Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/15

La bibliothèque libre.
Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 204-218).

XV

TIMOR

Chasse aux crocodiles. — Malais. — Chinois.

C’eût été, sans contredit, une des études les plus curieuses de notre voyage que celle de ces hommes extraordinaires que nous venions d’entrevoir posés sur une terre marâtre, sous un ciel de glace et de plomb, seuls, sans armes, sans eau, et j’ajoute sans vivres, car il n’y a là rien d’assuré pour la nourriture. Pas une racine savoureuse, pas un fruit rafraîchissant, pas un quadrupède facile à atteindre. Eh bien ! nous en sommes réduits à de simples conjectures, ou, si vous le voulez, à de quasi-certitudes sur des faits généraux, mais sans notion aucune sur cette vie de détails si nécessaire à la dissection morale de l’homme. Ces êtres remuants sont donc heureux, puisque notre présence chez eux leur a causé tant d’effroi ? Mais ce bonheur qu’eux seuls peuvent sentir et apprécier, d’où leur vient-il, qui le leur donne ? Tout est mortel sur cette langue de terre appelée presqu’île Péron, et notre présence y était envisagée comme un présage destructeur. Serait-il donc vrai que ce fût aussi là une patrie !

Nous levâmes l’ancre et fîmes voile vers Timor, une des plus grandes îles jetées sur les océans. J’avais oublié de dire que, pendant notre relâche, un canot envoyé à la terre d’Endracht avait déshérité ce sol inculte de la plaque de plomb où se lisaient gravés la date de la découverte et le nom du navigateur qui avait voulu consacrer sa conquête ; cette plaque fut trouvée encore debout sur son poteau et rapportée à bord : stérile profanation, puisque le nom célèbre d’Endracht reste toujours attaché à ces îles de deuil qu’il a tracées avant tous sur les cartes nautiques.

La première nuit de notre départ fut une nuit d’émotions et de travail ; car, après avoir plusieurs fois talonné dans la baie, nous nous vîmes arrêtés tout à coup et forcés d’aller mouiller des ancres pour nous remettre à flot. Au point du jour nous reprîmes notre route, et tant que la côte fut en vue, elle se dessina avec ses étroites zones tranchées de craie blanche et de cinabre, pelée, morne, silencieuse, menaçante. M. Duperrey, un des officiers les plus instruits de notre marine, avait déjà puisé, dans une course périlleuse le long de la terre et à travers mille difficultés, des documents précieux, et tracé une excellente carte des criques et des anses où les navires peuvent s’assurer un mouillage à côté de ce sol inhospitalier.

Nous longeâmes de nouveau la terre d’Edels, que nous avions saluée à notre arrivée et dont le morne aspect glace le cœur. Nous côtoyâmes l’île d’Irck-Hatighs jusqu’au cap de Lovillain, et nous laissâmes à notre droite les îles de Dorre et de Bernier, où se trouvent en famille assez nombreuses les kanguroos à bandes longitudinales, si jolis, si coquets, si lestes.

Jamais navigation plus paisible n’a été faite, même sous les zones tropicales ; nous étions doucement poussés, grand largue, par une brise fraiche et soutenue, et, pendant dix-sept jours que dura notre traversée jusqu’à Timor, les matelots, délassés et joyeux, n’eurent pas une seule voile à orienter. Petit et Marchais, dont je vous ai déjà dit la vie, jetèrent de la gaieté à pleins bords dans le cœur de tous leurs camarades.

Cependant à l’horizon toujours pur s’éleva une terre : c’était l’île Rottie, aux mamelons réguliers, couronnés d’une belle végétation : puis se déroula aux yeux la riante Simao, véritable jardin, où la nature a semé ses plus riches trésors, où de larges allées naturelles ont tant de régularité qu’on les dirait tracées par la main des hommes ; puis encore Kéra, lieu de délices, séjour de prédilection des riches habitants de Timor, qui viennent aux sèches saisons de l’année y chercher dans de gracieux et bizarres kiosques le repos et la brise de la mer.

Enfin Timor se leva, Timor la sauvage, la torréfiée, avec ses imposantes montagnes de deux mille mètres de hauteur ; Timor, où deux pavillons européens sont hissés sur deux villes rivales, peuplées d’êtres farouches, obéissant parce qu’ils ne veulent pas commander, mais toujours prêts à la révolte afin qu’on les apaise par des caresses.

Koupang se dessina bientôt avec son temple chinois, planant sur une hauteur à gauche de la ville, et le fort Concordia à droite, comme pour annoncer que si Dieu n’avait pas assez de sa puissance pour protéger la colonie, le canon était là pour lui venir en aide. Selon les meurs primitives des pays à soumettre, les conquérants frappent avec le glaive ou les images religieuses, et les martyrs succombent, et les esclaves courbent la tête, et ce qu’on nomme civilisation envahit le monde.

Nous mouillâmes à une demi-lieue de Koupang sur un excellent fond, abrités d’un côté par Sima et de l’autre par les sommets de Timor, où, au-dessus des nuages, la végétation n’a rien perdu de ses belles couleurs.

La rade est sûre, large ; les flots toujours tempérés ; mais là aussi un nombre immense de crocodiles ont établi leur empire et vont chaque matin sécher leurs dures écailles au soleil ardent de la plage, sur laquelle ils font leurs repas des imprudents qui oublient un voisinage si dangereux.

Le fort Concordia, ai-je dit, est bâti sur une hauteur ; cette hauteur est un roc de difficile accès. M. Thilmann, secrétaire du gouvernement, nous avait assuré que, bien souvent, la nuit, les crocodiles assoupis s’y reposaient de leurs courses gloutonnes, et pouvaient être tués par des balles bien dirigées. Armé d’un excellent fusil et suivi de mon ami Bérard et d’un matelot, je m’y rendais souvent pour tâcher d’atteindre quelqu’un de ces amphibies ; mais deux fois seulement un crocodile poussa sa hideuse tête sur le roc et se retira comme s’il prévoyait le danger qui le menaçait. Lassé enfin de tant d’infructueuses courses, je demandai à M. Thilmann s’il ne pouvait pas m’indiquer un lieu où il me fut aisé de voir de près ces tyrans redoutables. — Allez à Boni, me dit-il, puisque vous êtes si curieux, et je vous réponds que vous serez satisfait. La partie fut fixée au lendemain ; le grand canot du bord fit voile pour Boni. Nous étions neuf hommes bien armés, et nous avions pour guide un Malais, qui se fit fort de ne pas nous laisser revenir à bord sans nous avoir donné pleine satisfaction.

Boni est à trois lieues de Koupang : c’est une plage sablonneuse, solitaire, de quatre cents pas de largeur, et bordée par de belles plantations de cocotiers et de tamariniers. La brise nous poussa par petites bouffées ; mais enfin nous arrivâmes sans que la présence importune d’un seul crocodile autour de l’embarcation nous contraignit à faire usage des haches dont nous nous étions prudemment armés. Nous n’avions plus qu’un trajet d’une trentaine de toises à parcourir, quand le Malais, attentif, se leva, et nous montrant du doigt un corps noir étendu sur le sable :

Kaillou-méra, kaillou-méra, nous dit-il.

Nous savions la signification de ce mot, et nous rebroussâmes chemin, afin que le bruissement des avirons ne réveillât pas l’amphibie. Nous prîmes terre, et armés de bons fusils dans lesquels chacun de nous avait glissé deux balles, nous marchâmes accroupis vers la bête monstrueuse, cachés par un monticule de sable.

Arrivés à quinze pas environ, nous fîmes halte. Bérard, le plus adroit tireur, devait viser à la tête, un autre au cou, un troisième un peu plus bas, ainsi de suite, et les quatre derniers au milieu du corps. Il nous paraissait impossible que le monstre nous échappât, et peu s’en fallut que nous ne chantassions notre triomphe avant l’attaque. Nos cœurs battaient de plaisir plus que de crainte ; chacun se disposait à dire comme dans Cendrillon : « C’est moi qui ai tué la bête, » et nous délibérions en nous-mêmes sur le meilleur moyen d’emporter la lourde carcasse à bord. Quinze à dix-huit balles sur un ennemi dans le sommeil ! la victoire ne pouvait être douteuse. Nous nous levons en même temps ; Bérard compte à voix basse : une, deux, trois ! tous les coups partent, la détonation est portée au loin par les échos.

Le crocodile se réveille, tourne tranquillement la tête à droite et à gauche, sans doute pour voir l’importun qui venait de troubler son repos, et s’en va doucement dans les flots, comme si l’on avait éternué à ses côtés.

Je ne vous dirai pas la triste figure que nous faisions ; à peine osions-nous nous regarder en face, et pourtant nous nous vantions sans pudeur d’avoir parfaitement visé. Celui dont le fusil avait raté fut le seul coupable : il aurait tué le monstre.

La place marquée par le crocodile sur le sable occupait une longueur de vingt-deux pieds. L’insolent ne voulut pas nous permettre de constater sa taille d’une façon plus précise. Cependant nous tenions à réparer notre échec, et le Malais nous indiquant du doigt une petite crique où nous devions trouver de nouveaux ennemis, nous poursuivîmes notre route.

Comme la chaleur était accablante et que pour arriver à l’endroit désigné nous avions à faire un grand circuit, nous résolûmes, afin d’abréger le trajet, de nous hasarder dans un petit marais d’un demi-quart de lieue de largeur, en faisant la chaîne à l’aide de nos fusils, au bout desquels nous tenions notre baïonnette : c’était téméraire sans doute ; mais à quoi ne s’expose-t-on pas de gaieté de cœur pour fraterniser plus vite avec les crocodiles, et surtout pour éviter les rayons verticaux d’un soleil de plomb ! Hugues, mon domestique, un des valets les plus stupides que le ciel ait créés pour le tourment des maîtres ; Hugues, parti de Toulon dans un jour de délire avec son frère, plus sot que lui, mais un peu moins bête, pour aller s’établir à Bourbon ; Hugues, dis-je, ouvrait la marche en tremblant de tous ses membres, et nous le suivions hardiment sans que notre courage parvint à le rassurer ; il faisait un effort d’héroïsme qu’il comprenait à peine et dont il ne se sera sans doute jamais vanté, car le brave, le pauvre et fidèle garçon était le type le plus pur de l’idiotisme avec une dose d’orgueil tout à fait bouffonne. Permettez-moi une petite digression.

Hugues et son frère, étaient, je crois, des environs de Toulon, et avaient quitté leur beau pays pour aller se faire instituteurs dans l’Inde, à l’Île-de-France, à Bourbon, ou à Calcutta. Pauvres et délaissés, étroitement unis, ils s’embarquèrent sur un trois-mâts bien doublé, et les voilà, cosmopolites philosophes, ardents propagateurs des lettres, eux qui savaient à peine épeler dans un grand livre, voguant sur l’Atlantique. Cependant, comme les frais des traversées pouvaient absorber presque toutes leurs ressources, ils imaginèrent un petit stratagème qui devait, à leur débarquement, les indemniser, du moins en partie, de leurs dépenses forcées. Professeurs et spéculateurs à la fois, ils avaient essayé une petite pacotille, et, le collège leur manquant, ils étaient décidés à parcourir le monde en colporteurs, et à publier au retour l’histoire véritable de leur longue et douloureuse odyssée. Mais voyez si tout commerce est lucratif et si les plus sages prévisions des hommes en arrêtent les ruineux caprices ! Les Hugues, je vous l’ai dit, se rendaient dans les pays les plus chauds de la terre, aux Indes orientales, sous le tropique. Eh bien ! devinez ce qu’ils avaient imaginé ? Devinez de quoi se composait leur pacotille ? Je vous le donne en mille, en un million : les Hugues apportaient des foulards de l’Inde à Calcutta, huit petits bustes de Charlotte Corday et quatre douzaines de patins à Bourbon ! Des patins ! des patins sous un ciel de feu !… Ô mes bons amis Hugues, ô mes dévoués serviteurs, vous avez bien souffert sur cette terre d’épreuves ; mais croyez-en l’Évangile, les portes du ciel vous sont ouvertes à deux battants.

Je reviens à l’autre bête. Hugues le cadet est à peine au milieu de la mare, qu’il pousse un cri lugubre et dit : — Crocodiles !… je suis mort !… Et le voilà barbotant dans la fange.

Qu’eussiez-vous fait à notre place ? dites-le-moi ; mais point de vanterie… Vous auriez fait ce que nous fîmes tous. Surpris par ce cri d’effroi, nous laissâmes l’infortuné Hugues se tirer d’affaire comme il pourrait ; et, jouant des mains et des pieds avec une vitesse inaccoutumée, nous regagnâmes notre première station. Toutefois, étonné de se sentir si longtemps intact, mon domestique se redressa, plongea le bras dans l’eau et arracha du sol une racine parasite qui lui avait mordu le talon et le tenait encore emprisonné. Pâle, mais heureux, il arriva près de nous, et sans égard pour son maître, je crois qu’il l’appela poltron, cependant assez à voix basse pour n’être pas entendu. C’est la première et la seule fois de sa vie qu’il avait montré quelque logique.

Quand tout le monde a été lâche, tout le monde a été brave. L’armée de héros reprit son train de conquêtes et attaqua inutilement un autre crocodile beaucoup plus petit que le premier ; mais cette fois du moins elle eut pour excuse l’énorme distance qui nous séparait.

Le lendemain de notre course à Boni, course si flatteuse pour notre vanité, j’eus un tout autre courage, ma foi ; celui d’avouer à M. Thilmann notre frayeur et notre maladresse.

— Vous avez tort, me répondit-il ; vous avez été brave en essayant le passage de cette lagune où souvent les crocodiles vont se divertir ; et quant à votre maladresse, il n’est pas probable que toutes vos balles aient frappé à côté du monstre. Quelques-unes auront atteint les écailles et glissé dessus comme sur une table de fer. Si les Malais n’avaient que des fusils à opposer aux crocodiles, ils les regarderaient encore comme les dieux tout-puissants de ces contrées, où comme les gardiens fidèles des âmes de leurs premiers rajahs ; mais la superstition qui leur faisait respecter ces hôtes dangereux n’a plus de force que sur certaines parties de la côte, habitées par des hommes féroces fuyant toute civilisations. À Koupang, lorsqu’un crocodile remonte la rivière et vient chercher pâture jusque dans les habitations, il y a lutte ardente entre lui et les Malais, et rarement le redoutable amphibie regagne son domaine de prédilection. Souvent même, lorsqu’un navire mouille dans notre rade et veut emporter la carcasse d’un de ces monstrueux animaux, j’ordonne une expédition à Boni, et l’on ne revient jamais à Koupang sans le cadavre d’un ennemi.

— Si je l’osais, dis-je à M. Thilmann, je vous demanderais quelques renseignements sur cette façon de combattre les crocodiles ; ce doit être un spectacle bien curieux et bien terrible à la fois !

— Oh ! qu’à cela ne tienne, me répondit-il ; nous allons prendre le thé ; je vous communiquerai les détails que vous me demandez, en présence de ma femme, qui me les fait raconter deux fois par semaine afin de se donner assez de courage pour être témoin, avant son départ de la colonie, d’un de ces combats où la vie de tant d’hommes est en jeu. — Vous avez dû remarquer, poursuivit M. Thilmann, que dès qu’une idée superstitieuse a frappé un peuple, il en reste toujours quelque levain, alors même que la raison en a montré tout le ridicule. Les Malais ont longtemps adoré les crocodiles, et, de nos jours encore, un sentiment de frayeur religieuse se glisse dans leurs âmes, même au moment où ils préparent une expédition contre ces redoutables amphibies. Ce n’est que lorsqu’ils se trouvent en présence de leur ennemi ou que leur intérêt personnel les y oblige, qu’ils le combattent, et redeviennent ce qu’ils sont, c’est-à-dire forts, audacieux, pleins d’adresse, indomptables.

Ils choisissent pour la lutte un endroit sec, égal, ouvert, où cependant par intervalles ils échelonnent quelques troncs d’arbres ; puis ils se tiennent à l’écart, loin du rivage, cachés et silencieux. Sitôt que l’amphibie sort de la mer, les Malais s’éloignent doucement à quatre pattes, pour se rapprocher et l’attaquer plus tard en flanc, à l’aide de leurs crics et de leurs flèches empoisonnées. Un seul d’entre eux demeure isolé au centre du champ de bataille, pousse alors de sa voix, qu’il cherche à rendre flûtée, un gémissement douloureux, pareil à celui d’un enfant qui pleure. Le crocodile écoute d’abord attentif, et ne tarde pas à se diriger vers une proie qu’il croit facile. Le Malais, presque caché par le tronc d’arbre qu’il a choisi, se traîne sur le ventre jusqu’à une seconde station, tandis que ses compagnons se rapprochent et rétrécissent le cercle. Le cri plaintif recommence et le crocodile s’éloigne de plus en plus du rivage. Arrivé au dernier tronc d’arbre, le Malais agite sous ses pieds un tas de feuilles sèches, dont le frôlement empêche le crocodile d’entendre le bruit des pas de ceux qui le pressent déjà par derrière, et c’est au moment où la bête féroce se prépare à s’élancer sur sa victime, qu’un de ses ennemis se précipite sur son corps presque à califourchon. Le monstre ouvre la gueule ; une énorme barre de fer y pénètre comme un frein, et tandis que cavalier et monture luttent avec ardeur, les autres Malais accourent, frappent l’amphibie de leurs armes empoisonnées et ne lui laissent guère le temps d’atteindre le rivage.

J’écoutais sans trop de confiance le récit de M. Thilmann ; mais enfin :

— Avez-vous assisté à une de ces luttes ? lui dis-je avec un air de doute que je ne pus déguiser.

— J’y ai assisté trois fois.

— Et vous avez vu, bien vu ce que vous me racontez ?

— Si vous êtes encore ici quand nos meilleurs soldats reviendront de l’intérieur de l’île, vous pourrez vous procurer un plaisir pareil à celui que vous semblez si fort désirer.

— Plaise au ciel que ce soit bientôt !

La guerre intérieure se prolongea, et je n’offre pour garantie du récit de M. Thilmann que la bonhomie et la sincérité des autres renseignements que nous devons à sa complaisance.

Au surplus, l’aspect d’un Malais vous frappe, vous impose, et sa physionomie sombre et féroce vous dit, avant que vous sachiez ses mœurs, tout ce qu’il y a de cruauté dans son âme vierge de toute passion généreuse.

Le Malais de Timor est jaune, petit, musculeux, fort ; sa chevelure est magnifique, et il la jette sur ses larges épaules de la façon la plus pittoresque. Ses yeux, un peu fendus à la chinoise, ont une expression satanique alors même que rien ne les occupe ; son front est large, ses sourcils très-fournis, son nez légèrement épaté ; quelques-uns l’ont aquilin et même à la Bourbon. Il a la bouche grande, les lèvres peu fortes : mais la hideuse habitude qu’il a contractée de fourrer entre la lèvre supérieure et la gencive une volumineuse pincée de tabac assaisonnée de bétel et de noix d’arec saupoudrée de chaux vive, le défigure de la manière la plus dégoûtante. En effet, cette chique lui brûle la bouche, le force à saliver constamment, et cette salive n’est autre chose qu’une mousse onctueuse, rouge comme du sang. Cela fait mal à voir ; cela vous donne des nausées.

Son costume est admirable ; il se coiffe parfois à l’aide d’un chapeau tantôt long ou pointu, tantôt carré ou triangulaire, mais toujours d’une forme bizarre, artistement tressée avec la feuille souple du vacoi ou de quelque autre palmiste. Ce sont des colliers de feuilles, de fruits ou de pierres au cou, des bracelets aux poignets. Un manteau jeté sur ses épaules et toujours drapé comme si un peintre de goût en eût étudié les plis ; une autre pièce d’étoffe fabriquée comme la première dans le pays, est nouée aux flancs, et descend négligemment sur la cuisse et au-dessous du genou. Ajoutez à cela un air martial, des poses toujours graves et menaçantes, un énorme fusil sur l’épaule, le cric bizarre et redoutable où flottent encore à la poignée triangulaire des touffes de crins ou de cheveux des victimes égorgées, et vous accepterez tout ce qu’on vous dira de surnaturel de ces hommes de fer, moitié civilisés, moitié sauvages, dont la première passion est la vengeance.

Hier un enfant de quatorze ans, esclave d’un chef de second ordre, fut aperçu sur le rivage, guettant sans doute le moment favorable pour quelque acte de rapine. Un Malais l’aperçoit, court à lui, l’atteint, et, comme dans la lutte qui s’ensuivit, l’esclave allait s’échapper, il s’arme de son cric, l’en frappe profondément et laisse l’arme dans la blessure ; l’enfant, sans pousser un soupir, l’arrache et la plonge tout entière dans le sein de son ennemi, qui tombe et meurt. Loin de fuir, le meurtrier contemple d’un œil tranquille les derniers soupirs de sa victime, et se laisse enfin conduire chez M. Thilmann, à qui il raconte d’un air froid les détails de cette sanglante affaire.

— Que deviendra ce jeune garçon ? dis-je au gouverneur par intérim.

— S’il ne meurt pas, me répondit-il, je l’enverrai à Java où il sera pendu ; nous n’osons pas ici exécuter une seule sentence de mort.

Un jour que je sortais de chez M. Thilmann, enchanté de ses politesses : — Venez, me dit-il, je veux vous montrer un homme fort curieux, un sauteur comme vous n’en avez jamais vu en Europe ; c’est un jeune Indou, déserteur d’un navire hollandais venant de Calcutta, et qui fit échelle à Timor il y a un an à peu près. Il allait promener son adresse dans toutes les capitales européennes, lorsque l’amour de son ciel tropical le saisit à la gorge et l’empêcha de poursuivre sa route.

Nous allâmes, Dubaut et moi, visiter ce phénomène. Il se tenait assis sur un siège de bambou, et devant lui était une planche solide de douze à quinze pieds carrés dans laquelle étaient fixés d’énormes clous très-aigus, la pointe en l’air, et d’une saillie de dix pouces. Ces clous étaient distants l’un de l’autre d’un pied et demi.

À notre arrivée, l’Indou se dressa en faisant quelques grimaces assez grotesques, et demanda à M. Thilmann si nous étions curieux d’assister à ses exercices. M. Thilmann lui répondit en lui offrant un kohen-slimouth d’une grande finesse, et le jeune homme le remercia en mettant un genou à terre.

Cela fait, le sauteur s’approcha de moi, me pria de lui bander les yeux à l’aide d’un mouchoir, et le voilà tâtonnant d’abord, et glissant parmi les pointes de fer, prêt à commencer ses périlleuses gambades. Le terrain sondé, il se mit à bondir en poussant à l’air un grognement qu’il appelait une chanson, et en tombant toujours avec cadence au milieu des clous aigus qui, au moindre faux pas, au plus petit écart, l’auraient mutilé d’une façon cruelle.

J’étais dans l’admiration et dans la stupeur à la fois ; je tremblais qua ce malheureux ne fut victime de son incroyable audace, et cependant je n’osais dire un mot, de crainte de le troubler dans ses évolutions. Après cinq minutes de sauts en avant, en arrière, par côté, l’Indou pousse un grand cri et se sauve hors l’arène, essoufflé, suant à grosses gouttes.

J’étais pâle, émerveillé, dans l’enthousiasme d’un jeu si sanglant et si frivole à la fois. Je proposai au jeune Indou de le conduire en Europe : sa fortune eût été bientôt faite ; il parut accepter ; mais le lendemain, M. Thilmann m’apprit qu’il s’était sauvé dans l’intérieur de l’île, de peur que je ne voulusse l’emmener de force.

La ville est divisée en deux parties à peu près égales par une espèce de rue assez large, bordée de vacois et de tamariniers. Ici sont les Malais dans des cases recouvertes de feuilles de cocotiers, et dont les murs très-serrés sont façonnés à l’aide d’arêtes de palmistes étroitement liées entre elles. Il n’y a dans ces maisons presque aucun meuble ; les Malais ne couchent que sur des nattes.

Le quartier des Chinois est le plus opulent ; un de nos riches magasins de chrysocale de second ordre a plus de prix que toutes les prétendues richesses entassées sur les comptoirs. Vous ne pouvez vous faire une idée de la fourberie de ces misérables brocanteurs patentés, assez adroits pour s’établir en maîtres partout où ils trouvent des niais à dévaliser. Lâches et fripons, ils reçoivent les corrections qu’on leur inflige avec une sorte de soumission qui fait l’éloge de leur mansuétude ; mais ne vous laissez pas prendre à leur feinte humilité, car le pardon qu’ils implorent maintenant à deux genoux est une ruse nouvelle à l’aide de laquelle ils surprendront tout à l’heure votre bonne foi. Leur adresse à voler est inconcevable, et nos escrocs de premier mérite ne sont que des écoliers auprès d’eux. Cinq ou six Chinois vous entourent, vous montrent quelques-unes de ces bagatelles qu’ils façonnent avec tant de patience et de délicatesse ; vous leur présentez à votre tour les objets que vous voulez troquer ; et tandis que celui à qui vous parlez les examine avec attention, un autre vient vous frapper sur l’épaule et vous proposer un nouveau marché. Si vous tournez la tête un seul instant de son côté, votre marchandise est perdue. Bague, épingle, bouton ou dé est à peine tombé qu’il est saisi par les doigts du pied de votre voisin ; il passe sans que vous vous en aperceviez à un pied plus éloigné, et va enfin loin de vous se cacher sous une pierre ou sous une touffe épaisse de gazon. Après cela, frappez fort sur une joue ou sur une épaule : qu’importe au Chinois ? il ne garde aucune rancune de semblables privautés. Quant à moi, qu’ils ont si lâchement et si souvent trompé, sans doute parce que je leur témoignais une confiance sans bornes, je vous assure que je ne suis pas en reste avec eux, et que je leur ai bien des fois appris ce que pesait une main européenne poussée par un besoin de correction.

Avant notre arrivée à Koupang, leurs femmes allaient souvent se baigner en amont de la ville, sur les roches polies formant le lit de la rivière ; mais la sotte jalousie de ces jaunes sapajous fut alarmée par nos assiduités, et nous nous vîmes bientôt réduits à des ruses de guerre pour pouvoir, tout à notre aise, dessiner les traits et les costumes de la plupart d’entre elles. Au surplus, elles s’y prêtaient avec une complaisance extrême, et je suis à même de vous dire aujourd’hui les qualités physiques qui les distinguent des femmes des autres nations.

En général, elles sont plus grandes que les hommes, mais légères, sveltes, déliées quoique embarrassées dans leurs longues tuniques traînantes. Elles ont des mains fines et délicates, des pieds inaperçus, grâce au détestable usage qu’elles conservent de ployer leurs doigts dès leur enfance à l’aide de bandes rudes et de petites boîtes de bois ou de métal. Elles m’ont paru d’un jaune moins foncé que les hommes. Leurs cheveux sont admirables ; retenus au sommet de la tête par un peigne de sandal ou d’ivoire fort long et d’une forme très-originale, et souvent même par un anneau d’argent ou d’or, à la mode des Malais.

Elles sont silencieuses, observatrices, craintives et défiantes, ou plutôt elles ne vous regardent que du coin de l’œil et ne vous sourient que du bout des lèvres. Continuellement cloitrées au fond de leur appartement, elles profitent avec un empressement presque flatteur pour les étrangers de l’absence de leurs jaloux surveillants pour satisfaire la curiosité qui les tourmente, et j’ai fréquemment vu à Koupang la jeune et jolie femme d’un orfèvre, dont l’œil vigilant d’une demi-douzaine de duègnes andalouses n’aurait pu empêcher les furtives excursions. Je me hâte d’ajouter qu’elles sont fort sages, et que le supplice horrible qui frappe la femme adultère n’est peut-être pour rien dans la sévère régularité de ces mœurs. Prenez, je vous prie, ma réflexion au sérieux.

Comme dans tous les pays où se sont établis ces riches mendiants, les Chinois de Koupang ont imposé des lois à leurs maîtres, et ils se sont donné un chef de leur nation pour les faire respecter.

Le commerce de Timor consiste en bois de sandal et en cire. Deux petits navires de trois cents tonneaux suffisent pour l’exportation de ces deux denrées, et l’on assure que depuis quelque temps les armateurs préfèrent aller jusqu’aux îles Sandwich, où le bois est d’une qualité supérieure et se vend beaucoup moins cher.

Les animaux sauvages de l’île sont les cerfs, les buffles, les sangliers et les singes ; les animaux domestiques sont les chevaux, les chèvres, les chiens, les porcs, et surtout les coqs et les poules. Pour quelques épingles on peut acheter une belle volaille ; un buffle coûte quatre piastres ; pour un mauvais couteau, on se procure un petit cochon. En général, il est rare qu’un échange ne soit pas accepté lorsqu’on offre un objet de curiosité venu d’Europe. Dans toutes les campagnes, vous pourrez vous procurer des cocos, des mangues, des pamplemousses et une infinité d’autres fruits délicieux, si vous présentez quelques petits clous, des boutons ou une aiguille. Ces bagatelles sont la monnaie des voyageurs.

Il y a trois cents Chinois à Timor ; parmi eux on compte un honnête homme, et encore est-ce, dit-on, une exagération de voyageur. Ils ont conservé ici leur costume national, et ils vivent avec autant de frugalité qu’à Macao ou à Canton, c’est-à-dire qu’une tasse de thé, une poignée de riz et quelques petites pipes d’un tabac fort doux suffisent pour leur consommation quotidienne. À l’aide de deux baguettes d’ivoire qu’ils agitent avec une extrême vélocité, ils saisissent dans leur assiette les miettes les plus menues. On dirait des jongleurs à côté de leur table d’escamotage.

Nul peuple sur la terre n’a un caractère de physionomie plus particulier, plus uniforme. Rien ne ressemble plus à un Chinois de Canton qu’un Chinois de Pékin ; rien ne ressemble plus à un Chinois de Koupang qu’un Chinois de paravent. Si vous avez vu un véritable paravent de Nankin, vous connaissez la Chine… à peu de chose près.

Ils ont la figure douce, ronde, les yeux petits, baissés vers le point lacrymal, le nez épaté, les lèvres grosses, la bouche très-peu allongée ; ils se rasent la tête et ne gardent qu’une mèche qui du sinciput descend en queue sur le dos ; leurs ongles ont quelquefois un pouce de longueur, et c’est chez eux de la coquetterie et du luxe que de les conserver propres et bien taillés. Ils sont fort délicats, ne marchent presque jamais. Un Européen d’une force moyenne ne devrait pas craindre de se mesurer avec cinq ou six de leurs plus vigoureux athlètes. Leur physionomie est au niveau de leur caractère : la dégradation est complète chez eux.

Ils font deux repas par jour, jamais avec leurs femmes. Lâches par naturel et par calcul, ils se sont déclarés neutres dans toutes les guerres que les Malais pourraient entreprendre.

Les droits qu’ils paient pour l’exportation de certaines denrées sont de beaucoup moindres que ceux imposés à l’Angleterre et au Portugal. N’est-ce pas là une honte pour des gouvernements libres et forts ?

Dois-je rapporter la stupide anecdote que le plus lettré des Chinois de Koupang m’a racontée une nuit que je le trouvai plein de dévotion, sortant de son temple ? Au maître-autel de cette espèce de chapelle est une petite figurine de jeune fille richement parée de vêtements bariolés de dragons et de poissons ailés. Ce devait être sans doute la divinité du lieu, puisque les fidèles (je n’ose dire les croyants) déposaient autour d’elle et sur des gradins un grand nombre de plats et d’assiettes de porcelaine dans lesquels gisaient morts et percés d’allumettes terminées par un petit drapeau, des pigeons, des poules, des coqs, des cochons de lait, dévotes offrandes faites à celle à qui le temple est dédié.

— Vous n’adorez donc pas le feu ? dis-je à mon Chinois.

— Nous adorons le feu, me répondit-il ; mais nous vénérons aussi cette image sacrée.

— Quelle est cette image au pied de laquelle, à l’aide de ce magnifique tam-tam suspendu à l’entrée du temple, vous appelez vos compatriotes ?

— C’est notre protectrice.

— Pouvez-vous m’en dire l’histoire ?

— Elle est courte, la voici.

— Il était une fois un vieux père de famille qui avait une fille et deux garçons. Pour les nourrir il allait souvent à la chasse et à la pêche. Un jour, dans une barque avec ses deux fils chargés d’une grande quantité de poissons, un orage épouvantable se déchaîna sur eux, et le bateau qui les portait chavira. Tous les trois périrent dans cette affaire ; et la jeune fille qui, chez sa mère absente, préparait le dîner, tomba sur le plancher en apprenant cette triste nouvelle, et ne recouvra ses sens que sous les coups de sa mère irritée.

— Pourquoi dormiez-vous ? lui dit enfin celle-ci, pourquoi négligiez-vous les soins du ménage ?

— Je ne dormais pas, s’écria la fille ; et dans le même instant elle se leva en tenant ses deux frères dans ses bras et son père entre les dents.

J’ai traduit mot pour mot, mais je soupçonne fort la bonne foi du théologien magot, quoique la figurine du maître-autel, parée de tous ses accessoires, semble appuyer son stupide et burlesque récit.

Ce n’est qu’à la dérobée et caché dans l’ombre que j’ai pu être témoin, en dehors du temple, d’une cérémonie religieuse à minuit. La lune était dans son plein, car c’est à cette époque seulement que les Chinois font leur prière solennelle. À onze heures le tam-tam vibra, frappé par un enfant ; à onze heures et demie la chapelle se trouva envahie, et chaque nouvel arrivé se plaça debout le long des murailles, les deux mains fermées à la hauteur de la tête et l’index seul allongé. L’un d’eux, vieux et légèrement barbu, après un moment de repos, s’accroupit sur une estrade aux pieds de la fille aux poissons, et hurla à haute voix, en agitant sa tête à droite et à gauche avec assez de rapidité, comme si elle était mise en mouvement par une fièvre violente. Le sermon dura vingt minutes pendant lesquelles nul des fidèles ne bougea ; mais enfin une monotone psalmodie retentit ; toutes les têtes remuèrent, toutes les langues articulèrent des sons saccadés et sur la même note ; on frappa du pied sans cadence, on tourna sur ses talons, tout cela sans rire, mais sans émotion, comme une leçon qu’on récite, et à minuit et demi tout fut dit et fait. Décidément j’aime mieux la Chéga de l’Île-de-France. Un violent coup de tam-tam imposa silence à l’assemblée, et le souverain maître de toutes choses venait de recevoir l’hommage de reconnaissance et de respect que chaque peuple lui adresse dans son amour.

N’est-ce pas qu’il est sage de ne pas méditer sur les diverses religions du globe et de les respecter, même dans ce qu’elles ont de bouffon et de ridicule ?

Je retrouverai encore les Chinois à Diely, car on peut leur appliquer ce mot d’Henri IV sur les Gascons : « Semez-en sur vos terres incultes ; ils prennent partout. » Henri IV faisait une épigramme ; mais ces paroles seraient pleine justice rendue aux Chinois, qui se logent partout en dominateurs. Sur les côtes et dans l’intérieur de leur insolente mère-patrie, nos navires et nos explorateurs trouvent des limites qu’ils ne peuvent franchir ; notre pavillon est méprisé, nos matelots à terre massacrés, nos pieux missionnaires mis à la torture, et cependant la Chine n’en est pas moins le plus vaste, le plus paisible empire du monde et la plus respectée des nations.