Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/21

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 280-288).

XXI

LES MOLUQUES

Attaque nocturne. — Le roi de Guébé.

Le vandalisme de la science a été mille fois plus funeste aux monuments antiques que le frottement des siècles et le glaive des conquérants. Ceux-ci, rapides comme le feu, mutilent, brisent, dispersent ; mais les débris informes gisent du moins sur le sol, et disent, aux pèlerins, aux derviches, aux savants, que là s’élevait Thèbes aux cent portes ; là, Carthage, qui fit trembler Rome ; là Sparte et Memphis, dont l’histoire et les traditions nous disent tant de merveilles. À l’aide des pierres amoncelées que foule le pied du voyageur dans ses explorations lointaines, il est souvent aisé de rebâtir une cité naissante, en tout semblable à la cité morte ; et l’on comprend tout ce que nous avons à gagner à ces recherches numismatiques. L’histoire des monuments est celle des États.

Mais la science est accapareuse ; elle fouille dans les tombeaux ; elle scrute les entrailles de la terre ; elle creuse les pyramides ; elle n’a de respect pour aucune ruine. Les pierres muettes, les inscriptions, les cadavres, les racines des arbustes, elle prend tout, elle s’approprie tout, et, tandis qu’elle croit enrichir son pays de ses spoliations et de ses sacrilèges, elle ne fait, l’insensée, qu’appauvrir les lieux qu’elle vient de visiter.

Je me livrais à ces rapides réflexions en songeant à la conduite que nous avions tenue dès notre arrivée à Rawack, où des tombeaux aussi furent fouillés par nos mains et déshérités des trésors que leur avait confiés la piété ou la reconnaissance. Mais n’anticipons pas sur les événements.

Nous naviguions au milieu d’un groupe d’îles admirables par leur végétation. Leur histoire a son intérêt, car le drame y joue le principal rôle.

Le cap des Tourmentes avait été vaincu, les Indes-Orientales découvertes, une grande partie des archipels du grand Océan Pacifique visitée par tous les navires explorateurs ; les Moluques eurent leur tour. L’Europe se rua sur les richesses immenses qu’on supposait enfouies sur les monts sauvages que les flots battaient dans leur rage impuissante ; les vastes forêts dans lesquelles se cachaient les farouches Malais furent fouillées. Là chaque arbre avait sa valeur ; là chaque arbuste portait son trésor : la canelle, l’indigo, le girofle, la muscade, pesaient sur le sol ; on estimait le terrain non par toises, mais par pieds, et chaque sillon devenait l’objet d’une querelle ou d’un combat.

Dès que les Malais se furent aperçus que ce n’était pas à eux que l’Europe déclarait la guerre, ils sortirent de leurs profondes retraites et se mêlèrent aux équipages. Mais leur férocité ne put être vaincue par l’aspect des nouvelles merveilles qui devaient les frapper.

Le sang des Portugais et des Hollandais coula par le meurtre. Des assassinats nocturnes furent organisés, et dès lors la nécessité d’une première défense se fit puissamment sentir. On bâtit des forts : le canon joua le principal rôle dans ces conquêtes, et la mitraille obtint quelque trêve.

Cependant les maladies du climat tombèrent sur les navires à l’ancre : chaque équipage fut décimé ; les cadavres flottèrent sur les vagues, et la dysenterie et le scorbut vinrent en aide au cric des Malais. Les désastres furent si grands, que bien des navires se virent jetés à la côte, faute de bras pour les manœuvres, et qu’on délibéra en Europe si l’on continuerait des explorations achetées par tant de sacrifices.

Ce que la raison aurait dû tout d’abord commander fut précisément la dernière mesure qu’on adopta.

Les Portugais et les Hollandais se partagèrent les terrains.

« À vous ceci, à moi cela, et soyons unis pour détruire. »

Amboine s’éleva, Amboine que nous saluons de la main, au-dessus duquel se dessine une forêt de mâts.

De leur côté, les Portugais couronnèrent les hauteurs de bastions et de citadelles ; un pacte sacrilège fut conclu et signé entre les vainqueurs. Il y avait trop de richesses dans les Moluques, il fallut les détruire. La flamme dévora des forêts entières, et les populations effrayées, ne comprenant rien à ces horribles incendies, y répondirent par des cris de rage et de désespoir. Cependant la force les soumit sans les dompter, et l’habitude du malheur les fit esclaves et assassins. Depuis les premiers jours de la conquête, l’usage immoral d’appauvrir la terre s’est conservé ; chaque année, des inspecteurs sont nommés pour aller détruire une partie des plantations, et il faut avouer qu’ils s’acquittent de leur mission sinistre avec un zèle et un dévouement au-dessus de tout éloge. Hélas l’histoire des découvertes européennes dans toutes les Indes justifie assez la sanglante réaction dont elles sont le théâtre.

Nous glissâmes devant Amboine, poussés par une brise imperceptible, et pourtant nous appelions de nos vœux les vents et les orages, car, nous aussi, nous éprouvions les cruelles atteintes de ce climat dévorateur. La mousson nous était contraire, les courants nous drossaient, et nous perdions, la nuit, le peu de chemin que nous avions fait le jour. Le soleil brûlait notre équipage, les maladies enchaînaient les forces des matelots, et nous eûmes besoin de toute notre constance, de tout notre courage, pour ne pas nous laisser aller au désespoir.

Nous naviguâmes ainsi pendant une quinzaine de jours au milieu d’un archipel riche et fécond. Partout la verdure couvrait le rivage, partout aussi le silence et la solitude. Toutefois un vent favorable se leva enfin avec le soleil et nous poussa de l’avant ; bientôt nous nous trouvâmes dans une sorte de détroit ravissant, au milieu duquel le navire cinglait avec majesté. Nous étions occupés à admirer ce magique spectacle, quand un grand nombre de pirogues, détachées de toutes les parties de l’archipel, mirent le cap sur notre corvette. Loin de craindre leur approche, nous la désirions ; nous savions bien ce que nous avions à redouter des Malais si nous étions vaincus ; nous n’ignorions pas que leurs triomphes, c’est la mort et la torture de leurs ennemis ; mais la monotonie de notre navigation nous pesait à l’âme nous voulions des épisodes à nos risques et périls.

Cependant à l’horizon un point noir se dessina ; bientôt il grandit, s’allongea, prit des formes bizarres, étendit les bras et envahit l’espace. De ses flancs ouverts s’échappaient des rafales terribles auxquelles se mêlaient des gouttes de pluie larges et rapides. Le navire fut entraîné un moment, et les prudentes pirogues, à l’approche du grain, s’abritèrent dans leurs criques étroites et profondes. À cet orage succéda, comme de coutume, le calme plat de tous les jours, et la nuit nous retrouva à peu près dans les mêmes eaux.

Je vous ai parlé d’un matelot anglais, nommé Anderson, que le commandant avait enrôlé dans l’une de nos précédentes relâches. Il était agile, fort, robuste, patient, adroit : aussi l’employait-on souvent à la timonerie. Par suite de cette préférence méritée que lui accordait l’état-major dans les moments difficiles, Anderson était souvent le but des railleries amères des gabiers les plus habiles, et Marchais surtout, dont vous connaissez le caractère irritable, ne manquait jamais de dire quelques énergiques paroles sur les épaules de l’Anglais. Le soir de cette petite alerte qui nous fut donnée par les Malais, Anderson, quoique son quart fût achevé, resta sur le pont quand la nuit fut venue et se hissa à l’extrémité du beaupré.

— Holà, hé ! English ! lui cria Marchais, que fais-tu là, accroupi comme un crapaud ?

— Je regarde.

— Que regardes-tu ? les marsouins, les cousins ?

— Je regarde plus loin que ça ; car vois-tu, Marchais, cette nuit il y aura bourrasque, et tu me diras merci, toi le premier.

— Ne croirait-on pas qu’il fixe le point, qu’il sait où nous sommes et qu’il est le maître de faire venir la brise ?

— Ce n’est pas du ciel que viendra la rafale, c’est de la terre.

— Qui t’a dit ça ?

— Personne, mais je le sais.

Anderson avait été mousse sur un des navires anglais en croisière devant Toulon pendant les guerres de l’Empire. Depuis lors il avait toujours navigué, et dans les Moluques surtout il avait fait de fréquentes campagnes. La vue de cet homme était si prodigieuse, qu’il distinguait à l’œil nu les mâts d’un navire au delà de l’horizon, beaucoup mieux que nous à l’aide de nos lunettes d’approche. Il connaissait les mœurs des Malais, dont il parlait assez bien la langue, et il était étonné que depuis notre séjour dans ces parages on ne nous eût pas encore attaqués. La démonstration du matin, dont sans doute le grain avait empêché l’exécution, lui paraissait un acte hostile qui lui avait inspiré des craintes pour la nuit. Aussi ne voulut-il pas se coucher, dans la prévision d’une affaire sérieuse. Anderson avait du cœur, et ses craintes ne naissaient que de la juste opinion qu’il avait du caractère malais.

La nuit était calme et lourde ; le soleil s’était couché rouge comme du sang, et la corvette roulait silencieuse sur sa quille. Marchais, Petit et leurs camarades poursuivaient sans cesse Anderson de leurs railleries, tandis que celui-ci se contentait de leur répondre :

— Nous verrons bientôt.

Tout à coup l’Anglais, attentif, se dresse à demi sur le mât avancé ; son œil plonge dans les ténèbres, et d’une voix calme et forte il s’écrie :

— Pirogues de l’avant !

L’officier de quart s’élance, regarde, ne voit et n’entend rien. Mais Anderson interroge de nouveau l’espace, et dit d’une voix plus ferme :

— Pirogues de l’avant ! Pirogues à bâbord ! Pirogues à tribord ! Pirogues de l’arrière !

— Combien ? dit le brave Lamarche.

— Un grand nombre…

Marchais et Petit ne riaient plus, ne goguenardaient plus, et se mordaient les lèvres d’impatience et de dépit.

Sur les avertissements du matelot anglais, des ordres rapides sont donnés, chacun est à son poste. Les canons se chargent, les pistolets pendent aux ceintures, les briquets aux flancs. Le commandant a l’œil à tout et se prépare bravement à l’attaque ; le branle-bas de combat est ordonné, et nous attendons l’ennemi sans le voir encore.

Le voilà pourtant ; il nous entoure, il vient à nous lentement et en silence ; ces courtes pagaies font à peine frémir les flots paisibles. Il pense sans doute que nos sabords sont peints ; que semblable à celle des navires marchands, notre batterie n’a guère que des canons de bois, et les Malais avides s’attendent à un facile triomphe. Les mèches sont allumées, les glaives hors du fourreau, les crocs en arrêt.

— Ouvre les sabords !…

La lumière de la corvette se projette au loin et éclaire la flotte des pirates. Ils ont vu les bouches béantes de nos canons, et ils s’arrêtent avec prudence devant la fête que nous leur avons préparée.

Ils réfléchissent encore ; ils restent un instant en panne. Mais bientôt la sagesse leur donne conseil, ils virent de bord et s’éloignent comme des voleurs désappointés.

Le lendemain matin, Marchais et Petit se lièrent d’une vive amitié avec Anderson, qui reçut le soir du premier de ces matelots une gratification de coups de poing à briser un mât.

Les courants continuaient de jouer un grand rôle dans cette navigation au milieu d’un groupe nombreux d’îles et de récifs dangereux, surtout dans certaines saisons de l’année. La route se faisait selon leurs caprices ; et, deux jours après cette rencontre des Malais, si heureusement évitée, nous nous trouvâmes comme par enchantement engagés au milieu d’un grand nombre de rochers que la nuit nous avait dérobés et où nous courions risque d’être brisés à chaque instant. Nous mouillâmes par un fond de trois brasses ; le soleil se leva radieux, et je ne saurais dire l’admirable spectacle qui s’offrit à nous. Là, à notre côté, plus loin à droite, là-bas aussi sur notre gauche, des roches, les unes tapissées de verdure, les autres nues et découpées, s’élançant des eaux comme des clochers, diversement colorées par les feux plus ou moins obliques du jour naissant. Le courant se glissait entre elles, tantôt tranquille, tantôt rapide ; les cris aigus des oiseaux marins qui venaient chercher là un abri paisible, se faisaient entendre au-dessus du bruissement des brisants. J’appelai dans mes albums cette rade la Baie des Clochers, quoiqu’elle soit connue, je pense, sous le nom de Boula-Boula.

Il fallait pourtant sortir de ce labyrinthe ; une embarcation fut mise à flot pour sonder la route, et M. Ferrand, un de nos jeunes aspirants, chargé de cette difficile opération, s’en acquitta avec tout le succès que le commandant attendait de son zèle et de son expérience.

Une compensation dans nos longues fatigues nous était réservée. Les vents nous poussèrent jusqu’en vue de Pissang, sommet élevé de quelques centaines de toises et à qui je dois quelques lignes.

Savez-vous ce que c’est que cette île ? Une masse serrée et compacte de verdure impénétrable qui arrête au passage tout rayon de soleil. Des feuilles larges comme de vastes parasols s’entrelacent à des follioles imperceptibles, découpées, ciselées, de couleurs variées à l’infini ; des troncs noueux disputent l’espace à des troncs lisses, et jettent côte à côte avec eux leurs têtes vers le ciel et leurs racines au fond des eaux ; des branches effilées, épineuses, polies, droites ou tortues, se croisent, se mêlent, sans que vous puissiez dire à quel pied elles appartiennent ; un silence religieux règne dans cet amas de verdure et de feuillage. L’île entière n’est qu’un arbre gigantesque, éternel, qui dispute sa place aux flots et descend avec eux jusqu’au fond des abîmes.

La corvette était mouillée au large, le calme venait de nous saisir de nouveau, et dans l’espérance de nouvelles conquêtes botaniques ou zoologiques, le commandant fit armer un canot sous les ordres de Bérard pour aller visiter Pissang. MM. Quoy, Gaudichaux et moi, nous accompagnâmes notre ami, et retournâmes à bord sans avoir pu faire plus de trois pas sur cette île impénétrable. Seulement, au pied d’un rima, nous trouvâmes quelques débris de coquillages et la trace de feux récemment éteints ; le roi de Guébé avait probablement passé par là, et il faut que je vous fasse le portrait de ce roi de Guébé.

Vous avez remarqué sans doute de ces vieilles figures de renards empaillés que les fourreurs placent debout derrière les vitres de leur magasin ? Eh bien ! à l’immobilité près, le roi de Guébé est le renard dont je vous parle.

Il était petit, vif, sautillant, piétinant ; il voulait tout voir, tout savoir ; il pressait la main de celui-ci, il frappait sur l’épaule de celui-là ; il rudoyait le matelot, il caressait l’officier ; il s’élançait d’un seul bond vers le gaillard d’avant et revenait en caracolant au gaillard d’arrière ; et puis, riant, chantant, parlant haut avec une volubilité à vous étourdir, il paraissait fort surpris de ne pas vous voir sourire à ses paroles d’ami ou de protecteur.

Il entra chez le commandant, demanda une plume, de l’encre, du papier ; il griffonna en arabe un compliment pour cet officier, pour sa dame et pour le navire. Puis il nous pria, ou plutôt il nous ordonna d’aller mouiller dans son île ; il nous jura que nous y serions reçus avec distinction et que les vivres ne nous feraient pas défaut. Il parut contrarié de notre refus, et s’en consola pourtant par l’assurance qu’il nous donna de nous accompagner jusqu’à Rawack.

Ce monarque si singulier se faisait appeler capitan Guébé. Il était maigre, étique ; il avait les pommettes brillantes, le front développé, les yeux vifs, scintillants, petits, privés de cils. Son nez se dessinait aigu, pointu et court ; sa bouche ne s’arrêtait qu’aux oreilles, et les quatre ou cinq dents qui lui restaient avaient une teinte toute coquette de jaune tirant sur le vert ; quelques poils gris pendaient à son menton à fossette ; ses bras étaient grêles ainsi que ses jambes ; ses mains et ses pieds étaient biscornus, ses épaules anguleuses et sa poitrine rétrécie. À tout prendre, il aurait pu passer pour un babouin assez bien taillé.

Son chef sans cheveux était couvert d’un turban qui n’avait pas dû être lavé depuis bien des années. Un large pantalon, noué autour des reins et descendant jusqu’à la place du mollet, couvrait ses cuisses décharnées, et il avait acheté, à Amboine sans doute, une robe de chambre à grands ramages, qui lui donnait une ressemblance parfaite avec ces singes savants que les Savoyards promènent chez nous de ville en ville. (Les singes m’en voudraient de la comparaison.)

La flottille du roi de Guébé se composait de trois carracores, montées par un grand nombre de guerriers qui paraissaient lui obéir en esclaves. De la première de ces embarcations qui nous accosta sortit une voix humble implorant comme une grâce spéciale la permission de laisser monter à notre bord deux des principaux officiers du roi de Guébé. Nous étions trop courtois pour ne pas accueillir avec bienveillance une demande ainsi formulée, et les deux lieutenants du monarque furent bientôt près de nous. Notre brave matelot Petit ne contenait plus sa joie ; il se sentait heureux de voir à ses côtés des hommes plus hideux que lui ; il se pavanait gravement en montrant du doigt à ses camarades les Guébéens


Mouillage de l’Uranie (Île Rawack).

visiteurs, et peu s’en fallut qu’il ne se crût un Apollon ou tout au moins un Antinoüs.

Quand la carracore montée par le roi fut arrivée bord contre bord, le monarque indien s’amarra à la corvette ; puis il monta sans en demander la permission, et défendit impérieusement à ses officiers de le suivre. Dès lors s’établirent des échanges entre ses équipages et le nôtre. Nous donnions des foulards, des couteaux, des ciseaux, des rasoirs, des aiguilles ; on nous offrait en échange des arcs, des boucliers, des flèches artistement travaillées, des chapeaux de paille d’une forme très-originale, et des perles d’une assez belle eau, que les Guébéens tenaient enfermées dans de petits étuis de bambou.

Cependant la corvette filait toujours, et les carracores à la remorque paraissaient vouloir faire route avec nous. Le commandant ne jugea pas prudent de naviguer avec un tel voisinage, et souhaita le bonsoir au roi de Guébé, qui comprit à merveille cette impolitesse. Celui-ci nous salua donc à son tour, et nous promit de venir nous rejoindre à la terre des Papous, où nous allions mouiller. Petit était sur l’échelle lorsque le roi de Guébé descendit ; il le regarda en face et lui dit, comme s’il pouvait en être compris :

— Marsouin, tu es un brave gabier et je t’estime, parce que tu viens de me détrôner.

Le roi de Guébé, croyant qu’on lui adressait un compliment, prononça quelques paroles inintelligibles en arabe ou en malais sans doute, et Petit, tout rayonnant de cette réponse, lui répliqua :

Cré coquin ! que tu es laid ?…

Là-dessus ils se saluèrent à la musulmane ; le capitan sauta dans une de ses embarcations dont je vais vous parler en détail, et notre brave matelot remonta à bord, où il dîna avec un appétit inaccoutumé. Son succès l’avait enorgueilli.

Il était temps qu’une brise soutenue nous poussât jusqu’à notre première relâche, car depuis plus de deux mois notre pauvre équipage épuisé se traînait à peine sur le pont et dans la batterie ; la dysenterie et le scorbut ne cessaient pas leurs ravages. Rawack, où nous allions mouiller, pointait à l’horizon avec ses dômes de verdure dessinés déjà sur un ciel bleu, et la gaieté se glissa encore dans nos causeries du soir.

Les carracores de Guébé avaient fui loin de nous : c’étaient à coup sûr les pirates les plus effrontés et les plus téméraires de ces mers à moitié inconnues, si nous en jugeons par la hardiesse et l’insolence de leur visite.

Rien n’égale la dextérité avec laquelle les Guébéens manœuvrent ces curieuses embarcations longues de quarante à soixante pieds. Elles sont étroites ; leur poupe et leur proue s’élèvent à une hauteur prodigieuse ; les extrémités en sont terminées en croissant et en boule, et sont destinées à recevoir le pavillon ; les bancs sur lesquels s’assied l’équipage sont protégés contre le soleil par une toiture charpentée, recouverte de feuilles de vacoi, de cocotier et de bananier. Je doute fort que les Guébéens emploient la voile dans leurs navigations ; mais à bâbord et à tribord de chacune d’elles, les courbes légères, solidement amarrées et échelonnées sur les flots, portent des pagayeurs en grand nombre qui font ainsi contre-poids et maintiennent l’embarcation dans un équilibre parfait. Des magasins ou armoires fermées contiennent les armes et les provisions de l’équipage, et je ne saurais dire le nombre immense de flèches qui nous furent offertes lors de notre première entrevue près de Pissang. Au surplus, toute description écrite de ces belles carracores n’en donnerait qu’une imparfaite idée, et je me hâte d’ajouter que, seulement après les avoir vues, j’ai pu me représenter les galères à double et à triple rang de rames dont parlent les anciens.

Rawack venait d’étaler devant nous ses richesses tropicales ; chacun de nous, sur le pont, dévorait de l’œil le fond d’une rade où nous allions bientôt nous délasser de tant de fatigues. Les malades dans leurs hamacs savouraient doucement un air terrestre après lequel ils avaient tant soupiré ; mais la nuit nous surprit au milieu de notre allégresse, et nous louvoyâmes devant l’île jusqu’au lendemain matin. L’élève Guérin fut chargé d’aller sonder la rade, et la mission fut remplie avec cette haute intelligence qui distinguait le jeune officier dont le courage, depuis cette époque, est sorti vainqueur d’un grand nombre de rudes épreuves.