Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/20

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 271-279).

XX

TIMOR

Boa (suite). — Deux Rajahs. — Détails. — Maladie. — Départ.

Cependant les chevaux se faisaient attendre ; M. le gouverneur grondait et menaçait ; moi j’étais presque fâché (je le dis à voix basse) de m’être montré si curieux, et Petit, insouciant, se consolait de cette nouvelle course sous un soleil de plomb, en songeant qu’au retour il dirait quelques mots à certaine bouteille de vin que je lui avais montrée du doigt.

Enfin les chevaux nous furent amenés. Petit, plus inhabile encore que moi, se hissa dessus moins bien que sur les barres de perroquet. M. Pinto me serra la main, m’indiqua la route la plus aisée et la plus ouverte, et, nous recommandant la prudence, il me fit promettre d’être de retour pour un grand souper qu’il nous donnait le soir même.

— Ainsi donc, vous comptez qu’il y aura un retour pour moi ?

— Sans cela, vous laisserais-je partir ?

— Le boa ne fait donc pas deux repas coup sur coup ?

— L’on raille toujours loin de son ennemi. Au revoir.

— C’est donc bien bête, un boa ! dit Petit entre ses dents ; moi je dînerais toujours et je boirais encore plus souvent.

Nous allions au petit pas, comme des gens curieux de ne pas voir et honteux d’avoir essayé. Petit prit le premier la parole.

— Je crois, monsieur, que nous faisons une sottise.

— C’est possible.

— Bien lourde.

— Peut-être.

— Alors pourquoi la faire ?

— Parce que reculer maintenant serait poltronnerie.

— Êtes-vous plus brave d’aller là en tremblant ?

— Qui le dit que je tremble ?

— Tiens ! ça se voit bien assez.

— Tu trembles donc, toi ?

— Non, mais à votre place je n’irais pas.

— Pourquoi, à ma place ?

— Vous avez un souper sterling qui vous attend, et vous tenez à voir comment un gredin de serpent avale un buffle avec ses cornes, sans boire seulement un petit verre de schnik !

— On ne voit pas cela tous les jours.

— Non, mais on ne le voit pas deux fois.

— Eh bien ! je ne recommencerai pas quand j’aurai vu.

Poltron ou brave, géant ou nain, faible ou fort, un compagnon de voyage amoindrit toujours le danger, et je connais bien des gens de par le monde qui n’ont de cœur qu’en compagnie. Appliquez cette remarque à Petit ou à moi, peu m’importe.

Selon les aspérités de la route, nos grêles montures hâtaient ou ralentissaient leur marche, et, au lieu de les guider, nous les laissions doucement aller à leur caprice, comme des hommes à qui il était indifférent d’arriver au but, ou plutôt comme des poltrons qui craignent de l’atteindre. Je vis dans l’antipathie des reptiles ; l’aspect d’un crapaud me fait mal ; j’aimerais cent fois mieux, dans un désert, l’approche d’un lion ou d’un tigre que le sifflement d’un serpent ou le bruissement de sa marche à travers les plantes et les roseaux.

La chaleur était étouffante, et, pour garantir ses épaules nues des piqûres du soleil, Petit, dont le chef était couvert d’un criquet de chapeau de paille à bords imperceptibles, arracha de sa tige, sur la lisière de la route, une large feuille de bananier, y fit un trou par lequel il passa sa tête rouge, et se fabriqua ainsi une espèce de parasol fort commode et fort pittoresque, mais qui lui donnait la physionomie la plus comique du monde. Callot et Decamps eussent donné bien des choses pour se trouver en face d’un pareil modèle.

— Si Marchais me voyait ainsi accoutré, me disait-il, je ne sortirais de ses mains qu’en lambeaux.

— Pourquoi cela ?

— Est-ce que je le sais, moi ? Quand il marronne, il tape ; quand il est content, il tape encore ; il tape toujours, lui. Au surplus, j’aimerais mieux encore qu’il fût ici qu’à bord.

— Et la raison ?

— C’est qu’il m’aplatirait assez pour m’empêcher d’aller de l’avant.

— Ainsi certainement tu as toujours peur ?

— Presque autant que vous.

— Mais je n’ai pas peur, moi.

— C’est comme si vous disiez que je ne suis pas laid ; ça ne se voit que de reste.

— Tu vois aussi que ça ne m’empêche pas d’avancer.

— Oui, comme la tortue. Tenez, franchement, nous naviguons à la bouline.

— Va, va, nous arriverons ; je te croyais dans des intentions plus guerroyantes.

— Dites-moi, monsieur, est-il vrai qu’autrefois, quand il y avait des Romains, sous le règne de… l’autre, le Napoléon de cette époque-là, on ait été faire la chasse d’un boa avec une vingtaine de pièces de canon de trente-six ?

— Non, car la poudre n’était pas encore inventée.

— Ni les boas non plus, peut-être ?

— Qui donc t’a raconté cette fable ?

— C’est Hugues, votre domestique, qui dit l’avoir lue. Quelle raclée quand j’arriverai à bord !

— Je te le défends.

— Pourquoi nous fait-il des colles ? À propos, croyez-vous qu’il soit aussi bête qu’on le dit ?

— Non, il l’est beaucoup plus.

— À la bonne heure.

Tout en causant ainsi, nous étions arrivés à la plaine étroite et allongée où les buffles s’étaient d’abord arrêtés et où ils paissaient encore. Nous fîmes un grand circuit pour les éviter, et, suivant les instructions du gouverneur, nous longeâmes le bois du côté de la mer. Mais à peine en fûmes-nous à une cinquantaine de pas de distance, que plusieurs Malais armés d’arcs, de sagaies et de cries se présentèrent à nous et nous firent impérieusement signe de rebrousser chemin.

— Contre des hommes, à la bonne heure ! me dit Petit. Si vous voulez, nous allons tomber dessus ?

— Garde-t’en bien ; peut-être sont-ils en grand nombre ; laisse-moi leur faire comprendre que nous avons une permission du gouverneur.

— Vous serez bien habile si vous leur faites comprendre une syllabe ! Figurez-vous que j’en ai trouvé deux hier matin sur le port, et que ces vieux marsouins n’ont pas même compris les mots rhum et eau-de-vie, comme si ça n’était pas connu de tout l’univers ! Je parie que ces gredins-là ne sont d’aucun pays.

— Tais-toi et laisse-moi faire.

— Vous allez faire de belles choses.

Je m’approchai alors d’un des Malais, je lui montrai le cheval du gouverneur, qu’il devait connaître ; je prononçai à haute voix le nom de Pinto et le mot rajah. À tout ce que je disais, il me répondit :

— Pamali.

— Ils sont bien embêtants avec leur pamali ! ils n’ont que ça à vous jeter à la face. Quand ils ont dit pamali ! ils croient avoir cargué et serré une misaine.

J’eus beau crier, jurer, pester, je ne pus rien obtenir des soldats qui me barraient le passage, la sagaie ou le cric à la main et la flèche sur la corde de l’arc.

Aussi Petit ne cachait-il plus sa joie et commençait-il à remâcher son tabac avec plus d’assurance.

— À quoi bon vous fâcher ?

— Cela soulage.

— Oui, mais ils ne vous comprennent pas ; vos S…, vos B… et vos F…, c’est comme si vous leur parliez latin. Tout à l’heure quand vous avez appelé ce grand escogriffe vilain butor, je suis sur qu’il s’est fourré dans la tête que vous l’appeliez joli garçon, car il riait à se disloquer la mâchoire.

— Nous avons fait une belle course, mon garçon ; ne pas voir seulement un boa !

— Venez à bord, il y en a de plus longs que ceux qui se promènent dans cette forêt l’aviron à la main.

— Il y a des boas à bord ?

— Et les câbles donc ! À propos de câbles, le plus gros n’a plus qu’un seul bout.

— Comment cela ?

— L’autre était trop mauvais, nous l’avons coupé hier matin.

Cette naïveté, dans le genre de toutes celles de ce pauvre Petit, m’amusa beaucoup. Il me fut impossible de lui faire comprendre qu’il avait dit une bêtise, et ce fut au milieu de notre discussion logique et grammaticale, que nous arrivâmes à Diély. Je recommandai mon excellent compagnon aux soins d’un domestique du palais, et moi, j’allai voir le maître.

— Eh bien ! me dit-il en m’apercevant de loin, avez-vous vu un boa ? en avez-vous vu deux ?

— J’ai vu vos damnés de Timoriens, qui m’ont menacé de leurs flèches.

— Il fallait dire que vous aviez toute permission.

— Le moyen de se faire entendre ?

— Vous êtes donc bien fâché du peu de succès de votre entreprise ?

— Sans doute.

— Et moi, j’en suis bien aise, car c’est par mon ordre que tout s’est ainsi passé. J’étais très-convaincu que vous n’aviez rien à redouter du boa, qui déjà avait avalé la moitié de sa proie ; mais rien ne m’indiquait qu’il n’eût pas auprès de lui quelque membre à jeun de sa famille. En général, ils voyagent par couples, ils dorment même entortillés les uns dans les autres, et vous comprenez maintenant pourquoi mes soldats gardaient si bien la lisière de la forêt. D’ailleurs, qu’auriez-vous appris dans cette course téméraire ? Ce que je vous avais déjà dit, et je vous ai dit la vérité. Dans ce pays les imprudences sont coûteuses ; ne l’apprenez pas à vos dépens.

À peine M. Pinto eut-il achevé ses conseils d’ami, auxquels Petit applaudissait de toute la largeur de ses gigantesques mains, que je vis arriver auprès du gouverneur une demi-douzaine de Timoriens, harassés, ruisselants, lui parlant tous à la fois avec des gestes et des manières d’une énergie effrayante. M. Pinto envoya chercher son interprète, s’assit et parut douloureusement écouter les récits qui lui étaient faits. Puis, d’un ton sévère, il donna des ordres aux Malais, qui s’inclinèrent avec respect et s’éloignèrent d’un pas martial.

— Quels peuples ! quels hommes ! me dit le noble Portugais quand nous fûmes seuls ; on n’en viendra jamais à bout. Deux rajahs étaient en querelle pour un buffle volé ; des querelles ils en vinrent aux menaces ; des menaces aux hostilités. J’interposai mon autorité pour les réduire ; je fis restituer le buffle volé, et j’ordonnai la confiscation de trois autres buffles au profit du rajah offensé. Eh bien ! quelle a été la conduite de ces misérables ? Ni l’un ni l’autre n’ont voulu se soumettre à ma justice : ils ont cessé des combats généraux, dont le bruit arrive bien vite jusqu’à moi, mais ils sont convenus entre eux de combats particuliers, dans lesquels un des deux adversaires reste mort sur la place. À cet effet, un étroit et profond ravin a été choisi ; chaque jour deux soldats ennemis s’y rencontrent, et chaque jour un seul retourne auprès des siens. Voilà près d’un mois que durent ces duels sanglants, et je n’en ai reçu la nouvelle que tout à l’heure. Je vous jure que je donnerai un grand exemple. Au surplus, poursuivit-il, je vous fais cette pénible confidence, gardez-la pour vous seuls ici ; je ne veux voiler d’aucun nuage les heures de plaisir que vous vous promettez encore. La soirée du gouverneur fut moins animée que celles qui l’avaient précédée, et il me sembla reconnaître que les officiers portugais savaient déjà la triste nouvelle qui avait assombri le front de M. Pinto.

Cependant, comme il ne devait m’arriver à Diély que des demi-aventures, chose que je déteste presque autant que le calme et l’inaction, je m’approchai le lendemain matin d’une espèce de cachot obscur, d’où j’avais entendu s’échapper de lugubres gémissements. À la porte étaient deux Malais armés de leurs cries ; mais à mon approche ils se levèrent, et me firent entendre que l’ordre qu’ils avaient reçu d’éloigner les curieux et les importuns ne me regardait pas. J’usai donc de la permission, et, après quelques pas faits dans des ténèbres épaisses, je me trouvai en présence de deux malheureux, rivés à un mur par un énorme collier de fer, le pied droit fortement attaché à un poids de cinquante livres au moins : c’étaient deux rajahs. Le plus jeune vomissait d’ardentes imprécations, accompagnées de gestes menaçants et frénétiques ; il n’avait pas encore vingt-cinq ans ; ses bras étaient nerveux, sa taille imposante ; ses prunelles jetaient des feux autour de lui, et l’on voyait qu’il épuisait inutilement ses forces à briser les chaînes dont il était chargé. L’autre, vieillard d’une cinquantaine d’années, captif aussi, ne bougeait pas plus qu’une statue ; assis sur le sol humide, absolument nu comme son camarade d’infortune, il était taciturne et sombre, mais nullement abattu. À mon entrée, à peine fit-il un léger mouvement de tête pour me regarder, et il la détourna un instant après, comme pour éviter des regards importuns. Cependant le plus jeune, ne voyant personne à ma suite, se pencha vers moi et m’adressa la parole à demi-voix, sans doute pour me faire une confidence. Je lui donnai à comprendre que je m’intéressais à son malheur, que je voudrais l’alléger, mais que je ne pouvais lui être d’aucun appui, et que je n’entendais pas un mot de sa langue. Ses violentes vociférations recommencèrent de plus belle ; de ses ongles rudes et tranchants il déchirait ses chairs ; son poing fermé frappait rudement la muraille, tandis que le vieillard son voisin haussait les épaules et souriait de dégoût et de pitié.

Ma visite fut courte. À ma sortie, les deux gardiens se levèrent de nouveau, et de loin j’entendis encore les cris du jeune rajah enchaîné.

Quelques heures après, il me fut impossible de ne pas parler au gouverneur de la triste découverte que j’avais faite. Je lui demandai la cause de la sévérité qu’il déployait contre ces deux princes du pays.

— Ah ! vous les avez vus, me dit-il d’un air étonné : ce sont deux grands misérables.

— Leur crime, quel est-il ?

— Ils en auraient plus d’un sur la conscience, s’ils avaient une conscience.

— Ont-ils pillé, dévasté, assassiné ?

— Ce sont des scélérats qui ont mérité le châtiment qu’ils subissent.

— Qu’en ferez-vous ?

— Je ne sais.

— Un conseil les jugera-t-il ?

— Allons donc ! assembler un conseil pour ces gens-là, ce serait leur faire trop d’honneur.

Le lendemain, curieux et inquiet, je passai devant la case aux deux rajahs prisonniers ; il n’y avait plus de gardiens à la porte ; les fers n’enchaînaient plus de membres ; tout était silencieux comme la tombe.

En quittant Diély et en côtoyant un rivage coupé de criques et de fondrières nées de violentes commotions terrestres, on arrive, après trois heures de marche endolorie par les galets, au pied d’un mont noir et gigantesque dans les flancs duquel bouillonne sans cesse une lave menaçante. Je tentai plusieurs chemins pour arriver jusqu’au cratère, et je fus toujours arrêté aux quatre cinquièmes de la hauteur par des couches immenses de cendres fines dans lesquelles je plongeais parfois jusqu’aux genoux, et qui me faisaient sentir une chaleur insupportable. Sont-ce les fournaises intérieures qui pénètrent jusqu’à la surface du sol ? Est-ce le feu d’un soleil tropical qui pèse sur ces cendres, les réchauffe et leur fait garder cette haute température ? Que les géologues décident la question et aillent étudier ce magnifique volcan, bien plus curieux que le Vésuve et l’Etna.

Au pied de cette masse imposante de laves sans végétation jaillissent, vives et riches, une douzaine de sources chaudes, sulfureuses et fort appréciées dans le pays, se réunissant à une centaine de pas dans un même canal creusé par la main des hommes. Sur les bords, je vis quelques lépreux, vieux, à demi rongés, qui trempaient leurs jambes dans le courant. L’on m’assura plus tard, à Diély, qu’à une certaine époque de l’année, et surtout après de violentes secousses de tremblement de terre, on voyait auprès de ces ruisseaux, changeant de cours selon les caprices du volcan, des populations entières venir demander à ces eaux bienfaisantes quelque adoucissement aux cruelles maladies héréditaires dont gémissent tant de naturels. Pas un de ces êtres souffreteux qui attendaient là sous leur cahen-slimout une vie bien près de leur échapper, ne tourna la tête pour me voir passer, et j’en accuse plus la douleur que le mépris. Si, comme le prétendent les habitants, l’efficacité de ces eaux est incontestable, si elles sont réellement pour eux un remède universel contre la goutte, la dyssenterie, les maladies de la peau, les insomnies, enfin contre tous les maux qui les poursuivent, pourquoi donc, dans mes courses d’explorateur, rencontré-je à chaque pas des malheureux couverts de lèpres ou de gale ? Si quelques-uns guérissent, est-ce le remède ou la foi qui les sauve ?

De retour de cette promenade, qui avait cependant épuisé mes forces d’Européen, je m’arrêtai, pour boire du lait de coco, dans une case isolée où je ne vis que deux jeunes filles à l’air vif, à l’œil téméraire, qui ne furent nullement effrayées de ma visite inattendue. Je leur fis comprendre que je voulais boire, ou plutôt je prononçai le mot klapas (coco) en leur montrant en échange un petit miroir. L’une d’elles me fit signe d’attendre et que j’allais être satisfait. Aussitôt elle se dépouilla du seul vêtement qui la gênait, escalada un cocotier voisin avec la rapidité d’un chat ou d’un écureuil.

Après m’être un peu reposé, je pris congé de mes deux Malaises, surprises que je ne leur demandasse pas d’autres preuves de leur désir de m’être agréables. Je payai donc leur obligeance par un nouveau cadeau, et je donnai à ces deux jolies enfants, qui ne mâchaient ni tabac ni bétel, et qui avaient des dents éblouissantes, une haute idée de mon opulence et de ma générosité. J’avais dépensé dix sous à peu près.

Et maintenant que je vous ai fait promener avec moi dans cette ville toute sauvage par ses mœurs et son aspect ; maintenant que je vous ai parlé en détail de ces peuples cruels qui engraissent Timor avec du sang, que vous dirai-je de ces réunions si amusantes qui pendant notre courte relâche ont eu lieu chez le gouverneur ? L’Europe au milieu des forêts vierges de joyeux repas, des tables servies avec luxe et profusion, des vins exquis, de belles porcelaines, de riches flacons, du gibier de toute espèce, enfin des habitudes françaises à côté des allures des farouches Timoriens ; tout cela, je vous jure, a un charme qui ne peut être compris que par ceux qui se sont trouvés dans des positions analogues. On croit rêver l’Inde dans un salon parisien, ou plutôt on se sent heureux de retrouver une patrie dont on est séparé par le diamètre de la terre.

À notre soirée d’adieu au gouverneur, si noble, si généreux, si bienveillant, j’étais assis à côté de la dame d’un des premiers officiers de M. Pinto, et je lui demandai s’il ne lui tardait pas de revoir son pays.

— Oh ! non, je suis heureuse ici, me répondit-elle.

— Vous ne craignez donc pas les maladies contagieuses de ce climat ?

— J’y suis habituée.

— Mais avec ce soleil ardent, on ne peut guère se hasarder à une promenade ?

— Oh ! le jour je ne sors jamais.

— Je comprends que l’air pur et frais du matin doit vous plaire davantage.

— Non, monsieur, le matin je reste dans mes appartements.

— Alors les soirées sont réservées aux promenades ?

— Nous les passons chez nous dans nos hamacs ou sur des nattes.

— Vous vous réunissez donc, et les lectures et la conversation font doucement glisser les heures ?

— Nous n’avons aucun livre, et nous passons souvent un mois ou deux sans nous voir.

— Cependant vous vous plaisez beaucoup ici, m’avez-vous fait entendre !

— Beaucoup.

Sous l’influence de pareilles habitudes et un goût si prononcé pour une vie de marmotte ou de paresseux, il est tout naturel que tout pays soit accepté avec résignation et même avec plaisir. Il y a des gens qui assurent que dormir c’est vivre ; à la bonne heure.

II était impossible que les funestes effets des climats meurtriers où nous nous trouvions ne se fissent pas sentir sur un équipage toujours actif, toujours plein de zèle, mais dont un soleil brûlant épuisait les forces physiques. La plus cruelle, la plus douloureuse des maladies épuisait nos matelots ; le scorbut dévorant vint bientôt en aide à la dyssenterie, et la mort plana sur nous sans toutefois nous décourager.

Oh ! cela est triste, je vous jure, cela est déchirant à voir qu’une batterie silencieuse où sont suspendus, au gré du roulis et du langage, dans des cases et des hamacs, des squelettes que les soins les plus constants et les attentions de chaque heure ne peuvent arracher aux tiraillements qui les dévorent ! Notre chirurgien en chef, M. Quoi, a beau se multiplier, apporter au malade le secours de sa science et les consolations de sa parole toute de tendresse et d’humanité, les hommes lui échappent et les flots les engloutissent. Gaimard et Caudichaud le secondent avec cette ferveur incessante qu’ils ont montrée pendant tout le cours de cette longue campagne ; mais l’un et l’autre succombent à la peine, et des cadres sont bientôt dressés pour eux. C’est un deuil à briser l’âme, à faire douter du retour pour un seul de nous.

Il ne sera peut-être pas inutile ici de faire remarquer que les hommes les plus robustes de l’équipage, ces torses de fer éprouvés déjà par les traverses d’une vie de fatigues et de privations, ne sont pas ceux qui résistent le plus vigoureusement aux atteintes du scorbut et de la dyssenterie. Au contraire, il m’a semblé que les gens sobres et délicats parvenaient plus efficacement à s’en garantir. Pour ma part, je dirai que, quoique ne buvant et n’ayant jamais bu une goutte d’eau-de-vie, ne fumant et n’ayant jamais fumé un seul cigare, je suis toujours demeuré à l’abri des coups de ces épouvantables fléaux si funestes aux navires voyageurs. Et pourtant j’ai fait partie de toutes les courses lointaines ordonnées dans l’intérêt du voyage ; j’ai sollicité des explorations particulières pendant les longues relâches de la corvette, et toujours à pied, quelquefois seul, souvent au milieu des sauvages ou avec les tamors (rois) des Carolines ; j’ai visité plusieurs îles, entre autres Tinian, dont je vous parlerai plus tard, et si célèbre par le séjour qu’y fit l’amiral Anson ; Rotta. Aguigan, où j’ai puisé des documents qui, j’ose le croire, ne seront pas sans intérêt pour la science.

Nous quittâmes enfin Timor et Diély avec tous ces sentiments opposés que l’âme éprouve après un rêve où de sombres tableaux se trouvent jetés au milieu de riantes images. L’île offre en raccourci l’aspect du monde que nous habitons : des guerres cruelles entre les diverses peuplades qui la foulent, des princes voleurs, des peuples volés, le faible écrasé par le fort, des frères qui s’entr’égorgent, des tempêtes terrestres mêlées aux tempêtes des passions, et au milieu de tout cela de nobles courages, de sublimes dévouements, une richesse de sol inépuisable, des gouverneurs rivaux sur le même terrain, côte à côte, séparés par une ravine, se menaçant, s’observant sans relâche et prêts, à la première insulte, à en venir aux mains et à dépeupler la colonie. Il ne tient qu’à l’explorateur de se croire en Europe, au sein des peuples les plus civilisés du globe.

Mais le canon retentit. Nous pressâmes cordialement la main à M. Pinto et à ses officiers, et nous prîmes tristement le chemin du port.

On a beau dire le contraire, le cœur joue un grand rôle dans la vie incidentée du voyageur.