Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/13a

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 176-182).

XIII

BOURBON

Saint-Denis. — Baleine et Espadon. — Saint-Paul. — Volcans. — Naké et Tahéha.

Il y a trente lieues de l’Île-de-France à Bourbon ; il y en a au moins cent cinquante de Bourbon à l’Île-de-France, car les vents alisés qui soufflent constamment de la première de ces deux îles vers la seconde sont contraires pour le retour, et forcent souvent les navires à pousser des bordées jusqu’en vue de Madagascar. Ainsi le veut le caprice des vents et des flots.

D’ici commenceront, à proprement parler, nos curieuses courses d’explorateurs, et dès que nous aurons salué le pavillon qui flotte là-bas sur le palais du gouvernement, peut-être serons-nous bien des années sans entendre parler, non-seulement de la France, mais encore de l’Europe. Le courage a beau se retremper aux périls qui nous attendent et à ceux que nous avons déjà bravés, le cœur joue aussi gros jeu dans cette vie aventureuse, et il ne reste point muet en présence d’un passé qui a toutes ses affections. Le cœur est, je le sais, le citoyen de l’univers ; mais sa patrie de prédilection est celle où reposent ses souvenirs de bonheur, auxquels on se rattache d’autant plus qu’on est plus près de les perdre.

Nous voici en rade, j’allais dire en pleine mer ; de légères pirogues entourent le navire ; il n’y à pas de quarantaine à subir : je vais à terre.

C’est une ville singulière que Saint-Denis : grande, immense par son étendue, mais bien petite si l’on ne compte que les maisons. Un quartier seul est assez étroitement resserré pour former de véritables rues, tandis que dans les autres on peut aller, en chassant, faire une visite à son voisin. Au surplus, cette éternelle verdure, si riche, si variée, planant au-dessus des habitations, contraste d’une façon tout à fait pittoresque
Saint-Denis (Île-Bourbon).
avec les montagnes âpres qui d’un côte cerclent la ville, et avec les cônes de lave noirâtre dessinés à l’horizon.

Certes la distance de l’Île-de-France à Bourbon est fort légère : eh bien ! une grande différence dans le caractère des habitants se fait déjà sentir et n’échappe pas à l’observateur. Ici, même franchise, même urbanité de la part des colons que chez leurs voisins, même empressement à fêter les étrangers ; mais tout cela se dessine avec moins de formes, avec plus de rudesse. Le climat est semblable : c’est une température à peu près égale dans la plaine et dans les vallées ; mais à Bourbon des monts gigantesques s’élèvent au-dessus des nuages et gardent à leurs cimes des neiges éternelles. À Bourbon, un volcan sans cesse en activité jette au loin d’immenses laves par ses vingt bouches de feu, et l’on dirait que le naturel des colons s’est en quelque sorte empreint de ces sauvages couleurs. Un fashionable de Saint-Denis est un rustre de Maurice, mais un rustre à l’allure fière, au langage indépendant.

Dans la ville, hélas ! nous aurons peu de choses à signaler. L’église est mesquine, pauvre, sans tableaux, si ce n’est un saint Denis portant sa tête dans ses mains, ce qui doit singulièrement édifier la population nègre ; un Christ au maître-autel, d’une bonne facture ; et, dans un méchant cadre, une espèce de figure de singe, représentant M. de Labourdonnaie, au-dessous duquel on lit cette inscription :

NOUS DEVONS À SON DÉVOUEMENT
LE SALUT DES DEUX COLONIES.

À la bonne heure, en dépit du martyrologe, les temples saints doivent s’ouvrir à tous les bienfaiteurs de l’humanité.

Cependant la ville me fatigue, soit qu’elle n’ait rien d’assez bizarre pour me retenir, soit qu’elle ne ressemble pas assez à une cité européenne. La corvette, mouillée à quatre encablures du périlleux débarcadère, m’offrira peut-être plus de distractions, et voilà des pirogues dont je puis disposer. Je longe la côte et j’en dessine les rudes aspérités : ce sont des remparts de laves diversement nuancées, dans les anfractuosités desquelles surgissent de brillantes couches de verdure que les brisants ne peuvent anéantir.

Le vent m’éloigne enfin de ces imposantes masses : tant mieux, je rejoins le bord.

La nuit était pure, une nuit tropicale, suave par les émanations de la terre et la limpidité du ciel, où scintillaient des milliers d’étoiles, dont l’éclat était affaibli par les opales rayons de la lune en son plein ; on eût dit un vaste ciel noyé dans une légère vapeur.

Nous venions de nous livrer à une de ces douces causeries du bord dont tout le charme est dans la frivolité, et chacun de nous descendait déjà dans sa cabine, quand un roulis assez fort nous fit rapidement interroger l’horizon, d’où nous supposions que soufflait une brise naissante. Tout était silencieux.

Un jet brillant s’élève dans l’air : le dos gigantesque d’une baleine plane à la surface des eaux et disparaît avec la rapidité d’une flèche. Au même instant, un poisson de moyenne grandeur bondit, s’élance et retombe frétillant c’est l’espadon, le plus mortel ennemi du géant des mers. Dès qu’ils se voient en présence, dès qu’ils se sont une fois rencontrés, ils ne se fuient plus ; c’est un rude combat, un combat à mort qui va s’engager. Il faut que l’un des deux adversaires au moins succombe ; et souvent, après une lutte, deux cadavres servent le lendemain de pâture aux requins et aux goëlands. Le plus fort, c’est la baleine ; le plus brave, c’est l’espadon, car il est sûr, lui, qu’il faut qu’il meure, vainqueur ou vaincu, tandis que, dans le triomphe, la baleine ne perd jamais la vie.

Oh ! nous aurions eu besoin de tout l’éclat du soleil pour jouir du spectacle qui allait nous être offert : toutefois la lune était si belle, que nous n’en perdîmes que peu d’épisodes.

Le roulis ou le tangage du navire auprès duquel le combat s’était engagé nous disait la place occupée par les deux adversaires ; mais qu’on se figure l’espace envahi par la baleine menacée, en songeant que dans quinze jours elle peut faire le tour du monde ! Aussi pour éviter le choc terrible de sa monstrueuse tête, l’espadon se montrait-il souvent à l’air, et, dans sa colère, retombait-il inutilement sur le dard long et aigu dont il a été armé par la nature. Cependant la lutte durait depuis une demi-heure sans que la victoire se décidât ; mais entre deux ennemis aussi acharnés tout repos est impossible. Quand la baleine se précipite sur l’espadon, si celui-ci est touché, il meurt broyé à l’instant même ; si l’espadon, après son rapide bond hors des flots, trouve sous sa lance dentelée le dos de la baleine, celle-ci n’a que quelques instants à vivre, car la plaie est profonde, et le sang s’en échappe à flots pressés. Cependant l’ardente querelle des deux combattants, qui s’était engagée près de nous, alla expirer loin du bord ; et, le lendemain, de la grande hune, on distinguait vers l’horizon une vive couleur de sang qui occupait un vaste espace. L’espadon et la baleine avaient cessé leur lutte.

Toutefois, pour les provisions nécessaires à une de nos plus longues courses, la corvette se vit forcée d’aller mouiller à Saint-Paul. Je profitai de cette seconde relâche pour visiter l’intérieur de l’île et parcourir ces belles rampes que M. de Labourdonnaie fit creuser à travers les ravins et les torrents, sur les flancs des plus rudes montagnes. Oh ! c’est un travail digne des Romains, complété aujourd’hui par le beau pont jeté sur la rivière des Galets, qui devient, aux jours d’orage, un torrent dévastateur.

C’est un spectacle assez curieux, je vous assure, que celui d’une ville qu’on cherche encore alors qu’on l’a déjà traversée. Tel est Saint-Paul, dont les maisons irrégulièrement élevées au milieu de belles touffes de verdure, sont absolument voilées par les enclos qui les emprisonnent. Saint-Paul est une cité naissante et pourtant bâtie sur un sol de sable, au pied du Pays-Brûlé. Elle est toute fière de sa position topographique, et semble dire aux navires voyageurs : « Ici seulement vous trouverez un abri contre les tempêtes. »

Cette île a été baptisée bien des fois. Appelée d’abord Mascareinhas, du nom du capitaine portugais qui la découvrit, elle fut désignée plus tard sous celui de La Réunion, et enfin on la dota de celui qu’elle porte aujourd’hui.

Un volcan très-considérable, séparé du reste de l’île par un vaste enclos de rochers, y est sans cesse en travail. Élevé de quinze cents mètres au-dessus du niveau de l’Océan, trois cratères le couronnent. M. Bory de Saint-Vincent imposa le nom du célèbre Dolomieu à celui qu’il trouva brûlant. Ses compagnons de voyage donnèrent le sien à celui qui est séparé du cratère Dolomieu par le mamelon central, véritable cheminée par laquelle les feux souterrains sont en communication avec les feux du ciel. Un tel hommage était dû à l’explorateur qui mit tant d’activité dans ses recherches, qui gravit dans une île très-habitée des escarpements où nul n’avait encore pénétré, qui, franchissant mille précipices, donna une excellente carte du pays, et, s’exposant à la soif, à la faim et aux intempéries d’un ciel tour à tour ardent et glacial, découvrit, après les Commerson et les Du Petit-Thouars, mille productions nouvelles qui avaient échappé aux recherches de ces grands naturalistes.

Toute située qu’elle est entre les tropiques, l’île Bourbon, dont les rives produisent les mêmes trésors végétaux que l’Inde, n’en a pas moins ses points glacés. Outre le volcan, à la cime duquel le mercure descend fréquemment au point de très-forte congélation, il existe des plateaux extrêmement élevés, où se fait sentir un froid rigoureux ; divers sommets, dont entre autres le Piton-des-Neiges, l’une des Salazes, a plus de dix-neuf cents mètres de hauteur.

Tout est volcanique dans ces imposantes masses, évidemment sorties des entrailles du globe, d’où les arrachèrent de puissantes éruptions. Sur ce Piton-des-Neiges, solitaire, dépouillé, battu des tempêtes, triste dominateur d’un horizon sans bornes, on aperçoit souvent des traces de pieds humains, attestant le courage d’esclaves qui viennent chercher la liberté jusque dans les dernières limites de l’atmosphère. Là aussi gisent parfois les os blanchis de quelques malheureux qui, préférant l’indépendance dans le désert à l’esclavage dans une société marâtre, viennent terminer leurs infortunes sur le basalte solitaire.

Une riche végétation couvre l’île qui nous occupe et présente à l’œil de l’observateur la plus brillante variété. Sur la côte on admire le caféier, le cotonnier, le muscadier, le girofflier et tous les arbres précieux de l’équateur, offrant à l’homme le nécessaire et le superflu. À mesure qu’on s’en éloigne et qu’on s’élève vers l’intérieur, d’autres végétaux se pressent pour ombrager le sol : le palmiste succède au cocotier, le vacoi au bananier ; l’ébénier, divers bois de construction, des fougères, qui rivalisent en hauteur avec les plus grands arbres, forment le fond des forêts. Parvenu à sept cents mètres, le chasseur rencontre la zone des calumets, espèce de bambou du port à la fois le plus élégant et le plus majestueux. Ces calumets élancés, hauts de cinquante à soixante pieds, ressemblent à des flèches de verdure. Sur la longueur du chaume ligneux, mais flexible comme des anneaux, sont des verticilles toujours agités, du milieu desquels le souffle du vent fait parfois sortir des sifflements aigus. La zone des calumets dure jusqu’à neuf cents mètres, c’est-à-dire que son épaisseur est de deux cents ; elle semble servir de limite aux grands bois.

Le seul arbre important qu’on trouve au-dessus est cette immense hétérophylle qui, se jouant des formes, porte, mêlées, des feuilles pareilles à celles du saule et des feuilles aussi découpées que celles des plus élégants acacias.

Ici l’aspect du pays est entièrement changé des buissons seuls y parent les roches anfractueuses ; de rigides graminées, de verdoyantes mousses, quelques humbles bruyères, végètent à leur base.

À travers les forêts imposantes qu’un tel assemblage de productions présente souvent en miniature, saillent d’immenses quartiers de lave antique, bleus, gris, rougeâtres ou couleur de rouille, qui disent à l’homme que son pied repose sur des abîmes, et que cette riche végétation qu’il admire couronne de brûlantes fournaises qui peut-être un jour seront le tombeau de tant de richesses.

On a quitté le domaine de l’homme ; ici se réfugie la chèvre sauvage provenue des chèvres et des boucs que jetèrent anciennement dans l’île les Portugais qui la découvrirent ; et nous pouvons remarquer en passant que ces peuples, ainsi que les Espagnols, ont rarement abordé sur une terre inconnue sans y répandre quelques richesses de leur pays. Heureux si des ministres fanatiques d’une religion tolérante n’avaient point, par de sacriléges persécutions, repoussé du cœur des malheureux sauvages la reconnaissance que quelques bienfaits commençaient à y faire germer.

Le volcan de Bourbon, toujours en éruption, exerce ses ravages dans un espace qu’on appelle Pays-Brûlé. La masse des laves qu’il rejette est extraordinaire ; ses flancs sont couverts de volcans plus petits, qui n’y paraissent que de simples monticules, et ces monticules cependant ne sont pas moins considérables que ce Vésuve qui fait trembler Naples.

L’île Bourbon, d’une forme presque ronde, peut avoir de quinze à dix-sept lieues dans son grand diamètre, allant du nord-ouest au sud-est, et neuf dans le petit, qui traverse l’île du nord-est au sud-ouest. Saint-Paul et les cascades y sont les moins mauvais mouillages. L’homme a vainement tenté de soumettre les éléments afin de s’assurer, par quelque môle, un abri contre l’océan courroucé. Celui-ci a déjà brisé plus d’une fois les jetées solides qu’on a commencé à élever ; et les roches énormes que lui-même a vomies sont jusqu’à présent les seuls édifices capables de résister à la fureur des lames écumeuses.

Et maintenant que je vais dire adieu à la colonie française, car le canon du bord nous appelle pour le départ, je crois qu’il est de mon devoir de compléter, par les études récentes auxquelles je viens de me livrer, les détails que j’ai donnés sur les diverses castes d’esclaves et de noirs répandus à Bourbon et à l’Île-de-France.

Le créole noir, moins grand en général que le blanc, est assez bien pris dans sa taille, leste, adroit et vigoureux ; il a les traits agréables, l’œil vif et intelligent, et le caractère doux ; il aime les femmes avec passion ; il ne se livre pas à la boisson autant que les autres nègres et est beaucoup plus recherché dans sa toilette : il est très-apte aux arts mécaniques, et ses qualités morales le font préférer à tous les esclaves des autres nations.

Les noirs et négresses de Guinée ou Yoloffs sont d’une taille haute et svelte ; leur œil est grand et doux, leur figure agréable, leur air ouvert, leur peau fine et d’un noir d’ébène ; ils ont de belles dents, la bouche grande, les jambes un peu minces et le pied très-fort ; ils ont plus de noblesse dans leur maintien et dans leur démarche que les autres noirs (quelques Malgaches exceptés) : ils dansent aussi avec plus de grâce et d’expression que les autres esclaves de la colonie, et les femmes surtout sont passionnées pour la chéga.

Les Malgaches ne sont pas aussi grands que les Yoloffs, mais sont mieux faits qu’eux ; leur peau est d’une nuance moins foncée, leurs traits sont agréables, et leurs yeux doux et intelligents ; ils sont fort agiles et très-adroits. Ils se divisent en plusieurs castes, dont la couleur, la taille, les formes, les cheveux et le caractère varient singulièrement.

On ne croit pas plus aujourd’hui aux nains de Madagascar qu’aux géants de la côte des Patagons. Plusieurs voyageurs en avaient parlé sur quelques légers propos dont il ne s’étaient pas donné la peine de vérifier l’exactitude. Les deux individus introduits il y a quelques mois à l’Île-de-France comme appartenant à cette espèce ne sont que le produit de ces jeux de la nature dont on trouve des exemples dans toutes les parties du monde.

Les Oras sont, de toutes les esclaves, les plus belles, les plus douces, les plus attachées à leurs maîtres, et Bourbon redit encore une aventure récente qui a causé une vive sensation dans toute l’île.

Deux jeunes filles de cette caste, à peu près du même âge et fort jolies, ressentirent en même temps une violente passion pour leur maître. M. D…, qui certes ne songeait nullement à la partager. Toutes deux, sans défiance l’une de l’autre, sans jalousie d’abord, luttaient de zèle et de dévouement ; elles cherchaient dans les regards du maître à prévenir tous ses désirs, et quand une préférence était accordée à Tabéha, Naké, à l’instant même, sentait des larmes brûlantes tomber sur ses joues, et se retirait dans sa case, en proie au désespoir.

Un soir pourtant, Naké, se doutant des tendres sentiments de son amie, l’appela auprès d’elle :

— Tu aimes notre maître ?

— Oui. Tu l’aimes aussi, toi ?

— Oui.

— D’amour ?

— D’amour.

— Pas autant que moi.

— Oh ! bien plus.

— Je t’en défie !

— J’accepte.

— Si tu plais avant moi, je l’empoisonne.

— S’il t’aime avant moi, je vous empoisonne tous deux.

— Hé bien ! écoute, Naké, ne l’aimons ni l’une ni l’autre.

— Si, aimons-le toutes deux, mais tuons-nous pour lui.

— C’est ça. Comment ?

— Il faut monter au volcan et nous y précipiter.

— Ça ne durerait qu’un moment, et pour lui il faut souffrir davantage : laissons-nous mourir de faim.

— C’est dit ; et celle qui mangera, fût-ce un seul grain de maïs, aimera moins que l’autre.

— Ce ne sera pas moi !

— Ni moi !

Les deux malheureuses jeunes filles tinrent leur serment ; elles dépérirent à vue d’œil, et un jour on les trouva à côté l’une de l’autre dans une même case, amaigries, desséchées, haletantes. Leur maître alla les voir, et dit à Naké :

— D’où souffres-tu ? Parle.

— Je t’aimais, je meurs.

— Et toi, Tabéha ?

— Je t’aimais aussi.

Une vieille négresse, stupide dépositaire des serments des deux jeunes filles, raconta trop tard à M. D… la fatale résolution qu’elles avaient prise ; et moi, historien prudent, je peux la relater dans ces pages, bien convaincu que la contagion de l’amour des deux Oras ne viendra jamais jusqu’à nous, ou que, dans tous les cas, elle serait sans danger pour les Européennes.