Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/16

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 219-232).
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XVI

TIMOR

Chinois. — Rajahs. — L’empereur Pierre. — Mœurs.

Je croyais en avoir fini avec ce peuple magot, si avancé et si stationnaire à la fois, si philosophe et si dévotement attaché à des puérilités religieuses et morales, si plein de mépris pour toutes les autres nations et si bien fait pour ramper aux pieds de quiconque voudra l’assujettir ; mais voilà qu’il faut encore que je vous parle de lui pour ne pas mériter le reproche de partialité, si souvent et si justement fait au voyageurs.

Si dans leurs chétives maisons où tout est propre, original, bien ordonné, rien ne dénote le luxe, puisque les cloisons qui séparent les appartements sont en tiges de bambous étroitement serrées, il n’en est pas de même des fastueuses demeures qu’ils se sont données après la mort. Ici tout est grave, solennel ; rien n’y accuse l’avarice ou la mesquinerie : on dirait une éclatante réparation faite à une vie de privations et de gêne. On a voulu que le cadavre fût à l’aise dans son éternelle couche, et les accessoires du lieu, qui vous apprennent que la douleur a duré plus d’un jour, vous disent aussi le respect du fils pour son père ou la tendresse du père pour son fils.

Une description exacte d’un tombeau chinois est impossible ; le dessin seul peut en reproduire l’élégance et le grandiose. C’est d’abord une pierre tumulaire haute de trois pieds au moins, quelquefois aussi de quatre, sur un pied d’épaisseur, debout, taillée avec grâce en ogive, encadrée dans des moulures fort soignées et au milieu de laquelle est un écusson en marbre ou en granit, tantôt en relief et tantôt creusé, où sont gravés le nom et probablement les qualités morales de celui à qui est consacré le monument. Ces caractères sont noirs, rouges et le plus souvent en or. De chaque côté de cette pierre sépulcrale, au pied de laquelle s’élèvent deux gradins de marbre ou de stuc, s’échappent, à dix pas de distance l’un de l’autre, deux perrons hauts de quatre pieds au moins, descendant symétriquement par échelons et venant se rejoindre, à l’aide d’une ellipse, à une trentaine de pas de la pierre principale et au niveau du sol. L’espace enfermé dans cette vaste courbe est admirablement pavé en dalles polies ou en mosaïques, et c’est dans cet enclos réservé que les Chinois, à genoux, viennent rendre un hommage de chaque jour à celui qui n’est plus. En arrière de la pierre tumulaire est un espace clos par un mur de stuc ou de maçonnerie, légèrement voûté, où repose le cadavre et autour duquel poussent des fleurs et des plantes odorantes. Çà et là des arbres soigneusement taillés portent sur leurs branches des vêtements, des porcelaines et des cabas en feuilles de latanier renfermant des offrandes faites à l’âme du mort. J’ai hâte d’ajouter que ces offrandes sont souvent renouvelées, au profit sans doute de quelque habile profanateur de ces lieux de repos consacrés au deuil et à la prière.

N’y a-t-il pas dans ce respect des Chinois pour les restes des morts un motif de pardon pour toutes les iniquités de leur vie de friponnerie et de paresse ?

Tous les tombeaux chinois n’ont ni la même majesté, ni le même grandiose, ni la même richesse de détails ; mais tous, jusqu’aux plus mesquins, ont cela de remarquable, que chaque jour de généreuses offrandes viennent les décorer, et que les crevasses et les dégâts occasionnés par les outrages du temps sont à l’instant réparés avec une inquiète et pieuse sollicitude ; en sorte qu’il est vrai de dire que, chez ce peuple si bizarre dans ses goûts et dans ses mœurs, on pense d’autant plus à ses amis ou à ses parents qu’il y a plus longtemps qu’on les a perdus.

C’est surtout au lever du soleil que les Chinois vont prier à leur cimetière, c’est-à-dire aux plus belles heures de la journée. Est-ce que la chaleur ardente du jour étoufferait la piété dans leur âme ? Est-ce qu’ils feraient à la fois de leur hommage de respect et d’adoration un délassement et une affaire de conscience ? Je ne sais, mais, en vérité, il en coûte trop à ma sincérité de narrateur de juger favorablement ceux dont j’ai si attentivement étudié la vie parasite, pour que je ne leur garde pas une sorte de rancune de cette piété dont je viens de vous parler et qui me semble un véritable contre-sens. Ô jaunes et fidèles sujets de Tao-kou-ang ? je crains bien de n’avoir à louer chez vous aucun sentiment de noblesse ou de générosité ! Vous êtes trop régulièrement avides et fripons avec les vivants pour que les morts aient le pouvoir de changer votre âme.

Cependant il faut achever. Je suivis un jour deux Chinois qui se rendaient au cimetière ; en route, ils parlaient avec une extrême volubilité, et, contre leur usage, leurs gestes étaient rapides et multipliés. Arrivés en présence du champ de deuil, ils se turent, ralentirent leur marche et s’arrêtèrent ensuite dos à dos comme pour se recueillir ; puis, côte à côte et d’un pas grave, ils s’avancèrent vers une tombe de moyenne grandeur, au bord de laquelle ils s’agenouillèrent pour prier. Ils restèrent un quart d’heure au moins dans cette humble posture, et, après s’être regardés de nouveau, ils se levèrent et allèrent, l’un derrière l’autre, baiser avec respect la pierre tumulaire. Cela fait, ils se regardèrent une troisième fois, frappèrent du pied en cadence, agitèrent convulsivement à droite et à gauche, et de haut en bas, leur tête chauve, et reprirent le chemin de la ville. Je les saluai en passant auprès d’eux ; ils me rendirent froidement ma politesse, et semblèrent craindre que je n’eusse assisté à leur prière quotidienne.

Ce cimetière chinois, fort curieux et très-bien tenu, est situé sur une colline au sud de Koupang ; et, à vrai dire, ces tombeaux sont les seuls édifices remarquables de toute l’île.

Les Malais n’ont pas de cimetière ; les cadavres sont portés tantôt dans un champ de tabac, tantôt sur le haut de quelque monticule, et le plus souvent sur le bord d’un chemin. La place est marquée par un tas de petits cailloux que les pieds des passants ont bientôt dispersés.

Ils en usent envers les morts avec cet amour et cette tendresse qu’ils accordent aux vivants, et je ne crois pas qu’un seul de ces hommes qui m’entourent chaque jour, et passent et repassent à mes côtés, ait jamais senti son cœur bondir d’amitié ou de reconnaissance.

Les Hollandais ont fait des lois à Koupang, mais les Malais se sentent assez puissants pour les fouler aux pieds.

Le viol envers une Hollandaise est puni de mort, et dès lors le coupable est envoyé à Java, où justice est promptement faite. Le viol envers une esclave est puni du fouet ; cinquante coups suffisent pour l’ordinaire à la vengeance des personnes intéressées au châtiment ; mais si le coupable est riche, il est rare qu’il n’échappe pas à la correction à l’aide de quelques douzaines de piastres ou de plusieurs brasses d’étoffe, et l’on a remarqué ici que presque toujours la victime intercédait en sa faveur. Dans ce cas il est absous de droit, et fort souvent une femme est ajoutée au harem du ravisseur.

Lorsqu’un maître fait injustement punir un esclave, si celui-ci se plaint et prouve à ses juges l’iniquité de la correction, à l’instant il est confisqué au profit du gouvernement. Vous comprenez dès lors si les Hollandais manquent de serviteurs.

Un Malais libre dont la coupable conduite est signalée à son rajah est vendu au profit du souverain ; et comme les rajahs sont tributaires du résident ou gouverneur, ils sont tenus de rembourser à celui-ci un quart ou un cinquième du prix de la vente.

L’idolâtrie est une religion des Malais ; mais ils ont pour leurs rajahs un respect qui va jusqu’à l’adoration, et quelques-uns même les regardent comme les fils des dieux.

La nourriture des Malais consiste en riz, poissons salés, buffles, poules et quelques fruits ; ils n’ont point d’heure fixe pour leurs repas, et les femmes ne mangent jamais avec eux, car elles sont traitées en véritables esclaves.

Le costume de celles-ci est formé de deux belles pièces d’étoffe, l’une appelée cahen-slimont, l’autre cahen-sahori ou cabaya. La première est nouée à la ceinture et descend en plis gracieux jusqu’au genou ; l’autre est jetée avec caprice sur les épaules, mais retenue également par un cordon ou un nœud. Toutefois ce qu’il y a de particulier dans les habitudes d’habillement des Malaises, c’est qu’elles attachent le cabaya, non pas en dessous du sein, non pas au-dessus, mais au milieu, ce qui leur coupe fort disgracieusement la gorge en deux parties. Expliquez ces singuliers caprices de la mode : une torture pour s’enlaidir et se défigurer !

Les femmes malaises sont grandes, admirablement taillées ; leur demarche a quelque chose de noble, d’imposant et d’indépendant qui leur sied à ravir, et on lit dans leurs regards une fierté native dont on est soudainement frappé. Leur chevelure est de toute beauté, et rien n’égale les soins minutieux qu’elles lui donnent. Le matin, que vous assistiez ou non à leur toilette, elles se jettent à l’eau à quelques pas de la ville, inondent leur tête de cendres fines, les laissent à demi enlever par le courant, puis avec un citron ouvert, en guise de pommade ou d’essence, elles donnent un lustre éclatant aux cheveux, et à l’aide d’un immense peigne de bois, à trois ou quatre dents au plus, d’une forme courbe et originale, elles achèvent ce que l’eau, la cendre et le citron ont commencé. Nulle statue antique de Rome et d’Athènes n’est harmonieusement coiffée comme la moins habile des femmes de Timor. David et Pradier en mourraient de jalousie.

Eh bien ! ces jeunes filles que vous voyez là si bien posées, si âpres à fixer votre attention, détaillez-les maintenant. La détestable habitude que les hommes ont contractée de se fourrer sous la lèvre supérieure une énorme pincée de tabac assaisonné de chaux est encore plus en faveur chez les femmes, de sorte qu’à seize ou dix-huit ans elles n’ont plus de dents ou les ont noires comme du charbon. Elles se prétendent plus belles ainsi, soit ; mais en Europe nous avons d’autres goûts : l’ivoire est plus apprécié que l’ébène. Le malheur est d’autant plus grand que celles qui n’emploient ni le bétel ni le tabac ont des dents d’une blancheur éclatante. Concluons donc sans malignité que la coquetterie exerce son empire en cet hémisphère comme dans le nôtre ; que les dames de Timor, ainsi que chez nous, sacrifient tout à la mode, et que les voyageurs ne mentent que fort peu en publiant que, dans cet archipel, la couleur noire des dents est un attrait de plus à l’aide duquel le beau sexe cherche à établir sa puissance. Je conseille aux femmes de Timor d’essayer de plus sûrs talismans : il faut d’autres séductions aux farouches Malais. Toutefois faisons observer que, lorsque les ravages de la chaux vive se sont fait trop sentir, c’est-à-dire lorsque les gencives ont été totalement dépouillées, le râtelier absent est remplacé par un râtelier en or que les Désirabodes du lieu fixent dans la bouche avec une adresse merveilleuse. Pourquoi donc réparer un dommage fait avec connaissance de cause ?

Les maladies les plus communes sont la gale, la lèpre et en général toutes les maladies de la peau. La petite vérole dépeupla la colonie il y a une trentaine d’années, et rien n’a pu décider les Malais à accepter les bienfaits de la vaccine. Les Européens, peu habitués aux chaleurs tropicales, sont souvent victimes dans ce pays d’une dysenterie qui dégénère parfois en maladie contagieuse, et il est à remarquer que jamais un Malais n’en a été atteint. La peau de grenade infusée dans de l’eau de rivière est, dit-on, un remède efficace contre ce redoutable fléau.

En 1793, un épouvantable tremblement de terre ébranla Timor jusque dans ses fondements ; la lave se fit jour à la fois par cent cratères ; les rivières se tarirent ; toutes les maisons furent renversées, tous les édifices détruits, le temple chinois jeté sur la plage et la mer refoulée. Les îles voisines ne furent point épargnées ; une horrible catastrophe menaça l’archipel entier, et les populations effrayées crurent être arrivées à leur dernier jour. Depuis cette époque les feux sous-marins bouillonnent sans cesse, mais les tremblements de terre, quoique fréquents n’ont occasionné aucun notable dégât. Le courroux des éléments semble avoir passé dans l’âme des naturels.

Après le crocodile, le reptile le plus dangereux est un petit serpent brun que les Malais appellent kissao ; il a d’ordinaire trois pieds de longueur sur un pouce de diamètre. Quelques habitants m’ont assuré que la blessure en était mortelle ; M. Thilmann m’a dit le contraire ; mais il prétend qu’on en éprouve pendant quelques jours des douleurs intolérables.

Je vous ai parlé du peuple malais ; ses souverains après lui ont des droits à mon attention, et, même envers les monarques, je me pique de courtoisie.

Les rois de ces pays se disent insolemment les descendants des dieux et gouvernent en véritables despotes. Ils ont droit de vie et de mort. Dans un moment d’humeur querelleuse ou sur un simple caprice, ils font trancher la tête à qui leur déplaît, et le plus souvent ils la tranchent eux-mêmes sans autre forme de procès, sans que personne ose y trouver à redire. C’est un jeu pourtant qui pourrait avoir un jour de graves conséquences, surtout si le vent civilisateur d’Europe arrive plus pur jusqu’en ces climats.

Il est cependant à remarquer que, parmi ces princes si farouches, si cruels, si sanguinaires, on en trouve parfois quelques-uns qui donnent des exemples de désintéressement et de dignité que l’on comprendrait à peine chez nous. Bao, par exemple, roi de Rottie, étant dans sa jeunesse d’un caractère violent et emporté, abdiqua volontairement la souveraineté en faveur de son frère, dans la crainte que de semblables penchants ne lui fissent commettre de grandes injustices. Mais voyez où le fanatisme et la stupidité peuvent entraîner la puissance :

Un jour que, dans un accès de violente colère, Bao venait de décapiter un de ses sujets, furieux et désespéré après l’exécution, il coupa à l’instant même la tête à deux de ses principaux et de ses plus chers officiers, « en expiation, dit-il, du crime atroce qu’il venait de commettre. » Bao, n’ayant pas été heureux dans le choix de son successeur, qui faisait trembler ses sujets sous son sceptre de fer, le gouverneur de Timor rétablit Bao, et depuis ce jour ce prince est parvenu à maîtriser les premiers penchants de son âme.

Appelé à Koupang pour fournir aux Hollandais son contingent de soldats dans la guerre qu’ils avaient à soutenir contre Louis, monarque révolté, il s’est vu forcé, pour cause de maladie, de confier le commandement de ses troupes à ses premiers officiers et d’attendre, inactif, le résultat de la lutte. On nous en avait fait de si pompeux éloges que nous résolûmes de lui rendre nos hommages, espérant bien que nous recueillerions auprès de lui une foule de détails précieux sur les mœurs et les institutions des peuples soumis aux rajahs ses frères, comme on dit ici, ou aux rois ses cousins, comme on dirait en Europe.

Les visites aux princes se font ici sans cérémonie, sans introducteur, sans suisses, ni valets, ni maréchaux aux portes ; on va chez eux comme chez un voisin ; on cause, on se serre la main, on s’assied côte à côte et l’on se dit adieu. J’étais en veste de toile blanche et en chemise de matelot ; le roi Bao pouvait bien se mettre à l’aise, et je ne lui en voulus pas de son négligé tout à fait sans façon.

Évalé-Tetti, roi de Dao, était avec le roi de Rottie. Ce dernier avait pour sceptre une canne de jonc à pomme d’or. Il est âgé de cinquante ans : il est grand, bien fait et paraît jouir d’une vigoureuse santé. Ses traits respirent la bonté : son œil est doux, sa bouche petite et riante. Il est vêtu d’une espèce de manteau dans le genre de nos rideaux d’indienne à grandes fleurs en couleur. Sa ceinture est un cahen-slimout absolument conforme à celui de ses sujets ; il avait les pieds et les jambes nus.

Le roi Évalé-Tetti est âgé d’une soixantaine d’années ; il est escorté de quelques guerriers et d’un de ses grands-officiers qu’on nous a dit être son premier ministre ; ceux-ci ont l’air de deux sapajous et sont mis comme deux mendiants.

Les prêtres des Malais sont les devins ou augures. À Rottie et à Timor, dans chaque ville, on en compte quatre dont le chef est le plus âgé. Ces prêtres lisent l’avenir dans les entrailles des victimes, et les poulets sont les animaux dont on se sert le plus fréquemment. Outre qu’ils coûtent moins que les porcs, les buffles ou les canards, qu’on interroge aussi quelquefois, ces prêtres sont plus exercés à lire dans ces sortes de vocabulaire et paraissent plus certains de ce qu’ils annoncent. On consulte les devins dans toutes les affaires importantes, lorsqu’il s’agit, par exemple, d’une déclaration de guerre, de fixer le jour d’une bataille, d’en connaître l’issue ; ils désignent assez souvent le nombre d’ennemis qui seront tués et celui des prisonniers qu’on fera, et à l’exemple des augures grecs et romains, ils enveloppent toujours leurs prédictions dans une phrase à double sens. Les devins peuvent se marier et leurs fonctions sont héréditaires. Ainsi, à la naissance d’un de leurs enfants, il n’y a pas de témérité à avancer que ce sera un jour un fripon.

Lorsque le grand-prêtre monte à cheval, l’usage des selles est défendu à tous ceux qui l’accompagnent. Ce cas excepté, l’interdiction des selles n’existe jamais, quoi qu’en disent certains voyageurs, et leur religion ne leur prescrit rien à cet égard. Mais rarement les Malais en font usage, et ils ne montent leurs chevaux qu’à poil et sans étrier, en les guidant par leurs cris ou à l’aide d’un petit frein.

Il existe dans chaque ville une maison sacrée, nommée Rouma-Pamali. C’est à la fois la demeure du devin et le lieu où l’on dépose le trésor royal.

L’entrée en est interdite à toute monde, à l’exception du rajah ; c’est là qu’on apporte les têtes des prisonniers faits à la guerre, après en avoir retiré la cervelle, On les suspend ensuite à des arbres, mais de préférence auprès des tombeaux des rajahs vainqueurs. Digne trophée de ces peuples barbares, les têtes des ennemis morts au champ de bataille sont exposées pendant neuf jours dans le Rouma-Pamali, et pendant ce temps seulement le peuple a le droit de pénétrer dans cette demeure où se commettent tant de sacrilèges. Lorsque le rajah meurt, il est porté au Rouma-Pamali où il est exposé pendant quelques jours à la vénération du peuple.

Il paraît qu’il n’existe aucune cérémonie religieuse pour la consécration des mariages. Le prétendant fait au beau-père des présents relatifs à sa fortune et au prix qu’il attache à la possession de l’épouse qu’il vient demander.

Les enfants sont portés à leur paissance dans le Rouma-Pamali, où ils reçoivent rarement le nom de leurs parents.

La famille réunie chante à la mort d’un Malais pendant que son corps est exposé sur des nattes et qu’un esclave, armé d’un éventail de plumes de coq, éloigne les insectes de la figure du défunt.

Le corps, porté par les amis, est jeté dans une fosse où on dépose aussi quelques-uns des meubles qu’il affectionnait le plus : tout disparaît avec lui… jusqu’au souvenir. J’ai assisté à une de ces cérémonies funèbres, où cinq ou six personnes poussaient des cris lamentables. Je les ai trouvées, le lendemain, tranquilles comme si elles n’avaient rien à regretter.

Le sceptre des rajahs est héréditaire : c’est le frère aîné qui succède au gouvernement.

Lorsque tous les frères sont morts ou qu’il n’en a pas existé, le fils aîné du premier rajah ou l’aîné des frères est héritier de la couronne. Les femmes n’ont aucun droit à la succession au trône. Je suis surpris qu’elles aient permis cette loi dans un pays où elles paraissent régner sur les souverains, lesquels seuls, parmi tous ces hommes, montrent une grande considération pour leurs favorites.

Les rajahs ont sous leurs ordres des officiers nommées toumoukouns, seuls dignitaires qui séparent le souverain de son peuple. Le nombre de ces officiers est relatif à la puissance du rajah. Celui de l’île de Dao en a sept ; Bao, roi de Rottie, en a dix-huit.

Parmi les peuples appelés à défendre les Hollandais dans la guerre qu’ils ont à soutenir, on remarque les guerriers de Savu et de Solor, qui presque tous servent volontairement. Ceux de Solor surtout donnent dans les combats des exemples d’une cruauté repoussante. On assure que dès qu’ils ont fait tomber un ennemi, ils se jettent sur lui et l’achèvent avec leurs dents. En général leurs combats sont très meurtriers, et il suffit d’une bataille pour décider de l’issue de la campagne.

L’île est aujourd’hui un vaste théâtre de rapines, de meurtres et de cruautés. Le gouverneur hollandais Hazaart, ancien officier de marine, s’est, à la tête de dix mille hommes, campé dans intérieur pour s’opposer à la levée de boucliers du rajah Louis, dont on dit tant de merveilles.

Louis est chrétien, fils de Tobany, roi d’Amanoébang, pays situé à cinq jours de marche à l’est de Koupang, au milieu des possessions hollandaises. Il fut élevé dans la religion catholique, et las enfin des tributs onéreux que lui imposaient les Hollandais, il résolut de se déclarer libre et indépendant. Voilà dix ans qu’il parcourt Timor à la tête de sa redoutable armée, assujettissant les rois ses voisins, qui viennent tous à l’envi implorer le secours du résident.

Chef d’une poignée de soldats dévoués à ses intérêts, Louis d’Amanoébang paraît ne pas redouter les efforts de tant d’ennemis coalisés. Déjà il a su les forcer une fois à lui proposer une paix glorieuse, pendant laquelle sa protection et ses encouragements ont appelé dans ses États un grand nombre de personnes distinguées et d’ouvriers habiles qui, avec le goût des arts, y ont fait naître le commerce et l’industrie.

Déjà encore ses armes victorieuses l’ont conduit, il y a sept années, aux portes de Koupang, où il répandit la terreur après avoir brûlé quelques édifices et la maison même du gouverneur. Aujourd’hui qu’on a voulu lui imposer un joug honteux, il s’est de nouveau déclaré indépendant, et, à la tête d’une armée de six mille hommes, dont les deux tiers sont armés de fusils et montés sur des chevaux, il ose se flatter d’un succès qui peut affranchir cette colonie d’un pouvoir despotique et détrôner quatorze souverains.

Les armes de ses soldats sont des fusils, des massues, des sabres, des sagaies, des cries, une audace étonnante et le génie de leur chef.

Louis est adroit ; il a déjà tenté heureusement de semer la désunion dans l’armée ennemie. Louis est affranchi de préjugés ; il combattrait à l’ombre si les flèches de ses adversaires obscurcissaient le soleil. Louis est encouragé par ses premiers triomphes ; il a déjà forcé les Hollandais à bâtir un fort à Dao, qu’il a jadis saccagé. Louis est prudent ; il a fait construire dans ses États des fortifications qui étonneront les Hollandais et plus encore leurs alliés. Louis, en un mot, combat pour l’indépendance ; quatorze rajahs combattent pour l’esclavage. Les soldats de Louis mourront auprès de leur chef : il est à craindre que les insulaires réunis sous le pavillon européen ne l’abandonnent avant de combattre ou après le premier échec. Les guerriers de Louis lui sont attachés par la reconnaissance ; la crainte seule a rallié les autres insulaires sous la domination hollandaise. Que de motifs pour supposer que ce chef intrépide sortira vainqueur d’une lutte imposée par l’orgueil offensé et acceptée par le patriotisme et le sentiment d’une cause légitime !

Tous les rois appelés par les Hollandais à soutenir cette guerre sont tenus de se mettre à la tête de leurs soldats, ou du moins de suivre le corps d’armée jusqu’au quartier-général. Le roi de Denka a conduit mille hommes ; mais une maladie l’ayant empêché de les guider au combat, il a obtenu la permission de retourner à Koupang, après avoir juré que ses sujets seraient fidèles à la cause qu’ils avaient embrassée. Cependant, comme, d’après un ancien préjugé, les Malais assurent que les maladies arrivent par l’ordre des dieux, ils croient que, lorsque leur chef est retenu loin du camp par un pareil motif, ils doivent s’abstenir de combattre, et ce préjugé, si utile aux intérêts de Louis, a causé une grande désertion parmi les soldats venus de Denka. Encore un semblable événement, et Louis n’éprouvera qu’un regret, celui d’avoir trop peu d’ennemis à soumettre.

Les Anglais ont fait deux expéditions contre le roi Louis, la première en 1815 et la deuxième en 1816, sans pouvoir le vaincre. Il est grand, vif, impétueux ; son courage étonnant, mais réfléchi ; ses projets sont hardis, mais non impossibles ; il récompense dignement le mérite et il punit cruellement toute désobéissance. Il ne manque peut-être à la gloire de cet homme extraordinaire qu’un historien qui dise ses exploits.

Rival redoutable, révéré des Timoriens, l’empereur Pierre, mort aujourd’hui à toute idée d’ambition, ne s’est point agité au choc des crics qui retentissent autour de ses domaines ; et sur son lit de douleur, il attend paisiblement sa dernière heure.

C’était un nouveau monarque à visiter. Nous nous décidâmes promptement et nous nous mîmes gaiement en route. La petite caravane se composait de Bérard, Gaudichaud, Gaymard, Duperrey, Taunay et moi, tous avides d’apprendre, tous amis dévoués, presque toujours compagnons inséparables dans les excursions les plus périlleuses.

La route, après avoir dépassé Koupang, est un sentier délicieux ombragé par une riche végétation, et bordé d’un côté par le lit d’un torrent qu’on passe souvent à gué. Après une heure de marche, peu à peu on s’élève et l’on gravit une petite colline au sommet de laquelle est le tombeau de Taybeno, ancien rajah de cette partie de l’île. Un arbre mort le dominait, et sur deux branches de cet arbre sont deux crânes de Malais, encore revêtus de leur belle chevelure. À la bonne heure, de pareils hommages rendus aux morts ! Nous demandâmes à deux naturels qui nous accompagnaient depuis quelques instants la permission de les détacher de l’arbre : Pamali, nous répondirent-ils d’un air effrayé, et nous poursuivîmes notre route après avoir dessiné le tombeau, qui n’offre rien de remarquable.

Cependant nous arrivâmes bientôt sur le territoire de l’empereur. Des troupeaux de buffles, une végétation vigoureuse et quelques terres labourées nous donnèrent d’abord du souverain une idée avantageuse qui s’accrut encore lorsque nous arrivâmes auprès de sa demeure. Nous y fûmes introduits.

Son palais est une case en vacoi, goëmon, arêtes de palmistes, le tout lié fortement et recouvert de feuilles de latanier à plusieurs couches. Il se compose d’une seule pièce noire, profonde, ne recevant le jour que de la porte, qui est basse et très-étroite. Là point de meubles, si ce n’est un coffre chinois orné de riches incrustations, dans lequel sont probablement enfermés les trésors du monarque ; plus un vaste fauteuil en bois d’ébène, bien travaillé, que je soupçonnai de fabrique japonaise. Çà et là, à terre, des nattes tressées aux Philippines et plusieurs vases grossiers pour la boisson et la nourriture. Une douzaine de fusils, une vingtaine de crics et un grand nombre de piques et de sagaies tapissaient les murailles.

L’empereur était assis dans son fauteuil à bras. À notre arrivée il se leva à demi, nous tendit la main et nous présenta des nattes sur lesquelles nous nous accroupîmes. À ses côtés étaient deux de ses principaux officiers, debout, à l’air farouche, au regard menaçant, le fusil d’une main, le cric de l’autre, drapés avec leur pittoresque cahen-slimout, et prêts sans doute à enlever nos têtes sur un signe du chef. Mais celui-ci était trop courtois et trop bienveillant pour en user avec cette familiarité. Un petit enfant de sept à huit ans, absolument nu et taillé en athlète, s’appuyait sur l’empereur : c’était son fils, à qui je m’empressai d’offrir un étui, des aiguilles, un paquet d’épingles, des ciseaux et un miroir. Il reçut mes cadeaux avec une grande joie et me permit de l’embrasser ; puis, le priant de rester immobile, je fis son portrait ainsi que celui du monarque, et je leur en donnai une copie, que l’un des deux Malais porta avec soin sur le coffre chinois. En échange je reçus deux sagaies et un cric magnifique, encore tout paré des touffes de cheveux des ennemis vaincus.

Pierre portait sur sa figure décharnée les caractères de la décrépitude la plus avancée ; on l’aurait cru centenaire, quoiqu’il n’eût que soixante ans au plus ; mais ici la nature est si active, si puissante, qu’elle pousse bien vite les hommes dans la tombe. Pierre tenait dans la main sa canne à pomme d’or ; il était coiffé d’un bonnet de coton blanc, vêtu d’une robe de chambre à grands ramages, et sur ses flancs osseux flottait un cahen-slimout plus fin et plus beau que ceux que j’avais tant admirés à Koupang.

Notre visite fut courte ; nous serrâmes affectueusement la main au patriarche de l’île, nous revîmes en passant ces belliqueux soldats dont l’allure guerrière est si imposante, et nous arrivâmes à Koupang, escortés par un violent orage auquel les solitudes que nous parcourions donnaient un caractère de lugubre majesté. La voix de la foudre dans le désert est à la fois chose terrible et solennelle : vous croiriez que c’est pour vous seul que jaillit l’éclair et que retentit la menace.

Et maintenant que j’ai jeté un rapide coup d’œil sur cette colonie de Koupang, je me demande quelles sont les heures de joie des Malais qui la peuplent : ils n’en ont pas ; quels sont leurs jours de fête ? ils n’en ont pas ; leurs époques de réjouissances publiques ? ils n’en ont pas ; leurs nuits d’un sommeil doux et paisible ? ils n’en ont pas. Dès que le Malais se réveille, il s’arme de sa longue pique de fer, de son lourd fusil ou de son redoutable cric empoisonné ; le Malais de Timor n’est heureux que lorsqu’il sent auprès de lui, sur ses flancs ou dans ses mains, ses instruments de mort ou de vengeance ; le Malais de Timor ne m’a paru avoir de caresses ni pour son ami, s’il a un ami, ni pour sa femme, ni pour son père. On lui a dit : « Voilà du fer, défends-toi, attaque et tue ; si tu n’as point de glaive alors que tu te trouves en face d’un adversaire, déchire-le avec les dents ; la pitié, c’est plus qu’une faiblesse, c’est une faute ; l’homme vaincu et pardonné peut être soumis, mais il ne pardonne pas, lui. Faire grâce à un ennemi c’est presque avouer qu’on le redoute, et l’on n’est vraiment vainqueur d’un homme que lorsque la terre le couvre. »

Il y a sur Timor en général et sur Koupang en particulier un voile funèbre, indice certain de quelques sanglantes catastrophes, et le voyageur se sent à l’aise alors seulement qu’il s’en éloigne. Les gens qui vous accompagnent sur le rivage et que vous avez vus tous les jours pendant votre relâche n’ont sur la figure aucune expression de regrets ; ils ne vous disent point adieu, ne vous tendent pas la main, et vous n’êtes pas encore partis qu’ils détournent la vue avec dédain ou mépris. Ne me parlez pas d’un peuple qui vit sans un sourire sur les lèvres. Il est vrai aussi que les Chinois sourient toujours et à tout le monde.

L’aspect général de Timor, dominant en souveraine ce groupe nombreux de petites îles qui l’entourent comme d’humbles tributaires, attriste et impose à la fois. Ce sont sur la plage de vastes réseaux de lataniers, de vacois, de cocotiers aux couronnes si élégantes et si flexibles ; puis vient le rima ou arbre à pain, puis encore le pandanus, qui de chaque branche laisse tomber des jets nouveaux auxquels la terre donne de nouvelles racines, le pandanus qui à lui seul forme une forêt, et l’ébénier au sombre feuillage, et l’odorant sandal, dont les ciseaux et les burins chinois font de si admirables colifichets ; et tous ces géants tropicaux se pressant sur ce sol vivace, auquel les volcans intérieurs ne peuvent arracher ni sa vigueur ni sa sève ; et au sein de tant de richesses surgissent, comme des menaces de mort, d’immenses blocs de lave diversement colorée selon la nature des éruptions volcaniques : c’est la destruction à côté de la force, c’est la jeunesse à côté de la caducité, c’est la vie et le néant côte à côte, en lutte perpétuelle, sans être vaincus ni l’un ni l’autre, ou plutôt vainqueurs et vaincus tour à tour. Timor est sans contredit un des lieux de la terre où la botanique, la minéralogie, la zoologie recueilleraient le plus de richesses.

Les Hollandais conquirent Koupang sur les Portugais, qui s’y étaient établis en 1688 ; les Anglais l’occupèrent par capitulation en 1797. Les rajahs se liguèrent de nouveau, les forcèrent à la retraite et dévorèrent ceux qui n’eurent pas le temps de s’embarquer. En 1810 les Anglais s’en emparèrent encore avec une frégate ; mais, enhardis par le souvenir de leurs premiers succès, les naturels les obligèrent une seconde fois à se retirer, après avoir mis à leur tête le premier gouverneur de Koupang, qui dès lors avait le titre de résident. Après la prise de Java en 1811, les Anglais s’emparèrent pour la troisième fois de cette ville, qu’ils rendirent aux Hollandais en 1816, par suite de la paix générale de 1814. Ainsi font les rois de la terre : ils prennent ou abandonnent, ils protègent ou délaissent les villes, les provinces, les États ; et dans ces perpétuels changements, les peuples soumis laissent faire, comme s’ils n’étaient nullement intéressés à ce honteux commerce dont eux seuls paient les frais sans en retirer le moindre bénéfice. Au surplus, l’histoire de Timor, dont nous avons esquissé les principaux événements, se résume en peu de mots : quant aux détails, il faudrait les écrire avec du sang.