Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/10

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 123-135).

X

LE CAP

Chasse au Lion. — Détails.

Des faits encore, puisque leur logique est si éloquente. Les hommes et les époques ne devraient pas avoir d’autre historien : les faits seuls peuvent exactement traduire la physionomie des peuples, et là du moins chacun peut puiser avec sécurité pour éclairer la conscience et la raison ; là est le seul livre qui ne trompe jamais.

Quand les hommes sont venus ici poser les premières bases de leur naissante colonie, ils trouvèrent un sol rude, âpre, habité et défendu par des hordes sauvages. Les armes à feu firent taire bientôt la puissance des sagaies, des arcs et des casse-têtes ; les indigènes se retirèrent dans l’intérieur des terres, et les navires voyageurs, pour renouveler leur eau et leurs vivres, trouvèrent ici un point de relâche à moitié chemin de l’Europe et des Indes orientales. Jusque-là tout était profit pour le commerce et la civilisation ; mais là aussi s’arrêta malheureusement le projet, vaste d’abord et bientôt abandonné, de la conquête morale du sud de l’Afrique. Les piastres d’Espagne et les guinées anglaises enrichirent les colons, qui ne voulurent point porter plus haut leurs idées d’industrie et de progrès ; et les siècles passèrent sur Table-Bay, colonie européenne, sans que les terres qui touchent pour ainsi dire à la ville fussent plus cultivées, sans que les peuplades qui les parcourent fussent moins sauvages et moins féroces. C’eût été pourtant une belle et noble conquête que celle d’un pays où le sang n’eût plus coulé que sous le règne des lois et de la justice. Le commerce est en général très-peu régénérateur.

Dans un pays diapré en quelque sorte par la présence de vingt peuplades diverses, il faut qu’on me pardonne si je vais par monts et par vaux, si de la maison je cours à la hutte, et si je quitte le moraï pour le temple de Luther. Ne rien oublier est ma principale occupation, et l’ordre et la symétrie seraient ici très-peu en harmonie avec la variété des tableaux qui se déroulent aux yeux.

En général la ville du Cap offre à l’observateur un aspect bizarre, discordant, qui blesse, qui repousse. On respire partout une exhalaison impossible à définir ; toutes les castes d’esclaves employés à l’agriculture et au service des maisons ont un caractère tranché. Le Hottentot, le Cafre, le Mozambique, le Malgache, ennemis implacables, se coudoient, se menacent, se heurtent dans tous les carrefours ; et souvent entre deux têtes noires, hideuses, bavant une écume verdâtre, passe, blanche et élégante, une silhouette de jeune femme anglaise qu’on dirait jetée là comme un ange entre deux démons ; et puis des chants ou plutôt des grognements sauvages, des danses frénétiques dont on détourne la vue, des cris fauves, des instruments de joie et de fête fabriqués à l’aide des débris d’ossements et d’énormes crustacés, tout cela pêle-mêle dans un endroit resserré, tout cela formant une colonie, tout cela sale, abruti, dépravé.

Eh bien ! voyez maintenant, mais rangez-vous, car il y a péril à regarder de trop près. C’est un chariot immense de la longueur de deux omnibus, lourd, ferré, broyant le sol, ayant avec lui chambre à coucher, lit et cuisine, attelé de douze, quatorze, seize et le plus souvent de dix-huit buffles deux à deux, qui courent au grand galop par des chemins difficiles et rocailleux ; c’est un nuage de poussière et de graviers à obscurcir les airs ; en tête de l’équipage est un Hottentot haletant qui crie gare ; sur le devant du chariot, un Cafre, attentif et penché, tient les rênes d’une main vigoureuse, tandis que l’autre, armée d’un fouet dont le manche n’a pas plus de deux pieds de longueur, et la lanière moins de soixante, stimule l’ardeur des buffles ; et si un insecte incommode s’attache au cou ou aux flancs d’un de ces animaux, il est rare que du premier coup de fouet il ne soit pas écrasé sur le sang qu’il a fait jaillir. Je maintiens qu’un Automédon cafre en aurait remontré à celui de la Grèce, dont Homère nous a dit des choses si merveilleuses.

Cafres, Malgaches, Mozambiques, n’ont qu’à s’entendre une fois, et la ville du Cap ne sera plus qu’un monceau de cendres, et une nouvelle colonie devra être rebâtie. Aussi la politique européenne met-elle tous ses soins à maintenir parmi ces diverses nations un esprit de haine et de vengeance qui n’est funeste qu’à ceux qu’il anime.

J’étais logé au Cap chez un horloger nommé Rouvière. Cet horloger avait un frère dont la vie de périls résume en elle seule celle des Boutins, des Mongo-Pareke, des Landers et des explorateurs européens les plus intrépides. Ici quand M. Rouvière passe dans une rue, chacun salue et


La Ville du Cap.

s’arrête. S’il entre dans un salon, tout le monde se lève par respect, la

plupart aussi par reconnaissance, car presque à tous il a rendu quelques grands services. On n’a pas d’exemple au Cap d’un navire échoué sur la côte dont M. Rouvière n’ait sauvé quelques débris utiles ou quelques matelots, et cela au milieu des brisants et toujours au péril de sa vie. J’avais entendu raconter de lui des choses si merveilleuses, que je résolus de m’enquérir de la vérité, et je demeurai bientôt convaincu que rien n’était exagéré dans le récit des faits et gestes qu’on attribuait à M. Rouvière.

Le hasard me plaça un jour à son côté dans un salon, et je mis à profit cette heureuse circonstance.

— Monsieur, lui dis-je après quelques paroles de politesse banale, croyez-vous à la générosité du lion ?

— Oui, me répondit-il, le lion est généreux, mais envers les Européens seulement.

Sa réponse me fit sourire ; il s’en aperçut et continua gravement :

— Ceci n’est pas une plaisanterie, mais un fait positif qui a cependant besoin d’explication. Les Européens sont vêtus ; les esclaves en général ne le sont pas. Ceux-ci offrent à l’œil du lion de la chair à mâcher ; ceux-là ne lui présentent presque rien de nu. Ce que j’entends par générosité, c’est, à proprement parler, dédain, absence d’appétit, et un lion qui n’a pas faim ne tue pas. Le lion a mangé moins d’Européens que de Cafres ou de Malgaches ; le souvenir de son dernier repas l’excite ; il y a là, à portée de ses ongles et de ses dents, une poitrine nue, et la poitrine est broyée…

— Je comprends…

— Toutefois je crois qu’il y a de la reconnaissance dans les paroles du brave Rouvière, et voici à quelle occasion cette reconnaissance est née.

Il partit un beau matin de Table-Bay pour False-Bay, en suivant les sinuosités de la côte, et seul, selon sa coutume, armé d’un bon fusil de munition où il glissait toujours deux balles de fer. Il portait, en outre, deux pistolets à la ceinture et un trident en fer à long manche, placé en bandoulière derrière son dos. Ainsi armé, Rouvière aurait fait le tour du monde sans la moindre difficulté. Il était en route depuis quelques heures lorsqu’un bruit sourd et prolongé appela son attention : au moment du péril, les premiers mots de Rouvière étaient ceux-ci :

— Alerte, mon garçon, et que Dieu soit neutre !…

Le bruit approchait, c’était le lion ; lorsque celui-ci veut tromper son ennemi aux aguets, il fait de ses puissantes griffes un creux dans la terre, y plonge sa gueule et rugit. Le bruit se répercute au loin d’écho en écho, et le voyageur ne sait de quel côté est l’ennemi. Après avoir visité ses amorces, Rouvière, l’œil et l’oreille attentifs, continua sa marche, certain qu’il aurait bientôt une lutte à soutenir.

En effet, les rochers qu’il côtoyait retentissent bientôt sourdement sous les bonds du redoutable roi de ces contrées, et un lion monstrueux vient se poser en avant de Rouvière et le provoquer pour ainsi dire au combat.

— Diable ! diable ! se dit tout bas notre homme, il est bien gros… la tâche sera lourde… Et en présence d’un tel champion, il recule.

Le lion le suit à pas comptés. Rouvière s’arrête ; le lion s’arrête aussi… Tout à coup la bête féroce rugit de nouveau, se bat les flancs, bondit et disparaît dans les sinuosités des rochers.

— Il est bien meilleur enfant que je ne l’espérais, murmura M. Rouvière ; mais essayons d’atteindre le bac, cela est prudent…

Il dit, et le lion se retrouve en sa présence pour lui fermer le chemin.

— Nous jouons aux barres, poursuivit Rouvière, ça finira mal… Il rétrograde encore ; mais l’animal impatienté se rapproche de lui et semble
Rouvière et le Lion.
l’exciter à une attaque, comme fait un petit chien qui veut jouer avec son maître. M. Rouvière, piqué au jeu, est prêt à combattre, et le baudrier de son trident est déjà débouclé, mais il ne veut pas être l’agresseur. Le lion rugit pour la troisième fois, recommence sa course à travers les aspérités voisines, et pour la troisième fois aussi s’oppose à la marche du colon.

— Pour le coup, nous allons voir !

Rouvière s’adosse à une roche surplombée, met un genou à terre ; un pistolet est à ses pieds, et, le doigt sur la détente du fusil, il semble défier son redoutable adversaire.

Celui-ci hérisse sa crinière, gratte le sol, ouvre une gueule haletante, s’agite, se couche, se redresse et semble dire à l’homme : Frappe, tire. L’œil calme de M. Rouvière plonge, pour ainsi parler, dans l’œil ardent du lion ; ils ne sont plus séparés tous deux que par une distance de cinq ou six pas, et pendant un instant on dirait deux amis au repos…

— Oh ! tu as beau faire, grommelait M. Rouvière, je ne commencerai pas.

Qui dira maintenant de quel sentiment le lion fut animé ? Après une lutte de patience, d’incertitude et de courage, mais sans combat, le terrible quadrupède rugit plus fort que jamais, s’élance comme une flèche et disparaît dans les profondeurs du désert.

Vous dûtes vous croire à votre dernière heure ? dis-je à M. Rouvière.

— Je le crus si peu, me répondit-il, que je me disais, au moment où l’haleine du lion arrivait jusqu’à moi : Mes amis vont être bien étonnés quand je leur raconterai cette aventure.

Et la véracité de M. Rouvière ne peut ici être révoquée en doute par personne, sous peine de lapidation ou de mépris.

— Il boite un peu, dis-je un jour à un citoyen du Cap.

— C’est un petit tigre à qui il a eu affaire qui lui a mutilé la cuisse.

— Et cette épaule inégale ?

— C’est une lame furieuse qui l’a jeté sur la plage au moment où il sauvait une jeune femme.

— Et cette déchirure à la joue ?

— C’est la corne d’un buffle qui dévastait le grand marché et qu’il parvint à dompter au péril de ses jours.

— Et ces deux doigts absents de la main gauche !

— Il se les coupa lui-même, mordu qu’il fut par un chien enragé dont plusieurs personnes avaient été victimes… Tenez, il va sortir, voyez.

M. Rouvière se leva et salua. Toute l’assemblée, debout, lui adressa les paroles les plus affectueuses ; chacun l’invitait pour les jours suivants, et pas un ne voulut le laisser sortir sans lui avoir serré la main. Le boulanger Rouvière est l’homme le plus brave que j’aie vu de ma vie.

Le lendemain de cette conversation et de cette soirée, je retrouvai M. Rouvière chez le consul français, où il était reçu, lui boulanger, sans fortune, avec la plus haute distinction. Je lui demandai de nouveaux détails sur sa vie aventureuse.

— Plus tard, me répondit-il ; je ne vous ai narré encore que des bagatelles que j’appelle mes distractions. Mes luttes avec les éléments ont été autrement ardentes que celles que j’ai eues à soutenir avec les bêtes féroces de ces contrées. Je ne demande pas mieux que de me reposer sur le passé, afin de me donner des forces pour le présent et des consolations pour l’avenir. Je vous dirai des choses fort curieuses, je vous jure.

— Est-il vrai, interrompis-je, que vous craigniez plus dans vos habitations intérieures la présence d’un tigre que celle d’un lion ?

— Quelle erreur ! un lion est beaucoup plus à redouter que trois tigres. Tout le monde ici va, sans de grands préparatifs, à la poursuite du tigre ; la chasse au lion est autrement imposante, et, morbleu ! vous en aurez le spectacle puisque vous êtes curieux. Il y a là du drame en action, du drame avec du sang. Quand on vient de loin il faut avoir à raconter du nouveau au retour ; assistez donc à une chasse au roi des animaux.

Les préparatifs ne sont pas chose futile, et le choix du chef de l’expédition doit porter d’abord sur des esclaves intrépides et dévoués ; puis il prend des buffles vigoureux et un chariot avec des meurtrières d’où l’on est forcé parfois de faire feu si au lieu d’un ennemi à combattre on se trouve par malheur en présence de plusieurs.

M. Rouvière avait la main heureuse, il se chargea aussi des provisions ; et un matin, avant le jour, la caravane, composée de quatorze Européens et colons, et de dix-sept Cafres et Hottentots, se mit en marche par des chemins presque effacés. Mais le Cafre conducteur était renommé parmi les plus adroits de la colonie, aussi étions-nous tranquilles et gais.

À midi nous arrivâmes sans accident digne de remarque dans l’habitation de M. Clark, où l’on reçoit parfaitement. Nous repartîmes à trois heures, et nous voilà, à travers des bruyères épaisses, dans un pays d’aspect tout à fait sauvage. La rivière des Éléphants était à notre gauche, et de temps à autre nous la côtoyions en chassant devant nous les hippopotames qui la peuplent. Le soir nous arrivâmes à une riche plantation appartenant à M. Andrew, qui fêta Rouvière comme on fête son meilleur ami, et qui nous dit que depuis plusieurs semaines il n’avait entendu parler ni de tigres, ni de rhinocéros, ni de lions.

— Nous irons donc plus loin, dit notre chef, car il me faut une victime, ne fût-ce qu’un lion doux comme un agneau.

Notre halte fut courte, et les buffles reprirent leur allure rapide et bruyante. Bientôt le terrain changea d’aspect et devint sablonneux ; la chaleur était accablante, et nous passions des heures entières allongés sur nos matelas.

— Dormez, dormez, nous disait M. Rouvière, je vous réveillerai quand il faudra, et vous n’aurez plus sommeil alors.

Nous campâmes cette nuit près d’une large mare d’eau stagnante, attendant tranquillement le retour du jour. Le matin nous eûmes une alerte qui nous tint tous en éveil ; mais M. Rouvière jeta un coup d’œil scrutateur sur les buffles immobiles et nous rassura.

— Il n’y a là ni tigre ni lion, nous dit-il ; les buffles le savent bien ; le bruit que vous venez d’entendre est celui de quelque éboulement, de quelque chute d’arbre dans la forêt voisine, ou d’un météore qui vient d’éclater… En route !

Le troisième jour, nous étions à table chez M. Anderson, quand un esclave hottentot accourut pour nous prévenir qu’il avait entendu le rugissement du lion.

— Qu’il soit le bienvenu, dit Rouvière en souriant. Aux armes ! mes amis ; qu’on attelle, et que mes ordres soient exécutés de point en point.

D’autres esclaves effrayés vinrent confirmer le dire du premier, et malgré les prières de M. Anderson, qui refusa de nous accompagner, nous nous mîmes en marche vers un bois où M. Rouvière pensait que se reposait la bête féroce. Plusieurs esclaves du planteur s’étaient volontairement joints à notre petite caravane, et, connaissant les environs, ils furent chargés de tourner le bois et de pousser, si faire se pouvait, l’ennemi en plaine ouverte. Nous fîmes halte à une clairière bordée par le bois d’un côté, et de l’autre par de rudes aspérités, de sorte que nous étions enfermés comme dans un cirque.

— Il est entendu, mes amis, que seul je commande, que seul je dois être obéi ; sans cela pas un de nous peut-être ne reverra le Cap, nous dit M. Rouvière en se pinçant de temps à autre les lèvres et en relevant sa chevelure. L’ennemi n’est pas loin. Là les buffles et le chariot ; ici, vous sur un seul rang ; derrière, les Hottentots avec des fusils de rechange et les munitions pour charger les armes. Moi, à votre front, en avant de vous tous. Mais, au nom du ciel, ne venez pas à mon secours si vous me voyez en péril ; restez unis, coude à coude, ou vous êtes morts… Silence !… j’ai entendu !… Et puis, voyez maintenant nos pauvres buffles !

En effet, au cri lointain qui venait de retentir, les animaux conducteurs s’étaient pour ainsi dire blottis les uns dans les autres, mais la tête au centre, comme pour ne pas voir le danger qui venait les chercher.

— Ah ! ah ! fit Rouvière en se frottant les mains, le visiteur se hâte. Il faut le fêter en bon voisin…

Un second cri plus rapproché se fit bientôt entendre.

— Diable ! diable ! poursuivit notre intrépide chef, il va vite, il est fort, il sera bientôt là… Je vous l’ai dit. Salut !

M. Rouvière était admirable de sagacité et d’énergie. Le lion venait de débusquer du bois, et à notre aspect il s’arrêta, puis il s’approcha à pas lents, sembla réfléchir et se coucha.

— Il sait son métier, poursuivit le brave boulanger ; il a combattu plus d’une fois : allons à lui pour le forcer à se tenir debout ; mais suivez-moi, et côte à côte.

Le lion se leva alors et fit aussi quelques pas pour venir à notre rencontre.

— Visez bien, camarades, nous dit Rouvière un genou à terre, visez bien, et au commandement de trois, feu !… Attention… une, deux, trois !…

Nous suivîmes ponctuellement les ordres de notre chef. Une décharge générale eut lieu, et nous saisîmes d’autres armes des mains de nos esclaves. Le lion avait fait un bond terrible, presque sur place, et des flocons de poil avaient volé en l’air.

— Comme c’est dur à tuer ! nous dit Rouvière ; voyez, il ne tombera pas, le gredin !

Mais la bête féroce poussait des rugissements brefs et entrecoupés de longs soupirs, sa queue battait ses flancs avec une violence extrême, sa langue rouge passait et repassait sur les longues soies de sa face ridée, et deux prunelles fauves et ardentes roulaient dans leur orbite. Pas un de nous ne soufflait mot, mais pas un de nous ne perdait de vue le redoutable ennemi qui en avait vingt-cinq à combattre…

— N’est-ce pas, disait tout bas M. Rouvière en tournant rapidement la tête vers nous comme pour juger de notre émotion, n’est-ce pas que le cœur bat vite ! du courage ! nous en viendrons à bout.

Mais le sang du lion coulait en abondance et rougissait la terre autour de lui.

— Allons ! allons ! continua tout bas l’intrépide Rouvière, une nouvelle décharge générale ; et, s’il se peut, que tous les coups portent à la tête ou près de la tête.

Nous allions faire feu quand le fusil d’un des tireurs tomba. Celui-ci se baissa pour le ramasser, et laissa voir derrière lui la poitrine nue d’un Hottentot. À cet aspect, le redoutable lion se redresse comme frappé de vertige, ses naseaux s’ouvrent et se referment avec rapidité ; il s’allonge, se replie sur lui-même, tourne sa monstrueuse tête à droite, à gauche, pour chercher à voir encore la proie qu’il veut, qu’il lui faut, qu’il aura.

— Il y a là un homme perdu, murmura Rouvière.

— Moi mort, dit le Hottentot.

En effet, le lion prend de l’élan, et, encadré dans son épaisse crinière, il se précipite comme un trait, passe sur Rouvière accroupi, renverse sept à huit chasseurs, s’empare du malheureux Hottentot, l’enlève, le porte à dix pas de là, le tient sous sa puissante griffe, il semble pourtant délibérer encore s’il lui fera grâce ou s’il le broiera.

Nous avions fait volte-face.

— Êtes-vous prêts ? dit Rouvière, qui avait repris son poste en avant du peloton.

— Oui.

— Feu, mes amis !…

Le lion tomba et se releva presque au même instant. Il passait et repassait sur le Hottentot comme fait un chat jouant avec une souris. Rouvière s’approcha seul alors, et dit à l’infortunée victime : Ne bouge pas !

Et, presque à bout portant, il déchargea sur la tête du lion ses deux pistolets à la fois. Celui-ci poussa un horrible rugissement, ouvrit sa gueule ensanglantée, et fit craquer sous ses dents la poitrine du Hottentot… Quelques minutes après, deux cadavres gisaient là l’un sur l’autre.

— Vous ne me semblez pas très-rassurés, nous dit Rouvière d’un ton dégagé, et je le comprends. Ce n’est pas chose aisée que de venir à bout de pareils adversaires. Je m’estime bien heureux que nous n’ayons à regretter qu’un seul homme.

Il en est de ces luttes avec un lion comme des luttes avec les tempêtes : on serait au désespoir de n’en avoir pas été témoin une fois, mais on réfléchit longtemps avant de s’y exposer de nouveau.

Notre retour au Cap s’effectua sans nouvel incident, et M. Rouvière était le lendemain avant le jour sur le môle, se demandant où il irait se poster. Il n’avait pas dormi de la nuit, car son baromètre lui annonçait une tempête. Cependant il n’y eut point de désastre à déplorer, la bourrasque passa vite, et le noble Rouvière put se reposer la nuit suivante.

On se heurte çà et là dans le monde avec des hommes tellement privilégiés que tout ici-bas semble être façonné et créé pour leur servir de délassement, d’occupation ou de jouet. Rien ne les arrête, rien ne les étonne dans leur vol d’aigle, et les plus graves événements de la vie leur paraissent des revenants-bons tout simples, tout naturels, qui leur appartiennent exclusivement, et dont ils seraient piqués de ne pas jouir. Ce qui émeut la foule les trouve calmes, impassibles ; ils disent et croient qu’il a toujours quelque chose au-delà des plus terribles catastrophes, et ils se persuadent qu’ils sont déshonorés quand ils ne jouent pas le premier rôle dans un bouleversement. Ces hommes-là, voyez-vous, frapperaient du pied le Vésuve et l’Etna dans leurs désolantes irruptions, nouveaux Xerxès, ils fouetteraient la mer, et ils s’indignent de la puissance de l’ouragan qui les maîtrise ou du courroux de l’Océan qui les repousse. Le sang bout dans leurs veines, et, sans orgueil comme sans faiblesse, ils se figurent que la terre ne tremble que pour les éprouver, que l’éclair ne brille ou la foudre ne gronde que pour les vaincre. Cela n’est fait que pour moi ! voilà leur exclamation première à chaque péril qui vient les chercher ; aussi sont-ils toujours en mesure de résister au choc, aussi sont-ils constamment prêts à la défense. Étudiez ces natures d’acier et de lave alors que le sommeil les a subjuguées. C’est encore la vie qui les poursuit, la vie qui leur est réservée, cette vie incidentée qui fait de la vie une vie à part, cette vie qui déborde comme une lave et bonulonne comme le bitume du Cotopaxi ; vous diriez un criminel traqué par les remords, si vous ne découvriez avec plus d’attention quelque chose de grand, de calme sur leur large front, quelque chose de grave et de surhumain dans le battement fort et régulier de leurs artères : le crime a une autre allure, l’hyène a un autre sommeil.

Rouvière est un de ces hommes exceptionnels dont je viens de vous esquisser quelques traits moraux et physiques. On ne le connaîtrait pas qu’on s’arrêterait en le voyant passer, et pourtant, vous le savez déjà, c’est moins qu’un homme ordinaire par sa chétive charpente.

— Mais, lui dis-je un jour, irrité presque contre sa supériorité si peu vaniteuse, n’avez-vous jamais eu peur dans votre vie ?

— Si.

— À la bonne heure ! Cela vous est-il arrivé souvent ?

— Quelquefois.

— Quand, par exemple ?

— Quand la réflexion n’avait pas eu le temps de venir à mon aide. Tous, Sur cette terre, nous avons nos moments de bravoure et de lâcheté.

— Comment, vous avez été lâche, vous aussi ?

— Moi comme les autres.

— Oh ! contez-moi ça, je vous prie.

— Ce n’est pas long : j’étais allé dans une des plantations les plus éloignées de la ville, chez un de mes amis, qui, soit dit en passant, est le plus triste poltron que le ciel ait créé. Si la témérité est souvent une faute, la poltronnerie est toujours un malheur. Ne faites pas comme moi, vous succomberiez à la fatigue ; ne faites pas comme mon ami, la vie vous serait lourde et pénible. Je poursuis. Le planteur ne me voyait jamais sortir de son habitation, armé jusqu’aux dents, sans me dire : « Mon cher Rouvière, vous avez là des pistolets qui peuvent vous blesser ; soyez prudent. » Ce qui l’effrayait le plus était précisément ce qui devait le plus le rassurer. Mais le poltron est cousin germain du lâche… Ah ! pardon de mes digressions, j’achève. Un jour que je m’étais éloigné plus que d’habitude, j’entendis un bruit sourd et régulier sortir d’une espèce de grotte devant laquelle j’allais passer. C’était la respiration fétide d’une lionne, que ses courses de la journée avaient sans doute épuisée… Oh ! je vous l’avoue, je me conduisis comme je ne l’eusse pas fait si je m’étais donné le temps de réfléchir. Profitant du sommeil de la bête féroce, je la tuai en lui tirant à bout portant trois balles dans la tête. Elle ne bougea plus.

— Et vous appelez cela de la lâcheté ?

— Quel nom voulez-vous que je donne à mon attaque ? on prévient les gens, on les réveille avant de les frapper. Tuer un ennemi qui dort !

— Mais quand cet ennemi est une lionne !

— Vous avez beau me dire ce qu’on m’a souvent répété, je ne puis m’absoudre. Aussi peu s’en fallut que je ne terminasse là une vie encore forte, car, appelé par le bruit, un lion accourut de la forêt voisine, et, sans le secours inespéré qui m’arriva de l’habitation de mon ami, je ne vous conterais pas aujourd’hui ces petits détails d’une existence souvent beaucoup mieux remplie.

Si pendant mon séjour au Cap j’avais parlé de Rouvière à ce Marchais que je vous ai fait connaître, je suis sur qu’il y aurait eu entre ces deux hommes quelque défi à épouvanter la raison, quelque lutte où l’un des deux adversaires au moins eût succombé. Plus tard, lorsque je fis le portrait du colon à mon gabier, il me regarda d’une prunelle indignée, comme si j’avais voulu humilier son orgueil, et, se levant brusquement, il me dit avec sa rudesse accoutumée : J’espère bien que nous toucherons au Cap, et nous nous verrons alors lui et moi.

La roche sous-marine qui ouvrit notre belle corvette ne nous permit pas de relâcher une seconde fois à Table-Bay. Marchais en a toujours été pour ses regrets.

Nous partons dans quelques jours ; utilisons-les. Il y a une bibliothèque au Cap, et si l’on y trouve peu de livres, la faute en est aux rats qui les dévorent. Le bibliothécaire est, m’avait-on dit, un homme d’un grand poids ; en effet, il pèse au moins trois quintaux.

Le théâtre du Cap est un petit bijou pour l’exquise propreté et le mauvais goût. On y joue en général des traductions anglaises de nos pièces des boulevards. J’y ai vu représenter Jocrisse, chef de brigands, et la Main de fer ou l’Épouse criminelle. L’auteur à la mode, le Scribe de la colonie, est un nommé Ignace Boniface, qui sait tout au plus ce que c’est qu’un hémistiche, et qui probablement n’a jamais entendu parler d’hiatus.

Il n’y a pas au Cap d’église catholique, mais le temple luthérien est immense et d’une architecture sage et sévère à la fois. J’ai visité Constance. Les caves où la précieuse liqueur est gardée sont de véritables palais, et les foudres qui les renferment, sculptés admirablement par le ciseau d’artistes cafres et hottentots. Toute cette partie de la colonie est curieuse à voir et à étudier, quoiqu’il n’y ait pas de dangers à courir.

Le jardin de la Compagnie, si prôné par mes devanciers, est tout à fait indigne de la célébrité dont il jouit en Europe. La ménagerie seule est remarquable. Un admirable tigre royal, un lion gigantesque, un beau rhinocéros et quelques autruches en font toute la richesse. J’ai vu dans les allées du jardin un zèbre en liberté que les bambins montaient aisément et qui paraissait d’une docilité extrême. Ainsi donc, je peux donner un démenti aux naturalistes qui ont avancé que le zèbre était indomptable.

De toutes les peuplades avoisinant le Cap, celle des Cafres est la plus turbulente. C’est celle aussi qui tient le plus en éveil le gouverneur de la colonie. Leur manière de combattre est terrible, en effet placés derrière leurs troupeaux de buffles qu’ils ont soumis au joug et qu’ils tiennent par la queue, ils se précipitent avec de grands cris sur leurs adversaires, et vous comprenez le désordre qu’ils doivent faire naître dans les bataillons les plus serrés.

Leurs armes sont des flèches courtes, sans pennes, armées de fer et toujours empoisonnées ; de près ils se servent de casse-tête en bois dur ou en galets, et chacun de leurs coups tue un ennemi.

La chasse au tigre et au lion se fait par eux d’une façon moins dramatique, mais plus curieuse peut-être que celle adoptée par M. Rouvière. Placés à l’abord d’un précipice, ils posent à terre un débris de quelque animal en putréfaction, et dès que le rauquement du tigre, le glapissement de l’hyène ou le rugissement du lion se fait entendre, ils s’accrochent aux anfractuosités d’un rocher à pic et ils agitent à l’aide d’une corde ou d’une longue perche une sorte de mannequin dont ils ne sont éloignés que de trois ou quatre brasses. La bête féroce se précipite sur le mannequin, qui semble vouloir lui disputer la proie, et tombe au fond du précipice, où d’autres Cafres apostés l’achèvent un instant après sa chute.

M. Rouvière ne parle de cette chasse qu’avec le plus profond mépris.

J’ai causé ici avec quelques personnes de la fameuse Vénus hottentote qui vint à Paris il y a déjà bien des années. C’était aussi un phénomène rare dans ces contrées, et les Hottentots s’en amusent comme nous nous en sommes amusés.

Je ne vous dirai rien de l’idiome des Cafres, parce que notre langue ne peut guère traduire le claquement dont ils font usage presque à chaque mot : c’est à peu près le bruit que nous produisons lorsque nous voulons hâter la marche d’un âne. Au surplus, leurs gestes font sans doute partie de leur vocabulaire, et rien n’est curieux comme un groupe de Cafres en conversation animée. Mais ce qu’il y a de plus surprenant peut-être dans les mœurs de ces hommes si féroces, c’est qu’ils sont très-accessibles aux charmes de la musique, et que le son de notre flûte surtout les jette dans une extase difficile à décrire.

Tous ces détails sont bien pâles en présence d’une chasse au lion dirigée par Rouvière, mais je dois accomplir ma tâche d’historien. La vie, comme la mer, a ses jours de calme et de tempête.

Le dernier de tous, selon mon habitude, je quitte la terre et je passe à bord d’un navire russe qui vient de mouiller. Il est commandé par M. Kotzebue, fils du célèbre littérateur. Après trois ans d’une navigation pénible, il vient d’effectuer un voyage autour du monde… On en revient donc…