Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/11

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 136-168).

XI

ÎLE-DE-FRANCE

Incendie. — Coup de vent. — Détails. — Zambalah. — Cachucha. — Danses. — Fêtes des Noirs. — Table ovale.

On m’a dit bien souvent : Que vous êtes heureux d’avoir fait le tour du monde !

— Eh ! messieurs, soyez heureux, faites-le comme moi.

— Oui, mais il faut se mettre en route.

— C’est bien cela ! vous voudriez être de retour avant de partir. La chose est impossible. Il n’est pas besoin d’un grand courage pour ces courses lointaines. Dès que vous avez posé le pied sur le navire qui fait voile pour l’antipode de Paris, bon gré, mal gré, vous devez le suivre, et ce dont vous avez le plus besoin, selon moi, c’est la patience. L’homme se façonne aisément à tout, aux dangers, aux privations, à la misère. Après dix tempêtes on ne craint pas la onzième, et quand vous avez été mangé une première fois, la dent d’un antropophage ne vous fait plus peur. Et puis, si l’on se donnait la peine de raisonner, on verrait que cet immense voyage, dont on se fait une si effrayante idée, n’est rien moins que périlleux. Quel est le Parisien assez maître de sa fortune et de son temps qui n’a pas été au moins jusqu’au Havre ? Du Havre à Ténériffe il y a deux ou trois fois au plus la longueur d’une ceinture de femme de taille moyenne : cela se franchit sans qu’on y songe. De Ténériffe au Brésil, vous l’avez vu, c’est une promenade comme la grande allée des Champs-Élysées, mais un peu plus large, j’en conviens. Du Brésil au Cap, les vents variables et quelques vents généraux vous poussent comme un puissant remorqueur. L’Île-de-France est à deux pas du Cap ; puis vous avez Bourbon, qui lui donne la main en bonne voisine ; puis, pour une traversée de quelques mille lieues jusqu’à l’ouest de la Nouvelle-Hollande, vous vous croisez les bras et les jambes ; puis encore vient l’Océan Pacifique, ainsi nommé sans doute par dérision ; puis le cap Horn et les glaces flottantes du pôle Austral ; puis Rio-de-la-Plata, et vous êtes chez vous, où vos amis vous attendent à table, vos frères au port, et votre vieille mère dans son village. Oh ! il y a bien là des malheurs rachetés. Mais Paris est si beau ! Mourez-y donc, et n’apprenez la vie que dans les livres.

Il est certain que l’Océan a ses moments de mauvaise humeur, que l’Afrique est bien brûlante, les îles Malaises bien périlleuses, la mer de Chine bien turbulente, le scorbut et la dyssenterie des visiteurs fort incommodes, la terre des Papous torréfiante, et celle de Feu très-froide. Il est encore avéré que des trombes[1] peuvent vous assaillir et vous faire tournoyer dans les airs ; que des roches sous-marines heurtent parfois la quille entr’ouverte du navire, et qu’alors… Mais toute chaise de poste courant bon train ne vous préserve pas d’une ornière profonde ou des fossés qui bordent la route ; il pleut souvent des tuiles et des cheminées dans les grandes cités, et, tout bien compensé, le sol de Paris et celui de Londres sont plus à craindre que les flots de l’Atlantique ou de l’Océan Indien. Allons ! allons ! en mer, mes bons amis ! Autant de fois on voit de peuples différents, autant de fois on est homme, et la mort ne court qu’après les poltrons.

Et le bonheur de raconter, l’estimez-vous si peu que vous ne veuilliez l’acheter par aucun sacrifice ? Hélas ! si une consolation arrive au cœur de l’aveugle, c’est surtout alors qu’il sait qu’on l’écoute ; je poursuis donc.

Les vents nord-est qui nous prirent en quittant la baie de la Table nous accompagnèrent au loin, et dans peu d’heures nous nous trouvâmes sur le Terrible banc des Aiguilles, témoin de tant de naufrages. La houle est monstrueuse, et dès que vous avez couru à l’est, vous vous apercevez sans trop d’expérience que vous entrez dans un nouvel océan, tant la lame devient large et majestueuse. Mais comme je n’ai pas entendu dire par un seul marin qu’on n’ait jamais doublé le Cap toutes voiles dehors, nous voilà, nous aussi, recevant par le travers du canal Mozambique la queue d’un ouragan qui nous force de courir à sec de voiles et nous chasse vers de hautes latitudes. La traversée fut courte cependant. Après une vingtaine de jours, nous vîmes pointer à l’horizon un cône rapide ; et bientôt après autour de lui, comme d’humbles tributaires, furent groupées d’autres cimes à l’aspect bizarre et varié. C’était l’Île-de-France.

Sitôt que la terre se dessina régulière et tranchée, nous braquâmes nos longues vues vers les points les plus élevés pour y chercher les souvenirs bien doux de nos premières lectures. Nous avions hâte de parcourir les sites poétiques illustrés par l’élégante plume de Bernardin de Saint-Pierre. Hélas ! chacun de nous resta bientôt triste et morne sur le pont, Le nom de l’île et le pavillon britannique se trouvent là pour ainsi dire côte à côte, et nous nous humiliâmes devant la domination anglaise qui pèse sur toutes les parties du globe. Les paysages sont plus variés, plus magiques peut-être, mais aussi moins grandioses qu’au Cap de Bonne-Espérance. L’île entière a été vomie par l’Océan dans un jour de colère : mais elle s’est échappée des eaux avec une parure jeune et fraîche qu’on ne trouve nulle part en Afrique, dont pourtant elle est un débris, ainsi que Bourbon, les Séchelles et Madagascar.

Nous avancions toujours, aidés par une brise soutenue, et déjà nous pouvions dessiner les sites heureux si suavement décrits par Bernardin… le morne des Signaux, les plaines embaumées de Minissi et de la Poudre d’Or ; dans un ciel vaporeux, le Pitterboth, montagne si curieuse que nulle autre au monde ne peut lui être comparée, si ce n’est peut-être la Malahita, la plus élevée et la plus difficile à gravir de toutes les cimes neigeuses des Pyrénées. Figurez-vous un cône régulier et pelé, d’une pente extrêmement rapide, au sommet duquel semble tournoyer sur une base exiguë une sorte de toupie de lave. On croirait qu’à chaque ouragan la toupie arrachée de sa base de granit va tomber dans l’abîme et écraser dans son passage les belles et riantes plantations qu’elle domine.

Un audacieux matelot a pourtant arboré le drapeau tricolore sur la tête du Pitterboth ; mais il faut pour y croire avoir été témoin de ces prodiges de persévérance et d’audace.

Il n avait pas un an encore que nous avions quitté Toulon, et je ne saurais dire l’impression de bonheur dont je fus frappé, lorsqu’en passant près du navire stationnaire nous entendîmes des paroles françaises arriver jusqu’à nous ; et c’est en effet un assez étrange spectacle que celui d’un pays où tout est français, les mœurs, le costume, les sentiments, quand surtout la Grande-Bretagne étale sur tous les forts son léopard dominateur. Par le traité de 1814, l’Île-de-France devint anglaise et s’appela Mauritius ; tandis que Bourbon, sa voisine, dont les Anglais s’étaient emparés quelques temps auparavant, nous fut rendue par eux. Dans tous les échanges le léopard sait se faire la part du lion.

On débarque entre le Trou-Fanfaron et la Tour-des-Blagueurs. On dirait une mauvaise plaisanterie ; ce dernier nom a été donné à une vieille bâtisse élevée sur une langue de terre qui s’avance dans le port, parce que les jeunes désœuvrés de l’île, alors qu’un navire allait entrer, s’y donnaient rendez-vous et s’y livraient à de folles causeries sur les qualités du vaisseau voyageur. J’ignore l’étymologie du bassin fermé appelé Trou-Fanfaron et servant aujourd’hui aux radoubs et aux carénages.

En face du débarcadère s’élève le palais du Gouvernement, bâtisse de bois noir, à trois corps de logis, resserrée, étroite, privée d’air et sans élégance. C’est une véritable cage a poules.

Je vous dirai plus tard ce que c’est que la ville nommée Port-Louis ; mais je débarque, et, selon mon habitude, je m’arme de mes crayons et je me prépare à parcourir dans la campagne les lieux dont les noms sont dans ma mémoire. Je ne prends jamais de guide, car le vrai plaisir de l’explorateur est dans ces courses sans but, au hasard, au travers des ravins, des sources, des torrents, ne demandant secours à personne, où l’on suit le cours d’un ruisseau qui passe, faisant descendre à coups de pierres de l’arbre qu’elles embellissent les jam-rosa aigrelettes, rafraîchissantes, les bananes si moelleuses suspendues en grappes sous les énormes parasols qui les abritent sans les étouffer, et l’ananas suave, et la goïave, et tous ces fruits délicieux des colonies qu’on n’aime d’abord que médiocrement, mais dont on ne peut bientôt se lasser. Voilà la vie errante qui me plaît et que j’ai adoptée dès mon départ, au profit de mes plaisirs et de mon instruction.

Cette fois, pourtant, je me vis forcé de renoncer à mes projets d’excursion, et voici comment : à peine étais-je descendu du canot et eus-je fait quelques pas sur le débarcadère, qu’un colon de fort bonne mine s’approcha de moi d’un air empressé et me salua.

— Monsieur fait partie sans doute de l’état-major de la corvette mouillée sur rade ?

— Oui monsieur.

— Monsieur n’a pas de correspondant en ce pays ?

— Non, monsieur.

— Ni logement à terre ?

— Non, monsieur ; vous tenez, je le vois, hôtel garni et table d’hôte ?

— Presque.

— Je ne comprends pas.

— Je suis négociant, banquier de l’île : dès qu’un navire français arrive, je viens sur le port et je m’estime heureux quand on veut bien, sur mon invitation et sans cérémonie, accepter un dîner chez moi. Il y a longtemps sans doute que vous ne vous êtes assis à une table ; voulez-vous me faire le plaisir et l’honneur de venir prendre place à la mienne ?

— Cette exquise politesse me flatte, et j’y répondrais mal en refusant.

— En ce cas, voici un palanquin et des noirs à vos ordres.

— Si vous le permettez, j’aime mieux aller à pied.

— À la bonne heure, je vous offre mon bras.

— Que j’accepte.

Nous voilà donc en route, et je remarquais en traversant les rues et les bazars, que marchands à leurs comptoirs, cavaliers et piétons saluaient mon nouvel ami avec un empressement et un respect qui me donnèrent de lui une haute opinion.

— Votre ville me semble un peu triste, monsieur.

— Vous y arrivez dans un mauvais moment ; mais ne vous hâtez pas trop de la juger, monsieur Arago.

— Vous savez mon nom ?

— Un matelot l’a prononcé sur la cale, et ce nom est venu plusieurs fois jusqu’à nous.

— Le vôtre, je vous prie ?

— Il est né dans l’île et il y mourra à coup sûr : je m’appelle Tomy Pitot.

Nous arrivâmes.

— Soyez le bienvenu, me dit, en me tendant la main, un vieillard à figure pleine de bienveillance, nous allons nous mettre à table ; mais Tomy aurait dû ne pas vous amener seul.

— J’étais pressé de vous présenter ma conquête ; c’est M. Arago.

Dans un salon vaste, frais, élégant, orné de beaux tableaux à l’huile, au milieu d’une famille aimable de peintres, de littérateurs, de poëtes, s’échangeaient des saillies spirituelles avec une prodigalité ravissante, et puis de jeunes et fraîches dames et demoiselles, l’une au piano, l’autre à la harpe, une troisième chantait, et tout cela sans afféterie, sans ambition ; avec une gaieté, un laisser-aller, une sorte de bonhomie à effacer toute supériorité personnelle. Pour le coup j’oubliai mes courses aventureuses ; les bois, les rochers, les cascades, les précipices, eurent tort, et je me laissai doucement aller au charmes d’une soirée délicieuse qui se prolongea bien avant dans la nuit.

— Maintenant que la fatigue et le sommeil peuvent vous arriver, me dit M. Tomy, allez vous reposer. Tenez, voici un pavillon isolé, tranquille ; vous avez là, dans une armoire, un rechange du matin et du soir, un lit moelleux, un moustiquaire sans lequel vous ne pourriez dormir. Quand vous y viendrez, vous me rendrez service ; quand vous n’y viendrez pas, vous me fâcherez. Nous déjeunons à dix heures, nous dînons à six ; le soir il y a thé et concert ; on vous attendra tous les jours.

— Que de bontés à la fois !

— Vous êtes absurde : c’est de l’égoïsme, nous aimons tant à parler de la France ! Puis voulez-vous être servi par des hommes ou par des femmes !

— Cela m’est égal.

— Je vois que cela ne vous l’est pas ; je vais donner des ordres ; il est tard, bonne nuit ! Demain je vous présenterai à mes meilleurs amis, et vous verrez qu’il n’y a pas, comme on le dit, trois mille cinq cents lieues de Paris à l’Île-de-France.

Plus je voyage, plus les différence morales qui distinguent les hommes me semblent tranchées. Les nuances physiques échappent parfois à l’observateur ; mais les mœurs et les habitudes ne peuvent laisser aucun doute sur l’influence que le sol et le climat exercent sur l’espèce humaine.

Il y a, si j’ose parler ainsi, une grande sympathie entre le moral du créole et la richesse de cette végétation parfumée qui le presse et l’endort. Le créole est fier jusqu’à l’insolence, généreux jusqu’à la profusion, brave jusqu’à la témérité. Sa passion dominante c’est l’indépendance qu’il rêve à un âge où il peut à peine en comprendre le bonheur et les dangers. Cerclé, pour ainsi dire, dans les limites étroites de son île, il semble étouffer sous la brise qui le rafraîchit ; et cette mer immense qui le ceint de tous côtés lui paraît une insupportable barrière contre laquelle il est toujours prêt à se mutiner. Toutefois ne lui parlez pas avec dédain de ses belles plantations de café, de ses champs si gais de cannes à sucre, de cette ardente végétation tropicale dont il veut fuir les ombrages, car alors il vous dira que son amour à lui, c’est son île adorée ; que son culte, ses dieux, ses joies, ce sont ces cases sous ses allées de lataniers, ses esclaves au travail, ses noirs vigoureux et ruisselants le berçant avec des chants monotones sur la natte soyeuse de son palanquin. Un moment après, si vous lui rappelez les bienfaits et les tourbillons de l’Europe savante et civilisée, il soupire, dédaigne ce qui l’entoure, parle de son départ prochain, mais se hâte d’ajouter que le cœur n’est pour rien dans ses projets d’émigration, et que s’il s’éloigne pour quelques temps, c’est afin de mieux apprécier la terre féconde qu’il appelle seule sa patrie.

Est-ce la puissance morale qui influe sur les qualités physiques du créole, ou, par une prévoyance du ciel, celles-ci paralysent-elles ce que son caractère a de trop excentrique ? Je laisse à de plus graves observateurs que moi à résoudre la question. Mais, hélas ! c’est plutôt la frivolité que la science qui entreprend de grands voyages.

En général la charpente physique du créole est grêle, mince ; elle accuse de la souffrance et quelque chose de mou et d’énervé. On dirait des hommes qui se laissent aller doucement à vivre et qui tomberont au premier choc. Les ouragans de leur pays les tiennent en haine des fortes émotions ; et même dans leurs passions les plus fougueuses, il y a une certaine couleur d’infortune et de fatalité qui leur a valu bien des triomphes. Les femmes s’intéressent si profondément au malheur, que souvent et presque toujours il y a profit pour nous à exhaler des plaintes.

Le créole est peu marcheur ; la moindre petite course l’épouvante, et sans le palanquin il ne sortirait jamais de ses frais appartements. Il aime la musique, il l’aime par-dessus tous les autres plaisirs ; mais il l’aime douce, triste et sentimentale. Il pense que l’harmonie est faite pour amortir la douleur… Il s′irrite contre les refrains joyeux, et s′il ordonne aux esclaves qui le portent de chanter, c’est qu’il s′endort doucement à la monotonie des airs malgaches ou mozambiques.

Les créoles de l’Île-de-France et ceux de Bourbon sont les types les plus curieux à étudier, non pas tant par les vives couleurs qui en font des nations hors ligne que par les imperceptibles nuances qui les distinguent. À la Martinique, à la Guadeloupe, à Saint-Domingue, on est trop rapproché de la métropole ; la France et l’Europe se reflètent pour ainsi dire dans leur savanes. Mais l’Île-de-France se présente à l’œil du physiologiste avec son caractère primitif ; et je ne fais, moi historien léger et frivole, qu′indiquer la route qu’auront à suivre de plus habiles explorateurs.

Une chose m′a toujours et péniblement frappé dans les colonies : c’est la profonde impassibilité du créole à ordonner une punition au noir qu′il a jugé coupable. Il le condamne à recevoir vingt-cinq ou trente coups de rotin, et cela avec le même flegme que s′il lui disait : Je suis content de toi. Puis, lorsque amarré à une grille le noir crie sous la latte, le créole n′entend pas la douleur et fume tranquillement son cigare.

À cela il me répond que ce que j′appelle cruauté, barbarie, c’est de l’humanité, de l’indulgence.

Chez vous, me disait un jour M. Pitot dont le nom m’est si doux à écrire, que feriez-vous à un domestique qui briserait une serrure et vous volerait du linge ou de l’argent ? Vous l’enverriez en prison : puis, le fait avéré, un jury le condamnerait, à six ans de réclusion ; et c’est, je crois, pour un pareil délit, le minimum de votre code. Ici, un noir brise un meuble et vole ; atroces dans nos vengeances, nous le recommandons au gardien de nos propriétés, qui le conduit au bazar public, pour l′exemple, ou dans une cour isolée lorsqu’il n’y a pas récidive ; on lui applique sur le derrière quarante ou cinquante coups de rotin, et tout est dit. La punition a duré un quart d′heure au plus.

— Cependant vous pouvez la faire durer plus longtemps et ordonner six cents coups au lieu de cinquante.

— Point ; nous punissons, mais nous ne tuons pas.

— C′est que j′ai vu un pays où l′on tuait les esclaves.

— L′Atlantique est large et nous sépare du Brésil ; et je ne vous dis pas tout, reprit M. Pitot et s′irritant par degré de l’opinion qu′on a chez nous de la brutalité des colons. Ces hommes, ces noirs qui excitent tant de sympathies, connaissez-vous leur mœurs, leur habitudes, les lois de leur pays dont le souvenir les accompagne dans l′esclavage ? Non sans doute, car ces noirs vous cesseriez de les plaindre dès qu’ils ont mis le pied sur notre île. Le noir qui travaille n′est esclave que pour un temps ; car ce qu’il fait en plus de la taxe imposée lui est compté en argent. Quand la masse est suffisante, il se rachète et devient libre. Tenez, hier encore un esclave âgé de cinquante ans, c’est-à-dire un vieillard est venu à moi :

— Maître, j’ai des piastres, je viens racheter un esclave.

— Qui donc ?

— Mon fils aîné.

— Pourquoi ne te rachètes-tu pas toi-même ?

— C’est que je suis vieux, que je ne travaillerai pas longtemps, que vous serez alors tenu de me nourrir et que mon fils libre viendra me soigner, si je suis malade. Puis, quand j’aurai gagné d’autres piastres, je rachèterai mon fils cadet et je mourrai entre mes deux enfants.

La tendresse paternelle du vieil esclave fut comprise de M. Pitot qui, pour le prix d’un seul, lui rendit ses deux enfants.

Il n’est pas de colonie au monde où les noirs soient traités avec plus de douceur et d’humanité. Vous les voyez dans les rues sauter, gambader, fredonner les bizarres refrains de leur pays, sans que les maîtres s’en fâchent ; et le samedi de chaque semaine est un jour consacré à la joie dans toutes les plantations comme dans tous les ateliers. Je vous dirai tout à l’heure, autant qu’il est possible de rappeler certaines scènes, ce qu’on nomme ici la chika, la chéga on le yampsé baptisée en France cachucha ; mais je ne pourrai le faire sans jeter un voile épais sur le tableau. Car s’il n’y a pas d’immoralité pour les acteurs dans ces danses si frénétiques où toutes les passions de l’âme sont figurées par le délire et les convulsions, nous y en trouvons, nous spectateurs impassibles qui savons apprécier les bienfaits de la civilisation.

Il est aisé de comprendre, d’après ce que j’ai dit, que les nègres marrons sont en petite quantité dans l’île, quoique sur plusieurs cimes élevées et difficiles ils pussent aisément se mettre à l’abri de toute recherche : mais la bonté et l’indulgence des maîtres sont, sans contredit, les plus sûrs garants de la fidélité des esclaves, qui savent fort bien que les bois et les montagnes ne leur donneraient ni une couche moins dure, ni une eau plus limpide, ni un maïs plus pur que ceux qu’ils reçoivent tous les jours dans leurs cases.

D’après un vieil usage qui avait acquis force de loi, un noir saisi marron recevait vingt-cinq coups de rotin ; en cas de récidive cinquante ; et, pour une troisième escapade, on lui en administrait cent ; jamais une punition n’allait au delà. Mais si un noir fugitif était arrêté par les soins d’un autre esclave, celui-ci recevait quatre piastres de récompense. Eh bien ! qu’arrivait-il ? Deux coquins s’entendant à merveille tiraient au sort pour savoir lequel des deux serait le déserteur ; quand le châtiment était reçu, ils partageaient l’argent, et pendant quelques jours les liqueurs fortes faisaient oublier l’esclavage et les steppes africaines ou mozambiques.

À propos des punitions infligées aux noirs, il faut que je vous dise une aventure assez singulière dont le héros est un gouverneur de l’île.

Il arriva ici avec les saintes et louables idées d’égalité et de philantropie que tout Européen apporte dans les colonies, et que presque tous répudient peu de temps après. À peine installé dans son palais, il fit appeler auprès de lui ce même M. Pitot dont je vous ai déjà parlé, et qu’on lui avait désigné comme le citoyen le plus recommandable du pays. Voici la conversation qu’ils eurent ensemble, et que mon ami Pitot me conta plus tard.

— Votre île est bien petite, monsieur.

— Elle renferme pourtant encore des terrains à défricher.

— Nous y veillerons. Vos maisons en bois me semblent bien dangereuses pour les incendies.

— Celles en pierres nous écraseraient dans leur chute à chaque ouragan.

— Nous y veillerons. Je suis singulièrement étonné qu’il n’y ait pas chez vous plus de révoltes d’esclaves.

— Nous tâchons de les rendre heureux.

— On m’a assuré qu’un grand nombre de noirs mouraient ici chaque année sous le fouet.

— Il n’en meurt pas un seul ; j’en ai douze cents dans mes diverses habitations, et tous rient, chantent, vivent et oublient leur Afrique si sauvage.

— Nous y veillerons. Cependant je ne veux plus qu’on donne, ainsi que cela s’est fait jusqu’à ce jour, huit cents coups de lanière aux esclaves coupables de quelque légère faute ; je sais que la plupart des colons en font même infliger mille et quelquefois plus encore. À l’avenir on se contentera de quatre cents coups, et je vais rendre un arrêté sévère à cet égard.

— Général, vous allez occasionner une révolte.

— Nous y veillerons.

— Les noirs n’y consentiront jamais ; ils vont tous se sauver dans les bois.

— Ils aiment donc bien à être déchirés ?

— Mais, général, la punition d’un noir coupable d’une grande faute ne va jamais au-delà de cent coups de rotin.

— Cent coups ?

— Oui, général.

— Allons donc !

— Je vous dis la vérité.

— Et ces coquins crient, et ces brigands osent se plaindre ! murmurer ! Scélérats, nous y veillerons !… Au surplus, je vous remercie, monsieur Pitot, des utiles renseignements que vous m’avez donnés ; mais demain, après une expérience que je médite, je vous ferai savoir le parti auquel je m’arrêterai concernant le code pénitentiaire des esclaves.

Le lendemain, en effet, M. le gouverneur fit venir quatre noirs dans sa chambre à coucher, et leur dit :

— L’un de vous a-t-il jamais été chargé de fouetter un esclave ?

Tous à la fois répondirent : — Moi !

— Tu es, je crois, le plus fort, dit-il à celui de droite ; or, voici ce que je veux, ce que j’ordonne, sous peine du fouet jusqu’à la mort. Vous allez m’attacher là, au pied du lit, avec cette corde, vous allez m’attacher sans que je puisse me délier, puis vous m’administrerez, comme vous le feriez à un noir coupable, quinze coups de rotins. Est-ce bien entendu ?

— Mais, monseigneur…

— Si vous ajoutez un mot, je vous fais étriller de la bonne manière, et quand une fois vous m’aurez bien amarré et que la punition sera commencée, gardez-vous d’écouter mes prières, de vous arrêter avant les quinze coups expirés, ou je vous tiens dans un cachot pendant six mois.

Force fut aux esclaves d’obéir. Le général fortement noué au pied de son lit, le rotin commença son office. Au premier coup, il poussa un cri horrible, au second il chercha à rompre ses liens, au troisième, il menaça de la mort l’esclave vigoureux qui pourtant n’avait pas trop rudement appuyé, mais qui se rappelait la menace qu’on lui avait faite. Le pauvre général gémissait, jurait, hurlait, disait qu’il ferait décapiter les quatre esclaves, qu’il mettrait le feu à la ville : il reçut les quinze coups de rotin, ni plus ni moins, et à peine fut-il délié qu’il tomba sur le carreau.

— Moi pourtant pas frappé trop fort, lui dit le noir.

— Comment, bourreau, frappes-tu donc ?

— Si maître l’ordonne encore, il va voir.

— Non, de par Dieu ! j’en ai assez comme ça.

Et deux jours après, dès qu’il lui fut possible de s’asseoir, il écrivit à M. Pitot un petit billet ainsi conçu :

« Vous aviez raison, monsieur, cinquante coups de rotins sont une punition horrible, puisque quinze seulement m’empêcheront de monter à cheval pendant une semaine au moins. Les Parisiens vous calomnient ; vous valez mieux qu’eux. »

Lorsque nous arrivâmes à l’Île-de-France, trois fléaux venaient de la ravager, un incendie, un coup de vent, un gouverneur. En une seule nuit, quinze cent dix-sept maisons du quartier le plus beau et le plus riche devinrent la proie des flammes. Des magasins immenses, de magnifiques collections d’histoire naturelle de tous les pays du globe, la plus belle bibliothèque de l’Inde, de grands et vastes hôtels, plusieurs études de notaires, tout fut anéanti en quelques heures. Mais, dussent encore certains journaux anglais donner un démenti à mes véridiques paroles, je dois affirmer qu’au milieu du désordre général on vit des soldats de la garnison, sous les ordres de leurs chefs, s’opposer à l’élan généreux de la population, briser les pompes et menacer de leur vengeance les plus zélés des citoyens. La plus sordide cupidité avait ordonné ces odieuses mesures : car toutes les marchandises que dévoraient les flammes étaient de fabrique française.

Le désastre fut grand sans doute, mais comme si le Ciel n’avait point assez frappé la colonie, le coup de vent qui lui succéda peu de temps après eut des suites plus funestes encore.

Un ouragan !… Racontez en Europe les terribles effets d’un ouragan des Antilles, de Saint-Domingue, de l’Île-de-France ou de Bourbon, et vous ne rencontrez que des incrédules. Vous n’osez pourtant dire qu’une partie de la vérité, tant l’autre vous paraît surnaturelle à vous qui avez été témoin de la catastrophe ; à vous qui reculez craintif en présence du chaos qui vous environne après le passage du météore. Si l’on a foi à ces désordres, à ces chocs imprévus de tous les éléments que lorsqu’on en a déjà été la victime, lorsque la reproduction du même phénomène est venue vous frapper dans vos richesses anéanties, dans vos affections détruites, comment l’habitant des zones si tranquilles, si monotone, ne vous refuserait-il pas la croyance que vous lui demandez ?

Un bruit sourd et ténébreux se fait d’abord entendre, et pourtant on n’aperçoit nul mouvement encore dans tout l’espace. La mer est tranquille et le ciel azuré. Bientôt les eaux deviennent clapoteuses, comme si un feu sous-marin les mettait en ébullition, et puis, sans que la moindre vapeur s’empare de l’air, le soleil se montre blafard, vaste, incertain. Le haut feuillage des arbres frémit et siffle, les ruisseaux pétillent, les animaux piétinent dans leurs demeures ou s’arrêtent sur les routes ; une odeur fétide de soufre vous oppresse, il ne fait pas chaud et une sueur brûlante vous inonde, c’est une gêne inexprimable, c’est un malaise dont une douloureuse expérience vous dit la cause. On ne voit plus personne dans les rues silencieuses, sinon quelque mère effrayée qui les traverse pour chercher son enfant au moment où elle vient de le quitter. On ne s’est rien dit dans les maisons attristées, et tout se clôt, se barricade ; on amoncelle les meubles pour opposer une barrière à ce vent impétueux et qui ne connaît pas de barrière, qui enlève, brise, mutile, fait tournoyer les arbres, les maisons, les navires et l’Océan qu’il pousse et repousse, qu’il chasse et ramène à son gré.

Les mornes se voilent de ténèbres épaisses s’élevant du sol ou descendant du ciel : ces ténèbres sont sillonnées dans tous les sens par des éclairs rouges, colorant toute la nature d’une teinte cuivrée. Un silence de mort plane sur l’île terrifiée, les familles en pleurs se groupent autour de leurs abris les moins menacés. Pareil à mille coups de tonnerre, le tonnerre éclate alors comme pour annoncer la guerre des éléments. À ce signal les torrents sortent de leurs lits et bondissent dans la plaine ; les arbres les plus vigoureux se heurtent dans les airs avec les mâts enlevés, avec les maisons saccagées. L’atmosphère est en feu, la terre tremble, se soulève et retombe ; les navires du port sont jetés sur les rochers de la côte ; le vent fait en un clin d’œil le tour de la boussole : la rafale est maintenant du nord, elle souffle du sud une minute après, et le tourbillon qui court de l’est à l’ouest change tout à coup de route et achève le ravage que la rafale opposée a commencé.

Et que peuvent les descriptions toujours pâles et imparfaites ? Les faits ont une tout autre éloquence.

À Minissi, campagne de madame Monneron, le toit de la demeure occupée par deux jeunes demoiselles fut enlevé par un tourbillon et jeté à leurs pieds au moment où elles se réfugiaient dans le château. La précipitation d’une négresse leur sauva la vie.

Dans le quartier Moka, la famille de M. Suffield, directeur de la poste, sortait de sa maison, au même instant celle-ci est renversée, et les débris écrasent un enfant aux yeux de son père et de sa mère blessés.

Aux Trois-Îlots, il semble à M. Launay que son logis est enlevé par la rafale ; il s’empresse d’en sortir avec sa femme et ses enfants, au même instant la maison est enlevée en effet ; son fils aîné et le noir qui le porte sont écrasés et ses deux autres enfants blessés grièvement. La bâtisse tomba à cent pieds de son soubassement ; le vent en dispersa les débris ; les meubles, les effets, tout disparut ; le linge, les vêtements, les matelas, furent retrouvés à plus de six cents toises de distance.

Un habitant qui voulut se hasarder à sortir au milieu de la tempête, se vit saisi par le tourbillon dans le grand bazar de la ville, lancé de pilier en pilier et broyé dans ses mille cascades.

Dans une cour du camp Malabar, le vent pénétra avec impétuosité, s’empara une à une d’un tas de planches énormes, les enleva comme un jeu de cartes et les dispersa au loin dans les bois et sur les montagnes.

La salle de spectacle, vaste édifice en forme de croix, chassa à quatre pieds de son soubassement et resta pourtant debout après la tempête, comme pour en attester la violence et le caprice.

Dois-je ajouter, au risque de trouver bien des incrédules, que, dans plusieurs habitations, quelques barreaux des grilles de fer servant de clôture ont été ployés et tordus en spirales. Oh ! cela est phénoménal sans doute, cela semble au-dessus de toute croyance ; mais le malheur a de la mémoire, et la Pointe-à-Pitre et le Cap-Français vous diront, comme le pays dont je vous parle, s’ils n’ont pas été témoins de catastrophes plus effrayantes, de faits plus inexprimables encore. Il n’est permis de révoquer en doute la vérité d’un récit qu’alors seulement qu’il rapporte gloire ou profit au narrateur.

Le mercure du baromètre descendit à huit lignes au-dessous de vingt-sept pouces ; jamais à l’Île-de-France on ne l’avait vu si bas.

Mais c’est lorsque le souffle a passé, lorsque la tempête a cessé ses ravages, qu’il faut jeter un coup d’œil sur la campagne dévastée. Chacun sort alors de sa retraite ; on se serre la main, on se cherche, on se quitte pour de nouvelles affections, et il est rare que le deuil ne se glisse pas dans le sein d’un grand nombre de familles. De ces belles plantations, rien : de ces immenses et gigantesques allées de palmistes, rien ; de ces cannes à sucres si riantes, si fortes, si vivaces, rien. Le vent dans son passage a tout vaincu, tout nivelé. Trois fois malheur au pays sur lequel l’ouragan promène sa puissance !

Ce pays, ai-je dit, je crois, m’a paru un pays de romancier ; les paysages y sont inspirateurs ; mais voici des citations encore, car c’est avec elles surtout que j’aime à écrire l’histoire du monde. Plusieurs faits importants, quelques événements historiques et extraordinaires, semblent appuyer mon opinion.

Bien des personnes ont connu à l’Île-de-France la belle-fille du czar Pierre, qui, craignant d’être compromise dans l’acte d’accusation de son mari, et redoutant le même sort, s’échappa de Russie et se retira à Paris, où elle vécut longtemps dans l’obscurité. Elle y épousa dans la suite un M. de Moldac ou Maldac, sergent-major dans un régiment envoyé à l’Île-de-France, et qui peu après son arrivée fut promu, par ordre de la Cour, au grade de major des troupes. Le mari paraissait instruit du rang de sa femme et ne lui parlait jamais qu’avec respect. M. de Labourdonnaie et tous les officiers avaient pour elle la même considération, et ce n’est qu’après la mort de son second mari que la femme de Pétrowitz a avoué sa naissance.

Il est mort encore ici pendant notre séjour une madame Pujo, épouse d’un colonel français de ce nom. C’est la célèbre Anastasie, maîtresse de Beniousky, soldat aventureux, qui l’avait enlevée en fuyant des cachots de Russie. Elle le suivit au Kamschatka, en Chine, ici et à Madagascar, où il fut tué par un détachement que le gouvernement de l’Île-de-France avait envoyé pour l’enlever, alors qu’il s’y était déjà fait un parti considérable.

Il serait impossible aujourd’hui de prédire ce qui résulterait définitivement de la disparition totale de la nuance qui sépare encore les deux classes, celle des créoles et celle des mulâtresses libres. Les dames, déjà moins piquées des hommages qu’on rend à leurs rivales, finiront-elles par tolérer un rapprochement qui leur est encore odieux, mais que les blancs de la colonie, et surtout les Européens, considèrent comme inévitable d’ici à quelques années ?

Le gouvernement se mêlera-t-il de cette importante querelle et permettra-t-il les mariages entre les femmes libres et les colons blancs ? Il a déjà fermé les yeux sur plusieurs unions de ce genre ; et quant à moi, je pense que, par la force des choses, ce qui est considéré aujourd’hui comme une faveur finira par triompher de la répugnance des blancs et de la volonté première du législateur.

J’ai souvent parlé de mulâtresses dans mes écrits ; mais qu’est-ce qu’une mulâtresse ? Qu’est-ce surtout qu’une mulâtresse libre ? De prime abord, c’est un être ravissant, jeté sur la terre pour le bonheur de celui qu’elle aime. N’en croyez rien pourtant, car dans cet amour qu’elle vous jure, dans cet amour qu’elle vous inspire, il y a mille autres sentiments qui se croisent, se heurtent, se brisent. De là les déceptions, les jalousies, les fureurs, les vengeances ; supposez, jetés sur une même figure, sur une même charpente, dans un même organe, tout ce qu’il y a de plus enivrant dans le parler, de plus suave dans la démarche, de plus dangereux dans le talent, de plus brûlant dans le regard, et vous aurez une faible idée de ces reines puissantes des colons, tenant sous leur sceptre de fer les imprudents qui osent une fois s’attaquer à elles. Oh ! que de ruines elles auraient à se reprocher, si elles se reprochaient jamais autre chose qu’une victoire qui leur échappe !

Rien n’est frais, brillant, parfumé, comme les bals et les soirées que donnent ces frivoles Ninons autour desquelles se groupent tant de frêles adorateurs ! Mais ici c’est le vaincu qui chante le plus haut son triomphe. Libres dans leurs caprices, elles n’ont là ni père ni frère pour les arrêter au milieu de leurs conquêtes. Les pères et les frères sont par elles chassés du temple ; et ces coquettes hautaines s’estiment plus heureuses d’être les maîtresses d’un blanc que les femmes légitimes d’un homme de leur caste.

La musique et la danse sont les arts qu’elles cultivent avec le plus d’amour ; mais elles valsent surtout avec une légèreté, un abandon, une désinvolture qui tiennent du prodige. Il y a péril pour quiconque ose suivre du regard la mulâtresse serpentant, enlacée par un partenaire habile, dans le labyrinthe d’une valse générale. Imprudent, je vous signale le danger ; faites comme moi : évitez-le et courez au large.

Les mulâtresses se mettent avec goût et élégance ; il est rare qu’une d’elles ne puisse pas étaler sur ses belles épaules un cachemire de l’Inde pour chaque jour de la semaine, et l’on a vu bien souvent dans un riche magasin la femme d’un banquier ou d’un opulent planteur reculer devant le prix trop élevé d’une parure qu’une mulâtresse achetait à l’instant sans marchander.

En général, elles sont très-brunes ; j’en ai pourtant vu de blondes, et il est impossible de les distinguer des dames, dont elles prennent à merveille la démarche et le langage.

Il faut maintenant que je détruise une des plus douces illusions de votre jeunesse, et que je vous dise que Bernardin a écrit un roman : il le faut bien, puisque je fais de l’histoire. Eh bien ! voici la quille du Saint-Géran ; je parviens à en arracher un morceau de fer ; voici le tombeau de Virginie, dans le jardin de M. Cambernon, aux Pamplemousses ; on l’a placé à côté de celui de Paul. Déjà des mensonges !… Voici toute l’histoire, voici tout le roman.

Madame Latour, quoi qu’en dise l’éloquent auteur des Études de la nature, n’est pas morte du chagrin d’avoir perdu sa fille Virginie dans le naufrage du Saint-Géran, puisque après ce funeste événement, qui est historique, et la mort de son premier époux à Madagascar, elle s’est remariée trois fois (à moins que ce ne fût encore par désespoir) : la première avec M. Mallet, dont la famille n’est pas éteinte, la seconde avec M. de Creuston, et la troisième avec M. de Coligny. Elle était l’aïeule d’une famille Saint-Martin existant encore aux plaines de Wilhems.

Le pasteur qui joue un si beau rôle dans le roman était un chevalier de Bernage, fils d’un échevin de Paris, qui, étant mousquetaire, se battit en duel, tua son adversaire et se retira à l’île-de-France, où il habitait la rivière du Rempart, à une demi-lieue de l’endroit où le Saint-Géran s’est échoué. Il était fort considéré de ses voisins, leur rendait de grands services et servait de médiateur dans leurs petites divisions.

Quant à Paul, on n’a aucune donnée sur son existence ; ainsi tout l’édifice sur lequel est bâti le roman s’écroule de lui-même.

M. Liénard, négociant recommandable et d’une obligeance extrême, dans un pélerinage qu’il voulut me faire faire au tombeau de Virginie, me donna les détails précédents, puisés dans les archives de l’île. Sa complaisance faillit lui devenir très-funeste, car en pleine rade son embarcation chavira, et nous fûmes sur le point de périr tous dans les flots. Bérard, un de nos aspirants, se sauva sur une bouée ; M. Quoy, notre chirurgien, M. Liénard et ses esclaves, s’accrochèrent à la quille de la pirogue, et moi je ne dus mon salut qu’au courage et à l’activité d’un officier anglais qui vint avec son embarcation m’arracher à une mort certaine, car, je l’avoue à ma honte, je ne sais pas nager.

Le lendemain M. Liénard voulut sa revanche à la baie du Tombeau. Nous y allâmes en suivant les sinuosités de l’île, dont je pus étudier les riches productions. Mais la chaleur, trop forte, allait me faire demander grâce, quand mon compagnon de voyage, qui avait regardé attentivement non loin de nous un rocher pelé me dit :

— Venez encore ; j’ai à vous montrer quelque chose de curieux, un homme qui vit seul ici, un malheureux dont l’existence a été bien errante et bien tourmentée. Venez.

Nous continuâmes notre route.

— Est-ce qu’il en aurait fini avec la vie ? poursuivit M. Liénard, qui semblait s’adresser à lui-même cette question.

— De qui parlez-vous ?

— D’un noir bien extraordinaire, du maître de cette case si petite, si pauvre… Ah ! le voilà là-bas, les jambes dans l’eau ; il pêche, il prépare son dîner.

— Est-ce un esclave ?

— Il ne l’est plus ; mais sa liberté lui coûte cher. Il me connaît : peut-être ne nous fuira-t-il pas.

En nous apercevant, le noir voulut rentrer dans sa case ; mais M. Liénard lui fit un signe amical, et sans hésiter alors il se jeta à l’eau et vint nous saluer ; puis, satisfait d’avoir rempli un devoir de reconnaissance envers notre guide, qui, à une époque peu éloignée, s’était montré généreux à son égard, il nous quitta et regagna son rocher solitaire.

L’homme qui venait de passer devant nous paraissait avoir de quarante-cinq à cinquante ans ; il était maigre, mais nerveux ; son bras gauche avait été coupé au-dessus du coude ; ses cheveux étaient noirs, mais non crépus, il avait les traits d’un Maure et non pas d’un nègre ; on lisait dans son regard de l’indépendance et du mépris, et l’on devinait aisément qu’il avait dû passer par de rudes épreuves. J’étais impatient de connaître son histoire, car il y a des êtres privilégiés qui de prime abord semblent commander l’intérêt et appeler à eux toutes les sympathies.

— Je vous écoute, dis-je à M. Liénard.

— La vie de cet homme est fabuleuse. Zambalah fut fait prisonnier au Sénégal il y a quelques années, et voici comment. Un navire portugais qui faisait la traite des noirs, et à qui les Anglais donnaient la chasse, profita d’un gros temps et d’une nuit obscure pour fuir et gagner la Sénégambie. Il remonta le fleuve, mouilla assez loin de l’embouchure et se mit ainsi à l’abri de toutes poursuites. Zambalah avait prêté le secours de son expérience au capitaine portugais, car il connaissait parfaitement la côte. Zambalah, chef intrépide d’une peuplade de noirs, vendait lui-même les prisonniers qu’il faisait dans ses sauvages excursions. Ses gens vinrent le rejoindre au rendez-vous qu’il leur avait désigné, et le trafic eut lieu selon les us et coutumes. Mais, au moment de débarquer, Zambalah et son frère, qui commandait sous lui, se virent entourés, garrottés et jetés à fond de cale avec les autres prisonniers. Après une quinzaine de jours d’un voyage extrêmement périlleux le long des côtes d’Afrique, dont les vents empêchaient le navire négrier de s’éloigner, le lâche capitaine alla voir sa marchandise. Zambalah lui adressa la parole.

— Je suis ton prisonnier, je t’appartiens ; maintenant tu peux me clouer au mât de ton navire, me jeter à la mer dans un tonneau. Eh bien ! maître, mon frère que voici est malade, donne-lui un peu d’air, un peu d’eau fraîche ; laisse-le sur le pont pendant quelques heures, et si tu lui sauves la vie, je jure de te servir jusqu’à la mort, et de ne jamais te reprocher ta perfidie à mon égard.

— Quelles garanties de ta parole ?

— En voici une, c’est un couteau qu’un matelot laissa un jour tomber à mes pieds ; si tu me refuses, mon frère et moi allons mourir par mes mains à l’instant même. Parle, parle vite, car si tu bouges, si tu fais un geste, tu as deux esclaves de moins.

— Je mets encore une condition à notre marché, dit le capitaine.

— Je l’accepte d’avance.

— C’est que tu resteras, toi aussi, sur le pont, et que tu aideras aux manœuvres, car la plupart de mes matelots sont malades.

— Je te le jure.

— Et tu seras fidèle à ton serment ?

— Sauve mon frère.

— Ton couteau.

— Le voici.

— Je vais te délier.

— Délie mon frère d’abord.

— Vous voilà libres ; attends, je vais le faire porter sur le pont.

— Je le porterai moi-même.

On arrive à l’air, on prépare une natte ; Zambalah y dépose doucement le corps de son frère tant aimé… Ce n’était plus qu’un cadavre.

— N’importe, dit Zambalah d’une voix sombre, je l’ai promis, je l’ai juré : commande, je suis ton esclave.

Cependant le mauvais temps durait toujours, mais à un vent impétueux et contraire avait succédé une houle énorme qui mettait parfois le navire en péril de sombrer. Tout à coup il donne une bande effrayante, et avant qu’il ait pu se relever, une seconde lame moutonneuse déferle sur le pont et enlève trois hommes. Attaché à la barre, Zambalah résista au choc. Il jeta bientôt un rapide coup d’œil autour de lui : le capitaine et deux matelots avaient disparu.

— Je suis son esclave, s’écrie Zambalah, mon devoir est de le sauver…

Il dit, et son regard fouille au milieu des débris que la houle promenait çà et là.

Le capitaine luttait à peine contre le flot, tant la secousse avait été violente ; Zambalah le voit et lui fait signe ; il saisit un filin qu’il passe à son bras, dont il noue un bout au bastingage, puis il se précipite. Bientôt il arrive auprès de son maître, il lui donne le filin, lui dit de prendre courage, s’en retourne à bord, et, aidé de deux matelots, il parvient enfin à hisser le capitaine sur son navire.

— Va, lui dit celui-ci dès qu’il eut repris ses forces, tu es libre maintenant, Zambalah.

— Capitaine, votre parole, une parole comme la mienne.

— Je te la donne.

— C’est dit ; mais vous y perdez beaucoup, car si je n’avais pas été votre esclave il y a une heure, vous seriez maintenant dans les flots…

La parole d’un négrier est chose sainte et sacrée. Le lendemain de l’évènement que nous venons de raconter, Zambalah, à son réveil, était rivé au même anneau où il avait demandé un peu d’air pour son frère.

Les vents opposés gardant leur constance forcèrent le négrier à courir à l’est, et le voici, doublant le cap de Bonne-Espérance et courant vers Bourbon, pour essayer de débarquer clandestinement sa marchandise sur quelque point de l’île peu surveillé.

Au milieu d’une nuit sombre et calme, on vit en effet deux ou trois embarcations gagner silencieusement la terre à force de rames, avec une cinquantaine de corps noirs, nus, maigres et puants ; on débarque ces corps, retenus par de solides liens ; puis sur la plage un débat s’engagea entre un colon et le négrier, à la pâle lueur de plusieurs torches ; puis on se serra la main et l’on se dit adieu. Mais une voix s’écria :

— Je ne suis pas esclave, moi, je me nomme Zambalah, et j’ai gagné ma liberté au péril de ma vie, n’est-ce pas, capitaine ?

Et les yeux du noir brillaient comme deux étincelles.

— À propos, dit en souriant le Portugais à l’acquéreur comme pour répondre à cette brusque interpellation, j’ai oublié de vous dire que cet homme a des moments d’une folie assez curieuse ; il rêve qu’il est libre, qu’il l’a été ; mais je le guérissais à grands coups de lanière.

— J’en userai comme vous, reprit le planteur.

Et Zambalah, voulant ajouter encore qu’il était libre en effet, entendit siffler l’air, et le sang qui coula de ses épaules lui apprit qu’il était toujours esclave.

Le lendemain il n’y avait plus rien sur la plage ; seulement à l’horizon pointaient encore comme trois aiguilles les mâts d’un navire voyageur, et dans une habitation sous le vent de Bourbon, les terres se défrichaient avec plus d’activité et décuplaient la fortune du planteur. Le fouet noueux avait bien convaincu Zambalah qu’il ne devait plus parler de liberté. De tous les noirs de l’habitation, Zambalah, soumis enfin à sa destinée, était le plus laborieux, le plus sobre, le plus intrépide. Dans une récente catastrophe, occasionnée par un tremblement de terre, il eut le bonheur, au péril de sa vie, de rendre un service signalé à son maître, et celui-ci par reconnaissance le dispensa du pénible travail des terres pour l’employer aux soins de la maison.

— Je suis content de toi, lui dit le planteur, continue à me servir avec le même zèle, et je te donnerai bientôt l’inspection de mes noirs.

— Merci, maître, mais j’attends davantage.

— Tu es ambitieux.

— Que faudrait-il faire pour redevenir libre ?

— Se racheter, et tu vaux beaucoup d’argent.

— Tant pis, je voudrais ne rien valoir et avoir quelques piastres à mon service.

— N’es-tu pas heureux ici ? le serais-tu davantage chez toi ? pourquoi tiens-tu si fort à la liberté ?

— C’est que je voudrais aller par le monde à la recherche de l’homme qui m’a vendu quand j’étais libre, et le tuer.

— Voilà ta folie qui te reprend ?

— Pardon, maître, je n’en parlerai plus.

Un soir que le planteur était à Saint-Paul pour quelques affaires de commerce, il se vit forcé de partir pour Saint-Denis et se décida à faire la traversée à l’aide d’une de ces rapides pirogues du pays que les noirs manœuvrent avec une si merveilleuse adresse. Zambalah gouvernait l’embarcation, qui volait sur les eaux, et, la brise aidant un peu, on devait arriver avant la nuit au périlleux débarcadère de la capitale de l’île. Mais qui peut, à Bourbon, répondre jamais d’entrer dans le port ? Déjà l’on voyait la plage de galets roulés où le flot vomit son courroux, quand une chaleur étouffante se fit sentir dans la pirogue ; la mer ne bruit plus, elle devient unie comme un vaste lac d’huile, puis le ciel se dégage de quelques vapeurs qui le voilaient et se montre tout brillant d’azur. À la côte, la verdure des lataniers cesse toute ondulation, tout frémissement, et se reflète dans le cristal paisible des flots, tandis que, sur le fort qui domine Saint-Denis, s’élève, signal de destruction prochaine, un morne pavillon noir. Un terrible ras de marée était signalé, et la pirogue du planteur, au large encore, devait bientôt être brisée et réduite en poussière.

Les navires à l’ancre n’avaient pas un sort moins rigoureux à attendre, et leurs signaux de détresse ne pouvaient les arracher à l’abîme qui allait les dévorer.

C’est que vous ne connaissez pas la valeur de ce mot lugubre, ras de marée, vous qui croyez qu’il n’y a de tempêtes et de dangers à l’Océan que lorsque la foudre éclate et tombe, quand les eaux s’amoncellent et quand les vents tourbillonnent. De tous les phénomènes de la mer, le ras de marée est le plus terrible et le plus dévastateur. Il a lieu dans les canaux resserrés, dans les détroits, entre des terres volcaniques, quand les feux sous-marins n’ont pas la force de jeter à l’air une nouvelle île. Voyez, voyez tout est silencieux et frais à terre et dans les airs ; l’Océan seul se gonfle, pétille, bondit et retombe ; que lui importe que vous mouilliez toutes vos ancres, elles vont déraper à l’instant, et les gros câbles brisés ne tiendront pas plus que les énormes chaînes de fer. Appelées à votre secours, les voiles tombent lourdes et coiffent les mâts ; toute manœuvre devient inutile, tout effort impuissant ; ce qu’il y a à faire dans ces moments d’angoisses, qui ont valu tant de victimes à la mort, c’est de se croiser les bras, de jeter un regard vers le ciel, de dire adieu à tout ce qu’on aimait au monde et d’attendre le moment suprême.

Au milieu de ce calme si parfait de la terre, des airs et du tumulte horrible des flots, Zambalah et son maître se regardaient sans rien dire, et les nègres de l’embarcation bourdonnaient leur chant de mort.

— Eh bien ! dit enfin le colon d’une voix sourde à son pilote, tu ne vois aucun moyen de nous sauver ?

— Aucun : dans quelques heures je serai aussi libre que vous.

— Il faut donc mourir ?

— Vous et moi et bien d’autres encore ; pour un homme seul je voudrais vivre.

— Quel est cet homme ?

— Mon premier maître, celui qui m’a vendu à vous quand je n’étais pas son esclave. Oh ! s’il était là, lui !…

Et la barque courait et tournoyait au gré de la lame capricieuse et bondissante, et les mille débris des navires étaient pris et repris par les flots. Déjà sur la plage le peuple et les soldats groupés essayaient d’arracher quelques malheureux à la mort. Rapide comme l’éclair, la pirogue de Zambalah s’élève, se dresse et chavire sur le dos d’une lame floconneuse. Tout a disparu.

Mais Zambalah ne désespère pas encore, car il ne veut pas mourir sans vengeance. Ses bras vigoureux luttent contre le flot qui mugit ; il se trouve en un instant côte à côte avec son maître. Son instinct de générosité l’entraîne, et le voilà lui présentant un débris de vergue dont il s’était saisi lui-même au moment de la catastrophe. Une vague énorme le pousse alors, elle crie sous la force cachée qui la soulève, se rue comme une montagne sur la plage envahie, et Zambalah et son maître sont vomis avec elle ; mais une seconde lame suit la première, se replie victorieuse et veut ressaisir les deux victimes qui lui échappent. Zambalah se cramponne au sol en retenant son maître, et bientôt il parvient à échapper à une destruction générale.

La foule l’entoure, lui prodigue ses soins.

— À l’autre ! à l’autre ! dit-il. Puis jetant un regard sur l’Océan furieux, il semble y chercher encore un objet perdu.

— Tu es libre, Zambalah ! lui crie son maître dès qu’il peut élever la voix ; oh ! tu es libre maintenant.

— Libre ! non, pas encore ; deux camarades à moi sont là, je vais à eux. Je serai libre une heure plus tard.

Mais le flot ne le voulut pas : pour la seconde fois, Zambalah fut jeté seul à terre, et, fidèle à la parole qu’il avait donnée, son maître l’affranchit.

À quelques mois de là, un navire venant de Calcutta fit échelle à Bourbon. Zambalah y prit passage en qualité de matelot et partit pour le Brésil, d’où il revint avec un bras de moins. Il avait retrouvé à Rio-Janeiro le capitaine négrier qui l’avait fait prisonnier dans la Sénégambie ; et quand on lui en parle aujourd’hui :

— Le capitaine portugais, dit-il, ne mentira plus à personne ; il m’en a coûté un bras, mais j’y ai mis bon ordre.

Zambalah a quitté Bourbon l’année dernière, et il est venu s’établir ici, où il vit en véritable sauvage.

Tandis qu’il pêchait, nous pénétrâmes dans sa case et nous y laissâmes quelques vêtements ; puis, satisfaits de notre course, nous reprîmes le chemin de la ville.

C’était un samedi, il y avait des jeux et des danses aux admirables ateliers de MM. Rondeaux, Piston et Monneron, et je n’avais garde de manquer à la fête. Qui sait si d’ici à huit jours je ne serai pas déjà parti ? Ne perdons jamais l’occasion de voir ce qu’on ne doit voir qu’une fois, mais qu’il est curieux et intéressant de voir une fois au moins. Je me décidai, d’après l’avis de mes guides, pour le chantier de M. Rondeaux, où plus de trois cents noirs, heureux de leur salaire de la semaine et de leur repos du lendemain, se tenaient prêts aux saturnales hebdomadaires. C’était une cohue, un glapissement, un vacarme intraduisible. Hommes, femmes, enfants, vieillards se trouvaient là, pressés, entassés dans un même enclos, sur un même point, comme si on leur eût défendu, sous peine du fouet, de s’étendre au dehors, comme si l’air et le terrain leur eussent été refusés ailleurs. Eh ! bon Dieu ! ne sommes-nous pas un peu sauvages aussi dans notre superbe capitale, où nous paraissons souvent prendre plaisir à nous parquer dans une allée poudreuse, quand nous pouvons fouler à côté un frais gazon et respirer un air pur et libre ?…

Peut-être ces hommes que voici rêvent-ils de leurs plages perdues, de leur liberté dans l’avenir ; peut-être préparent-ils un massacre général de leurs maîtres ; peut-être aussi est-ce leur prière au puissant arbitre de toutes choses. Je ne sais, mais il y a là bien des joies ardentes, bien des yeux qui lancent des flammes, bien des bras qui se tordent convulsivement, et des poitrines qui se gonflent, et des hurlements qui retentissent ; ce n’est pourtant là que le prélude, l’avant-scène. On se prépare à être heureux, voilà tout. Le bonheur, le voici :

Le signal est donné. En un clin d’œil un vaste cercle est formé : les hommes, les femmes, au hasard, les enfants en première ligne, afin de pouvoir perpétuer le souvenir de la fête nationale.

Au bruit général de tout à l’heure, que je compare au mugissement d’une eau boueuse s’engouffrant dans un vaste égoût, vient de succéder un silence que nulle bouche n’oserait encore troubler. Petit à petit l’air frémit ; c’est une mélodie, je vous jure, âpre, singulière, mais harmonieuse, phrasée ; elle a de la mesure, de la cadence ; ce n’est plus du désordre, ce n’est plus un chaos ; elle grossit encore, et le crescendo a perdu quelque chose de sa couleur primitive. Ce n’est plus maintenant la voix seule qui joue un rôle, c’est aussi la face qui devient grimaçante, hideuse ; ce sont les bras qui gesticulent, les jambes qui tremblotent, les pieds qui frappent le sol comme s’il était bouillonnant. Vous ne le croiriez pas, la durée de cette seconde station est proportionnée aux degrés de température de l’atmosphère ; si le soleil a été ardent, si le travail a été rude, le passage est court, car on a hâte de s’emparer de toutes les sensations.

Mais une danseuse s’élance dans le cercle, seule d’abord, tournoyant et agitant les bras ; elle se courbe, se redresse, passe en revue cette légion de furies, sur laquelle elle semble lancer son frénétique délire. C’est à qui l’emportera sur ses rivaux, c’est à qui sera choisi par la reine. Le voilà ; il s’élance à son tour, il se pose victorieusement en face de sa danseuse, et les chants des autres acteurs deviennent des cris féroces ; on se bat les flancs, on se frappe la tête, on grince des dents, on écume ; vous diriez la rage d’une meute de loups tombant sur un troupeau de brebis sans défense. Eh bien ! non, c’est de la joie, de l’ivresse. La fête est à peine commencée ; deux noirs sont entrés en lice ; chacun des autres aura son tour, et ce que vous venez de voir, ce que vous venez d’entendre, c’est une idylle, c’est une bergerie de Racan ; il n’y a pas encore là de drame : le drame vient plus tard ; et ce peuple, je vous jure, n’est pas inhabile à prolonger ses instants de bonheur.

Ce n’est pas chose aisée que d’écrire pour tous, et j’éprouve ici un embarras d’autant plus pénible, que j’ai promis à mes lecteurs une histoire exacte et complète de la cachucha délicieuse qui, depuis trois ans à peu prés, s’est fait jour jusque chez nous. Lorsque pour la première fois je la vis annoncer sur les affiches de nos théâtres si pudibonds, je me pris soudainement à rougir et je me demandai involontairement si la licence serait assez osée pour venir effrontément braver l’éclat de mille jets de lumière, les répugnances d’une nation qui joue parfois au scandale, mais qui du moins y joue à huis clos. Je bravai le péril et j’allai voir. Non, ce n’était pas la cachucha, fille de la chika, que je reconnus dans cette pantomime gracieuse d’Elssler, exécutée aux applaudissements d’un public enivré. Cette cachucha est une danse bâtarde, toute de création moderne, travestie déjà par les Portugais, qui la rapportèrent de leurs conquêtes, parodiée plus tard par l’Espagne, et endimanchée, musquée par nous, qui en avons fait une chose à part, où le corps se disloque avec calme et où la passion n’est plus que dans le regard et le sourire. Cette cachucha rappelle sa mère comme le profil de la grenouille rappelle celui de l’Apollon du Belvédère ; il y a un monde entre les deux. Créez, mais ne profanez pas.

La véritable cachucha des noirs, la danse nationale, la fête majeure des Mozambiques, des Angolais et autres peuples sauvages, la voici, puisque je vous l’ai promise. Mais non, je retire ma parole ; la description de cette danse brûlerait ces pages, et je sais m’imposer des sacrifices au profit de la pudeur. Assistons à des fêtes moins âcres.

Après la chika, d’autres danses beaucoup moins hasardées eurent lieu au chantier. Je pus me convaincre alors que chez ces peuples sauvages, comme chez les nations policées, la joie a ses degrés comme la douleur, et que la fièvre ne joue pas toujours le premier rôle dans les passions des hommes.

Ma tête était bouillante, mais l’occasion trop belle pour que je consentisse à renoncer à la tâche que j’avais acceptée. Il me sembla, au milieu de cette effervescence générale, que certains acteurs dont la physionomie était identique se montraient plus incandescents que les autres. En effet, c’était la caste mozambique, presque en tout taillée comme la race malgache, dont pourtant elle est l’ennemie irréconciliable. En général, j’avais trouvé que les nègres des Indes orientales étaient plus calmes, plus difficiles à émouvoir ; aussi est-ce parmi ces derniers que les colons prennent de préférence les serviteurs de leurs maisons.

Avec une pareille latitude donnée aux noirs de l’île, ils ne doivent en rien ressembler à ceux du Brésil ou même du cap de Bonne-Espérance, et l’on comprend qu’il ne soit jamais question ici de révolte générale ou de massacres particuliers. Aussi les voyez-vous dans les rues, gambadant, gesticulant et presque toujours munis d’un grossier instrument de musique, façonné à l’aide d’un bambou et de deux cordes, chantant non-seulement les airs de leurs pays, mais encore les ordres qu’ils viennent de recevoir. Ainsi, un maître dira à son noir :

Va reporter ce pot de pommade au parfumeur et demandes-en un à la vanille.

Eh bien ! de cette phrase le noir fait le poëme de son chant, et il compose là-dessus un thème d’une originalité extrêmement remarquable.

Si, infidèle et menteur, un esclave se grise et dérobe l’argent qu’on lui a donné pour une commission, son premier soin est de chercher une excuse ; dès qu’il l’a trouvée, il la met en musique et la module tout le long de la route :

— Qu’as-tu fait de la liqueur que je t’avais ordonné d’aller chercher ? lui dit son maître.

Quand mo passé d’vant magasin Bon-Goût, mon liqueur saute, mon li pied cogne.

Le noir dit qu’il est tombé, qu’il a répandu la liqueur ; et, sur cette phrase d’excuse qu’il a bien préparée et qu’il trouve admirable, il crée un air des plus séduisants, en se disposant toutefois à recevoir vingt-cinq coups de rotin.

Ces deux phrases que je viens de vous citer, je ne les prends pas au hasard ; il n’est pas d’habitant de l’Île-de-France ou de Bourbon qui ne les sache depuis son enfance et ne les ait cent fois chantées en sa vie sous ses psalmistes favoris.

Il est rare qu’après les danses dont je vous ai parlé tout à l’heure des rixes n’aient pas lieu, mais c’est presque toujours à coups de poing ou à coups de tête que s’attaquent les adversaires. Ne croyez pas que les témoins s’opposent au combat ; au contraire, ils l’excitent, ils le désirent aussi sanglant que possible. Rangés du côté de leurs affections, ils encouragent du geste et de la voix celui qu’ils voudraient voir triompher, et la lutte ne cesse que lorsqu’un des deux ennemis est étendu sur le carreau. Quand la victoire est trop longtemps incertaine, ceux-ci reculent, se séparent et s’arrêtent à quelques pas de distance ; puis ils poussent un grand cri, se frappent la poitrine, se courbent, ferment les yeux et se ruent l’un sur l’autre de toute la rapidité de leurs jarrets. Quelquefois l’un des deux crânes est ouvert, souvent même tous les deux, et les spectateurs emportent les victimes. Le duel n’est pas seulement d’invention européenne.

Qu’un noir appelle un autre noir fainéant, marron, voleur, il n’y aura pas rixe ; s’il l’appelle malgache, un pugilat aura lieu ; et s’il l’appelle nègre, on verra combat à mort. Cependant que sont-ils ? est-ce qu’ils auraient des prétentions à être blonds ? Les maîtres punissent sévèrement ces combats particuliers, mais un noir en colère est un animal redoutable, et ce n’est pas le fouet qui peut l’arrêter dans sa vengeance.

Ce que j’aime avant tout dans mes courses, ce sont les contrastes ; aussi pris-je grand plaisir, en quittant les chantiers de M. Rondeaux, à parcourir la ville, où tout me rappelait une patrie, hélas ! si regrettée.

Il y a, sans contredit, moins de distance de Paris à Maurice qu’il n’y en a de Paris à Bordeaux. Les modes arrivent ici jeunes et fraîches ; les inventions utiles y sont propagées avec une rapidité qui tient du prodige, et les citoyens de l’île sont d’autant plus pressés d’en jouir, qu’ils ont été plus près d’en être privés. Le cap de Bonne-Espérance est sur la route de Paris à Maurice.

J’ai consulté les archives de l’île ; croirait-on qu’il n’y a pas un seul exemple d’assassinat commis par un créole, et l’on tremble encore ici au souvenir d’un funeste événement qui fit longtemps déserter les paisibles habitations de l’intérieur.

Je transcris le fait suivant des registres :

« Plusieurs officiers et soldats d’un régiment français en garnison à Maurice pénétrèrent la nuit dans l’habitation de madame Lehelle, l’une des plus jolies femmes de la colonie, dont un de ces officiers, le sieur de V…, était éperdument amoureux. Cette dame, ayant conçu quelques inquiétudes par suite de plusieurs menaces faites par son fougueux adorateur, avait prié son mari de ne pas s’absenter de l’habitation, située dans les grands bois de Flacq ; mais, quelques affaires l’appelant à la ville, il crut pouvoir sans danger laisser sa femme seule pendant quelques heures. Un soldat nommé Sans-Quartier, auquel on permettait de colporter des marchandises dans la campagne, fit ouvrir la porte aux assaillants, qui multiplièrent leurs crimes par le viol, le meurtre et l’incendie. Un vieil invalide, gardien de la maison, périt victime de son dévouement ; les négresses et les noirs furent massacrés. Il paraît que madame Lehelle était parvenue à s’échapper, puisqu’on reconnut un de ses souliers dans le bois, à un quart de lieue de sa maison, et que ce fut près de là qu’elle fut trouvée assassinée.

« Tous les soldats acteurs de cette terrible catastrophe furent suppliciés, et le sieur de V… ne dut la vie qu’à la considération qu’on avait de sa famille ; comme s’il était permis de se soustraire à la justice en se cachant derrière un beau nom ! Sans-Quartier s’échappa d’abord et répandit la terreur dans l’île ; mais, saisi enfin, on le conduisit bâillonné au supplice, pour l’empêcher de nommer les instigateurs du crime, et il fut rompu vif. »

Depuis ce meurtre horrible, qui date de fort loin, il n’y a pas eu, je le répète, un seul assassinat commis à Maurice.

La ville est divisée en quartiers ou camps. Le camp Malabar est celui que choisissent en général pour logement les Indiens arrivant à l’Île-de-France, et qui doivent y séjourner quelque temps.

L’espace contenu entre les camps est ce qu’on appelle ville. On n’y voit que de misérables cabanes à demi-closes, malsaines, mal aérées. Là aussi se logent, à leur arrivée de Canton et de Macao, les Chinois appelés par les planteurs pour la culture du riz et du thé.

Les Chinois, peuple rusé, lâche, méchant, avare, nation superstitieuse et cruelle, dévote à sa religion, à laquelle elle ne croit pas, faisant des martyrs pour se désennuyer de la monotonie de sa vie de paresse, bassement voleuse, hypocrite par calcul et toujours prête à vanter son indépendance au milieu des guerres intestines qui dévorent les autres régions du monde, les Chinois sont assez avancés dans les arts pour présenter aux yeux de tous des merveilles de patience et d’adresse ; mais, stationnaires depuis des siècles, ils ne comprennent aujourd’hui de la vie que ce qu’elle rapporte en piastres ou en roupies. Un Chinois fumant sa pipe, accroupi devant sa porte, me fait l’effet d’un crapaud suant et bavant au soleil. Je les retrouverai plus tard, ces hommes jaunes, à Diély, à Koupang et autre part peut-être, et il n’y aura pas de ma faute si je n’en châtie pas quelques-uns de cette impudente ardeur pour le vol qui les tient à la gorge et me les rend si odieux.

Les jeux que les nègres de toutes les castes affectionnent le plus sont ceux qui exigent une plus grande activité ; on dirait que ce sang noir qui coule dans leurs veines veut faire explosion par tous les pores. Ils ne parlent jamais sans gesticuler, et ils parlent alors même qu’ils sont seuls ; vous croiriez qu’ils ne pensent qu’avec la langue. Ceux qui, employés plus directement au service particulier des riches planteurs, devraient s’essayer au repos après avoir porté pendant une partie de la journée, sous les rayons d’un soleil brûlant, un lourd palanquin, semblent au contraire vouloir encore doubler leurs fatigues.

À la halte, vous les voyez se dandiner, piétiner, aller et venir à travers les haies de la route, ainsi qu’un petit écureuil en liberté. Leur corps a beau ruisseler, ils ne veulent point paraître vaincus par les longues courses, et ils se font un véritable point d’honneur de ne pas rester en arrière des plus intrépides marcheurs.

On voit quelques noirs dans les temples et dans les églises ; ils sont là immobiles, debout ou accroupis, parce qu’on leur a dit de ne pas bouger ; puis ils se mettent à genoux, parce qu’on leur a ordonné de s’agenouiller. Ils se frappent la poitrine quand le prêtre leur en donne l’exemple ; ils se signent après avoir trempé leur main dans le bénitier ; ils sortent en ricanant, et voilà tout. On leur a jeté, à leur arrivée dans l’île, un peu d’eau sur la tête avec les cérémonies d’usage, et on leur a dit : Vous êtes chrétiens.

Ce n’est pas assez, et la voix puissante de la saine morale du christianisme serait peut-être un bouclier plus sûr aux colonies que la geôle et les flagellations.

Dans une course fort intéressante aux deux admirables cascades de Chimère et du Réduit, je fis plusieurs stations assez longues en dépit des noirs, qui avaient hâte d’arriver à la ville pour leurs danses du samedi, et je demandai à l’un d’eux, Malgache fort intelligent, quelques-uns des secrets de la religion de sa patrie, car ces hommes ont une patrie aussi.

— Crois-tu en Dieu ? lui dis-je.

— Ici, à un seul ; dans mon pays, à deux.

— Mais il ne peut y avoir qu’un seul Dieu.

— Ici, oui ; mais dans mon pays à moi, il y en a deux.

— Dans ton pays on a tort, car il ne peut y avoir qu’un seul maître.

— Pas vrai, il y en a plus de six cents à l’Île-de-France.

— Crois-tu à un Dieu ? dis-je un instant après à un jeune et vigoureux Mozambique qui commandait la marche.

— Si maître l’ordonne, oui.

— Mais si je ne te l’ordonne pas ?

— Alors, non.

— Et si je te laisse libre de croire ou de ne croire pas ?

— J’attendrai.

— Dans ton pays, je sais pourtant qu’on croit à un Dieu.

— Dans pays à moi, on croit à un Dieu quand on a gagné une bataille ; on n’y croit pas quand on l’a perdue.

— Lorsque vous la perdez, le peuple qui la gagne a donc un Dieu et vous pas ?

— C’est ça.

— Fort bien ; et s’il n’y a pas de guerre ?

— Alors il n’y a pas de Dieu.

— Et toi, dis-je à un troisième, jeune garçon fort gai, fort propre, fort espiègle, qui paraissait tout disposé à se laisser aller avec insouciance à sa destinée, d’où es-tu ?

— Je ne sais pas.

— Qui t’a amené à l’Île-de-France ?

— Un navire qui venait de bien loin et dans lequel on disait fort souvent le nom de Malacca.

— Je comprends ; tu ne sais donc pas quelle est la religion de ton père ?

— Non.

— Et aujourd’hui crois-tu en Dieu ?

Je crois en Dieu le père tout-puissant, le créateur du ciel et de la terre, etc…

Et le noir me récitait avec une extrême volubilité, sans se tromper d’une syllabe, les demandes et les réponses du catéchisme français, dont il ne comprenait absolument rien. Je me pris soudainement à rire, et mon érudit retourna s’asseoir, heureux de m’avoir prouvé qu’il en savait plus que ses ignares camarades.

Je n’avais ni le temps ni l’éloquence nécessaires pour poursuivre mes investigations, et c’était moins pour leur instruction que pour la mienne que j’interrogeais tous mes noirs.

Mais il y avait parmi eux un vieillard d’une cinquantaine d’années, qui, à chaque question que j’adressais et à chaque réponse qui m’était faite, haussait dédaigneusement les épaules et souriait de pitié. Je l’appelai pour l’interroger à son tour. Il s’approcha brusquement, s’accroupit, et je remarquai avec surprise que tous les autres noirs s’empressèrent de venir se grouper autour de nous. Dès ce moment, je me crus destiné à soutenir une thèse dans les formes, et je commençai l’attaque.

— D’où es-tu ?

— D’Angole.

— Y a-t-il longtemps que tu es à l’Île-de-France ?

— Depuis vingt ans.

— Tu es catholique ?

— Oui, depuis que j’y suis.

— Et avant qu’étais-tu ?

— Rien.

— Te crois-tu quelque chose à présent ?

— Bien moins.

— Alors pourquoi as-tu changé ?

— Je voudrais bien vous voir sous le fouet. C’est le fouet qui m’a appris qu’il n’y avait qu’un Dieu, et si mon maître l’avait voulu de la même manière, j’aurais cru qu’il y en avait deux, ou trois, suivant sa volonté.

— Dans ton pays avez-vous un seul Dieu, ou bien y en a-t-il plusieurs ?

— Avant de connaître les Portugais, nous n’en avions qu’un ; depuis que nous avons su qu’ils n’en avaient qu’un aussi, nous en avons voulu deux.

— Ainsi c’est vous qui faites vos dieux ?

— Oui, chaque fois que les Portugais viennent et nous les brûlent, nous abattons de gros arbres et nous en faisons de nouveaux. Nos forêts sont grandes, allez ; nous ne manquons jamais de dieux à Angole.

Comme j’allais passer en revue quelques nouvelles croyances, le vieux noir me fit observer que le soleil allait vite et qu’il fallait se hâter si nous voulions être de retour avant la nuit. Nous nous remîmes donc en route, et deux heures après je planais sur une cascade ravissante, dans les tourbillons de laquelle voltigeaient les ailes humides de l’élégant paille-en-queue, le plus amoureux des oiseaux. Ici encore, pour la vingtième fois depuis mon départ, je regrettai amèrement qu’un habile pinceau ne se fût pas associé à la faiblesse du mien, car si c’est un vif regret que l’impuissance totale, c’en est un peut-être plus vif encore de gâter pour ainsi dire une nature si belle et si riche, devant laquelle le cœur est en extase.

J’étais là dans un désert ; la cascade bouillonnait au fond d’une délicieuse vallée, et les noirs qui m’entouraient me parurent enfin disposés à écouter une leçon. Je quittai donc mes pinceaux et mes calepins ; et, saint Jean improvisé (bien que je m’appelle Jacques), je commençai.

À la fin de la première période, le vieux noir d’Angole me dit :

— Maître, le soleil se couche ; nous ne pourrons pas arriver aujourd’hui.

Je feignis de ne pas entendre ; mais après quelques phrases je fus de nouveau interrompu par la même voix du nègre, qui savait bien que je parlerais dans le désert.

— N’est-ce pas, dis-je à tous mes disciples, que j’ai le temps de prècher ?

— Non, répondirent-ils tous à la fois, et j’en fus pour mes frais d’éloquence et mes évangéliques intentions.

À mon retour je dis à M. Pitot mes tentatives et mes efforts auprès de ses esclaves, et il m’assura que lui-même y avait perdu ses soins et ses peines. « Au surplus, ajouta-t-il, dans l’état actuel de nos colonies, il n’est pas aussi impolitique que vous le croyez que nous laissions les noirs dans leur ignorance et leur abrutissement ; notre puissance est là. Nous avons besoin d’esclaves ; vouloir apprendre, c’est un pas vers l’affranchissement ; penser, c’est être libre ; l’heure venue, ils diront, comme nous, qu’ils croient d’après eux. Il y a de l’orgueil dans tout corps où réside une âme, et si vous dites à l’esclave que ses chaînes sont des fleurs, il les portera sans se plaindre. Souvent ce n’est pas tant la chose qui les blesse que le mot… Allons nous mettre à table. »

Ce fut le vieux noir qui se trouva, par un singulier hasard, placé derrière moi, et le coquin me servait en ricanant et en grommelant quelques paroles que j’entendais à peine. Je suis sur qu’il se moquait de mon Dieu et de ses dieux d’Angole. À mon coucher, je lui ordonnai de me suivre ; il le fit en murmurant, car il s’attendait sans doute encore à une leçon de morale ; mais je suis un prêtre tolérant, et grâce à quelques verres de liqueur que je fis accepter à Boulebouli, il oublia, la nuit, ma religion, la sienne, et ses vingt ans d’esclavage ; moi, je ne voulus rien oublier, et j’écrivis.

— Qu’avez-vous donc dit et fait à mes noirs ? me demanda M. Pitot, le lendemain : ils sont d’une gaieté bouffonne qui vient de me fort divertir, et je dois vous avouer que les quolibets pleuvent sur vous avec une rare profusion.

— J’ai prêché, voilà tout.

— Non, il ne s’agissait pas de cela entre eux.

— De quoi donc ?

— Ne leur avez-vous pas distribué quelques bouteilles de vin à la campagne de M. Piston, en les priant de boire à votre santé ?

— Oui.

— Quelle lourde faute ! c’est à leur santé seule qu’ils ont bu, ou plutôt à leur dégradation. Vous croyiez vous montrer généreux, vous n’avez été que dupe. Obliger ces gens-là, c’est semer sur du granit. C’est pis encore, ils voudront dans l’avenir une faveur pareille à celle que vous leur avez accordée aujourd’hui. Quant à vous, qui partez, vous n’en subirez pas les conséquences ; mais si l’un de nous était coupable d’une bienfaisance aussi mal placée, nos caves seraient à sec en bien peu de mois. Gracier un noir qui a mérité vingt-cinq coups de rotin, c’est tout ce que nous pouvons et osons nous permettre ; aller au delà serait signer la ruine de la colonie.

— Ils me semblaient pourtant heureux, répliquai-je à M. Pitot.

— Oui, ils l’étaient de vous avoir volé.

— Ils ne volaient pas, je donnais.

— C’est cela ; ils ne jugent les autres que d’après eux, et eux, ils volent et ne donnent jamais.

« Savez-vous quel est le boute-en-train de cette espèce de comédie dont vous êtes le niais ? C’est ce vieux nègre d’Angole, que vous avez grisé en rentrant le soir dans votre pavillon. Tenez, venez les voir, cela vous amusera. »

— À quoi bon ? leur joie finirait, et je veux être dupe jusqu’au bout.

— Vous avez raison, quand le bonheur arrive, il faut le bien recevoir sous quelque forme qu’il se présente. Vous me convertissez aussi.

J’ai assisté dans une des riches habitations de M. Pitot à la célébration de quelques mariages entre noirs. Je vous assure que la cérémonie ne manque pas d’une certaine dignité ; et si j’étais plus oseur, je vous donnerais là-dessus de piquants détails. Eh ! bon Dieu ! ne trouvons-nous pas un brin de ridicule jusque dans nos institutions les plus sérieuses ?

Cependant le jour du départ approchait, et quoique nous oubliassions ici notre patrie par cela même que tout nous la rappelait, il fallut bien se préparer au dernier adieu !

Toutefois, quitte envers les noirs de l’île, dont j’ai esquissé quelques-uns des principaux caractères physiques et moraux, je ne le suis pas envers des citoyens de Maurice, à qui je dois payer ma dette de reconnaissance. Oh ! c’est un bonheur bien doux à l’âme que ces joyeuses promenades au Champ-de-Mars (à l’extrémité duquel s’élève le grave tombeau du général Malartic), alors que le soleil de ses rayons obliques dore les pittoresques cimes du Pouce, des Trois-Mamelles et du Pitterboth. La dame créole est vive, enjouée, rieuse. S’il y a coquetterie ravissante dans son magique parler et dans son onduleuse démarche, c’est qu’elle n’ignore pas qu’il faut être un peu au-dessus du naturel et du vrai pour arriver au cœur de ces flegmatiques jeunes gens de l’île que je vous ai déjà fait connaître ; mais elle redevient elle-même, c’est-à-dire à une nature privilégiée, alors qu’elle est avec vous, étranger, qui allez partir et dont elle ne veut garder le souvenir que comme un agréable passe-temps. — Elle est assez bien faite pour une Européenne ; et cette façon de parler proverbiale vous dit assez que les femmes créoles ont le sentiment de leur supériorité, j’allais écrire de leur perfection.

Aux bals donnés par les opulents planteurs, on serait tenté de se croire dans les magnifiques salons de la Chaussée-d’Antin ; toutes les belles femmes y forment de fraîches guirlandes, tant les riches parures y jettent de vives étincelles… Paris est deviné à Maurice.

Mais ce n’est pas seulement par la frivolité de ses joies, de ses fêtes, que l’Île-de-France a conquis cette dénomination glorieuse de Paris des Grandes-Indes que les voyageurs lui ont donnée ; c’est par son goût des lettres, des arts et des sciences ; c’est aussi et surtout par son ardent enthousiasme pour toutes les gloires et toutes les illustrations. S’il n’y a point à Maurice de bibliothèque publique, on trouve dans chaque maison une bibliothèque particulière où le cœur et l’esprit de la jeunesse se développent et s’élargissent.

Ce n’est pas tout encore. J’ai trouvé ici une société d’hommes aimables sans causticité, instruits sans pédantisme, qui, toutes les semaines, dans des réunions qu’ils avaient appelées séances de la Table-Ovale, luttaient par leur verve intarissable avec les beaux-esprits de nos caveaux anciens et modernes, et perçaient quelquefois les profondeurs des plus hautes sciences.

Je n’ai pas manqué un seul jour à ces banquets délicieux où leur courtoisie m’avait invité. J’ai dit souvent, depuis mon retour en Europe, les couplets et les strophes des poëtes de l’île, et l’on a pu se convaincre que le ciel qui a réchauffé Parny et Bertin n’avait rien perdu de sa puissance inspiratrice.

Là Bernard et Mallac, rivaux sans jalousie ; là Arrighi, descendant d’une famille illustre ; là Chomiel, le fameux Désaugiers de l’île ; là Coudray, directeur du collége colonial, où il veille en père sur tant de jeunes espérances ; Thenaud, Ésope indien, vainqueur des belles à coups d’élégants madrigaux ; Dépinay, plus utile encore au barreau qu’à ces banquets dont il est l’idole ; Mancel ; Josse, qui comprend et commente si bien Newton et Descartes ; Édouard Pitot, le peintre ; Fadeuil, Maingard, Épidarise Collin, qui reçut des leçons de Parny et se plaça si près de son maître ; et Tomy Pitot, le plus habile de tous, poëte inspiré plus encore par le cœur que par la tête, le Béranger de cet hémisphère, que la mort vient de ravir naguère à la colonie attristée. Oh ! je ne les ai pas quittés sans larmes, ces amis de peu de jours, mais si bons, si fervents ; et si l’un d’eux, de par le monde, lit encore ces lignes, il verra que moi aussi j’ai dans l’âme un autel pour les saintes affections.

  1. Voyez les notes à la fin du volumes.