Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/14

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 191-203).

XIV

NOUVELLE-HOLLANDE

Sauvages anthropophages. — Départ.

Dès que vous avez dit adieu au géant de Bourbon, le Piton-des-Neiges, pour courir à l’est, vous êtes saisi d’une triste pensée, et vous vous demandez involontairement où vous retrouverez une patrie absente. Dans toutes les mers que nous allons sillonner, chaque peuple qui possède une marine a des points de relâche qui lui appartiennent, et son pavillon debout et flottant sur la cime des monts lui dit qu’il trouvera là, à l’antipode de son pays, des amis, des frères, une protection, une patrie nouvelle. Nous, au contraire, si orgueilleux de nos conquêtes continentales, si justement fiers de la gloire passée et présente de notre marine, nous ne trouvons dans ces périlleux voyages de circumnavigation aucun coin de terre où nous puissions nous reposer chez nous. Que possédons-nous en effet dans le vaste océan Indien, aux îles de la Sonde, aux Moluques ? Rien ; nous n’avons rien aux Mariannes, rien à l’ouest de la Nouvelle-Hollande, rien aux Carolines, rien encore dans les mers de la Chine ou du Japon ; rien aux Sandwich, aux Philippines, aux îles des Amis, à celles de la Société ; rien vers la Nouvelle-Galles du Sud, à la Nouvelle-Zélande, à la terre de Van-Diemen ; rien au Chili, au Pérou, sur la côte de Patagonie ; rien du côté du Brésil ou de Rio de la Plata. Et ces îles Malouines, qui doivent leur nom à un habitant de Saint-Malo et non pas à la découverte bâtarde de Falkland, quoi qu’en disent les Anglais, ces Malouines, où nous devons un jour laisser notre belle corvette entr’ouverte, ces Malouines qui viennent de nous être volées par la Grande-Bretagne, pourquoi n’en avons-nous pas revendiqué hautement notre droit de suzeraineté, alors que les Anglais, il y a quelques mois à peine, ont fièrement déclaré qu’ils s’y établissaient en maîtres ? Mais notre voix ne serait pas entendue ; le léopard flotte aujourd’hui sans doute à côté de la roche où s’arrêta notre Uranie ; et les marins français occupés de la pêche de la baleine et de la chasse du phoque seront tenus désormais de payer un droit d’entrée dans cette rade nommée française, au fond de laquelle sont encore, debout et respectées, les humbles bâtisses qu’y éleva le capitaine Bougainville lors de son voyage autour du monde.

La déportation est une loi de notre code pénal. Eh bien ! au lieu de cet or inutilement jeté pour des voyages stériles à la science et à la civilisation, dites à un de vos peuples rivaux, à l’Espagne par exemple : Vous avez dans l’Océan un riche et bel archipel dont vous ne tirez aucun profit ; gardez Tinian et Guham ; mais il y a là Saypan, Aguigan, Rotta, Anataxan, Agrigan, voici cent mille écus, et donnez-nous ces îles. Oui, cent mille écus versés dans les coffres d’Isabelle vous doteraient, sous un ciel doux et bienfaisant, au milieu d’une riche et puissante végétation, au sein des eaux les plus paisibles du monde, d’un point de relâche pour nos navires voyageurs qui pourrait devenir un jour le rival de ce port Jackson dont l’Angleterre est fière à tant de titres. Mais la vérité utile n’a pas toujours une voix assez forte pour être entendue, et longtemps encore, dans nos voyages d’outre-mer, nous serons les humbles tributaires des Espagnols, des Hollandais, des Portugais et des Anglais, dont les comptoirs spéculateurs pavent pour ainsi dire les océans.

Il est triste de mettre ainsi à nu la pauvreté d’un pays qu’on voudrait voir riche, grand et fort parmi tous les autres ; mais je l’ai déjà dit, je ne sais pas mentir en présence des faits, et je crois, au surplus, que nous n’avons encore qu’à vouloir pour obtenir. Qu’importe, en effet, que les noms des Laplace, des Berthollet, des Monge, des Cuvier, des Arago, décorent sur toutes les surfaces du globe des anses, des criques, des récifs, des promontoires, si ces noms glorieux sont attachés, comme sur la presqu’île Péron, qui doit être notre première relâche, à une terre décrépite, à un sol sans verdure, à une mer sans abris ?

Les vents variables que nous allâmes chercher pour notre longue traversée ne nous firent pas défaut ; ils soufflèrent avec une force et une sorte de régularité tout à fait courtoise, et c’est à leur constance que nous dûmes de ne pas avoir à déplorer de plus grands malheurs que ceux qui nous frappèrent, car nous perdîmes plusieurs de nos plus gais et de nos plus intrépides matelots dans les tortures de la dyssenterie.

Après une cinquantaine de jours de marche, le point nous plaçait déjà presque en vue de la terre d’Edels, quand on s’aperçut que l’eau douce manquait. Par une inconcevable erreur qu’on n’avait point songé à vérifier, et dont nul officier pourtant ne doit porter le blâme, une de nos caisses en fer se trouva remplie d’eau de mer, et peut-être nous fallait-il encore plusieurs jours pour arriver au mouillage. On alluma donc notre grand appareil distillatoire, et deux heures après le feu était à bord.

À ce cri sinistre : Au feu ! qui venait de parcourir la batterie, il fallait voir ces bouillants matelots, intrépides, silencieux, recevoir les ordres et les exécuter avec une précision qui tenait du prodige. Marchais, Barthe, Vial, l’Évêque et Petit surtout, suspendus sur l’abîme, travaillaient avec cette ardeur qui ne doit rien à la crainte et qui fait oublier la sûreté personnelle pour la sûreté de tous. L’alarme fut courte ; le feu bientôt maîtrisé, et nous reprîmes sur le pont nos promenades habituelles, mais non sans réfléchir pendant quelque temps à l’imminence du danger auquel nous venions d’échapper. Un navire en flammes au milieu de l’Océan est le plus imposant et le plus terrible des drames ; nous n’arrivâmes pas jusqu’à la catastrophe, et franchement je me réjouis de n’avoir pas ce nouvel épisode à vous raconter.

Cependant nos regards avides interrogeaient l’horizon silencieux. Tout à coup : Terre ! s’écrie la vigie ; et une heure après se levèrent au-dessus des flots les plateaux éclatants d’Edels et d’Endracht, pareils à deux sœurs attristées, abandonnées au milieu de l’Océan. Après les avoir longés quelque temps, nous mîmes le cap sur la baie des Chiens-Marins, où nous laissâmes tomber l’ancre le soir sur un fond de coquillages brisés. Le navire pesa d’abord sur ses câbles assujettis, frétilla un moment et se reposa enfin, avec l’équipage, d’une course sans repos de plus de deux mille lieues.

Quel effrayant panorama, grand Dieu ! Dans la rade incessamment zigzaguée par le mouvement rapide et cadencé d’une immense quantité de chiens marins, surgissait parfois, pareille à une grande voile noire, la queue gigantesque d’une grande baleine arrachant à l’aide de ses fanons tranchants et filandreux, sous les coquillages du fond, les myriades de petits poissons dont elle fait sa nourriture. Les eaux étaient belles et réfléchissaient, sans l’appauvrir, l’azur brillant du ciel. Mais là-bas, à la côte, quel morne silence ! quel aspect lugubre ! quel deuil ! quelle désolation ! C’est d’abord un espace de quarante à soixante pieds de largeur que les hautes marées ne peuvent envahir : puis une falaise, tantôt blanche comme la plus blanche craie, tantôt coupée horizontalement de bandes rouges comme la plus vive sanguine ; et au sommet de ces plateaux de quinze à vingt toises de hauteur, se montrent des troncs rabougris, brulés par le soleil, des arbustes sans feuilles, sans verdure, des ronces, des racines parasites ou meurtrières, et tout cela jeté sur du sable et sur des coquillages pulvérisés. À l’air, pas un oiseau ; à terre, pas un cri de bête fauve ou de quadrupède inoffensif, pas le murmure de la plus petite source. Partout le désert avec sa froide solitude qui glace le cœur, avec son immense horizon sans écho. L’âme est oppressée à ce triste et silencieux spectacle d’une nature sans nerf, sans vie, sortie évidemment depuis peu de siècles des profondeurs de l’Océan.

Nous nous couchâmes, inquiets pour l’avenir, tant le présent assombrissait nos pensées. Le lendemain de grand matin, nos alambics furent établis à terre, car, je l’ai dit, nous étions sans eau douce. Pour moi, empressé comme d’habitude, je m’embarquai dans un canot commandé par le brave Lamarche, qui avait mission de chercher un lieu commode pour nos tentes et notre observatoire. Il ne nous fut pas possible d’accoster, tant les eaux étaient basses, et je me vis contraint de patauger pendant un quart d’heure au moins avant d’arriver à la plage, tandis que M. Lamarche cherchait au loin un facile débarcadère.

Mon costume était des plus étranges. Un vaste chapeau de paille, pointu, à larges bords, couvrait mon chef ; je portais sur mon dos une grande caisse de fer-blanc, qu’en prudent explorateur j’avais remplie de quelques provisions de bouche ; une gourde pleine d’eau battait mes flancs, en compagnie d’un sabre de dragon ; et, pour compléter mon attirail guerrier, j’avais à ma ceinture deux petits pistolets, et sur mon épaule un excellent fusil de munition avec sa baïonnette. Ajoutez à cela un volumineux calepin qui ne me quittait jamais, et une assez ample provision de colliers, miroirs, couteaux et autres objets d’échange, dont je comptais enrichir les heureux habitants de cette terre de séduction. J’allais bon train sur la plage, en dépit des coquillages et du sable qui entravaient ma marche, et je comptais arriver de bonne heure auprès de mes amis, dont j’avais aperçu de la corvette les feux éclatants.

Le soleil se lève, tout change de face ; naguère pas un insecte ne bourdonnait à l’air ; maintenant des essaims innombrables de petites mouches au dard aigu envahissent l’atmosphère et se glissent sous les vêtements. Ce sont des attaques perpétuelles, c’est un supplice de tous les instants ; si vous vous défendez de la main, c’est la main qui est déchirée ; rien n’a le pouvoir de vous protéger, et la rapidité de vos mouvements excite vos ennemis au lieu de les décourager. Je souffrais horriblement ; mais comme je m’aperçus que les parties de mon corps exposées à l’air étaient plus immédiatement attaquées par ces voraces insectes ailés, je fis volte-face et marchai à reculons, ce qui me donna de temps à autre un peu de répit.

Cependant la fatigue m’accablait, je résolus de m’asseoir et de délester mon petit caisson de quelques provisions, au risque de donner pâture au vol immense de mouches affamées qui me couvraient d’un sombre réseau, et d’avoir à leur disputer mon maigre repas. Je choisissais déjà de l’œil l’endroit le plus commode de la plage, quand j’aperçus sur le sable plusieurs traces de pieds nus. À l’instant Robinson Crusoé me vint à la pensée, et, sans raillerie, je vous jure, je m’attendis à une attaque de sauvages. Je ne déjeunai pas ; je me remis en route le plus bravement possible ; et afin de m’affranchir en partie de la piqûre des mouches, je hissai sur ma tête, à l’aide de mon sabre, un morceau de lard salé qui appelait incessamment leur appétit. Callot eût trouvé là une figure digne de ses pinceaux.

Toutefois, un peu honteux de la frayeur qui m’avait si subitement saisi, je résolus de gravir la falaise, afin de m’assurer, de cette espèce d’observatoire, si je pourrais dans le lointain distinguer quelque cabane ou quelque fumée. Mais je n’en pus venir à bout, car le sable roulait avec rapidité sous mes pieds, et lorsque je cherchais à m’étayer des touffes épineuses qui tapissaient les parois du plateau, l’appui fragile et piquant roulait avec moi jusqu’au sable du rivage.

J’avais encore à doubler une langue de terre à deux cents toises de moi, pour me trouver en face du camp, lorsque je vis accourir à ma rencontre mon ami Pellion, élève de marine, qui par ses gestes multipliés semblait m’inviter à hâter le pas. Hélas ! mes forces étaient épuisées et je me laissai tomber à terre. Il arriva enfin avec deux matelots, et il m’apprit que les sauvages, au nombre d’une quinzaine au moins, entouraient leurs tentes, et par leurs cris et leurs menaces essayaient de les forcer à la retraite. Cette nouvelle inattendue me reposa de mes fatigues, et j’arrivai au camp avec des émotions auxquelles nul de nous ne pouvait échapper.

Voilà donc ce qu’on nomme sauvages ! voilà donc ces hommes extraordinaires, vivant sans lois, sans intelligence, sans Dieu ! Il y a là un sol qui ne peut les nourrir, ils y campent ; ils trouvent sous leurs pieds une terre marâtre, ils y meurent, privés même de cet instinct de conservation dont sont douées les bêtes féroces, qu’ils égalent en cruauté sans en avoir ni la force ni la puissance. Voyez-les tous, sur ces dunes qu’ils nomment leur patrie, criant, gesticulant, répondant à nos témoignages de confiance par des cris fauves et des menaces de mort. Oh ! s’ils pouvaient nous anéantir d’un seul coup, nous dévorer en un seul repas ! Mais heureusement ils n’ont pas de cœur : rien ne leur dit pourtant encore que nous possédons des armes plus meurtrières cent fois que leurs fragiles casse-têtes et leurs faibles sagaies.

Pellion, Fournier, Adam, quelques autres de nos amis avaient déjà proposé des échanges à ces malheureux, divisés en trois bandes comme pour nous cerner de toutes parts. Je gravis le monticule où hurlaient les plus audacieux, et, quoiqu’ils fussent huit contre moi, ils reculèrent de quelques pas, agitant leurs sagaies et leurs casse-têtes à l’air, et me montrèrent le navire, puis firent retentir l’air de cris éclatants et terminèrent toutes leurs périodes par le mot : Ahyerkadé ! qui voulait dire évidemment : Allez-vous-en ! partez ! Je n’étais pas homme à me montrer docile à leur invitation peu courtoise, et, en dépit de leur volonté nettement exprimée, je restai en leur faisant des signes d’amitié et en prononçant à haute voix le mot tayo, qui, chez beaucoup de peuplades de la Nouvelle-Hollande, veut dire ami. L’ami que je leur présentais ne fut pas compris, et les vociférations retentirent plus ardentes. J’avais bien un pistolet à ma ceinture, mais je ne voulus pas même m’assurer s’ils en connaissaient la valeur, tant ces pauvres êtres m’inspiraient de pitié. Et, néanmoins, il fallait à tout prix que cette première entrevue ne demeurât pas sans résultat, afin de nous mettre à l’abri de ces importunes visites pendant toute notre relâche.

Orphée improvisé, je m’armai d’une flute au lieu d’un pistolet ou d’un sabre, et je jouai un petit air pour savoir s’ils étaient sensibles aux charmes de la musique. Il faut le dire, je ne reçus aucun encouragement, quoique deux d’entre eux se fussent mis à sautiller de la façon la plus étrange, et je doute fort, amour-propre à part, que l’Orphée de la Thrace eût obtenu un plus beau triomphe.

Tout fier de leur avoir ainsi fait oublier un moment leur instinct de férocité, je tirai de ma poche des castagnettes, harmonieux instrument dont je joue un peu mieux que de la flûte ; et voilà mes sauvages qui, au claquement cadencé de l’ébène, se mettent à gambader, à tournoyer comme de grands enfants qui voudraient donner de la souplesse à leurs muscles engourdis. J’étais heureux aussi, moi ; car, éloigné d’eux de dix pas au plus, je pus étudier leur charpente et les traits de leur physionomie.

Leur taille est un peu au-dessus de la moyenne ; ils ont des cheveux non pas crépus, non pas lisses, mais noués en mèches, comme les papillotes d’une tête qu’on va friser. Le crâne et le front sont déprimés ; ils ont les yeux petits, étincelants, le nez épaté et aussi large que la bouche, laquelle touche presque à leurs oreilles, qui se dessinent d’une longueur effrayante. Leurs épaules sont étroites et aiguës, leur poitrine velue et retirée, leur abdomen prodigieux, leurs bras, leurs jambes presque invisibles, et leurs pieds et leurs mains d’une dimension énorme. Ajoutez à cela une peau noire, huileuse et puante, sur laquelle, pour s’embellir, ils tracent de larges raies rouges ou blanches, et vous aurez une idée exacte de la tournure, de la grâce, de la charpente et de la coquetterie de ces beaux messieurs, à qui il ne manque qu’un peu d’adresse et d’intelligence pour être au niveau des macaques ou des sagouins. Tout cela est horrible à étudier, tout cela est triste et hideux à l’œil et à l’imagination. Deux de ces infortunés avaient une barbe fort longue comme les cheveux ; et sur la dune supérieure je remarquai une femme absolument nue comme les hommes, belle et séduisante comme eux, portant sur ses hanches un petit enfant qu’elle retenait, tantôt de la main, tantôt d’une lanière de peau couverte de poils. À côté d’elle se montrait un vieillard serré au flanc par une ceinture qui passait dans un coquillage couvrant le nombril.

Le plus leste et le plus intrépide des naturels, las enfin de ses évolutions au son de mes castagnettes, s’arrêta tout court, et, me faisant comprendre qu’il désirait les avoir, il m’offrit en échange une petite vessie à demi remplie d’ocre rouge. Je n’acceptai pas le marché, et au lieu de castagnettes, je lui montra un petit miroir d’un sou que je déposai à terre en m’éloignant de quelques pas et en l’invitant à laisser sa vessie à la même place ; mais mon fripon prit le miroir et ne me donna rien en échange, ce qui parut fort égayer ses honnêtes camarades. La friponnerie est même en dehors de la civilisation.



Pellion et Adam étaient venus me rejoindre ; et pour ne pas trop nous éloigner des alambics, nous redescendîmes sur le rivage, où une partie des sauvages nous suivit presque sans hésiter. Là fut établi notre principal comptoir ; là le commerce étala ses richesses, et il n’y eut pas de notre faute si nous ne pûmes convaincre nos marchands et nos acquéreurs de notre générosité et de notre franchise. Pour un méchant casse-tête, Fournier, notre chef de timonnerie, donna un caleçon en fort bon état, que les sauvages admirèrent pendant quelques instants et qu’ils déchirèrent ensuite en s’en partageant les lambeaux. Mais ce qui excita surtout leur admiration, ce fut une plaque de fer-blanc poli dont ils firent gracieusement cadeau à la femme, qui parut hautement apprécier ce témoignage de galanterie. Vous voyez que les sapajous et les babouins sont détrônés.

L’un de nous déposa encore sur le tertre où nous allions trafiquer à tour de rôle une bouteille remplie d’eau douce. La bouteille, prise par les sauvages, passa de main en main ; ils la regardèrent avec une curiosité mêlée de crainte ; ils la flairèrent, et pas un d’eux n’eut l’idée de goûter à l’eau potable qu’elle renfermait. Celui qui l’avait acceptée en échange d’une sagaie la plaça enfin sous son aisselle et alla plus tard la mettre en lieu de sûreté.

Cependant, comme l’aspect du pays nous donnait la quasi-certitude de l’absence totale d’eau douce, j’imaginai une petite épreuve qui ne fut pas comprise par les naturels, ou plutôt qui dut nous prouver que nos conjectures étaient une triste réalité.

Je demandai à un de nos matelots une bouteille semblable à celle qu’on avait donnée au jeune sauvage. Je m’approchai de lui à la distance de sept ou huit pas, je lui montrai l’eau que contenait le vase, et j’en bus en l’invitant à faire comme moi. Il interrogea ses camarades, et le résultat de la délibération fut qu’ils ne comprenaient pas pourquoi je leur proposais cette boisson. Mes amis riaient de l’impuissance où j’étais de me faire entendre, et je riais plus fort, moi, de la stupidité des êtres à qui je m’adressais. Mais enfin, comme les gestes parlaient mieux à leurs yeux que la parole, je les invitai avec des grimaces à ne pas me perdre de vue et à suivre tous mes mouvements, ce qu’ils firent, ma foi, comme des personnes sensées. Je m’approchai alors du rivage, je pris de l’eau de mer dans mes deux mains, je fis semblant de boire quelques gorgées et je les interrogeai du regard. Ils n’étaient nullement surpris de mon action, qui leur semblait toute naturelle, et ils parurent trouver étrange que je les eusse occupés de quelque chose d’aussi simple.

Ainsi donc le grand problème vainement cherché par Pierre le Grand, qui ne reculait devant aucune cruauté utile, le problème dont la solution est de savoir si l’homme peut vivre avec de l’eau de mer, me semble résolu par la présence de cette peuplade sur le sort inhospitalier de la presqu’île Péron ; car, je le répète, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir une seule source d’eau douce dans cet immense désert, et rien ne dit que ces êtres infortunés qui y ont établi leur domicile aient pu se procurer les moyens de conserver les rares eaux du ciel, qui sont à l’instant absorbées par une terre mobile et spongieuse.

La nuit vint mettre un terme à ces scènes curieuses dont nous ne pouvions nous lasser. Les sauvages alors se réunirent sur la dune la plus élevée, poussèrent un grand cri et disparurent en nous faisant comprendre que nous aurions leur visite au lever du soleil.

Le lendemain, en effet, je m’acheminai vers une anse voisine de la nôtre, mais séparée de toutes par une langue de sable assez élevée, qui plongeait dans la baie. Je pris avec moi mon intrépide matelot Marchais, et sans mesurer les conséquences probables de notre excursion, nous côtoyâmes le rivage. Huit ou dix sauvages de la veille, qui nous guettaient sans doute, se ruèrent sur nous avec des cris et des menaces de mort. Tout notre sang-froid nous devint nécessaire.

— Ne dégaine pas, dis-je à Marchais, dont la main calleuse pressait déjà la poignée de son briquet ; ne dégaine pas, et avançons toujours ; une embarcation fait voile vers la côte : c’est un secours qui nous arrive ; profitons-en avec sagesse ; il serait trop dangereux d’essayer de retourner au camp ; nous aurions l’air de fuir.

Marchais suivit mes instructions, et nous avançâmes d’un pas ferme, serrés et presque à reculons pour veiller à notre défense. Le langage des naturels était haut, précipité, violent, et leur terrible Ahyerkadé ! terminait chacune de leurs phrases, entremêlées de gestes pleins d’irritation. À toutes ces attaques nous ne répondions absolument rien ; mais nous visitions fréquemment l’amorce de nos pistolets et de nos fusils, car nous étions partis armés jusqu’aux dents.

Les sauvages continuèrent de brandir leurs casse-têtes, et, enhardis peut-être par notre inaction, ils nous harcelaient de si près, que nous pouvions parfois les atteindre de la baïonnette. L’un d’eux même effleura l’épaule de Marchais, qui allait répondre par un vigoureux coup de sabre à fendre un mât si je ne l’eusse arrêté. Un instant après nous fûmes si étroitement serrés que nous vîmes bien qu’il fallait enfin leur apprendre ce que c’était que des balles et de la poudre. J’en mis un en joue ; mon mouvement l’étonna, mais ne l’effraya pas.

— Un coup de doigt, me dit Marchais, et tombons sur eux comme la misère sur le matelot.

— Pas encore, répondis-je ; épargnons le sang.

— Merci, et tout à l’heure ils vont boire le nôtre : gare à celui qui m’approche à longueur de gaffe.

— Je t’en prie, n’engageons pas le combat.

— Si nous engageons, nous couperons l’artimon et nous laisserons porter.

Cependant, en proie à de sérieuses inquiétudes, je ne voulais pas, en cas de retour, que mon imprudence fut perdue pour mon devoir et mes souvenirs. Quand les sauvages nous laissaient un peu respirer et semblaient méditer une attaque générale, je prenais mes crayons et je dessinais aussi bien que possible ceux d’entre eux qui demeuraient le plus immobiles.

— C’est propre ce que vous faites là, me disait Marchais ; à quoi bon peinturer ces marsouins ? Quels crapauds ! tenez, voyez, en voici un qui va mordre ses oreilles crasseuses. Je ne sais f… pas qui lui a fait cette fente sous le nez, mais il n’y allait pas de main morte ; ce n’est pas un four, c’est un sabord ; si je tombais dedans, il m’avalerait tout cru, le vieux phoque…

Puis mon compagnon leur envoyait quelques-uns de ces gestes de matelot qui saupoudrent si bien à la dérobée l’officier dont ils croient avoir à se plaindre, et leur adressait de la façon la plus originale des questions amicales, comme s’il pouvait se faire comprendre.

— Eh ! dis, dis donc, gabier, aborde, je veux t’embrasser.

Il disait ensuite à la femme :

— Viens donc que je te caresse les bossoirs. F… à l’eau ton sapajou de mousse et fais-en un requin ; ce sera le plus laid de la grande tasse.

Puis se retournant vers moi et regardant mes croquis, le matelot goguenard, habitué à railler, même en présence de la mort, me disait :

— Vous ne savez donc plus dessiner, monsieur ? vous avez la berlue : vous flattez ces gaillards ; ils n’ont pas de jambes, ils n’ont pas de bras, et vous leur en faites. Quant aux pieds et aux mains, où les placerez-vous ? Votre papier ne sera pas assez grand. Jamais blanchisseuse de premier ordre n’a possédé des battoirs de cette qualité ; c’est superfin. Et pourtant ça vit, ça remue, ça parle. Dieu a dû bien rire le jour où il a créé ces êtres fort peu à son image. Croyez-vous, monsieur Arago, que Petit soit aussi laid que le plus beau d’entre eux ? Cré coquin ! qu’il serait fier de se trouver là, avec son petit gilet, sa chaîne de laiton, ses boucles d’oreilles en fer-blanc et la bague de cheveux de sa dulcinée !

Et puis des jurons, des paroles sérieuses, des menaces que j’avais peine à contenir et qui pouvaient amener une catastrophe, car la situation était des plus dramatiques. Mais l’embarcation approchait toujours ; en nous hâtant, nous pouvions joindre nos amis en moins d’une demi-heure. Les sauvages s’en aperçurent aussi, et dès lors leurs menaces devinrent plus ardentes, leurs paroles plus rapides, leurs mouvements plus précipités : tantôt les uns nous dépassaient et semblaient vouloir nous forcer à rétrograder, tantôt deux ou trois insulaires se cachaient pour nous frapper par derrière ; je vis qu’il fallait en finir.

— Tiens-toi à quelques pas de moi, dis-je à Marchais : je vais faire semblant de tirer sur toi ; tu tomberas, et nous agirons selon la circonstance.

— F… répliqua-t-il, tirez à côté.

— Sois tranquille.

Marchais s’arrêta : Ahyerkadé ! lui criai-je en lui montrant la corvette. À ces mots, les sauvages surpris firent halte et se parlèrent à voix basse en répétant entre eux avec un air de satisfaction : Ahyerkadé ! Ahyerkadé ! Mon pistolet dirigé vers Marchais, le coup partit. Le matelot tomba, sans perdre de vue les insulaires, qui, effrayés de la terrible détonation, s’étaient éloignés comme d’un seul bond à la distance d’une centaine de pas, tremblants, respirant à peine…

Heureux de mon stratagème, je dis à Marchais de se traîner sur ses genoux le long de la grève et derrière les sables amoncelés, ce qu’il fit en pouffant de rire et en se disant tout bas :

— Quelles ganaches ! quels parias ! quels fahi-chiens ! J’ai envie d’en manger une douzaine à mon déjeuner ; je suis sûr qu’il sont salés comme des porcs… salés.

Quand nous fûmes à peu de distance de l’embarcation qui abordait, nous regardâmes derrière nous, et nous vîmes les naturels, un peu plus rassurés, s’avancer avec précaution vers l’endroit où ils croyaient voir un cadavre pour le dévorer sans doute ; mais ils n’y trouvèrent qu’une blague à tabac et le restant d’une chique que le brave Marchais avait légués à nos ennemis.

Si je vous avais raconté cet épisode dans tous ses détails, avec toutes ses périodes de colère, de calme, d’animation et d’effervescence ; si je vous avais dit les mouvements frénétiques, les prunelles ardentes de ces sauvages ameutés sur une proie facile ; si je vous avais peint cette soif de notre sang, qui fermentait dans leur poitrine haletante, ces hideuses baves de mousse verdâtre qui inondaient leurs lèvres énormes, et notre imperturbable impassibilité dans ces moments terribles, vous n’y croiriez qu’à demi, quoique je fusse resté cependant bien au-dessous de la vérité. Il est des situations qui n’ont pas besoin de l’éloquence du style pour frapper ou émouvoir, et je n’éprouve ici qu’un regret, c’est celui de ne pouvoir dire la belle physionomie de Marchais, alors que, impatient de la lutte, il affirmait qu’en un seul tour de moulinet il était sur de démonétiser une demi-douzaine de nos hideux adversaires.

De ce moment les sauvages se montrèrent plus circonspects ; ils ne dansèrent plus, ils ne hurlèrent plus leurs menaces, ils nous laissèrent tranquillement ouvrir quelques huîtres du rivage, et nous arrivâmes enfin auprès de la yole, qui venait d’aborder.

Le lendemain, les naturels parurent de nouveau, mais sans oser descendre sur la plage. Cependant, comme nous tenions à cœur de ne plus nous arrêter à de simples conjectures sur leurs mœurs et leurs usages, M. Requin et moi nous allâmes à leur rencontre, sans armes, presque sans vêtements et munis d’une grande quantité de bagatelles qui pouvaient tenter leur cupidité. À notre confiance ils ne répondirent que par des vociférations, à nos témoignages d’amitié que par des cris et des menaces. Poussés à bout, nous nous décidâmes à nous élancer sur l’un d’eux et à le garder comme otage.

— Vous à droite, dis-je à Requin, moi à gauche… En avant.

Nous nous précipitâmes ; et comme si la terre venait de s’ouvrir sous leurs pas, les sauvages disparurent en courant à quatre pattes à travers les bruyères épineuses, et ils s’éloignèrent pour ne plus se montrer.

Ce fut une douleur si vive au cœur de la plupart de nos camarades, que deux d’entre eux, plus affligés et plus curieux encore que les autres, Guimard et Gabert, s’enfoncèrent dans les terres et s’égarèrent à travers les dunes de sable et les étangs salés. Deux jours se passèrent sans que nous les revissions au camp. Nos alarmes furent grandes, et on se prépara à une excursion lointaine. Je demandai à en faire partie, et nous nous mîmes en route, le visage et les mains couverts d’une gaze assez épaisse pour nous garantir de l’ardente piqûre des mouches. Après avoir couru à l’est toute la journée et traversé deux étangs desséchés, nous fîmes halte la nuit au pied d’un plateau crayeux et au bord d’un étang qui nous sembla légèrement monter avec le flot. Nous allumâmes un grand feu et campâmes au milieu du désert, peut-être à quelques pas des sauvages.

À peine le jour nous eut-il éclairés, que mon ami Ferrand et moi allâmes de nouveau à la découverte, après avoir glissé nos noms dans une bouteille vide et de l’eau dans une autre, en indiquant sur un morceau de parchemin la route qu’il fallait tenir pour retrouver la baie. Quel ne fut pas notre effroi en apercevant à demi enterré sous le sable un pantalon que nous reconnûmes appartenir à Gaimard ! Mais comme la terre était tranquille autour de la dépouille et qu’elle ne portait aucune trace de sang, nous nous rassurâmes et poursuivîmes nos recherches.

Je vis encore au bord d’un étang un trou d’une douzaine de pieds de profondeur, au fond duquel régnait un banc circulaire d’une hauteur de deux pieds. Qui a creusé ce trou ? à quel usage ? Toute raisonnable conjecture à ce sujet est impossible, et Péron ne peut pas dire vrai quand il avance que ces trous sont creusés par les sauvages pour se mettre à l’abri des eaux du ciel.

Las enfin de nos courses, épuisés par une chaleur dévorante, nous reprîmes le chemin du camp, où nous n’arrivâmes que le soir, bien heureux d’apprendre que Gaimard et Gabert s’y étaient traînés quelques heures avant nous, dans un état vraiment déplorable et sans avoir vu un seul sauvage.

Après une relâche lourde et accablante de dix-sept jours, nous levâmes l’ancre et fîmes voile vers les Moluques.

En quittant cette presqu’île de misère, nous abandonnâmes sur la plage, au profit des naturels, quelques douzaines de petits couteaux, quatre scies, trois haches et plusieurs lambeaux de toile à voile.

À leur retour, les sauvages, fiers de ces trophées, auront sans doute jeté leurs malédictions sur nos têtes. La tradition dira plus tard l’époque désastreuse de notre insolente agression et les Tacites et les Thucydides de la colonie transmettront enfin aux nations indignées les divers épisodes de cette sanglante épopée où nous jouâmes un si triste rôle. On lira dans leurs véridiques annales qu’une horde d’anthropophages est descendue un jour dans leurs domaines ; qu’après avoir essayé de soumettre un peuple inoffensif, ces mangeurs d’hommes se sont établis sur la grève pour y consommer d’épouvantables sacrifices humains, et que, vaincus par le climat et la colère des dieux, ils ont repris la mer en oubliant sur le rivage les armes et les instruments des supplices.

Ainsi, d’âge en âge, sont arrivées jusqu’à nous les histoires de toutes les nations de la terre.