Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/18

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 244-257).
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XVIII

OMBAY

Anthropophages. — Rajahs. — Escamoteur. — Drame.

Y a-t-il encore des anthropophages ? c’est une question qu’on se fait tous les jours en Europe et qui est diversement résolue. Les uns disent que la civilisation, en pénétrant dans les lointains archipels où l’anthropophagie était dans les mœurs, a détruit cet usage barbare, tandis que d’autres, allant plus loin, ne craignent pas d’avancer qu’il n’y a jamais eu de véritables anthropophages, c’est-à-dire des mangeurs d’hommes, sans y être contraints par la faim ou l’ardeur de la vengeance.

Je craignais d’achever mon grand voyage sans documents précis à ce sujet, et maintenant, grâce à ma bonne étoile, je puis hautement répondre : Oui, il y a encore des anthropophages !

L’anthropophagie, après la chaleur d’une bataille, alors que l’homme est violemment agité par la soif de la vengeance, existe toujours dans une partie des îles de l’océan Indien, ou de la mer Pacifique. Elle se révèle souvent dans de terribles catastrophes, à Timor, à Waiggiou, aux Sandwich, à la Nouvelle-Hollande et surtout à la Nouvelle-Zélande, tant visitée par les navires, à deux pas du Port-Jakson, cité florissante et tout à fait européenne. Mais l’anthropophagie sans colères, sans fureurs frénétiques, sans haines, l’anthropophagie dans les mœurs, peut-être même dans la religion, je vous assure qu’elle existe, au moins à Ombay, et je m’estime fort heureux qu’un autre à ma place ne vienne pas vous le certifier aujourd’hui en me citant au nombre des victimes qu’elle aurait faites. Qu’est-ce qui a donc sauvé quelques-uns de mes amis et moi des plus grands périls qu’un homme ait jamais courus ? c’est notre gaieté. Un seul geste menaçant de notre part, un seul cri, un seul mouvement impatience, un seul regard d’inquiétude, et nous étions massacrés, et nous étions dévorés.

Ombay est une île grande et montagneuse, âpre, volcanique, pelée, excepté dans les ravins où les eaux, tombant des hauteurs, apportent un peu de fraicheur et de vie. Les côtes de Timor, que nous avions longées avant d’arriver au détroit qui les sépare, se dessinent à l’ail sous les formes les plus bizarres et les plus sauvages. Dans l’éloignement et à travers un réseau de nuages fantastiques, se montrent les sommets aigus de Lifao, Koussy, Goula-Batou, disparurent, et nous louvoyâmes enfin, drossés par les courants, en face de Batouguédé, sol si singulièrement taillé qu’on dirait un amas immense de noirs et gigantesques pains de sucre échelonnés jusqu’à une hauteur de plus de douze cents mètres. Tous ces cônes réguliers et rapides sont, à coup sûr, d’anciens cratères de volcans ; les laves profondes ont envahi le rivage.

Mais un soleil vertical nous brûlait de ses rayons les plus ardents ; nos matelots épuisés tombaient frappés à mort sous les coups d’une dyssenterie horrible, et l’eau douce manquait, car depuis vingt-quatre jours nous avions quitté Koupang ; et c’était là, selon toutes nos prévisions, le plus long terme que nous avions assigné à notre traversée jusqu’à Waiggiou. Le matin, une légère brise nous poussait insensiblement ; le calme de la nuit nous laissait dans un repos parfait ; et le lendemain, grâce aux courants, nous nous retrouvions en face des mornes silencieux que nous avions eru fuir pour toujours.

Oh ! c’est une vie bien triste que celle des hommes de mer, dont le courage et la persévérance échouent devant les puissants obstacles que les vents et les calmes leur opposent obstinément, et mille fois déjà, depuis notre départ, nous avions appelé de nos vœux les plus fervents les jours tumultueux des ouragans et des tempêtes.

Cependant l’équipage avait soif. Mais là, à droite, Timor avec ses laves et ses galets roulés ; ici, à gauche, Ombay et ses naturels anthropophages ; nous le savions, et toutefois il fallait tenter une descente, car les besoins de tous voulaient que quelques-uns se dévouassent seuls avec courage.

Le commandant ordonna une expédition ; le grand canot fut mis à la mer ; dix matelots l’armèrent sous les ordres de Bérard. Gaudichaud, Gaimard et moi nous demandâmes et obtînmes la permission d’accompagner notre ami. Toutes les mesures prises pour les signaux d’usage en cas de péril imminent, nous débordâmes et mîmes le cap sur un village bâti aux flancs d’une montagne déchirée par de profondes rigoles.

Cependant nous approchions du rivage et notre cœur battait de désir et de crainte à la fois. Nous jugions du danger que nous allions courir par l’impassibilité peu flatteuse des naturels accroupis au pied d’un gigantesque multipliant ; et, toutefois, sans nous décourager, nous cherchâmes de l’œil un mouillage et un débarcadère commodes, mais en nous invitant mutuellement à la prudence.

Les matelots attentifs nageaient avec moins de vigueur, et nous faisaient remarquer la grande quantité d’armes dont chaque insulaire était pour ainsi dire bardé.

— L’affaire sera chaude, disait Petit en mâchant sa pincée de tabac ; vous verrez que nous serons tous cuits, et que lorsque nous l’écrirons à nos pères et mères, nous ne serons pas crus.

J’avais oublié de vous signaler parmi les défauts du matelot Petit sa détestable manie des calembours.

— Tais-toi, poltron, et reste à bord du grand canot, puisque tu as peur.

— C’est ça, pour que la sauce ne manque pas au poisson. Tenez, voilà un de ces gredins qui dérape d’auprès de ses camarades ; je parie que c’est le plus goulu de la bande et qu’il va me prendre pour un vrai rouget. Cré coquin ! s’il venait à bord, quelle danse !

— Allons, allons, paix ! et veillons bien. Deux hommes resteront dans le canot, prêts à donner un signal à la corvette ; les autres porteront les barils à terre, et nous, nous occuperons les naturels. Ils semblent délibérer ; ne leur donnons pas le temps de conclure, et allons franchement à eux.

— Oui, mais sans arrogance, nous dit Anderson, qui avait longtemps navigué dans l’archipel des Moluques ; laissons-leur l’idée de leur force, cela pourra les engager à la générosité. Je connais les Malais ; si vous voulez leur persuader que vous ne les craignez pas, ils vous poignardent, ne fut-ce que pour vous prouver que vous avez tort.

— Il serait donc sage de montrer qu’on a peur ?

— Peut-être.

— Moi, répliqua le facétieux Petit, je voudrais leur montrer… autre chose… les talons.

— Au large ! dit Bérard lorsque nous fûmes à quelques brasses, et mouille ! Le grappin à fond, nous descendons ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, et nous arrivons à terre.

Comme en présence des sauvages de la presqu’île Péron, je voulus d’abord essayer la puissance de ma flûte. Hélas ! comme là-bas, mes doubles croches eurent tort, et peu s’en fallut que je ne fusse sifflé par le premier Ombayen accouru auprès de nous et par deux autres de ses camarades qui l’avaient rejoint. Tous trois nous invitèrent à hisser le canot sur la plage ; mais nous feignîmes de ne pas les comprendre, et nous nous avançâmes, armés jusqu’aux dents, vers le groupe nombreux composé d’au moins soixante insulaires, demeurés immobiles auprès de l’arbre.

En route, j’essayai mes castagnettes ; les trois Ombayens s’approchèrent de moi avec empressement, examinèrent l’instrument d’un œil curieux et me le demandèrent, comme pour payer ma bienvenue. C’eût été commencer trop tôt nos générosités, et je refusai malgré les instantes prières qui m’étaient adressées et qui ressemblaient parfaitement à des menaces. Mes trois mécontents firent entendre des grognements sourds, agitèrent leurs bras avec violence, poussèrent un grand cri, firent retentir l’air d’un sifflement aigu, et jetèrent un farouche regard sur les flèches nombreuses dont leur ceinture était garnie. Au sifflet des naturels répondit un sifflet pareil, parti du groupe principal, et Petit nous dit en ricanant :

— C’est la musique du bal qui se prépare ; la contredanse sera courte. C’est égal, n’y allons pas de main morte, messieurs, et tapons dur.

À peine avait-il achevé sa phrase qu’un des trois Ombayens s’approcha de moi en articulant quelques sons rapides et saccadés, et, comme pour engager le combat, me porta sur le derrière de la tête un violent coup de poing qui fit tomber mon chapeau. J’allais faire sauter la cervelle à l’insolent agresseur ; je m’armais déjà de mes pistolets, lorsque Anderson, témoin de la scène, me cria de loin :

— Si vous tirez, nous sommes morts !

Je compris, en effet, l’imminence du péril ; et, sans écouter les prières ardentes de Petit qui me pressait de riposter, je résolus de me montrer prudent jusqu’au bout en feignant de ne pas avoir compris la brutalité de l’attaque dont j’avais été l’objet. Aussi, m’approchant du chapeau qui était encore à terre, je le retournai avec le pied, le lançai en l’air et le fis retomber sur ma tête, ce que j’exécute, soit dit sans vanité, avec une adresse au moins égale à celle du jongleur le plus habile. À ce mouvement, mon adversaire, qui allait renouveler son agression, s’arrêta tout court, parla à ses camarades, et tous trois me prièrent de recommencer.

— Ne vous faites pas tirer l’oreille, me cria Anderson, recommencez vite, et tâchez de les amuser ; nos matelots font de l’eau ; retenons ici les insulaires.

— À la bonne heure, dis-je ; j’aime mieux escamoter que combattre.

Je replaçai donc le chapeau une seconde fois sur le gazon, je l’enlevai comme je l’avais déjà fait, et pour la seconde fois aussi il tomba sur ma tête. J’obtins les bravos des insulaires, qui me prirent par le bras et me conduisirent sous l’ombrage du multipliant avec les témoignages les moins équivoques de leur gaieté et de leur étonnement.

— Nous sommes sauvés, poursuivit Anderson, si le rajah s’amuse ; sinon, nous ne retournerons plus à la corvette. Vous n’ignorez pas que je comprends quelque peu le malais ; notre perte est jurée ; ce vieillard vient de donner à ce sujet des ordres précis aux guerriers qui l’entourent.

— Eh bien ! dis-je, amusons-les, ou du moins essayons ; il vaut mieux encore mourir en riant que de mourir la rage au cœur. Vite, ma petite table, mes boules, mes anneaux, mes couteaux, mes boîtes, et soyons escamoteur (dans mes courses périlleuses, ces instruments sauveurs ne me quittaient jamais). Place maintenant !

Petit, paillasse improvisé, traça un grand cercle, fit comprendre aux sauvages que j’étais un dieu ou un démon à volonté, les traita de butors, de ganaches, s’agenouilla auprès de moi pour me servir de compère au besoin, et s’écria de sa voix rauque :

— Prrrenez vos places, messieurs et mesdames ! il n’en coûte rien aux premières ; mais aux secondes, c’est gratis !

C’est à coup sûr la première fois qu’on a osé, en présence d’une mort atroce et sans miséricorde, essayer de pareilles jongleries ; et cependant cela seul pouvait nous sauver, cela seul était notre défense. Nous étions six, que pouvions-nous contre une soixantaine d’hommes farouches et cruels, sans compter ceux qui, sans doute, étaient cachés derrière les haies et les rochers voisins ?

Tous les yeux étaient tournés vers moi avec une curiosité stupide ; tous suivaient les mouvements de mes mains et le passage rapide des boules et des anneaux, le cou tendu, la bouche béante, poussant des exclamations de surprise qui, à la rigueur, auraient dû m’épouvanter, car j’avais à craindre que, trop émerveillés de ma dextérité, ils ne voulussent à toute force me garder auprès d’eux, au départ de mes amis. Mais je ne me laissai pas aller à ces terreurs passagères et je continuai bravement mes curieux exercices, dont le célèbre Comte a plus d’une fois été jaloux. Les pauvres insulaires tombaient dans de véritables convulsions, et le paillasse Petit cherchait à les imiter de la façon la plus amusante et la plus grotesque. Pendant ces jeux, Gaudichaud herborisait aux alentours, Gaimard enrichissait son vocabulaire, Bérard donnait des ordres aux matelots, et les barils étaient roulés au canot.

Aussi tout allait bien jusque-là, mais nous n’étions pas pleinement satisfaits. Le premier pas une fois franchi, nous voulûmes pousser à bout nos imprudentes et curieuses investigations, et nous demandâmes la route du village que nous avions aperçu de la corvette. À cette question on nous répondit :

— Pamali (c’est sacré).

— Rajah ?

— Pamali.

— Porampouam ? (des femmes) ?

— Pamali.

Il paraît que tout s’appelle pamali, dans ce pays de loups, disait Petit en riant jusqu’aux oreilles ; c’est comme le goddam des Anglais : ils ne savent pas dire autre chose. Parole d’honneur, on devrait les conserver dans un bocal, comme des objets pamalis

Toutefois ayant remarqué que les hommages les plus empressés des insulaires s’adressaient toujours au vieillard dont j’ai parlé, je répétai ma question, je demandai une seconde fois si ce n’était pas là le rajah, et seulement alors on me répondit que oui.

Aussitôt, bien convaincu que je ne le trouverais pas inaccessible à la tentation, je lui montrai plusieurs bagatelles et curiosités européennes, qu’il me demanda en effet. Je feignis d’abord d’y attacher un grand prix, mais je lui fis comprendre enfin que je n’avais rien à refuser à la haute protection qu’il m’accordait. Je m’accroupis donc à ses côtés ; je suspendis à ses oreilles deux pendants de cuivre ; je plaçai à son cou un grand collier en cailloux du Rhin ; j’entourai ses poignets de deux bracelets assez proprement façonnés, et, cela fait, je lui demandai la permission de l’embrasser en frère, ce à quoi il consentit en se faisant un peu prier. Face à face, il appuya fortement ses deux lourdes mains sur mes épaules ; j’en fis autant de mon côté ; puis, avec un sérieux toujours prêt à m’échapper, malgré le péril de notre position, j’approchai mon nez du sien avec assez de violence. Nous reniflâmes tous deux en même temps et nous nous trouvâmes liés d’une si parfaite amitié, que peu s’en fallût, je crois, qu’il n’ordonnât à l’instant même mon supplice, autant que je pus en juger d’après ses rapides paroles et ses regards courroucés.

Mais là ne s’arrêtèrent pas les effets de ma générosité forcée. Le petit sac contenant mes trésors, évalués à huit ou dix francs, était un objet de convoitise pour les autres insulaires, qui tendaient tous la main et aspiraient aussi à l’honneur de renifler contre mon nez. Leurs importunités devinrent si menaçantes, qu’il n’y eut plus moyen de refuser.

D’abord, au plus grand, car on n’est considéré ici qu’en raison de la haute stature, je donnai une paire de ciseaux ; à un autre, des mouchoirs ; à un troisième, un miroir et des clous ; à un quatrième, des hameçons… Le sac fut bientôt vide, et cependant les quêteurs insistaient encore j’étais ballotté de l’un à l’autre ; on me faisait tourner comme une toupie. Les gestes devenaient violents ; mes vêtements en lambeaux commençaient à leur appartenir, et, ma foi, j’allais peut-être user de mes armes, quand le rajah s’approcha, traça du bout de son arc un grand cercle autour de moi et prononça d’une voix forte le mot sacramentel :

— Pamali !

Au même instant, les naturels bondirent comme frappés par une commotion électrique, et je me trouvai seul dans le lieu saint. Il était temps, car je respirais à peine, et mes camarades se disposaient comme moi à une attaque générale.

Après une courte mercuriale du rajah, les Ombayens parurent se calmer ; et, malgré leur volonté bien arrêtée, nous résolûmes d’aller visiter le village appelé Bitoka. Là était l’imprudence, puisque tous les barils, pleins d’une eau excellente, se trouvaient arrimés déjà dans le grand canot, et que des amorces parties du navire nous invitaient à la retraite.

Mais, dans ces périlleuses excursions, la curiosité est si vivement excitée par tout ce que vous voyez, que c’est surtout ce que l’on vous cache que vous tenez le plus à savoir. Pas une femme ne s’était montrée à nous ; et, quand nous avions demandé à frotter notre nez contre celui de la reine, on nous avait répondu d’un air menaçant et terrible :

— Pamali !

— Sacrées tant que vous voudrez, nous étions-nous dit, mais nous verrons des femmes, ou du moins nous visiterons votre village. Anderson eut beau nous inviter à la retraite, ses paroles n’eurent pas plus de puissance que les menaces des Ombayens, et nous nous mîmes à gravir la montagne par un sentier difficile et rocailleux, en dépit des naturels qui, évidemment pour nous égarer, nous en montraient un autre plus large et plus uni. Marchant côte à côte, et toujours en alerte, nous vîmes bientôt sur nos têtes les cases de Bitoka, bâties sur pilotis, élevées de trois ou quatre pieds au-dessus du sol, bien construites, séparées les unes de autres, et au nombre d’une quarantaine. Mais des femmes, point ; nous n’en aperçûmes aucune, et c’est le seul lieu de la terre où il ne nous a pas été permis d’étudier leurs mœurs.

Plusieurs insulaires nous avaient suivis et précédés au village ; là surtout leurs demandes devinrent importunes et pressantes ; là surtout les menaces retentirent avec éclat, en dépit de mes jongleries qui les étonnaient toujours, mais ne les calmaient plus ; et, tandis que nous disposions en leur faveur de nos petits trésors, ils nous donnaient parfois en échange des arcs et des flèches.

Gaimard, qui avait pour habitude de se faufiler dans les plus petits recoins, vint nous dire qu’il avait vu, suspendues aux murs d’une case voisine, sans doute le Rouma-Pamali de Bitoka, une quinzaine de mâchoires sanglantes. En effet je m’y rendis à l’instant même, comme pour regagner le rivage, et je ne pus faire qu’une courte halte devant ces hideux trophées, sur lesquels nous n’osions interroger personne.

Au milieu de l’agitation que causait une pareille découverte, une fusée, partie du bord afin de nous rappeler, éclata dans l’air. À ce signal qu’ils regardèrent comme un prélude de guerre, les Ombayens se divisèrent en plusieurs groupes, s’interrogèrent et se répondirent à l’aide de sifflets aigus et perçants, s’échelonnèrent sur la route que nous avions à parcourir, s’armèrent de leurs arcs, garnirent leurs larges poitrines d’un grand nombre de flèches acérées, que la plupart d’entre eux trempaient dans un tube de bambou rempli d’une eau jaunâtre et gluante, et semblèrent attendre un dernier signal de leur rajah pour nous massacrer. Ici commença le drame.

— Nous voilà donc flambés, dit Petit, qui voulait déjà dégainer ; faut-il couper des flûtes ou des têtes ?

— Il faut te taire et nous suivre, lui dis-je.

— C’est égal, je m’abonnerais volontiers à deux flèches dans les… hanches.

— Et moi aussi.

— Et moi aussi…

Mais il n’était pas probable que nous en fussions quittes à si bon compte ; et nous pensions involontairement aux mâchoires suspendues dans le Rouma-Pamali.

Cependant nous faisions toujours bonne contenance, et je poussais même l’attention jusqu’à montrer aux insulaires qui m’entouraient les secrets d’une partie de mes tours, afin de les distraire de leur férocité. Je leur avais déjà donné, ainsi que mes camarades l’avaient fait, une veste, une chemise de matelot, une cravate, un mouchoir, un gilet ; et, à très-peu de chose près, j’étais vêtu comme eux. La rapine étant le premier besoin de ces peuples farouches, nous pensions que, des qu’ils n’auraient plus rien à nous demander, ils se montreraient moins cruels. Mais ce n’était pas assez pour eux : il leur fallut des promesses ; et, en effet, je leur fis entendre que le lendemain, au lever du soleil, nous reviendrions leur apporter de nouveaux et de plus précieux présents… Ils nous attendent toujours.

Toutefois, comme nous craignions encore qu’ils ne nous demandassent des otages en garantie de notre parole, je dis à Bérard qu’il serait peut-être sage de les épouvanter à l’aide de nos armes à feu.

— Essayons toujours, me répondit-il ; ce moyen peut se tenter : peut-être ignorent-ils la puissance de la poudre et des fusils.

Un perroquet poussait son cri perçant dans les larges feuilles d’un rima.

Bourou (oiseau), dis-je au plus irrité des Malais en le lui montrant du doigt ; bourou-mati (tué).

Bérard, dont le coup d’ail était presque infaillible, visa ; le coup partit : l’oiseau tomba. Nous regardâmes, triomphants, les insulaires attentifs ; pas un n’avait bougé, pas un ne semblait étonné le moins du monde ; mais celui à qui j’avais d’abord adressé la parole, me prenant rudement par le bras, me montra une perruche qui venait de se poser dans les branches flexibles d’un cocotier.

Bourou, me dit-il à son tour, bourou-mati.

Il posa la flèche sur la corde de son arc, poussa un cri, fit entendre un brrrr éclatant qui effraya l’oiseau ; celui-ci prit la volée, la flèche siffla, et la perruche tomba de branche en branche sur le sol. Aussitôt, sans nous donner le temps de la réflexion, et nous faisant bien comprendre que, pendant que nous chargions nos fusils, il pouvait, lui, atteindre trente victimes, le même insulaire nous montra un petit arbre dont le tronc n’était pas plus gros que le bras et à plus de cinquante pas de distance, sans presque viser :

Miri ! miri (regardez) ! nous dit-il, et la flèche partit, pénétra profondément dans l’arbre, et nous ne pûmes l’en arracher sans y laisser l’os dentelé dont elle était armée.

— C’en est fait, dit tout bas Anderson, nous sommes perdus !

— Pas encore, répliquai-je : je vais leur donner mes boîtes à double fond ; escamotons leur fureur comme nous avons escamoté les muscades. Vous, mes amis, donnez tous vos vêtements. Ainsi fut fait.

Mais nous approchions du rivage ; et quoique la nuit commençât à tomber du haut des arbres, je m’arrêtai encore pour dessiner un trophée d’armes admirables suspendu aux branches d’un petit pandanus. Plus complaisant que je ne l’aurais imaginé, un Ombayen s’en revêtit et se posa audacieusement devant moi en modèle d’atelier.

Ici nouveau frottement de nez en remerciement de sa courtoisie : mais lui, enchanté de se voir reproduire sur le papier, voulut me donner un spectacle plus curieux et plus dramatique. Il s’adressa à un des siens, qui s’arma de son redoutable cric, et les voilà tous deux se menaçant du regard et de la voix, se courbant, se redressant, bondissant comme des panthères affamées, se cachant derrière un tronc d’arbre, se montrant plus terribles, plus acharnés ; puis faisant tournoyer leurs glaives, se couvrant de leur bouclier de buffle, ils s’attaquèrent de près avec des hurlements frénétiques, vomissant une écume blanche au milieu des plus énergiques imprécations, et ne s’arrêtèrent que lorsque l’un des deux athlètes eut mordu la poussière. Cette scène terrible dura plus d’un quart d’heure, pendant lequel nous respirions à peine.

Oh ! jamais plus chaud et plus effrayant épisode n’arrêta voyageur dans ses imprudentes excursions ! Ce n’était pas un jeu, un spectacle frivole offert à notre curiosité : c’était un drame complet, avec ses craintes, ses douleurs, ses angoisses et son délire ; c’était un combat à outrance. comme en veulent deux adversaires à qui il importe fort peu de vivre pourvu qu’ils tuent. Une sueur ardente ruisselait sur les flancs des deux jouteurs ; leurs lèvres tremblaient ; leurs narines étaient ouvertes, et leurs prunelles fauves lançaient des éclairs. Dans la chaleur de l’action, l’un des deux avait reçu à la cuisse une assez forte entaille d’où le sang s’échappait en abondance, et l’intrépide Ombayen n’avait pas seulement l’air de s’en apercevoir. De pareils hommes ne doivent pas connaître la douleur.

J’ai dit à peu près la scène ; mais ces cris farouches au milieu de la lutte, cette joie de tigre au moment du triomphe, que chacun des deux combattants exprimait tour à tour ; ces yeux fauves, ces mouvements rapides du glaive acéré qui feint de trancher une tête, et cette avidité du vainqueur à boire le sang dans le crâne, à mâcher les membres du mort, exprimés par une pantomime infernale, quelle plume pourra jamais les rendre ? quel pinceau pourra jamais en rappeler le hideux caractère ? C’est là, je vous jure, un de ces lugubres épisodes sur lesquels passent les années sans en affaiblir le moindre détail ; et jusqu’à présent nous seuls avons pu donner des documents exacts et précis sur ce peuple ombayen, contre lequel la civilisation devrait armer quelques vaisseaux, afin d’en effacer tout vestige. On ne voit jamais bien lorsqu’on ne voit qu’avec les yeux, et tant de choses échappent à celui qui est sans émotion en présence des tableaux sombres ou riants qui se déroulent devant lui ! Pour bien voir, il faut sentir.

Petit, placé à mon côté, ne riait plus, ne mâchait plus son tabac ; mais il lançait toujours ses quolibets, et, stupéfait, il me dit à voix basse :

— Quels gabiers que ces gaillards ! Vial, Lévêque et Barthe plieraient bagage devant eux. Où diable ont-ils donc appris à se taper et à faire le moulinet ? Ce doivent être les bâtonistes de l’endroit. Je parie que d’un seul coup de leur briquet ils couperaient un homme en quatre… Vous avez été bien inspiré de leur faire des tours d’escamotage ; sans ça nous étions frits comme des goujons.

Quant aux insulaires, ils se sentaient fiers de notre surprise ou plutôt de nos terreurs, et en ce moment, je crois qu’ils auraient eu vraiment trop beau jeu à nous chercher noise, ce qu’ils se proposèrent pour le lendemain.

Le sol sur lequel s’exécuta ce terrible combat était bordé de fosses assez profondes et de plusieurs monticules recouverts de galets symétriquement posés et protégés encore par une double couche de feuilles de palmier. C’était le cimetière de Bitoka, et j’avais remarqué que les naturels s’étaient souvent détournés pour ne pas fouler aux pieds cette demeure des morts ; nous avions suivi leur exemple, et ils s’étaient montrés sensibles à cet hommage de pieuse vénération. Que de contrastes dans le cœur humain !

Jamais hommes ne furent mieux taillés pour les guerres, même parmi les nations féroces qui ne vivent que de rapine et de meurtre : car ils ont l’agilité de la panthère, la souplesse du reptile, l’astuce de l’hyène et un courage à l’épreuve des tortures. Les Ombayens sont de la race des Malais, mais on dirait une race pure et privilégiée, une nature primitive, une émigration d’hommes puissants et forts qui doivent peut-être aussi cette supériorité si tranchée au caractère du sol abrupte où ils sont venus s’établir en maîtres.

Ils ont le front développé, les yeux vifs, pénétrants ; le nez un peu aplati, quoique plusieurs l’aient aquilin ; le teint ocre rouge, les lèvres grosses, la bouche grande, accentuée, et dans aucun je n’ai trouvé la détestable habitude du bétel et de la chaux, si fort en usage chez leurs voisins. Leur abdomen a le volume voulu, sans être prononcé comme celui de presque tous les insulaires de ces contrées, et la vigueur de leurs bras se dessine par des muscles en saillie admirablement articulés.

Tous les naturels d’Ombay, même les enfants de cinq à six ans, étaient armes d’arcs et de flèches ; la plus grande partie portaient le terrible cric, dont la poignée et le fourreau étaient parés de touffes de cheveux. Les arcs sont en bambou ; la corde est un intestin de quadrupède. Nous avions peine à tendre à moitié ces ares dont les bambins de huit ans se servaient avec une extrême facilité ; et ce n’est pas chez les plus jeunes individus du village que nous trouvâmes moins d’hostilité c’était à qui d’entre eux se montrerait plus imprudent dans ses demandes et plus irrité de nos refus. Il n’y a pas encore à espérer que la race des Ombayens s’améliore.

Les flèches sont en roseau de la grosseur de l’index, sans pennes, armées d’os ou de fer dentelé ; l’œil ne peut pas les suivre jusqu’au bout de leur course, et un cuir de deux pouces d’épaisseur ne serait pas une assez solide cuirasse contre leur atteinte. Le bouclier sous lequel le guerrier ombayen se met à l’abri des coups de ses adversaires est taillé comme les plus gracieux boucliers grecs et romains, et se passe au bras gauche de la même manière ; il était orné de débris de chevelures, de coquillages éclatants appelés porcelaine, de feuilles sèches de palmistes et de petits grelots dont le tintement anime peut-être les combattants. La cuirasse est un plastron également en peau de buffle, qui part des clavicules et descend jusqu’au bas-ventre ; une large courroie la retient sur les épaules et supporte aussi une cuirasse à peu près pareille, qui garantit le dos et le derrière de la tête. Je ne peux mieux comparer cette armure qu’aux chasubles de nos prêtres, mais un peu moins longue. Les coquillages et les ornements sont placés avec goût et forment des dessins bizarres, pleins d’élégance et d’originalité.


C’est chose admirable, en vérité, qu’un Ombayen revêtu de sa cuirasse, armé de son arc, la poitrine parée de ses flèches meurtrières, placées en éventail, et se préparant au combat. Leurs cheveux tombent flottants sur les épaules ; quelques-uns en ont une si prodigieuse quantité, que leur tête en devient monstrueuse ; mais la plupart les relèvent à l’aide d’un bâton de six lignes de diamètre, les tressent avec une lanière de peau, et placent au sommet quelques plumes de coq ondoyantes comme d’élégants panaches. Ils ont un goût très-prononcé pour les ornements ; leurs oreilles supportent des pendants en os, en pierre ou en coquillages ; leurs bras et leurs jambes sont surchargés de cercles dont plusieurs en or, et des bracelets d’os et de feuilles de vacois.

Nos observations une fois achevées et notre provision d’eau à bord, nous nous dirigeâmes avec plus de précipitation qu’auparavant vers le rivage ; mais c’était là surtout que les difficultés du départ s’offrirent à nous d’une façon menaçante. Les insulaires cherchaient encore à nous retenir en nous assurant de leur protection pendant la nuit ; mais, plus habiles qu’eux, nous leur fîmes entendre que nous reviendrions le lendemain avec une grande quantité de curiosités, et que, pour les remercier de la généreuse hospitalité qu’ils nous avaient accordée, nous leur rapporterions des haches, des scies et plusieurs beaux vêtements. Sur la foi de ces trompeuses promesses, mais non sans s’être longtemps concertés entre eux, ils nous permirent de reprendre la mer. Dans leurs perfides regards nous vîmes de nouvelles menaces, dans leurs adieux le sentiment de la haute faveur dont ils nous honoraient, et bien certainement nul de nous n’aurait rejoint le navire, si nous ne leur avions donné pour le lendemain l’espoir d’un plus riche butin et d’un carnage plus facile.

La nuit était sombre, mais calme ; nous courûmes au large, guidés par les amorces que la corvette brûlait de temps à autre, et nous y arrivâmes à une heure du matin, heureux d’avoir échappé à un danger si imminent, d’avoir visité le peuple le plus curieux de la terre ; et cependant nous ne savions pas encore la grandeur du danger auquel nous venions si miraculeusement d’échapper.

Nous apprîmes le lendemain par un baleinier retenu comme nous dans le détroit, que quinze hommes qui montaient une chaloupe anglaise, descendus à Ombay pour faire du bois, avaient été horriblement massacrés et dévorés quelques jours avant notre descente à Bitoka ; qu’à une petite lieue de cette peuplade les débris de cet épouvantable repas gisaient sur le rivage ; que nul Européen débarqué à Ombay n’avait encore échappé à la férocité de ses habitants ; qu’ils se font la guerre de village à village, boivent le sang dans le crâne des ennemis vaincus, et que c’était par une faveur spéciale du ciel qu’un retour nous avait été permis. Qu’on dise après cela que la science des Conus, des Comte, des Balp, des Bosco, est une science stérile ! Sans mes tours de gobelets, je ne vous aurais pas parlé aujourd’hui d’Ombay et de ses anthropophages habitants.