des forêts profondes, éternelles, des déserts et des plaines immenses, des montagnes escarpées. Ces montagnes, ces forêts, ces déserts, sont la demeure du Bouticoudo, qui y trouve des vivres en abondance et un gîte où il est à l’abri de tous dangers. Passe-t-il à cent pas de lui un de ces quadrupèdes petits et voraces qui se cachent dans les solitudes brésiliennes, l’animal surpris est bientôt la victime du Bouticoudo ; car son arc à deux cordes a été tendu, et la pierre rapide a frappé droit et fort au but marqué. Un jaguar s’élance-t-il en terribles bonds sur une proie facile, malheur à lui si le Bouticoudo a entendu son lugubre rauquement ! car la flèche dentelée va siffler, et après elle, une seconde, puis une troisième, et toutes les trois pénétreront dans les flancs du jaguar.

L’arc du Bouticoudo est haut de sept à huit pieds, et ses flèches en ont quelquefois huit ou neuf. Elles sont légères, non pennées, armées d’une pointe d’os ou de bois durci au feu. L’arc à deux cordes est en bambou comme le premier. À six pouces à peu près du nœud qui fixe la corde au bois, et de chaque côté, un autre morceau de bois de la grosseur du petit doigt sépare ces deux cordes. Au centre est un réseau à mailles serrées où la pierre est assujettie par l’index et le pouce du tireur. Vous comprenez dès lors combien il faut d’adresse à celui-ci pour éviter le bois quand la pierre est lancée, car le réseau et le bambou se trouvent absolument dans le même plan.

Dans une de mes visites à une caravane de Bouticoudos à Praïa-Grande, j’ai prié le chef de ces hommes intrépides de me donner la mesure de cette adresse merveilleuse dont les voyageurs disent tant de prodiges ; et à cent pas, ni plus ni moins de distance, sur douze pierres lancées avec la rapidité d’un dard, il atteignit dix fois mon chapeau, qu’il mit en pièces, et les deux autres éclatèrent en route. Un chat aux aguets sur les débris d’un pont conduisant à Notre-Dame-de-Bon-Voyage, fut tué par la treizième pierre, et le Bouticoudo, à qui je m’empressai d’offrir mes félicitations, me tourna les talons en haussant les épaules, sans vouloir rien accepter de ce que je lui présentais en témoignage de reconnaissance.

L’affection des Bouticoudos est chose vraiment merveilleuse ; vous allez en juger : M. Lansdorff, chargé d’affaires de la Russie, désirant joindre à sa riche et immense collection de curiosités brésiliennes le crâne d’un individu de cette nation, en fit demander un au chef dont je vous ai déjà parlé, et lui offrit quelques armes en échange. Celui-ci, plus galant et plus courtois qu’on n’aurait dû le supposer d’un sauvage, lui envoya son propre fils, en lui disant : « Voilà un crane, arrangez-le comme vous voudrez. »

L’enfant reçut chez M. Lansdorff tous les soins qu’on doit au malheur. Le pauvre garçon, âgé de neuf à dix ans, s’attendait tous les jours à être décapité, et ne comprenait pas pourquoi on le traitait avec tant d’humanité.

J’emmenai ce jeune sauvage avec moi dans bien des courses, et les preuves qu’il me donna de son courage, de son adresse et de son agilité ne peuvent se décrire en aucune langue. Il est des choses qu’on aurait bien mauvaise grâce à raconter : il n’y a que les gens qui ont vu des miracles qui puissent y croire.

On trouve aussi au sud-ouest du Brésil une peuplade d’Albinos, pauvres, faibles, souffreteux, n’y voyant bien que la nuit ou après le coucher du soleil. Ils sont blancs de la peau, des cils, des sourcils, des cheveux ; ils ont les yeux et les ongles roses, et se montrent inaccessibles à toute idée de civilisation et de progrès. Le même sol nourrit aussi des chevaux blancs, que Francesco d’Azara appelle Mélados, et qui sont sans élégance et sans vigueur. J’ai vu, dans une de mes courses aventureuses, une femme moitié blanche, moitié noire, mais à taches irrégulières. Elle était d’une humeur joyeuse ; elle aimait beaucoup à parler de la bizarrerie de son organisation, et, chose étrange, elle avait deux enfants dont l’un était albinos, et l’autre d’un noir d’ébène. Elle ne cachait à personne sa prédilection pour ce dernier, et comme je lui en demandais la cause, elle me répondit que c’était parce qu’elle le tenait de son premier mari. Le culte des vieux souvenirs n’est point mort au Brésil, même chez les peuplades sauvages de cet immense empire. Nous sommes plus oublieux et plus ingrats en Europe.

Les Albinos touchent aux Bouticoudos. Philosophes, expliquez ces contrastes !

Dès que nos observations astronomiques furent terminées, nous mîmes à la voile par une brise carabinée de l’ouest, qui nous poussa vite hors du goulet. Bientôt les vastes forêts s’effacèrent dans un lointain violâtre ; le géant couché disparut sous les flots comme un hardi plongeur, et nous nous retrouvâmes de nouveau face à face avec les vents, le ciel et les eaux. La curiosité s’émousse comme tous les goûts, comme toutes les passions ; il faut en user sobrement, et, pour ma part, je ne suis pas trop fàché de dire adieu à la terre féconde d’Alvarès Cabral, si mollement interrogée par les Portugais d’aujourd’hui.

Les stériles conquêtes des peuples sont une flétrissure plutôt qu’une gloire.

La brise est fraîche. Encore une anecdote sur le Brésil, encore un dernier regard sur les hommes qui le sillonnent.

Une remarque fort curieuse, et qui a frappé tous les explorateurs de cet immense royaume, dont la moitié n’est pas encore connue, c’est la diversité de mœurs des peuples sauvages qui le parcourent. Tous, excepté les Albinos, sont cruels, féroces, anthropophages ; presque tous vivent en nomades, sans lois, sans religion, ou se faisant des dieux selon leurs caprices ; tous obéissent à leur appétit sans cesse renaissant de rapine et de destruction, et cependant il y a parmi ces peuplades des nuances fort tranchées qui les distinguent et qui sembleraient laisser entrevoir dans l’avenir, pour quelques-unes du moins, la possibilité de les faire jouir des bienfaits de la civilisation, toujours si paresseuse dans ses conquêtes morales.

Les Bouticoudos, par exemple, se distinguent de tous leurs ennemis (car ici tous les peuples vivent en ennemis) par l’absence totale de ces sentiments si doux d’amitié et de famille, si puissants, si saints, même chez les nations les plus sauvages de la terre. Parmi eux, point de tendresse fraternelle, point d’amour maternel ou filial. On naît, on vit ; on allonge les oreilles à l’enfant, on troue sa lèvre inférieure pour y fixer un gros morceau de bois qui lui sert de table lors de ses repas ; on l’arme d’un arc à flèches ou à pierres, on lui montre le désert ou les forêts, et on lui dit : « Là est ta pâture, va, cherche, et fais la guerre à tout être vivant qui voudra te résister. » S’il meurt, point de larmes, point de funérailles ; la peuplade a un sujet de moins, c’est tout.

Chez les Tupinambas, au contraire, plus féroces, s’il se peut, que les Bouticoudos et les Païkicé, on a trouvé des sentiments d’amour si vrais, si violents, si énergiquement exprimés, qu’on peut les appeler héroïques, alors même qu’ils ont pour résultat les plus horribles vengeances.

Une guerre sanglante avait éclaté entre les Païkicé et les Tupinambas ; déjà, dans un de ces combats où les dents et les ongles de ces bêtes féroces jouent un rôle aussi actif que les flèches et les massues, plusieurs des chefs les plus intrépides avaient perdu la vie, et les deux féroces peuplades ne se lassaient pas. À la dernière mêlée qui avait eu lieu, une femme avait vu son mari massacré par les ennemis vainqueurs, et les lambeaux de sa chair jetés çà et là dans la plaine. Aussitôt elle médite une vengeance éclatante et la communique la nuit à ses camarades, qui l’approuvent et l’encouragent.

— Percez-moi le dos, les cuisses, la poitrine, leur dit-elle, crevez-moi un œil, coupez-moi deux doigts de la main gauche, et laissez-moi faire, mon mari sera vengé. On obéit à ses volontés, on mutile la malheureuse, qui ne pousse pas un cri, qui n’exhale pas une plainte.

— Adieu, leur cria-t-elle quand tout fut fini. Si vous pouvez attaquer dans quinze soleils, à telle heure, je vous réponds que vous aurez moins d’ennemis à combattre que par le passé.

Elle s’élance, elle s’éloigne, et se dirige couverte de sang vers les Païkicé, campés à peu de distance, attendant la lutte du lendemain. Dès qu’elle aperçoit leurs feux, elle se précipite à grands cris, les tient en haleine d’une alerte, et tombe aux pieds du chef en poussant des gémissements de douleur.

On s’empresse, on l’entoure, on l’interroge, et l’astucieuse Tupinamba leur dit alors d’une voix entrecoupée que les chefs de sa tribu ont voulu la tuer parce qu’elle faisait des vœux pour le succès des armes des Païkicé ; qu’après avoir courageusement résisté à leurs menaces, elle s’est vue attachée à un poteau, qu’on a commencé à lui faire subir les tourments réservés aux prisonniers ennemis ; puis que, dans l’attente de leur joie du lendemain, ils se sont endormis, et que, profitant de leur sommeil, elle s’est échappée et est venue chercher un asile chez ceux pour qui étaient ses vœux les plus ardents.

À l’aspect des blessures de cette femme, dont quelques-unes sont très-profondes, les Païkicé ne doutent pas de la vérité du récit qui leur est fait, et donnent les soins les plus empressés à celle qui a tant souffert pour eux. Bientôt elle partage les travaux de tous. C’est elle qui, prévoyante, veille autour du camp avec le plus d’activité ; c’est elle qui s’est chargée de jeter le premier cri d’alarme. Un chef en fait son épouse, et celle-ci semble s’attacher à lui par les liens de l’amour et de la reconnaissance… Mais une nuit, le camp est dans l’agitation, les principaux chefs se réveillent sous les atteintes des douleurs les plus aiguës ; ils s’agitent, se roulent, se tordent ; ils sont dans des convulsions horribles ; et lorsque, bien sure de l’efficacité du poison qu’elle a distribué, la jeune Tupinamba peut compter ses victimes, elle bondit, s’éloigne, pousse un grand cri répété par les échos de la forêt voisine, et les Païkicé, surpris dans leur agonie, sont achevés par les Tupinambas, prévenus de l’heure et du jour du massacre.

Espérons, pour le bonheur de l’humanité, que ces races cruelles se détruiront bientôt les unes par les autres, et que, comme l’hyène et le tigre, elles disparaîtront un jour de la terre.

Au lieu de mettre directement le cap sur Table-Bay, pointe méridionale d’Afrique, nous allâmes chercher par une plus haute latitude les vents variables, et nous laissâmes à notre gauche le Rocher-Sacré, l’île de lave et de grands souvenirs, la vallée silencieuse où s’est éteinte la plus belle étoile qui ait jamais brillé au firmament. — Salut à Sainte-Hélène ! Salut aux trois saules qui pleurent sur le mort immortel cadenassé dans sa bière de fer !

Nos pensées devinrent tristes et sombres : nous reportions nos regards vers ce passé glorieux si profondément gravé sur tant de gigantesques monuments, lorsqu’un bien douloureux spectacle vint encore nous frapper dans nos affections.

Le récit de nos malheurs en est le baume le plus efficace, et il y a toujours des consolations dans les larmes.

De tous les officiers de la corvette, Théodore Laborde était sans contredit le plus aimé et le plus heureux ; il comptait embrasser bientôt sa famille, qui l’attendait impatiente à l’île Maurice. Jeune, expérimenté, intrépide, il avait joué un beau rôle au glorieux combat d’Ouessant et à celui de la baie de Tamatave, où la marine française soutint dignement l’honneur de son pavillon.

Laborde commandait le quart. La barre s’engagea ; il ordonna une manœuvre ; en se baissant vers le faux-pont, un vaisseau se rompit dans sa poitrine. Le lendemain, après notre déjeuner, il vomit du sang en abondance ; il se leva et nous dit d’une voix solennelle : — À huit jours d’ici, mes amis, je vous convie à mes funérailles.

L’infortuné avait lu dans les décrets de Dieu.

— Oh ! cela est bien horrible, nous dit-il après les premiers symptômes ; oh ! cela est bien horrible de mourir, alors qu’il y a devant soi une carrière de périls et de gloire ! Et puis, ajoutait-il en nous tendant une main frémissante, on a des amis qu’on regrette, une famille qu’on pleure, et la mort vient vous saisir ! N’est-ce pas, n’est-ce pas que vous parlerez de moi quelque temps encore ? Promettez-le-moi, mes bons camarades, la tendresse est consolatrice, et j’ai besoin de consolation, moi ! Mon pauvre père, qui m’attend là, là tout près, dites-lui combien je l’aimais… Merci, docteur, merci… demain… demain… rien ne me réveillera… Si je me retourne, je meurs à l’instant… et tenez, je souffre trop, je veux en finir… adieu, adieu, mes amis !…

Il se retourna et vécut encore un quart d’heure, pendant lequel il nous appela tous près de lui. — Le soleil levant frappa d’un vif rayon le sabord qui s’ouvrait près de la tête de Laborde.

— C’est le coup de canon, dit-il en fermant ses rideaux.

Le lendemain, les vergues du navire étaient en pantenne, une planche humide débordait le bastingage, le silence de la douleur régnait sur le pont ; l’abbé de Quélen fit tomber une courte prière sur la toile à voile qui enveloppait un cadavre, et le navire se trouva délesté d’un homme de bien et d’un homme de cœur…

Après une quarantaine de jours d’une navigation monotone, sans calmes ni tempêtes, la houle devint creuse et lente ; de monstrueuses baleines lançaient à l’air leurs jets rapides, et les observations astronomiques, d’accord avec celles des matelots, qui n’étudient la marches des navires que sur les flots, nous placèrent en vue du cap de Bonne-Espérance. Là-bas l’Amérique, ici l’Afrique, et tout cela sans transition ! C’est ainsi que j’aime les voyages.

Voici la terre, vers laquelle la houle nous a poussés pendant la nuit. Quel contraste, grand Dieu ! Au Brésil, des eaux riantes et poissonneuses ; ici des flots plombés et mornes ; en Amérique, des forêts immenses, éternelles, toujours de la verdure : en Afrique, des masses énormes de rochers creusés et déchirés par une lame sans cesse turbulente, et point de verdure à ces rocs, point de végétation au loin ; c’est un chaos immense de débris et de laves qui se dessinent à l’œil en fantômes menaçants ; au Brésil, partout la vie ; au cap de Bonne-Espérance, partout la mort. À la bonne heure, voilà comme j’aime les voyages !

Oh ! que le Camoëns a poétiquement placé son terrible épisode d’Adamastor sur un de ces mornes muets, au pied desquels gisent tant de cadavres de navires pulvérisés ! Que de cris ils ont étouffés, que d’agonies ils ont vues depuis que Vasco de Gama a baptisé cette pointe d’Afrique le cap des Tempêtes !

Une heure après le lever du soleil, la brise souffla fraîche et soutenue. Nous cinglâmes vers Table-Bay, et nous laissâmes tomber l’ancre au milieu de la rade, sur un fond de roches et de coquillages brisés. Mes crayons et mes pinceaux n’avaient pas été oisifs, et mes cartons et mes souvenirs s’étaient déjà enrichis de motifs de paysages mâles et gigantesques.

À mesure que j’avance dans ces graves et périlleuses excursions, j’éprouve le besoin de me recueillir, je me tiens en garde contre cette ardente imagination dont le ciel m’a doté si funestement, et je lui fais une guerre de tous les instants pour la courber sous le joug de la froide raison. Le poëte est inhabile aux courses scientifiques ; en fait de voyages, rien n’est pauvre comme la richesse, et l’écrivain doit s’effacer des tableaux qu’il a mission de dérouler aux yeux. Si le portrait moral du voyageur était en tête du livre qu’il publie, il deviendrait alors aisé de discerner la vérité du mensonge, et l’histoire des pays et des peuples serait plus précise et plus tranchée. Moi, je demande grâce pour mon style, mais je n’en veux point pour l’exactitude des faits : j’écris avec mes yeux d’autrefois et non avec mon imagination présente. Je veux qu’on me croie et non pas qu’on me loue. Mais l’enthousiasme est quelquefois permis à l’observateur ; il est telle scène si grande, si dramatique, que le cœur et la raison se mettent d’accord pour sentir et peindre ; si la vérité semble sortir de la règle commune, c’est que le lecteur ne la voit pas, lui, du point où le narrateur est placé.

Nous voici au centre de la rade du Cap, et je vous défie de rester froid en face de ce grave et sauvage panorama qui se déploie à l’œil effrayé. Là, à droite, des masses gigantesques de laves noires, nues, découpées d’une manière si bizarre qu’on dirait que la nature morte de cette partie de l’Afrique s’est efforcée de prendre les formes de la nature vivante qui bondit dans ces déserts. C’est la Croupe-du-Lion, sur laquelle flotte le pavillon dominateur de la Grande-Bretagne ; puis le sol, s’abaissant petit à petit, se redresse tout à coup et forme ce plateau large, uni, régulier, qu’on a si bien nommé la Table, du haut de laquelle les vents se précipitent avec rage vers l’Océan, qu’ils soulèvent et refoulent, lui enlevant comme des flocons d’écume les imprudents navires qui lui avaient confié leur fortune. « La nappe est mise, » disent les marins sitôt que des nuages arrondis, partant de la Tête-du-Diable, opposée à la Croupe-du-Lion, se heurtent, se brisent, se séparent, se rejoignent sur le sommet du plateau. « La nappe est mise ! coupe les câbles et au large !… » Efforts inutiles ! il faut des victimes à l’ouragan, et lorsque, sur dix navires à l’ancre, un seul peut se sauver, c’est que le ciel a été généreux, c’est que la tempête a voulu qu’une voix portât au loin des nouvelles du désastre.

La Tête-du-Diable est séparée du plateau principal par une embrasure haute et étroite d’où s’élancent les rafales meurtrières, heurtées par les pitons plus rapprochés qu’elles ont déchirés dans leur course.

Jugez des phénomènes météorologiques dont cette rade de malheur est le théâtre ! J’ai vu deux navires, l’un entrant, l’autre sortant, presque vergue contre vergue, courir tous les deux vent arrière[1] ! — Quel choc ! quel désordre ! quel fracas au moment où ces deux vents impétueux viennent à se heurter, à se combattre, à se disputer l’espace ! À gauche de la Tête-du-Diable, le terrain se nivelle, se plonge dans les solitudes africaines, décrit une vaste courbe vers la rivière des Éléphants, et, à neuf lieues de là, se rapproche de la côte et se redresse encore pour la défendre contre les envahissements de l’Atlantique.

À égale distance à peu près de la Croupe-du-Lion et de la Tête-du-Diable, au pied même de la montagne de la Table, est bâtie la ville du Cap, fraîche, blanche, riante comme une cité qu’on achève et qu’on veut rendre coquette. Ce sont des terrasses devant les maisons, et des arbres au pied de des terrasses dont les dames font leur promenade de chaque jour ; ce sont des rues larges et tirées au cordeau, propres, aérées ; c’est partout un parfum de la Hollande, par qui fut bâtie cette colonie jadis si florissante, et qui a changé de maître par le droit de la guerre.

Sur la gauche de la ville et en face du débarcadère et d’une magnifique caserne, est un vaste et triste champ-de-mars, dont les pins inclinés presque jusqu’au sol attestent le fréquent passage de l’ouragan. Cela est douloureux à voir.

Plusieurs forts, tous bien situés, défendent la ville, mieux protégée encore par la difficulté des atterrissages. En temps de paix, la garnison est de quatre mille hommes ; en temps de guerre, elle est proportionnée aux craintes qu’on éprouve. Mais ce n’est pas de l’Europe que partira le coup de canon qui arrachera la colonie aux Anglais : c’est de l’intérieur des terres, c’est du pays guerrier des Cafres et des autres peuplades intrépides qui ceignent comme d’un vaste réseau la ville et les propriétés des planteurs, sans cesse envahies et saccagées. Il y a là dans l’avenir un jour de terreur et de deuil pour l’Angleterre.

Je ne suis point de ceux qui, en arrivant dans un pays curieux à étudier, se hâtent de demander ce qu’il y a de remarquable à voir et s’y précipitent avec ardeur. Ce que j’aime surtout dans ces courses lointaines, c’est ce que les esprits superficiels dédaignent, ce que le petit nombre choisit de préférence pour le lieu de ses méditations : ce n’est pas l’Europe que je viens chercher au sud de l’Afrique.

Une montagne aride et sauvage est là sur ma tête ; elle aura ma première visite. Qui sait si demain l’ouragan qu’elle vomira ne nous forcera point à une fuite précipitée ? Escaladons la Table avant que la rafale ait mis la nappe.

Les chemins qui, par une pente insensible, conduisent à travers champs jusqu’au roc, sont coupés de petites rigoles où une eau limpide coule avec assez d’abondance ; mais ici toute végétation s’efface et meurt ; la montagne est rapide dès sa base, et l’étroit sentier qui garde, presque imperceptible, la trace des explorateurs, se perd bientôt au milieu d’un chaos de roches osseuses qui disent les dangers à courir. Je comprends toute indécision avant la lutte ; mais une fois en présence du péril, rien ne me ferait faire volte-face. J’avais un excellent fusil à deux coups, deux pistolets, un sabre, plus une gibecière, un calepin et mes crayons. C’était assez pour ma défense : qui sait si les tigres et les Cafres ne reculeraient pas en présence des mauvais croquis d’un artiste d’occasion ? mais, à tout hasard, je m’adresserai d’abord à mon briquet et à mes autres armes : ce sont, je crois, de plus sûrs auxiliaires.

La route devenait ardue au milieu de ces réflexions que je faisais souvent à haute voix, et un soleil brûlant épuisait mes forces sans lasser mon courage.

J’escaladais toujours le rapide plateau, et je faisais de fréquentes haltes derrière quelques roches, car peu m’importait d’arriver tard au sommet pourvu que j’y pusse arriver. La chaleur était accablante, le thermomètre de Réaumur, au nord, à l’ombre et sans réfraction, marquait trente degrés sept dixièmes ; et, dans mon imprévoyance, je n’avais emporté qu’une gourde pleine d’eau, que j’avais déjà vidée, sans que le murmure d’un ruisseau me donnât l’espoir de la remplir de nouveau. Mais je n’étais pas homme à m’arrêter devant un seul obstacle, et je grimpais haletant et épuisé.

À peu près aux deux tiers de la route, dans un moment d’inaction et de repos, un éboulement se fit entendre près de moi. J’écoutai inquiet ; un second éboulement suivit de près le premier, puis un troisième à égale distance. Point de souffle dans l’air, la nature avait le calme de la mort, et je dus comprendre que, tigre ou nègre marron, il y avait à ma portée un ennemi à combattre. J’armai mon fusil, dans lequel j’avais glissé deux balles, et je me tins prudemment dans l’espèce de gîte que je m’étais donné ; mais, presque honteux de ma prudence, je tournai doucement le rocher protecteur, et j’avançai la tête pour voir de quel côté venait le danger.

— Au large ! me cria une voix qu’on cherchait à rendre sonore ; au large, ou vous êtes mort !…

Un homme, en effet, m’avait mis en joue, mais un de ces hommes qu’on juge, au premier coup d’œil, ne pas être fort redoutables, un de ces ennemis qui ne demandent pas mieux que de vous tendre la main.

— Au large, vous-même ! lui répliquai-je en lui présentant un de mes pistolets ; que me voulez-vous ?

— Rien.

— Je m’en étais douté.

Et nous fîmes tranquillement quelques pas pour nous rapprocher.

Il avait un singulier costume de voyage, ma foi ! Un tout petit chapeau de feutre fin et coquettement brossé se posait légèrement sur une de ses oreilles ; son cou laissait tomber avec grâce une cravate de soie nouée à la Colin. Un habit bleu de Staub ou de Laffitte, tout neuf et tout pointu, selon la mode du temps ; un gilet chamois, des gants jaunes et propres, un pantalon de poil de chèvre, de fins escarpins de Sakoski et des bas de soie, complétaient sa mise. On eût dit un fashionable de Tortoni de retour d’une promenade au bois dans son léger tilbury, et je riais de son élégance en même temps qu’il riait, lui de l’étrangeté de mes vêtements autrement façonnés. De gros souliers, des chaussettes, un large pantalon de toile, un chemise bleue, une veste, point de bretelles, point de cravate ni de gants, un immense chapeau de paille et mes armes, voilà l’homme en présence duquel se trouvait mon rude antagoniste. Ajoutez à cela que sa voix était faible et sa figure délicate et rosée ; moi j’ai l’organe assez dur et le teint au niveau de mon organe.

Après ces premières investigations muettes, notre conversation continua, et je repris le premier la parole.

— Savez-vous que vous m’avez fait presque peur ?

— Savez-vous que vous m’avez fait peur tout à fait ?

— Êtes-vous rassuré maintenant ?

— Mais oui ; et vous ?

— Moi ? pas encore ; vous êtes effrayant ?

Et je partis d’un grand éclat de rire.

— Où allez-vous donc si joliment vêtu ? lui dis-je après m’être assis presque à ses pieds.

— Ici, monsieur, on ne peut aller qu’en haut ou en bas ; je vais en haut.

— Et moi aussi, en route !

Je pris son bras, et nous nous aidâmes dans notre laborieuse excursion.

Le brick qui l’avait conduit au Cap venait de mouiller en pleine rade le matin. Il était commandé par le capitaine Huzard et allait faire voile sous peu de jours pour Calcutta. Là se bornèrent d’abord les confidences de mon compagnon de voyage, qui entrecoupait son récit par de profonds soupirs et des cris de douleur que lui arrachaient les pointes aiguës des rochers.

— Eh ! monsieur, l’on ne se met pas en marche pour un pareil voyage avec une chaussure de bal, lui disais-je à chacune de ses lamentations ; vous deviez vous douter que la montagne de la Table n’avait ni tapis moelleux ni dalles polies ; vous allez sans doute à Calcutta pour vous faire traiter de la folie ?

— J’y vais comme naturaliste, me répondit-il, et j’y suis envoyé par le roi.

Cependant nous avancions toujours et les difficultés devenaient plus grandes ; mon compagnon de voyage me demandait souvent grâce, et d’une voix souffreteuse me suppliait de ne pas l’abandonner.

— Allons, courage ! lui criais-je quand je l’avais devancé ; courage, courage ! nous arrivons !

— Voilà deux heures que vous m’en dites autant.

— Courage ! m’y voici !

Quelques instants après, nous fûmes deux sur le plateau ; le premier, essoufflé, brisé, mais debout ; le second étendu, sur le pic et à demi mort.

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