Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/17

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 233-243).
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XVII

LA MER.

Oh ! vous lirez ces pages aussi ; vous y arrêterez vos regards comme sur un portrait fidèle ; elles sont écrites sous l’inspiration du moment.

La mer !

Je ne veux pas aujourd’hui vous parler de ses colères ; je ne veux pas vous parler de sa torpeur. Les premières ont leur majesté imposante ; l’autre sa triste solennité. Le silence de celle-ci vous endort, vous glace ; la turbulence de celle-là vous jette dans une admiration fiévreuse, qui vous émeut et vous rapetisse ; oublions-les pour quelques instants.

C’est de la mer sans caprices qu’il va être question dans ces lignes rapides ; de cette mer normale que les esprits superficiels s’obstinent à croire si froide, si monotone, qu’on serait tenté, d’après leur couardise, de ne jamais s’abandonner à elle, cette mer, voyez-vous, alors qu’elle mugit sans frénésie, est encore, pour celui qui observe et étudie, une mine inépuisable de nobles jouissances et de belles distractions. Que ses flots moutonnent à la cime, que la lame marche seulement sans écume, qu’elle soit ridée par une légère brise ou heurtée par un souffle carabiné, il y a là, je vous jure, larges tableaux à admirer, riants et curieux détails à décrire ; il y a comédie et drame à la fois, émotions variées pour l’esprit et le cœur ; passé consolant, présent qui sourit, avenir de bonheur et d’ivresse.

Suivez-moi, je vous prie, car je ne vous conduis pas dans un monde creux et fantastique, mais bien dans un monde réel et varié, où le repos est impossible, puisque tout chemine et court avec vous, l’élément qui vous porte, le vent qui vous pousse, la zone qui suit, celle que vous venez visiter, le navire qui frémit, les étoiles qui glissent remplacées à l’horizon par de nouvelles étoiles. Et tout cela sans fatigue, souvent sans cahot, presque sans mouvement. Si les fleuves sont des routes qui marchent, qu’est-ce donc que la mer ?

Vous vous levez ; et lorsque la voix du matelot qui chante la bouline vous dit que, naviguant au plus près, le sillage sera lent et pénible, placez-vous sur un porte-haubans avec un solide ceinturon aux reins, un filet à la main, un de ces filets à papillons emmanché à un roseau docile : l’œil sur le flot qui passe, vous attendez et saisissez quelques-uns de ces mollusques si curieux, si variés et dans lesquels la vie circule sans que vous sachiez où est la tête, où est le cœur ; sans que vous trouviez son sang, ses poumons, ses artères ; sans être même bien certain, après une étude sérieuse, si c’est un poisson, une fleur, un arbuste, une grappe ou une racine dont vous venez de faire la conquête. Il est là dans un vase ; il a quitté son élément, il fallait une mer à son ambition voyageuse, et vous lui donnez à peine quelques gouttes d’eau ; il change, il se décolore, il vieillit, il cesse de se mouvoir, il meurt. Cela avait une âme, cela sentait la douleur. Hélas ! avec une âme pouvait-il en être autrement ?

Reprenez votre place, le matin commence à peine. Voilà le soleil qui se lève, il est au-dessus des flots et vous ne le voyez pas encore ; c’est que son rayon si paresseux ne parcourt guère que quatre-vingt mille lieues par seconde… Ô immensité !

Quel magique tableau ! Mais, ô prodige ! vous êtes bien sûr de naviguer au sein d’une mer sans rochers, sans récifs, sans nulle terre ; et pourtant là bas, à la place même que vous venez de quitter, se dressent de hautes et solides murailles avec leurs bastions, leurs créneaux, leurs tours ; là aussi des monts gigantesques, des forêts immenses, des armées qui vont se combattre ; vous êtes dans l’attente du redoutable choc des boucliers, des glaives et des cuirasses : vous faites un pas de plus… tout s’efface, tout disparaît ; les villes s’engloutissent, les forêts plongent leurs têtes chevelues dans les flots, les innombrables armées s’anéantissent comme sous la main puissante de Dieu… Le mirage a cessé[1].

Je ne traduis pas le phénomène, je le signale ; le tableau viendra plus tard, isolé, complet ; j’en ai tant d’autres à faire passer sous vos yeux !

Le vent est devenu plus favorable, il souffle largue maintenant ; le matelot siffle, fume et se promène plus joyeux. Il suit les phases du temps, lui ; son humeur est celle du jour ; paisible avec le calme, bruyant avec la bourrasque. Pauvre matelot qui n’a rien qui lui appartienne, ni ses joies, ni ses douleurs ! Allez, allez visiter le gaillard d’avant ; faites-vous une affection privilégiée sur chaque navire ; prenez avec vous un Petit, un Marchais, et jetez du bonheur dans leur âme toute dévouée. Les heures passent vite à côté de la reconnaissance qui vous sourit.

Voici le quart. La pitance est distribuée. Visitez le pont, la batterie : moins il y a de viande sur la planche, plus il y a de quolibets à l’air ; plus il y a d’insectes au biscuit, moins il y a de répugnance à l’engloutir. Le premier service, le second, le troisième, c’est un morceau de lard salé découpé en tranches à peu près égales par le plus ancien de l’escouade… Puis vient une goutte de vin pour assaisonner ce large repas, puis plus tard un petit verre d’eau-de-vie qui chatouille à peine ces palais de bitume… Puis encore le matelot chante, va et vient, jure, grimpe au haut des mâts, se perche à l’extrémité des vergues, reçoit sur ses épaules les ondées salées de la mer, les grains rapides du ciel ; se couche dans ses vêtements trempés et se lève le lendemain pour recommencer cette heureuse existence jusqu’à une vieillesse de misère et d’abandon. Oh ! tendez la main au matelot que vous trouvez sur la route, car cet homme-là a bien souffert, et souffert courageusement.

En deçà du grand mât, sur le gaillard d’arrière, se promène l’état-major. Il est question ici de choses qui occupent l’esprit, qui exercent l’intelligence ; mais ne croyez pas qu’ils s’absorbent assez pour ne point laisser de place à de plus doux passe-temps. En mer, le travail de tête c’est presque le repos ; les observations nautiques ou astronomiques ont dans leur périodicité une sorte de monotonie telle qu’on les fait sans efforts, machinalement. On monte un cercle répétiteur, on tient en main, une montre marine, on prend hauteur.

— Commandant, voilà mon point ; la dérive est de tant. Le loch a donné cela ; nous sommes là ; il y a de l’eau devant nous ; dans quinze jours, avec la même brise, nous verrons la terre ; laissez courir…

Mais le passé, il faut bien en parler aussi pendant qu’on cherche à régler l’avenir.

— Oh ! si j’étais maintenant en Europe ! sur mes belles montagnes des Pyrénées !

— Et moi, dans mes riches plaines de la Beauce !

— Et moi, à Paris, au centre des beaux-arts !

— Et moi, dans mon petit bourg, auprès de ma vieille mère ! Que fait-elle en ce moment ? Le diamètre de la terre m’en sépare. Et si le vent fait crier ses volets mal assujettis, elle se réveille et prie pour son fils que la tempête va engloutir. Toute tendresse est craintive ; jugez de la tendresse maternelle !

— As-tu vu Talma ?

— As-tu entendu mademoiselle Mars ?

— Avez-vous admiré la dernière statue colossale de David ?

— Et Gudin ! et Isabey ! oh ! s’ils étaient ici avec nous !

— Tout beau, messieurs, s’ils y étaient, je n’y serais pas. Un peu de place à cet ami qui se plaît tant avec vous.

— Savez-vous que Paris sera bien embelli à notre retour ?

— Qui sait ? un tremblement de terre l’ébranle peut-être en ce moment.

— Nous le ressentirions, nous sommes si près !

— C’est vrai, encore dix ou douze mille lieues, et nous verrons son beau dôme des Invalides et son Panthéon, et sa colonne, et son Louvre, et ses gais boulevards !

— Et ses rues sales et tortueuses, et ses carrefours infestés par le vice, et sa hideuse place de Grève, et sa misère, et son deuil, et sa bourbeuse Seine où croupissent ses crasseux pontons !…

— Ma foi, vive la mer ! jouissons de la mer ? Paris n’aura raison que lorsque nous serons à Paris.

La cloche appelle au déjeuner. Le fidèle domestique, qui ne va pas cette fois chez le voisin conter les secrets du ménage, se présente à vous le chapeau à la main et vous dit :

— Monsieur, le dîner est servi.

— C’est bien ; qu’avons-nous ?

— Rien.

— Rien, maraud !

— Ah ! je me trompe, vous avez du biscuit et du fromage.

— Tu vois bien, imbécile !

Nous descendons ; chacun prend sa place, chacun mord à sa pitance ; le fromage est creux, moisi, le biscuit piqué, le vin de mauvaise qualité, l’eau rare et un peu fétide ; mais l’on rit de la grimace de l’autre ; les quolibets du gaillard d’avant trouvent un écho chez nous ; on fait un peu la mine, on continue les conversations interrompues par le tintement de la cloche, et au bout d’un quart d’heure on remonte à l’air : l’appétit est satisfait et le cœur joyeux…

Vous ne comprenez pas cela, vous, gloutons insatiables de nos luxurieuses cités !

Et le beaupré de la corvette lève fièrement le nez et pointe vers la première relâche. Patience, le joyeux gala aura son tour.

— Qui tient le pari ? Je gage d’aller jusqu’à la drome sans quitter ce bordage.

— Je gage que non.

— Tenu.

— Je suis de moitié pour toi.

— Moi, pour toi.

— Tenu.

— Tenu encore.

Le jouteur attend que le navire soit fortement appuyé ; il part, non point comme un lièvre fuyant le chasseur qui le guette, mais comme la tortue qui veut arriver à coup sûr. Encore deux pas et il atteint le but… Une lame sourde frappe le bord, l’équilibriste est renversé, et les vainqueurs prendront du thé ou du café gratis ; car chacun a fait sa petite provision pour les besoins des longues traversées.

Et quand ces jeux et ces causeries toutes du cœur, sans fiel, sans amertume, ont eu lieu ; quand ces repas sans vivres ont occupé les moments, on se recueille parfois dans de graves méditations, on devient historien, géographe ou philosophe par circonstance ; on compare les climats aux climats, les hommes aux hommes ; on se jette en plein dans la morale ; on commente les œuvres infinies du Dieu infini, on s’enferme pieusement dans sa cabine : la plume court, la poitrine se gonfle, les artères battent plus vite ; on s’incline devant la majesté du monde, et l’on croit au grand principe de toutes choses en présence duquel on est sans cesse.

La nuit vous surprend au milieu de vos rêves, de vos systèmes, de vos utopies ; vous confiez vos membres assoupis au cadre ondoyant ou au moelleux hamac, et l’on clôt la paupière avec de suaves pensées d’amour et de reconnaissance.

Mais le jour suivant se lève brillant et doré. Soyez tranquille, il n’y aura point de similitude entre vos plaisirs de ce matin et ceux de la veille. Les richesses de la navigation sont loin d’être épuisées, et les mines du Potose n’ont point de filons aussi riches que ceux qui nous restent à exploiter.

Il y a du vent dans les toiles tendues ; il n’est pas au plus près, il vient de l’arrière, tout lui est livré au grand mât ; bonnettes hautes et basses, tribord et babord, le navire tangue et l’espace est envahi en soubresauts vingt fois plus rudes et plus fatigants que les lourds et monotones roulis.

— À moi, Barthe ! voici des dorades ! Vois comme elles sont éclatantes, comme elles sont heureuses ! Soyons plus heureux qu’elles. Une fouine ! et mords ces dos élastiques aux écailles si riches.

— À moi, Astier ! À moi, Vial aux bras vigoureux, la force de taureau ! Retenez d’abord Marchais qui veut les saisir en se jetant à l’eau ! Retenez Petit, qui provoque Marchais afin de le suivre dans l’abîme.

Les dorades joyeuses se mêlent aux bonites et nous escortent en nombreuses familles ; il faut que tout le banc disparaisse, car l’équipage a faim et le poisson frais est là ; il est si délicat ! le matelot l’assaisonne si bien ! Comme elles frétillent, les coquettes ! comme elles se pavanent ! comme elles se font belles ! Attendez, attendez !

Vial, Astier. Barthe, le pied solidement appuyé au porte-haubans, mais le corps penché sur les flots, sont là, le bras levé, le fer tridenté à la main. Qu’une imprudente dorade rase la surface de la vague ! la voilà, le trait part, il siffle, bruit, frétille avec sa proie ; le filin se développe en liberté, reprend bientôt sa roideur ; on love la manœuvre sur le porte-haubans ; le poisson captif est jeté sur le pont, il ouvre sa bouche haletante et la ferme en saccades précipitées, il l’ouvre encore pour ressaisir son élément perdu ; ses mouvements deviennent frénétiques, ses couleurs se ternissent, son œil se vitrifie ; il est immobile, mort. Et l’équipage enchanté s’écrie : Allons, courage ! il y aura orgie dans la batterie et sur le pont.

Avec des pointeurs comme ceux que je viens de vous nommer, un banc de dorades ou de bonites est bientôt décimé, et si une chose doit surprendre dans cette guerre sans périls pour le vainqueur, c’est que le vaincu ne quitte jamais le champ du carnage, c’est qu’il n’ait pas même le sentiment du danger qui le menace.

Vous croyez peut-être que tout est joie dans ces triomphes sans gloire ? Eh bien ! non, et quand un bord possède un matelot de la trempe de Petit, la scène peut changer d’aspect et le tableau s’assombrir. Une troisième dorade mal fouinée par Astier venait d’être jetée en deçà du bastingage, lorsque mon matelot favori accourt à elle, s’accroupit à ses côtés, et, au milieu de son agonie, lui adresse piteusement la parole :

« Pauvre novice, lui disait-il, tu étais jeune, fringante, gentille ; eh bien tu y passes comme les autres, tu viens d’avaler la gaffe, tu as fait peter ton lof ; tu étais toute d’or comme un double louis, te voilà toute grise comme si tu avais bu trente-six carafons d’eau-de-vie ; tu étais frétillante, et te voilà sans mouvement ; tu te racornis, tu souffres, tu râles, tu vas être dorlotée tout à l’heure sur un hamac de fer, sur un bon brasier où tu jauniras comme du safran en compagnie de tes bèta de sœurs ; et moi qui te parle, moi qui dis ton in manus, je ne serai peut-être pas si heureux ; on me f… à l’eau dans un morceau de toile avec un boulet au pied ; si l’on m’aime bien on y en mettra deux, et voilà tout.

« Je serai là seul, loin de vieux père, loin de vieille mère, sans mon brave Marchais, sans ce bon M. Jacques qui m’a soûlé tant de fois, et un requin m’avalera comme je t’avalerai, moi, ce soir… Eh bien ! non, mille sabords ! j’ai pris ma résolution, quand vieux père et vieille mère demanderont où je suis, on pourra leur dire : gobé par un requin ; mais, sacré bordage, par l’âme de Marchais, on ne dira pas que j’ai mangé une dorade qui m’a regardé en pleurant !  !  ! J’aimerais mieux avaler ma langue, j’aimerais cent fois mieux être plus laid que je ne suis, si c’est possible ! »

Quel cœur que celui de mon excellent matelot !

Dès que le soir fut venu, j’allai à la table de Petit.

— Tu ne manges pas, mon brave ?

-Non.

— Pourquoi ?

— C’est fini.

— Tu es malade ?

— D’une indigestion.

— Ah ! ah !

— Ces dorades sont délicieuses, je veux dire qu’elles étaient délicieuses.

— Ainsi tu n’as pas refusé ta ration ?

— Ni les arêtes.

— Je t’avais entendu pourtant promettre autre chose.

— Que voulez-vous ? la pitié ça fait du bien au cour ; mais la faim, c’est trop triste ; j’ai tapé dessus comme un dératé. Dieu me fera grâce, j’espère.

— Le crime n’est pas si grand qu’on ne puisse t’absoudre.

— Oui, mais l’arête est toujours là à la gorge, elle ne passe pas.

— J’ai encore dans ma caisse une demi-bouteille de Roussillon que tu peux venir chercher.

— J’étais sûr que vous me comprendriez. Cré nom d’un nom ! quelle tête que vous avez, vous !

J’oubliais encore. Et ces myriades de poissons-volants qui glissent entre deux eaux, plongent dans de rapides évolutions pour échapper à la dent meurtrière des voraces ennemis qui les entourent, qui montent, s’élancent à l’air, parcourant hors de l’eau un espace de plus de trois cents pas, retrempent à la lame écumeuse leurs nageoires desséchées, et reprennent leur vol après avoir dérouté le chasseur qui les poursuivait !

Et le nuage qui pointe à l’horizon s’arrondit, s’élève, varie ses formes fantastiques, monte encore, plane sur le navire, s’abaisse, court, s’efface et disparaît à l’horizon opposé !

Et l’élégant damier qui vient vous visiter, tout surpris, pousse un cri de joie et s’enfuit plus tard, effrayé de l’étrangeté de vos allures !

Et le stupide fou, qui se pose sur une vergue et se laisse abattre comme si la vie lui était un fardeau !

Et le goëland, suspendu immobile au haut des airs, perçant les eaux de son regard de feu, se précipitant comme un plomb sur le poisson qui frétille à la surface, et remontant victorieux avec sa proie au bec !

Et surtout le gigantesque albatros, ce roi de l’immensité, dont l’aile infatigable et robuste défie l’ouragan qu’il va chercher aux glaces polaires !

Tout cela n’a-t-il donc rien qui vous frappe, qui vous réveille, et vous pousse, aventureux, vers de lointains climats !

En vérité, c’est une honte !

Mais le vent calmit, comme ils disent tous, les bonnettes sont amenées, les bouts-dehors rentrés. Cargue la grand’voile ! et le navire, presque sans sillage, semble se reposer de sa course rapide. La chaleur est étouffante ; le soleil des tropiques nous envoie ses rayons verticaux, et les tentes dressées sur le pont sont impuissantes à nous abriter. À l’eau une voile ! En un clin d’œil l’opération est achevée ; et dans cette sorte de bassin improvisé, on se baigne sans trop de crainte au milieu d’un océan dont les immenses profondeurs épouvantent la pensée. Les quatre coins de la voile se relèvent le long du bord, et, formant un berceau, semblent une égide suffisante contre les piqures assez dangereuses de certains habitants des eaux et surtout contre le dangereux requin qui ne sort jamais ou presque jamais de son élément. De tous côtés, d’ailleurs, les spectateurs accoudés plongent leur regards sur les eaux environnantes, prêts à signaler le danger. Tout à coup, requin ! requin à l’arrière !


Plus de jeux élégants, plus de coupes, plus de grâces à se donner. Ici l’échelle, là le filin ; c’est à qui arrivera le premier, c’est à qui montrera le plus d’impolitesse à repousser le voisin ; on se hisse, on est hissé, on escalade la corvette, et le dernier nageur, tremblant, le regard dirigé autour de lui excepté sur l’amarre qui lui est présentée, attend, dans la stupeur de l’inaction, l’ennemi qui doit le dévorer, comme si, en effet, il fallait au moins une victime au monstre. Cependant, surpris d’être encore intact après une frayeur invaincue, il se décide à se sauver, pâle, presque sans force, et, lorsque chaque voix accuse sa pusillanimité, lui, au contraire, la faisant tourner à son avantage, dit : que les poltrons seuls prennent la fuite à l’aspect de l’ennemi, et qu’il y a toujours plus de courage à rester sur le champ de bataille qu’il n’y en a à un sauve-qui-peut général. Là-dessus Marchais touche légèrement l’épaule de Petit qui s’affaisse sous le doigt osseux du gabier, et lui dit tout bas, de manière à être entendu de tous : « Ce brave, c’est un poltron. » Petit lui répond avec gravité : « Marchais, tu as dit là une belle chose ! »

Cependant le requin nous guettait en effet ; son avant-garde, le pilote, dont je vous rappelle le généreux dévouement, cherchait une proie à donner à son maître. Le maître arrive ainsi que l’hyène à la porte de la hutte déserte ; et, avide, il lance son regard vorace à travers la tente abandonnée, s’arrête et va, redoutable quêteur, attendre dans les eaux du navire, presque sous le gouvernail, les débris goudronnés qu’on jettera à son insatiable gloutonnerie. Vous savez alors, car je vous l’ai déjà raconté, si on le laisse impunément dans le calme et le repos, et comment, après une attente de quelques minutes, il devient le prisonnier et la victime de ceux qu’il avait si fortement épouvantés.

Tout cela n’est-il pas curieux à étudier, je vous le demande ?

Voici la brise qui se ranime, les basses voiles lui sont de nouveau confiées ; elles s’enflent avec une grâce toute coquette ; les catacois et les perroquets sont cargués ; l’élan de la corvette est rapide et sans secousses : elle donne une forte bande ; mais elle est assise, et vous croiriez parfois qu’elle vit immobile sur un chantier.

En mer surtout le repos fatigue plus que le mouvement.

Au sifflement de la bruyante rafale, les myriades de souffleurs se réveillent et se montrent à la surface des eaux. Voilà ces innombrables légions jetant à l’air des flots d’écume ; elles arrivent en un instant du bout de l’horizon, et le navire est emprisonné dans leur mille évolutions joyeuses. C’est maintenant à la poulaine que doit se placer le chasseur qui veut les combattre : c’est encore Vial qui va lancer sur leur dos tantôt noir, tantôt gris, tantôt zigzagué de noir et de blanc, le redoutable fer dentelé. Mais quelle arme sera assez solide pour résister aux bonds saccadés du souffleur qui voudra fuir ? Jugez de la rapidité de ce poisson ! Le navire file douze ou quinze nœuds, c’est-à-dire qu’il fait quatre ou cinq lieues par heure. Eh bien, le souffleur, en se jouant, fait constamment, et pendant des journées entières, le tour de la corvette lancée par la brise carabinée. Cela est étonnant ! cela tient du prodige !

Récif ! récif ! s’écrie la vigie, récif devant nous ! Et les longues-vues sont braquées vers le point désigné, et les cartes sont consultées : nettes, sans indication aucune, et pourtant le flot brise toujours là-bas.

Le récif est une baleine qui dort ; l’alerte est courte ; mais c’est un épisode de plus à jeter au milieu de ceux que nous avons déjà signalés. En mer il n’y en a point qui n’ait son intérêt particulier, il n’y en a point à dédaigner et qui doive passer inaperçu.

Je ne veux pas vous parler aujourd’hui de ces grains blancs qui tombent sur le navire, rapides comme la foudre, terribles comme elle, partant d’un imperceptible nuage à votre zénith, faisant crier vos mâts, les brisant, et d’autant plus redoutables dans leur fureur que vous n’avez jamais le temps de vous disposer à la défense.

Je ne veux rien vous dire non plus de ces trombes tourbillonnantes, entonnoirs dévorateurs, dont la tête est aux cieux et le pied dans le fond des abîmes, de ces trombes redoutables, meurtrières, engloutissant dans leurs gueules, où ils tournoient sans volonté, les poissons les plus monstrueux ; ces trombes, où la grêle joue parfois un rôle si étrange et où la foudre et les éclairs luttent entre eux d’éclat et de rapidité.

Je ne veux pas vous parler de ces tempêtes horribles, de ces ouragans ténébreux où tout se confond, se heurte, se brise, où la nuit la plus effrayante envahit l’espace, où l’air retentit comme l’Etna déchaîné, où les flots sont aux nues, où les nues pèsent sur les flots, où vous êtes lancé dans un vaste chaos sans issue, où vous attendez, impassible, votre dernière heure, et où pourtant la corvette, tantôt debout, tantôt couchée sur le flanc, ouverte de toutes parts, courant bien plus sous l’eau que sur la lame, résiste, à l’aide de son vigoureux gouvernail.

Non, non, vous vous envelopperiez lâchement dans votre paresse citadine, et vous renonceriez à tout jamais à ces voyages d’outre-mer pour lesquels je prêche, hélas ! dans la solitude.

Eh ! bon Dieu ! qui vous arrête ? voir n’est-ce pas avoir ? Les océans vous convient à leurs joies, à leurs fêtes, à leurs colères ! J’y ai bien assisté, moi, pendant des années entières, moi qui ne sais pas nager ! Et toutefois, en vous adressant des prières si ferventes, j’ai hâte d’ajouter que je n’ai jamais eu, pendant mes longues traversées, un jour, un seul jour sans éprouver ce terrible mal de mer qui a brisé tant de courages.

C’est que j’ai voulu, bien voulu connaître, et que toute douleur se tait devant l’énergie d’une résolution fortement arrêtée.

  1. Voyez les notes de la fin du volume.