Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/12

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. ill.-175).


Combat du Grand-Port.

XII

ÎLE-DE-FRANCE

Combat du Grand-Port.

Mes vêtements sont imprégnés aujourd’hui d’une odeur de poudre que j’aime à respirer ; il me semble que la ville, le port, la montagne du Pouce, les Trois-Mamelles, le Pitterboth, séparent d’une auréole de gloire ; je crois voir les cocotiers élancés agiter avec bonheur leurs couronnes mobiles, et l’on dirait que l’ombre du bananier est plus douce et plus rafraîchissante.

Voyez, voyez comme les citoyens s’agitent ! voyez comme les plateaux qui dominent la capitale sont couronnés de population impatiente ! Qu’est-il donc arrivé ? Est-ce un grand jour de fête pour la colonie ?… Oui, c’est tout cela, car c’est un jour de bataille, et par conséquent un jour de triomphe.

À l’horizon et cinglant à toutes voiles vers l’île, pointent les vaisseaux de la Grande-Bretagne avec leur léopard dominateur ; et là-bas, dans le Grand-Port, nos vaisseaux attendent comme une bienvenue la visite que l’intelligent sémaphore leur annonce.

Duperré se prépare à la lutte avec ce calme, ce sang-froid qui pèse toutes les chances de la mêlée ; son regard d’aigle interroge les positions, et l’on devine que si l’attaque est chaude, la défense sera vigoureuse.

Nous avons à raconter. Plus nous serons simple, plus nous serons vrai, plus nous dirons ce qui revient de gloire aux intrépides capitaines avec lesquels on vient se mesurer.

Il nous fallait quelque compensation aux glorieuses pertes que nous avions éprouvées dans la Méditerranée ; l’Inde devait nous les fournir, et Duperré était le gage assuré de cette éclatante revanche. Vous allez voir s’il a tenu la parole que nous avions donnée pour lui.

Nous étions au mois de mars de l’année 1810. Le capitaine de vaisseau Duperré commandait alors dans l’Inde une division composée des frégates la Bellone et la Minerve, et de la corvette la Victoire, qui, pendant cinq mois de croisière, eut à subir les rudes atteintes des syphons intertropicaux, et des attaques moins dangereuses, mais aussi fatigantes des vaisseaux anglais, dont le nombre commandait à notre capitaine une prudence de toutes les heures. Aussi Madagascar, Mozambique, visités souvent par notre division, étaient-ils devenus une ressource et un asile à la fois contre les ennemis coalisés qui nous harcelaient sans relâche.

Plusieurs prises avaient, en quelque sorte, retrempé l’énergie de nos équipages ; deux beaux vaisseaux de la compagnie des Indes, venant de la Chine et du Bengale, furent amarinés et conduits en lieu sûr. Trois autres vaisseaux avaient amené leur pavillons mais l’un d’eux, au mépris des lois de la guerre, s’était sauve en profitant des ombres de la nuit pour masquer sa honte et sa trahison ; les deux autres, le Ceylan et le Windham, restèrent en notre pouvoir.

Au mois de juillet, la division Duperré, grossie de ces deux prises, cingla vers l’Île-de-France, qu’il savait continuellement bloquée par des croiseurs anglais, qui pouvaient bien effectuer une descente heureuse sur l’un des points les plus accessibles de l’île ; aussi faisait-il force de voiles pour arriver dans une colonie où tout était français, les costumes, les mœurs, le langage, mais surtout le cœur et les sentiments.

Le 20 août à midi, les frégates et les prises saluèrent l’île et reconnurent bientôt le Port impérial et la Passe. Dans le premier de ces mouillages était déjà un navire ; Duperré courut à lui sans balancer, car il n’est pas de ceux qui reculent en face de ennemi qui se présente ; mais il reconnut bientôt une frégate française, et à l’instant même il fit signal à sa division de se placer sur la même ligne et d’entrer dans le port. Il voyait bien les sémaphores des mornes élevés qui lui indiquaient au large la présence de la croisière anglaise ; il n’ignorait pas que si celle-ci le savait mouiller sous les forts de la colonie ou dans une de ses rades, elle ne tarderait pas à l’y rejoindre, et cependant il poursuivit sa route.

La Victoire, commandée par le capitaine Maurice, ouvre la marche. Après elle vient la Minerve, sous les ordres du brave Bonnet ; puis le vaisseau le Ceylan, sous le commandement de l’enseigne de vaisseau Monluc ; puis le Windham, et la Bellone, que montait Duperré.

À peine la Victoire est-elle dans le goulet, que la frégate anglaise , hissant son pavillon rouge, ouvre le feu et fait pleuvoir sur le navire pris à l’improviste une grêle de boulets et de mitraille.

À la bonne heure ! la trahison recevra le châtiment qu’elle mérite ; et si l’on se bat avec ardeur contre un ennemi qu’on estime, le besoin de vaincre est plus grand sans contredit alors qu’on est en présence d’un traître.

Duperré a jugé, de ce regard et de cette intelligence qui ne lui ont jamais fait défaut, le péril auquel il s’expose et la gloire qui l’attend. « Le Grand-Port est pris, se dit-il à l’instant ; la colonie appartient peut-être déjà aux Anglais ; tout le présage… Eh bien ! de par mon pavillon et mes équipages, je saurai bien les reprendre ! »

Les navires ne peuvent ni se rallier ni serrer le vent. Déjà le Ceylan et la Minerve avaient accepté le combat ; il fallait Le soutenir ; aussi le signal de forcer la passe est donné par la Bellone.

Il faut le dire parce que cela est, il faut le dire parce que, chez nous, l’exemple d’une honteuse fuite n’est pas contagieux, mais, aux premières bordées, le Windham ralentit sa marche, et bientôt il prend la fuite. L’enseigne D. rend aux Anglais la prise, qu’il va conduire à la Rivière-Noire. On le remercie d’une part, et de l’autre la coupable indulgence du chef de l’expédition le sauve du châtiment qu’il avait mérité. Cependant la Bellone arrive, parée de sa belle mâture, fière de son valeureux équipage, enorgueillie de son indompté capitaine. La voici recevant avec calme, et même sans répondre tout d’abord, les attaques du fort et de la frégate anglaise, sous la poupe de laquelle elle va s’établir, la criblant sous sa triple charge de fer et de bronze. Après cette manœuvre hardie, elle va prendre mouillage et attendre qu’une lutte plus sanglante soit engagée.

Une joie était acquise à Duperré : il voit les trois couleurs flotter sur tous les points de l’île, et bien sûr alors que le Grand-Port est seul au pouvoir de l’ennemi, il se hâte d’instruire le général Decaen, gouverneur de la colonie, de son arrivée et du combat qui se prépare.

La nuit était venue ; c’était du silence partout, c’était partout une vive impatience des premiers rayons du jour, et la division était en mesure de lutter contre un ennemi dent les forts protégeaient la position avantageuse.

Cependant au Port-Napoléon, aujourd’hui Port-Louis, les habitants se livraient à une joie qui faisait le plus bel éloge de Duperré. On le savait en croisière ; on craignait qu’il n’eût succombé sous le nombre de ceux qui s’acharnaient à sa poursuite ; et à la nouvelle de son entrée dans le Grand-Port, et du salut amiral qu’il avait envoyé à la frégate anglaise, des compagnies de volontaires s’armèrent à la hâte, se mirent en route, et vinrent généreusement s’offrir au capitaine de vaisseau, qui n’attendait pas moins de leur courage et de leur patriotisme.

Le général Decaen, si cher à tant de titres à la colonie devenue anglaise, prend aussi ses mesures ; il ordonne à la division Hamelin, mouillée au Port-Napoléon, et composée des frégates la Vénus, la Mouche et l’Astrée, et de la corvette l’Entreprenante, d’appareiller et de voler au secours de Duperré, qui peut être bientôt cerné par toute la croisière anglaise.

Rien n’égale l’activité du gouverneur, qui n’a besoin d’exciter ni le courage des habitants ni l’énergie des équipages, mais qui leur donne à tous l’exemple du dévouement et de l’abnégation. Il organise d’un seul mot une compagnie de marins sous les ordres des maîtres et des aspirants, et il leur indique la route qu’ils auront à suivre. De sa bouche, de son cœur s’échappent, énergiques et brûlantes, ces paroles d’enthousiasme qui ont souvent décidé du gain d’une batailles ; et quant à issue de celle qui se prépare, il ne doute point que ce ne soit encore une page de notre histoire maritime : Duperré est là-bas sur son banc de quart, attendant avec impatience les premiers rayons du soleil.

Quand il a tout disposé, quand il a jeté dans l’âme de tous ceux qui l’entourent ce rayon patriotique qui l’anime, il part à son tour, et va savoir si Duperré à besoin de lui. Sur la terre et sur les flots, les Anglais auront en face de rudes joûteurs. Suivons les événements pas à pas, car le drame est partout.

Le capitaine Duperré, aussi brave soldat qu’habile calculateur de toutes les ressources, se pose en ordre de bataille, acculé à un récif qui borde la baie, la tête appuyée à un plateau de corail. La corvette la Victoire était en tête, présentant son côté de tribord à l’ennemi ; la Bellone venait ensuite ; derrière la Bellone était la Minerve ; le Ceylan fermait la ligne ; ainsi, par ce moyen, la division ne pouvait pas être tournée, puisqu’elle s’était assuré la communication avec le rivage.

Le 22, une seconde frégate anglaise vint mouiller à côté de la première, et dès lors on put prévoir que le combat serait sanglant ; aussi l’ennemi fit-il mine d’attaquer. La division française l’attendait ferme à son poste ; mais une frégate en mouvement s’étant échouée, il y eut encore un point de repos qui dura jusqu’au lendemain.

Le lendemain 23, deux nouvelles frégates parurent au large, et piquèrent sur l’île de la Passe. Duperré, au comble de la joie, supposa que c’était la division du général Hamelin qui venait le rejoindre ; mais les signaux échangés entre les ennemis lui firent comprendre tout le danger de sa position. La population entière de File couronnait les hauteurs du Grand-Port. Le capitaine allait combattre en face d’une colonie dont le salut dépendait peut-être de lui seul ; et son équipage, mu comme lui par un noble sentiment de gloire, se retrempait en quelque sorte à l’impatience de Duperré, qui brûlait d’en venir aux mains.

À cinq heures, la division anglaise commence son mouvement d’attaque : ce sont le Syrius, sur laquelle flotte le pavillon de commandement du capitaine Rym ; la Néréide, capitaine Wilhougby ; l’Iphigénie, capitaine Lambert, et la Magicienne, capitaine Cartin ; toutes quatre, fortes et menaçantes, se dirigent l’une sur la Minerve, l’autre sur le Ceylan, et les deux dernières sur la Bellone et la Victoire.

Comme on le voit, la division ennemie avait une force double à peu près de la division française ; mais les Français n’ont jamais reculé devant le nombre, et nos marins avaient cette résolution héroïque qui ne compte pas les ennemis, et qui élève l’âme des braves à la hauteur des plus grandes difficultés.

Duperré, avant sa première bordée, s’adresse à ses matelots, et son allocution brève, pleine d’énergie, est à l’instant même suivie du cri de Vive l’Empereur ! répété par toutes ces poitrines haletantes que le bronze menaçait de toutes parts.

Il est cinq heures et demie ; le feu s’ouvre sur toute la ligne, et bientôt Le roulement des volées annonce à l’île attentive que le sort de la colonie dépend de l’instant qui va suivre. Mais une dernière épreuve était réservée à nos matelots, dont la fortune semblait depuis quelques jours tromper les espérances : les embossures de la Minerve et du Ceylan sont coupées, et ces deux navires, drossés par le courant et la brise, s’échouent sous le travers et bord à bord de la Bellone, qui masque leurs batteries ; ils sont ainsi condamnés à rester muets témoins du combat que la Bellone et la Victoire continuent à soutenir vaillamment. L’ennemi, profitant d’un événement si malheureux et si imprévu, s’acharne sur la Bellone ; une de ses frégates est échouée et ne peut faire jouer les pièces de l’avant ; mais les trois autres présentent le côté à notre seule frégate, et croisent sur elle leurs écrasantes bordées.

Seule contre toutes, sous le tourbillon de fer et de feu qui l’accable, l’héroïque Bellone déploie une énergie excitée encore par la haine que réveille dans l’âme de nos matelots l’acharnement d’un adversaire qui vient en aide au flot dévorateur. Les flancs de la Bellone sont ouverts, ses pièces etses manœuvres volent en éclats. Vive l’Empereur ! s’écrie l’équipage luttant seul contre tant d’adversaires, Vive l’Empereur ! et que la mer seule étouffe notre voix ! L’équipage de la Minerve vient remplacer l’équipage éteint sous la mitraille, et chaque marin est un héros. Cependant notre feu domine celui des Anglais ; c’est un coup de tonnerre sans relâche, c’est la mort qui voyage sur les ailes du feu ; les matelots s’en aperçoivent ; ils comptent, pour ainsi dire, les coups de bordées, et à ce nouvel avantage ils s’écrient de nouveau : Vive l’Empereur !

Duperré est partout, car partout il y a du plomb et du fer ; et tandis qu’il donne l’exemple à son équipage, il instruit par ses signaux le gouverneur de la colonie des vicissitudes de la bataille. À dix heures, et les moments sont toujours marqués par la gloire, à dix heures il est frappé à la tête par une mitraille, qui le renverse dans la batterie. Ses matelots l’entourent d’abord avec des larmes ; puis, la rage au cœur, ils fui serrent affectueusement la main, et jurent de le venger.

Bouvet apprend le malheur que nous avons à déplorer. Intrépide comme le dévouement, il s’élance sur la Bellone, se place fièrement sur le banc de quart, et l’équipage ne croit pas avoir perdu son capitaine ; l’honneur succédait à l’honneur.

À onze heures, l’ennemi éteint son feu ; la Bellone le fait aussi, non par courtoisie, mais parce qu’il faut quelque repos aux matelots écrasés. Une demi-heure après, nous essayons si on nous répondra, et notre bordée résonnant sans écho, nous gardons le silence encore une fois. À demain donc !

À deux heures, un aide-de-camp du gouverneur vient donner avis au commandant de la Bellone qu’un prisonnier, échappé de la frégate la Neréide, a gagné le rivage à la nage, et a rapporté que cette frégate, réduite à l’état le plus affreux, était amenée depuis le soir. Bouvet répond au général : « Une ancre de mille et un grelin pour renflouer la Minerve, et les autres frégates sont à vous : Vive l’Empereur ! » La nouvelle active le courage de nos marins, qui hâtent de tous leurs vœux le lever du jour pour recommencer le combat.

Le jour se lève ; la division française est dans la même position ; mais les Anglais sont rudement maltraités ; la Néréide voit flotter autour d’elle ses mâts, ses bordages et son pavillon ; le Syrius était toujours échoué ; l’Iphigénie se trouvait masquée par la Néréide, et la Magicienne aux abois présentait seule le travers à la Bellone.

Le feu recommença plus vigoureux que jamais à bord de celle-ci ; le pavillon de la Néréide est amené ; mais les feux croisés des autres navires empêchent d’aller l’amariner. Il fallait mitrailler la Magicienne, et l’habile Bouvet commanda le feu.

À deux heures, le capitaine de vaisseau Roussin, aujourd’hui vice-amiral, se rendit à bord de la Néréide qu’il trouva ouverte de tous côtés, et dont l’équipage s’était sauvé avant le jour. Plus de cent cadavres mutilés gisaient pêle-mêle dans les batteries, et sur le pont. Le Syrius travaillait inutilement à se renflouer ; l’Iphigénie ne songeait plus à combattre. Sur le soir, des tourbillons de fumée s’élèvent de la Magicienne, des flammes épaisses s’échappent des sabords de sa batterie, vers onze heures une gerbe de feu s’élève dans l’air avec un bruit horrible, et annonce que la Magicienne saute.

Le 25 au matin, le feu recommença à bord de la Bellone et de la Victoire, et leurs coups, dirigés sur le Syrius, portent la mort et le ravage sur cette frégate qui, échouée, ne peut répondre à cette vigoureuse attaque que par les caronades de l’avant.

De ces quatre frégates si belles, si audacieuses, l’Iphigénie seule restait ; elle pouvait combattre encore et prétendre à une fin glorieuse ; mais elle se hâta d’abandonner un champ de bataille si funeste au pavillon anglais, et de se réfugier vers l’île de la Passe.

Le 26, le triomphe de la division française était assuré ; on alla amariner l’Iphigénie. Le 27, la division du commandant Hamelin, sortie du Port-Napoléon, parut au large et se dirigea pour approcher les passes sans y entrer ; et le 28, à la pointe du jour, un officier, porteur d’une sommation de son excellence le gouverneur-général, se rendit à bord de l’Iphigénie pour conclure de la reddition de cette frégate et de l’île de la Passe, à des conditions avantageuses pour les vainqueurs, généreuses cependant pour les vaincus. À onze heures, le pavillon français, arboré sur le fort et à bord de la frégate française, fut le signal qui annonça aux marins de la division et au habitants de l’Île-de-France le complément de la victoire.

Ainsi finit le combat du Grand-Port, une des plus belles pages de notre histoire maritime. Ainsi les Duperré et les Bouvet ont préludé à cette haute réputation de bravoure et d’intelligence qui a placé ces deux capitaines au premier rang de nos amiraux.