Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/19

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 258-270).
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XIX

TIMOR

Diély. — Courte explication. — M. Pinto. — Détails. — Mœurs. — Boa.

Quand vous ne voudrez pas trouver d’incrédules en ce monde, ne racontez pas, ou plutôt ne dites aux hommes que ce qu’ils savent, ne leur apprenez rien ; ne leur parlez jamais que des objets qui les entourent, qui frappent leurs sens et avec lesquels ils vivent, pour ainsi dire, en famille. Hors de là vous trouverez le doute, le doute railleur, offensant, qui vous forcerait à mentir, si vous n’aviez le courage de trouver dans cette persécution même un motif de plus de résolution et de persévérance.

Eh, messieurs ! croyez-vous donc que l’on fait le tour du monde pour ne voir que des maisons alignées, des querelles de ménage, des cafés, des tables d’hôte, des marchands de briquets phosphoriques et des gardes nationaux en grande ou petite tenue ? Non, celui qui voyage et veut étudier ne s’arrête guère en face des tableaux qui lui rappellent le pays qu’il a quitté. Ce qu’il veut, lui, ce qu’il demande aux flots, à la terre, au ciel, ce sont des contrastes, de l’imprévu, du dramatique ; et maintenant, pour peu que l’âme du voyageur soit ardente, que son imagination bouillonne, pourvu qu’il ait du cœur au cœur, qu’il envisage les périls et la mort d’un œil tranquille, soyez sûrs qu’il verra ce que d’autres n’ont pas su voir, qu’il décrira ce que d’autres n’ont pas su décrire. Après cela, tant pis pour vous si vous êtes sans croyance ; il aura fait son
Koupang (Île Timor).
devoir, lui : lisez les Mille et une Nuits, et laissez de côté les pages vraies jusqu’à la naïveté, qu’il aura écrites, pour lui d’abord, égoïste qu’il est, et puis encore pour les hommes qui veulent connaître et s’instruire.

Oh ! si je vous disais que j’ai trouvé dans l’intérieur de l’Afrique, au milieu des archipels de tous les océans, au centre de la Nouvelle-Hollande, des préfets loyaux, comme vous en connaissez, des ministres intègres, comme vous n’en connaissez pas, des maires qui ne savent pas lire, des spéculateurs sans probité, des fils de famille qui commencent par être dupes et qui finissent par en faire, des femmes qui se vendent, des hommes qui se louent ; si je vous avais présenté les ridicules et les vices de nos capitales en honneur aux antipodes, vous auriez trouvé cela tout naturel, tout logique ; là pourtant eût été le phénomène, l’incroyable, l’absurde et le mensonge. Je connais des gens (vous peut-être qui me lisez) qui vont jusqu’à s’étonner que le soleil des tropiques soit brûlant, qui ne veulent pas que les baleines parcourent les mers, et qui s’indignent que d’énormes montagnes de glace emprisonnent les pôles. Misère humaine !

Non, non, les hommes et les choses, les mœurs et les climats ne sont pas identiques ; j’ai vu ce que je dis avoir vu ; je cite des noms propres ; mes compagnons de voyage sont à Paris, je les nomme ; je rends toute justice à leur courage ; je fais ma part quelquefois bien petite dans ces périlleuses excursions : je ne mens pas, j’écris de l’histoire.

Partez, messieurs, allez visiter Timor, Rawack, la Nouvelle-Zélande, la terre d’Endracht, Fitgi, Campbell, le cap Horn.

Et vous saurez ce qu’est le monde, et vous le direz à vos amis ; mais n’allez point à Ombay, nul de vous n’en reviendrait.

Et maintenant que j’ai franchement répondu à vos doutes, je poursuis.

Il est impossible d’être plus courtois que les vents qui se levèrent frais et soutenus, immédiatement après notre retour à bord, et nous empêchèrent de tenir notre parole aux bons et généreux naturels de Bitoka ; ils ne voulurent pas que nous eussions à nous reprocher notre impolitesse à leur égard ; mais de leur côté les Ombayens, qui sans doute du rivage nous voyaient fuir le détroit maudit, durent se reprocher amèrement leur tendresse méconnue ou leur bienveillance trompée. Gare maintenant aux navigateurs qui après nous mettront le pied sur ce sol que la mitraille européenne devrait labourer !

C’est que nous apprîmes encore à Diély, par le gouverneur lui-même de cette colonie, que toutes les tentatives essayées contre Ombay avaient échoué devant les difficultés redoutables d’un mouillage impossible et d’un débarcadère difficile ; que les cannibales, ligués en masse contre l’ennemi commun, se retiraient dans l’intérieur des terres, sur le sommet des plus rudes montagnes ; que, descendant la nuit avec précaution comme des hyènes affamées, ils guettaient les soldats des avant-postes ; que leurs flèches empoisonnées faisaient de nombreuses victimes, et que, dès qu’ils s’étaient emparés d’un homme, on en trouvait le lendemain sur la plage les restes sanglants et déchirés. — Au surplus, ajouta le sénor Pinto, dès qu’on a quitté leur pays d’enfer, ces farouches Malais, chassés de Timor pour leurs cruautés, rebâtissent en peu de jours leurs demeures saccagées, se séparent avec des cris frénétiques, deviennent ennemis implacables et se font de village à village une guerre à outrance. Ne dites à personne ici que vous êtes descendus à Ombay ; personne ne voudra vous croire, quand on saura que vous n’aviez pour auxiliaires que des fusils, des pistolets, des sabres et des gobelets d’escamoteur. De tous vos tours de passe-passe, poursuivit le gouverneur, qui m’adressait la parole, le plus surprenant, monsieur, est de leur avoir escamoté votre crâne et celui de vos amis ; ne le tentez pas une seconde fois, vous perdriez la partie.

Si les guerres intérieures que le gouverneur de Koupang faisait à l’empereur Louis avaient enlevé toutes les munitions du fort Concordia, il était aisé de voir que Diély vivait en paix avec ses voisins, car la rade retentissait incessamment du bruit du canon que M. José Pinto-Alco- forado-de-Azvedo-e-Souza faisait gronder dès qu’une de nos embarcations s’approchait de terre. Rien au monde n’est assourdissant comme l’enthousiasme ; il voulait que notre arrivée fut une époque mémorable dans les annales de la colonie. Il rajeunit son palais, il appela auprès de lui tous ses officiers, et voulut que les rajahs, ses tributaires, vinssent agrandir le cercle de ses courtisans. C’était une joie expansive, une amitié brûlante quoique née de la veille ; l’Europe était là, présente au pays qu’il protége de ses armes et de sa sagesse, et il prétendait fêter en notre personne cette Europe entière, dont un des plus glorieux pavillons flot- tait dans la rade.

C’est à nous féliciter des vents contraires et des calmes ; nous venions pour faire de l’eau, et voilà que les regrets vont escorter notre départ. M. Pinto sait comment on traite les gens de bonne maison.

Diély est plutôt une colonie chinoise que portugaise ; des émigrations nombreuses de Macao et de Canton ont lieu toutes les années ; mais malheureusement le sol de Timor est dévorant, et de cruelles maladies appellent incessamment de nouvelles recrues. Depuis que le sénor Pinto était gouverneur, son état-major européen avait été deux ou trois fois renouvelé ; lui seul et un de ses officiers avaient résisté aux atteintes d’une dyssenterie dont les premiers symptômes précèdent la mort de très-peu de jours. C’était l’exil qui avait conduit José Pinto à Diély ; c’était une disgrâce imméritée qui l’avait fait chef omnipotent d’un pays si éloigné du sien : eh bien ! loin d’en garder une basse rancune à ses juges abusés, en abandonnant au hasard les rênes de sa nouvelle patrie, il y exerçait au contraire un pouvoir doux et humain. Il veillait avec activité à la culture des terres ; il traitait ses rajahs avec une bonté toute paternelle, se faisant rendre compte de leurs différends, se jetant au milieu de leurs querelles pour les apaiser, et il était rare que son rôle de conciliateur n’obtint pas les résultats qu’il en attendait. Les guerres des rajahs ont souvent pour motif des causes futiles qui diviseraient à peine de simples colons. Un buffle volé fera verser des flots de sang, et la moitié d’une peuplade guerrière disparaîtra pour venger le rapt d’un cheval. On nous assure que les Malais de cette partie de Timor sont encore plus cruels et plus redoutables que ceux qui obéissent aux Hollandais. Leurs batailles ne cessent que par l’anéantissement de l’un des deux partis, et l’usage de ces peuples indomptés veut qu’ils affrontent la mort en poussant des cris au ciel, en dansant et en faisant, au milieu de la mêlée, mille grimaces et contorsions ridicules.

Dès que le gouverneur est instruit des guerres des rajahs, il envoie un de ses officiers aux chefs des partis, et au même instant cessent toutes les hostilités. Des députés sont expédiés des deux armées ; les raisons sont pesées dans la même balance, et l’agresseur condamné, sans appel, à une amende plus ou moins forte, consistant en bestiaux ou en esclaves, dont la dixième partie appartient au gouverneur. Si le rajah condamné refuse de se soumettre à l’arrêt prononcé contre lui, la force sait l’y contraindre, et au premier signal du sénor Pinto, tous les autres chefs prennent les armes et marchent contre le rebelle.

Nous n’avions pas vu d’arcs aux guerriers de Koupang, parce qu’il n’était resté à la ville que les moins intrépides et les plus maladroits des Malais. Mais à Diély nous trouvâmes ces arcs redoutables dans les mains de presque tous les naturels. Ils sont absolument pareils à ceux d’Ombay, quoique façonnés avec moins de goût et d’élégance. Au surplus, les archers de Diély sont d’une adresse peu commune, et dans les jeux que M. Pinto fit exécuter pour satisfaire notre curiosité, un des joûteurs, à plus de soixante pas, perça à deux reprises différentes une orange suspendue à un arbre. La sagaie durcie au feu devient dans la mêlée une arme meurtrière sur des membres privés de vêtements : c’est un bien curieux spectacle que de voir l’agresseur passer le trait de la main gauche à la main droite, en faisant en avant deux ou trois pas, comme pour prendre de l’élan et se donner de la grâce, puis le lancer avec la rapidité d’une pierre qui s’échappe de la fronde. Mais ce qui est merveilleux, ce qui tient du prodige, c’est la dextérité de l’adversaire à éviter le dard par un mouvement rapide à droite ou à gauche, et à le saisir de la main au passage, alors qu’il rase sa poitrine. Ombay se reflète sur Diély, et quoi qu’en dise le sénor Pinto, je ne crois guère à la bonne harmonie qu’il m’assurait régner entre les peuplades guerrières qu’il avait mission de gouverner. Ce n’est pas aux jours de paix que l’on apprend si bien à se servir de ces terribles armes.

Ce qu’il y a de vrai pourtant, c’est que la physionomie des Timoriens de cette partie de l’île, quoique aussi belle, aussi martiale que celle des hommes de Koupang, a quelque chose de moins sauvage, de moins farouche ; et que, loin de nous fuir, les soldats composant la garnison de Diély se plaisaient avec nous, nous recherchaient et semblaient beaucoup s’amuser de notre langage, de nos manières toutes frivoles et de notre costume si lourd et si hostile à la liberté des mouvements.

J’ai demandé à M. Pinto s’il croyait à l’anthropophagie des naturels de l’intérieur.

— Croyez-y vous-même aussi, me répondit-il ; à Timor tous les guerriers sont plus ou moins anthropophages, mais seulement dans la chaleur du combat ou dans la soif de la vengeance.

— Avez-vous essayé d’arracher des mœurs cet épouvantable usage ?

— J’ai promis cinq roupies pour chaque prisonnier vivant, et pas un guerrier n’a tenu à gagner la récompense.

— Mais les menaces ?

— Ils ont leurs forêts impénétrables.

— Les châtiments ?

— Allez les chercher dans leurs montagnes inaccessibles.

— Pourquoi ne pas tenter de terribles exemples ?

— Ici l’exemple ne corrige personne ; il faudrait châtier l’enfance, la faire vivre sous un autre ciel, lui donner un nouveau sol à fouler, infiltrer peut-être dans ses veines un sang plus pur, et ce ne sont ni quelques années de civilisation ni les faibles ressources accordées par la métropole qui peuvent modifier les usages d’un peuple aussi éminemment turbulent et farouche. Voyez, je leur offre gratis des terrains à cultiver ; je leur propose des ouvriers pour les aider à se construire des demeures saines et commodes : eh bien ! nul d’entre eux n’accepte, nul ne veut de ma protection à ce prix : les déserts vont mieux à leur allure d’indépendance et de domination. Ils cherchent des rochers secs et tristes, des bois silencieux, un ciel d’airain, les menaces des volcans, le sifflement des vents et le roulement du tonnerre. Un vrai Malais, dans nos cités européennes, mourrait étouffé, car il va là surtout où on lui a défendu d’aller.

— Punissez-vous de mort un criminel ?

— Oui, quelquefois, quoique je sache qu’on ne l’ose pas à Koupang.

— Ces exécutions sont-elles publiques ?

— Souvent, et je me hâte d’ajouter que je ne manque pas malheureusement de bourreaux, car tous les témoins de cette scène lugubre se disputent l’horrible plaisir de trancher une tête.

— Ne craignez-vous pas pour vous un assassinat après ces sanglantes tragédies ?

— Non, l’on m’aime, l’on m’adore ici ; j’y suis l’objet d’un culte particulier, et, en vérité, je ne sais pourquoi, puisque les naturels ne veulent que la moitié des bienfaits que je leur offre. Certes, je fais tout le bien que je peux ; mais, comme on n’a à Diély que des notions imparfaites sur le bien ou le mal tels qu’on les comprend en Europe, vous concevez que leur haine naît parfois d’un bienfait et leur amitié d’une proscription. Allez, c’est une rude tâche que de commander à ces hommes de fer qui m’entourent. Je suis venu à Diély frappé par un jugement inique ; ma seule vengeance sera la paix d’une colonie que tous mes prédécesseurs ont vainement cherché à obtenir. Quant à mon successeur, quelque belle que je lui aie fait la route, l’avenir nous dira ce que deviendra Diély après mon départ ou à ma mort.

La ville est située sur une petite plaine riante, au pied de hautes montagnes boisées, séjour continuel des orages. Sa rade n’est point aussi vaste ni aussi sure que celle de Koupang, mais l’île Cambi d’un côté et le cap Lif de l’autre la garantissent assez bien des vents les plus constants. Une jetée naturelle et presque à fleur d’eau s’avance à plus d’un quart de lieue au large, et il me semble qu’à très-peu de frais on pourrait y construire un môle auquel les navires auraient la facilité de s’amarrer. Du reste, la mer n’y est jamais bien haute, le fond en est bon, et le mouillage sûr et agréable.

Excepté le palais du gouverneur et une église dédiée à saint Antoine, on chercherait en vain un édifice à Diély. Toutes les maisons, basses et bâties en arêtes de latanier, à cause des fréquents tremblements de terre, sont entourées d’enclos, de sorte qu’on ne peut les apercevoir que lorsqu’on est vis-à-vis de la porte d’entrée. Sous ce rapport, Diély est encore inférieur à Koupang, où du moins le quartier chinois offre l’aspect d’un pays à demi civilisé.

La ville est défendue par deux petits forts assez réguliers et une palissade à hauteur d’homme où sont placées, de distance en distance et à côté des corps-de-garde, de jolies chapelles fort bien ornées. Mais la plus grande force de la colonie est dans l’amour des sujets pour le gouverneur.

Il existe presque au sortir de la ville divers sentiers qu’on ne peut parcourir sans s’exposer de la part des naturels au danger d’être massacré, et rien cependant n’annonce que ces sentiers soient pamali (sacrés).

Un jour que, dans une de mes promenades du matin, j’allais franchir un de ces chemins révérés où l’ombre descend fraiche du haut des larges rimas, je vis mon guide effrayé accourir et me supplier avec des larmes de ne pas aller plus loin, si je ne voulais à l’instant même avoir la tête tranchée. Je m’amusai un peu de ses frayeurs et de ses menaces, et comme je me disposais à continuer ma route en lui ordonnant de me suivre, le Malais se jeta à mes genoux et implora ma pitié. Je me laissai attendrir, je pris un autre chemin, et le pauvre homme me témoigna sa reconnaissance par des gestes, des grimaces et des contorsions qui me divertirent beaucoup. lei la joie ressemble à la douleur comme si elles étaient enfants de la même mère.

À mon retour à la ville, je pris des informations sur le petit incident des chemins pamali ; le gouverneur m’assura qu’il les respectait lui-même, et que si j’avais voulu suivre celui où l’on m’avait prié de ne point entrer, le naturel qui me conduisait eût été à coup sûr victime de ma persévérance et massacré sans pitié par ceux qui l’auraient vu. Du reste, je ne courais, d’après lui, aucun danger, et le Timorien n’avait cherché à m’effrayer que pour sauver sa tête. Le motif était assez puissant, je pense, et je me félicite fort d’avoir cédé aux ferventes prières qui m’avaient été adressées.

Dans une de mes fréquentes excursions aux environs de Diély, je poussai mes recherches tellement loin, que je me vis forcé d’aller demander l’hospitalité et de frapper à la porte d’une habitation située sur un monticule à la lisière d’un bois qui s’étendait au loin sur des mornes sauvages et dans une vaste plaine au bord de la mer : c’était celle d’un Chinois déserteur de Koupang, ou plutôt chassé pour ses méfaits, comme je l’appris plus tard de M. Pinto. Il ne parlait que sa langue naturelle ; moi je n’en savais pas une syllabe : vous comprenez si ma position était embarrassante. Au premier regard que je lançai sur lui, je reconnus qu’il avait peur et qu’il me soupçonnait d’être un émissaire secret expédié par M. Hazaart pour le saisir et le ramener à Koupang ; mais je le rassurai et j’essayai de lui faire comprendre qu’il me fallait un gîte pour la nuit. Il parut fort embarrassé et très-contrarié de la nécessité où je le mettais ; il me donna à entendre qu’il était seul et qu’il n’avait point de couche à m’offrir, puisqu’il n’en possédait qu’une seule.

À peine eut-il achevé ses grimaces peu persuasives, que dans la pièce voisine de celle où nous nous trouvions retentit une toux assez violente. Aussitôt, d’un geste courroucé et d’un mouvement de tête qui exprimait à merveille le mépris, je témoignai au Chinois combien j’étais blessé de son mensonge ; et oubliant qu’il ne pouvait me comprendre, j’articulai très-clairement :

— Il me faut une natte et de la lumière !

À ces paroles brèves et hautes, un frôlement se fit entendre à mes côtés, comme des roseaux qui courent sur des roseaux ; une partie du mur en bambou s’ouvrit, une croisée se dessina, et, encadrée dans cette bordure élégante et bizarre, m’apparut, les cheveux épars, une jeune fille pâle, couverte à demi d’une tunique blanche et la main droite en avant, comme pour se garantir d’un danger imprévu. Ses petits yeux vifs me regardaient avec une attention mêlée d’effroi ; sa bouche entr’ouverte me montrait les plus jolies dents du monde et essayait de sourire comme pour calmer ma colère.

J’étais en extase, car je croyais voir là une de ces suaves apparitions fantastiques que vous caressez dans vos rêves quand vous vous êtes endormi heureux du bonheur de la veille et plein d’espérance pour le lendemain. Sur un mouvement rapide du Chinois, la cloison allait se refermer ; mais je m’élançai et j’arrêtai fortement le volet, car je tenais à savoir aussi comment était faite et meublée la chambre à coucher d’une jeune Chinoise ; et si les devoirs de l’hospitalité, auxquels je manquais déjà légèrement, m’imposaient l’obligation de ne pas y pénétrer, la précieuse ouverture par où plongeaient mes regards me permettait au moins de fouiller dans ce réduit mystérieux qu’on m’interdisait. À ma place, n’en auriez-vous pas fait autant ?

Le lit sur lequel reposait la jeune fille était bas, sans matelas, recouvert d’une fine natte de Manille qui tombait drapée des deux côtés ; à chaque angle de la couche se dressait un dragon de quatre ou cinq pouces de haut, peint en noir et ayant des yeux d’émail, ouvrant de larges ailes bariolées de vert, de jaune et de rouge ; un cerceau en tige de bambou coupée en deux partait de la tête et aboutissait au sol, formant une courbe à deux pieds et demi ou trois de la natte supérieure ; sur cette courbe une autre natte plus fine encore, servant sans doute de moustiquaire, était roulée et relevée en ce moment. À côté du lit se voyait un petit meuble de porcelaine blanche et bleue, à deux anses, posé sur une sorte de guéridon fort élégant et orné de dessins grotesques et érotiques ; à terre de petits souliers, plus loin une sorte de tabouret admirablement façonné, des peignes de forme originale, des boules, un long bâton d’ivoire, terminé par une main à demi fermée, en ivoire aussi, servant à gratter les diverses parties du corps où les doigts ne peuvent que difficilement atteindre, et une trentaine au moins de baguettes de bois de sandal, dont quelques-unes étaient à demi consumées ; deux tables, un buffet, six chaises, un paravent et six tableaux représentant des sujets d’une moralité fort équivoque, le tout d’une forme gracieuse et travaillé avec beaucoup de goût, d’art et de patience, composaient le reste de l’ameublement.

Mon inspection achevée, je ne parus pas satisfait, et je témoignai le désir et la volonté de pénétrer dans cette pièce ; mais le Chinois, qui était resté immobile de peur, accroupi sur le plancher, me fit entendre que la jeune fille était malade et que l’émotion qu’elle éprouverait ne pourrait que nuire à sa santé. En dépit de cette prière, que je compris à merveille, j’allais passer outre et braver la consigne, quand mon drôle, qui tenait à me convaincre, me présenta un petit arc tendu à l’aide d’une corde de guitare et m’invita à m’assurer de la vérité de son assertion. Pour le coup ma pénétration se trouva en défaut, et je le lui fis comprendre ; mais le coquin, adressant deux ou trois paroles à la jeune fille appuyée sur ses deux mains, celle-ci tendit le bras. Le Chinois appliqua alors une des extrémités de la corde de l’arc sur l’artère de la prétendue malade, posa l’index sur l’autre extrémité et parut compter les pulsations ; moi alors j’essayai de l’instrument chinois et ne sentis aucune vibration, soit qu’en effet mon doigt fût insensible à l’expérience, soit que mes distractions fussent nuisibles à l’épreuve. Nul doute que la jalousie des Chinois ne leur ait inspiré cet instrument à l’aide duquel ils garantissent leurs femmes des attouchements si fréquents et si pleins de mansuétude dont la médecine use chez nous avec une si pieuse circonspection. Mais ce qui est plus positif encore, c’est que l’arc dont je parle suffit aux habitants de ce pays pour déterminer d’une manière précise le degré de fièvre d’un malade, et une seule des trente expériences que j’ai tentées à Diély a donné tort à la science du lettré soumis à mes investigations.

Cependant la nuit était sombre ; nul chemin pratiqué ne pouvait me guider jusqu’à Koupang, et quoique j’eusse achevé à peu près toutes mes observations morales, je résolus de m’installer, sans autre forme de procès, chez Hac-Ping, mon honnête Chinois, en lui faisant comprendre que je solderais ma malvenue. Bien lui en prit de ne pas me refuser, car j’étais décidé, en cas de résistance ou de refus, à rester gratis et à le mettre à la porte. Un conquérant n’en use pas avec moins de cérémonie. Un double intérêt, celui de ma conservation et celui de ma curiosité, me dicta ma conduite si franchement sans gêne. Il y avait force majeure, et ma conscience de voyageur me mit à l’abri de tout remords.

Je m’installai donc sur une chaise, en face de la porte d’entrée, prêt à prendre la fuite en cas de trahison ou d’attaque imprévue, ou disposé à me défendre contre des forces à peu près égales. La jeune fille me dévisageait de son regard ; le patron cessait de me défendre les investigations qu’il n’avait pu empêcher une fois, et les heures passaient, au bruit lointain des oiseaux qui venaient se reposer sur les arbres du voisinage. Cette triple situation de trois êtres qui ne se comprenaient pas, se regardant sans mot dire, s’étudiant et se craignant, avait pour moi quelque chose d’original à la fois et d’inattendu qui allait à merveille à mon humeur aventureuse.

C’était en effet un tableau assez curieux à étudier.

Le Chinois avait quarante ans, moi beaucoup moins, et la jolie fille tout au plus quinze ou seize ans. Nos gestes, souvent incompris, donnaient lieu à de singuliers quiproquo qui nous faisaient rire à tour de rôle. Dans cette position bizarre, chacun de nous avait peur de quelque chose elle de je ne sais quoi, lui de mes menaces, et moi d’une lâche trahison. Je me hâte d’ajouter que les regards de la fille avaient quelque chose d’assuré qu’il m’était loisible de traduire à mon avantage. Les Européens sont si présomptueux !

Pour tromper le sommeil, qui aurait pu me gagner en dépit de ma volonté, je fredonnai à demi voix quelques refrains de Béranger, et je ne saurais vous dire ce qu’il y a de charme à répéter, à l’antipode de son pays, au milieu de gens d’une nature opposée à la vôtre, les chants nationaux qui viennent visiter votre mémoire, ainsi qu’un ami consolateur votre demeure. Mais, comme je ne voulais pas faire à moi seul les frais de cette sorte d’entr’acte, je priai le Chinois d’en remplir les vides. Ce fut la jeune fille qui répondit à ma prière, et je fus tellement ému de ses accords, que peu s’en fallut que je ne la trouvasse véritablement laide, elle si appétissante dans le silence. Ô Meyerbeer ! ô Rossini ! il n’est pas vrai que vous soyez encore citoyens de l’univers !

Après les chansonnettes vinrent le dessin et l’aquarelle. Je m’approchai de la jeune fille et lui demandai la permission de faire son profil, ce à quoi elle consentit avec une joie d’enfant tout à fait divertissante. Quand j’eus achevé mon travail, elle m’en demanda une copie, que je m’empressai de lui offrir galamment et qu’elle reçut avec reconnaissance.

Le jour même de cette demi-aventure assez singulière, je me rendis chez le gouverneur, à qui je la racontai, avec tous ses détails ; il s’amusa beaucoup de la frayeur du Chinois, du respect que j’avais témoigné à la jeune fille, et il m’apprit que le drôle à qui je devais une hospitalité aussi généreuse avait été déjà trois fois battu de verges par ses ordres ; qu’il faisait un trafic honteux de l’infortunée qu’un rapt avait sans doute mis en sa puissance, et qu’il appelait effrontément sa fille.

Plus, en avançant dans ma course, je hante de Chinois sur mon passage plus je trouve que mes premières observations sur leurs mœurs ont été logiques, plus j’apprends à les mépriser.

Il est aisé de comprendre que lorsque, dans un pays neuf pour l’étude, nous faisons une station bientôt limitée, il nous devient impossible de recueillir tous les documents dont la science et la philosophie feraient souvent leur profit, et que nous devons nous contenter, sans aucun moyen d’en vérifier la rigoureuse exactitude, des renseignements qui nous sont officieusement donnés. Le devoir du voyageur consiste surtout à puiser à des sources pures et à chercher à discerner autant que possible la vérité de l’erreur. Notre relâche à Diély, par exemple, sera courte, puisque sous peu de jours nous mettons à la voile. Mais ce n’était pas assez pour moi que M. Pinto et ses officiers répondissent le mieux possible à nos incessantes questions, il fallait encore que je furetasse çà et là pour donner pâture à mon ardent appétit de curiosité. Un matin donc que, parti avec Petit, mon vieux matelot, je m’acheminais vers un bois immense dont les derniers échelons ne sont éloignés de la ville que d’une demi-lieue, je fus distrait de mes méditations par un bruit sourd semblable à celui d’un escadron au galop.

— C’est un tremblement de terre, dis-je à Petit attentif.

— La terre tremble, me répondit-il, mais ce n’est pas un tremblement de terre ; cela n’est pas profond : c’est seulement à la surface.

— Que penses-tu ?

— Comme d’habitude, je ne pense rien, j’attends.

— Que crois-tu du moins que nous ayons à faire ?

— Le bruit redouble, c’est une lame perdue : mettons en panne et voyons venir. Comme nous sommes sous le vent, nous saurons bientôt de quoi il retourne.

À peine eut-il fini qu’un tapage épouvantable, échappé de la forêt, nous tint en haleine et qu’au même instant une vingtaine de buffles haletants, essoufflés et renversant tout sur leur passage franchirent les derniers arbres, se dirigèrent de notre côté et nous contraignirent à escalader les branches noueuses d’un multipliant voisin. Mais, comme s’ils n’avaient obéi d’abord qu’à un mouvement fiévreux ou à une panique, les redoutables animaux s’arrêtèrent tout à coup et broutèrent l’herbe avec tranquillité.

Ce singulier manége, ces mugissements violents qu’ils poussaient dans leur fuite rapide, cette queue pelée qui fouettait leurs robustes flancs, et ce temps d’arrêt si prompt, me faisaient soupçonner qu’il y avait là une cause extraordinaire que je cherchais vainement à m’expliquer.

— Et toi, Petit, que dis-tu de ce caprice ?

— Ce n’est pas un caprice ; ils allaient trois quarts largue, toutes voiles dehors, et ils viennent de mouiller.

— Devons-nous continuer notre promenade ?

— Oui, mais en virant de bord.

— Ainsi donc tu as peur !

— Moi, peur ! Vire au cabestan, dérape, mettons le cap dessus, et en route.

— Non, c’est moi qui ne suis pas rassuré ; mais cette manœuvre est si extraordinaire que j’en vais demander l’explication au gouverneur ou à l’un de ses officiers.

— C’est peut-être un lion qui pousse ces gaillards-là.

— Il n’y en a pas ici.

— Laissez donc ! dans ces chiens de pays il y a de tout, excepté du vin et de l’eau-de-vie.

— Tiens, bois un coup et marchons vers Diély.

Arrivé chez le gouverneur, je lui demandai l’explication d’un si étrange phénomène.

— Il est tout naturel, me répondit il. Un boa aura été réveillé de son assoupissement ; il se sera élancé vers ce troupeau de buffles et aura fait une victime. L’instinct dit aux autres qu’ils n’ont rien à craindre dès que le reptile allonge sa proie contre le tronc noueux d’un arbre afin de l’avaler plus facilement, et voilà pourquoi ils se sont arrêtés, oubliant le péril qui les avait menacés. Ces courses bruyantes et rapides ne nous étonnent plus, nous qui en avons été témoins si fréquemment.

— Ainsi donc vous croyez que le boa déjeune en ce moment ?

— J’en suis sûr.

— Je voudrais bien m’en convaincre aussi.

— C’est une curiosité qui a coûté cher à bien du monde.

— Vous voulez m’effrayer, monsieur le gouverneur.

— Je ne demanderais pas mieux.

— C’est égal, je me risque ; mais je serai prudent.

— Soit : voulez-vous un cheval ?

— J’accepte, quoique je sois fort mauvais écuyer.

— Je vais ordonner qu’on en selle un aussi pour votre matelot, et bonne chance.

M. Pinto sourit en m’adressant ces dernières paroles, et je ne compris que plus tard le sens de ce rire moqueur, où il y avait pourtant beaucoup de bienveillance.

Le gouverneur avait à peine achévé, qu’il fut mandé pour aller recevoir le rajah de Dao, Naké-Tetti, lequel, mécontent des Hollandais, qui l’étaient beaucoup aussi de ses soldats, venait demander aide et protection à M. Pinto. Celui-ci le reçut avec amitié, et lui promit de s’interposer entre lui et M. Hazaart, fort intraitable envers ses tributaires.



Vous voyez que l’Europe n’est pas la seule partie du monde où les grands s’appuient sur les petits qu’ils écrasent.