Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/22

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 289-300).

XXII

RAWACK

Les Sauvages. — Serpents. — Lézards. — Encore Petit. — Escarmouche.

Le paysage que nous avions sous les yeux était ravissant. Placés au milieu de la vaste rade comme au centre d’un magnifique panorama, nous pouvions d’un seul coup d’œil en admirer l’harmonie. À droite se dresse un cap chevelu sur lequel sont étalées de la façon la plus variée toutes les richesses botaniques des zones brûlantes, puis le cap, s’abaissant par une pente insensible et une courbe régulière, se repose à une lieue de là sur la plage.

Ici sont des maisons groupées, bâties sur pilotis ; des feuilles de latanier et de bananier servent de toiture à ces demeures, élevées de sept à huit pieds au-dessus du sol sablonneux, et tout à l’entour se montrent épars quelques tombeaux protégés par leurs idoles hideuses, les crânes blanchis et les pieuses offrandes des amis et des parents. Un vide vaporeux, à travers les flèches élancées d’un admirable bouquet de cocotiers, laisse voir au loin un large ruban vert, canal tranquille qui sépare deux terres voisines. À gauche, le terrain reprend sa courbure et s’élève peu à peu, comme pour rivaliser de grâce et d’élégance avec le paysage du côté opposé. Sur la base de cette petite hauteur, le flot se brise avec violence et reflète au loin mille arcs-en-ciel. Enfin, dans un lointain violâtre se groupent les hautes et solitaires montagnes de Waigiou, dominant la terre silencieuse du pays des Papous ; et, pour raviver le tableau, des ombres, ou plutôt des fantômes noirs agités par la peur et la curiosité, sautillent au fond de la rade ainsi que ferait une bande de babouins. Enfin, des lames joyeuses courant les unes après les autres, reflétant un ciel d’azur et un soleil large et brûlant, complètent le paysage.

À la mer basse, un navire de moyenne grandeur peut toucher sur un roc à une encâblure de terre ; mais M. Guérin n’était pas homme à remplir la mission dont on l’avait chargé le matin sans signaler la position de ce dangereux récif.

Le lendemain de notre arrivée, Rawack fut désert ; notre présence avait fait fuir les naturels. Il y aurait une autre leçon à tirer de cette crainte générale et instantanée qu’éprouvent tous les sauvages à l’aspect seul d’un navire européen ; on serait tenté de croire que la civilisation ne s’est ouvert un passage à travers les océans, les déserts et les forêts, qu’à l’aide de la mitraille. Quand nous débarquâmes, la trace des pieds était encore empreinte sur le rivage ; des vases à demi remplis d’eau ou d’aliments frais se trouvaient dans les cases abandonnées, et les offrandes faites aux morts paraissaient être le dernier adieu des naturels à leur île natale.

Nos tentes dressées à terre protégeaient nos instruments astronomiques ; les embarcations cherchaient des mouillages commodes ; les chasseurs parcouraient les bois, les botanistes fouillaient partout, et les pauvres malades, appuyés sur leurs amis, cherchaient à ressaisir une vie près de leur échapper.

Cependant les indigènes ne se montraient pas encore ; leurs agiles pirogues glissaient bien la nuit dans le canal qui sépare Rawack de Waigiou, et comme nous n’avions pas l’air de nous apercevoir de ces rondes nocturnes et mystérieuses, les journées étaient paisibles, sans incidents, monotones et étouffantes. Peu à peu les pirogues s’approchèrent davantage ; les plus téméraires de ceux qui les montaient descendirent sur la plage ; et, tout tremblants d’abord, ensuite audacieux jusqu’à l’impertinence, ils s’établirent près de nous ; puis ils s’assirent familièrement à nos côtés, goûtèrent de nos mets, voulurent essayer la commodité de quelques-uns de nos vêtements, et finirent par commettre quelques larcins que nous eûmes la prudence de ne pas punir, de crainte que, par notre faute, il ne nous fût plus permis d’étudier leurs mœurs, leurs usages, leur caractère, et c’eût été une grande perte pour notre curiosité.

Lassés enfin de leurs courses nocturnes, dont ils ne tiraient aucun profit, rassurés aussi par notre attitude paisible, les insulaires échappés de Boni et de Waigiou se décidèrent à débarquer en plein jour en face de nous, sans armes, avec une sorte de bravoure où il y avait plus de fanfaronnade que de vrai courage, et il ne dépendit pas de nous que nous devinssions pour eux de véritables amis. Je dois ici un utile conseil aux explorateurs que le hasard ou les devoirs de leur mission appellent au milieu de ces peuplades les plus farouches du globe : c’est que, à moins d’y être forcés par les plus graves circonstances, ils ne doivent se montrer les agresseurs dans aucune occasion. Le plus sûr moyen d’adoucir le caractère cruel de ces indigènes est de leur témoigner une grande confiance. Si vous vous dîtes forts avec eux, ils vous prouvent, en vous assassinant, que vous êtes faibles. De pareils hommes n’ont d’arguments qu’au bout de leurs sagaies, de leurs crics ou de leurs flèches empoisonnées. Les restes sanglants de l’intrépide Cook n’auraient pas été confiés à la rade de Karakakooa dans un cercueil de plomb, si le défiant capitaine s’en était loyalement rapporté à la parole d’Owhiée, qui lui promettait réparation du vol dont l’illustre navigateur anglais avait à se plaindre. Que de catastrophes seraient évitées si, au lieu de braquer tout d’abord l’artillerie sur les plages, les voyageurs cherchaient à ne se faire connaître des indigènes que par des bienfaits !

Les sauvages sont, à la vérité, de grands enfants qui veulent qu’on les amuse et qu’on leur fasse des cadeaux, mais ils se révoltent contre les menaces. Que le jour arrive encore à mes yeux éteints, que j’entreprenne un nouveau voyage autour du monde, et j’emmènerai avec moi des danseurs de corde, des escamoteurs, des jongleurs, persuadé qu’avec un semblable cortège il me sera plus aisé de m’impatroniser chez ces peuples primitifs, d’étudier leurs mœurs, de visiter l’intérieur de leurs déserts, de leurs forêts, qu’en m’aidant de fusils et de balles, dont la puissance les soumet quelquefois, mais ne les désarme jamais.

Pour ma part, je déclare que je n’ai couru de véritables dangers qu’alors que j’ai voulu combattre les sauvages avec nos armes européennes, et je n’ai jamais voyagé avec plus de sécurité que lorsqu’en débarquant j’ai confié aux naturels, accourus sur le rivage par curiosité ou par un instinct de rapine, mes boîtes, mes pistolets, mes objets d’échange et même mon fusil. Je vous dirai plus tard ce qui m’est arrivé à Wahoo, l’une des plus belles îles et des plus riches de l’archipel des Sandwich.

Je maintiens donc que, si les Européens ont à déplorer tant de sanglantes catastrophes dans ces courses lointaines, il faut en accuser leur humeur querelleuse et les injurieuses précautions qu’ils prennent sans cesse pour se garantir de toute attaque des peuplades au milieu desquelles ils sont jetés. La défiance est un outrage, et chaque peuple, civilisé ou sauvage, généreux ou abruti, veut faire croire qu’il a le sentiment de sa dignité.

Le commerce est le principal lien des peuples. On place toujours en première ligne l’intérêt matériel ; vient ensuite la morale, qui protège et affermit. Chez les peuples sauvages surtout, cette double maxime est frappante de vérité, et tout voyageur fera bien de l’utiliser à son profit.

L’opulence est en tous lieux un excellent passeport, et au milieu de ces archipels indiens on est riche avec si peu de chose, que la générosité ne coûte aucun regret, alors même que l’on est dupe de sa confiance. À Rawack, nous ne tardâmes pas à comprendre que nos comptoirs seraient bientôt appauvris par les exigences des naturels que nous ne voulions pas éloigner ; mais, à tout prendre, nous aimions mieux encore perdre quelques bagatelles que de laisser concevoir de notre grandeur une opinion défavorable ; aussi continuâmes-nous nos prodigalités, sauf à nous payer plus tard en fouillant dans les tombeaux élevés sur la plage.

Notre exemple devint contagieux ; les naturels se piquèrent d’honneur à leur tour. Chaque matin un grand nombre de pirogues venaient voltiger autour de la corvette et nous apportaient des coquillages rares, de très-jolis insectes, des papillons précieux, et surtout d’énormes lézards vivants, fortement liés sur le dos à un gros bâton. Ces lézards monstrueux sont, à ce qu’il paraît, très-nombreux à Boni et à Waigiou, où pourtant on leur déclare une guerre à outrance. Les indigènes, pour s’en saisir, emploient un moyen qui n’est pas sans quelque danger, quoique la morsure de ces reptiles ne soit pas très-venimeuse. Toutefois Bérard, un de nos élèves, qui en fut mordu un jour, en éprouva, malgré une prompte cautérisation, une fièvre qui dura près d’une semaine. Voici le moyen employé par les sauvages : ils se placent doucement à genoux sur la terre molle où le lézard a établi son gîte. Ils ont en main une palette tranchante en forme de battoir, et tiennent captifs au-dessus de l’orifice du trou plusieurs insectes bourdonnant dont le frôlement attire le reptile. Dès que celui-ci a montré sa tête à l’air, le chasseur plonge vivement sa palette dans le sol léger et mobile, et il est rare que le lézard ne soit pas arrêté par le milieu du corps. Si pourtant cela arrive, la première retraite du reptile lui est à l’instant fermée, et les insulaires apostés près de là punissent, par une amende consistant en poissons ou en cocos, le chasseur désappointé.

La présence de ces monstrueux lézards dans tout cet archipel ferait supposer que de gros serpents y ont aussi établi leur demeure ; mais, quoiqu’ils y soient en effet très-communs, nous n’en avons guère vu qui eussent plus de quatre à cinq pieds de longueur. Ici, comme dans presque tous les pays du globe, ils craignent le bruit et fuient à l’aspect de l’homme. Cependant je me hâte de prévenir les capitaines que sur les bords de l’aiguade, située à quelque vingtaine de pas du fond de la rade de Rawack, on trouve fréquemment un grand nombre de ces reptiles. Ils paraissent attendre, roulés en spirale sous des touffes d’arbrisseaux, une agression qui les force à la défense. La meilleure arme contre de pareils ennemis est une baguette de fusil, dont un coup, bien appliqué sur les flancs de l’animal dressé, brise un de ses anneaux, et arrête tous ses mouvements. Cependant il faut de l’adresse et du sang-froid pour une pareille chasse.

Rawack est une île taillée en forme de pilon courbe ; les deux extrémités sont larges, hautes, raboteuses ; le centre est uni, resserré ; elle n’a guère qu’une petite demi-lieue dans sa moindre largeur, et on la traverse en suivant un joli sentier sans cesse ombragé par les arbres les plus riches et les plus variés.

C’était ma promenade favorite de chaque matin, alors que le soleil, à son lever, réveillait les myriades d’oiseaux qui inondaient, pour ainsi dire, la cime touffue des arbres. Un jour que, plus matinal que de coutume, je m’étais muni de mes crayons pour aller dessiner les flancs si majestueux de Waigiou, je vis accourir à moi Petit, le visage tout déchiré, jurant et frappant du pied comme s’il avait reçu un outrage impuni.

— D’où viens-tu ?

— Oh ! les gredins !

— Que t’a-t-on fait ?

— Oh ! les phoques !

— Voyons, que t’est-il arrivé ?

— Et ces sales esturgeons osent se croire des hommes taillés ainsi que vous et moi !

— Parleras-tu, drôle ?

— Si j’en trouve jamais cinq ou six séparés des autres, je leur tombe dessus comme une averse sur les matelots.

— Explique-moi donc la cause de cette colère.

— Ce n’est pas difficile, sacrebleu ! et vous allez juger, vous, monsieur, qui êtes juste, si j’ai eu tort de taper dessus.

— Tu as tapé sur quelqu’un ?

— Sur quelqu’un, non ; sur quelques-uns, oui.

— Encore des sottises.

— Mais non, à ma place, Marchais les aurait broyés. Cré mille sabords ! si j’étais fort comme lui !

— Tu ferais de belles choses ! Mais assez de plaintes comme ça ; dis-moi ce qui t’est arrivé.

— Un petit verre, d’abord.

— Tiens.

— Et puis un autre.

— Tiens.

— Vous n’êtes pas un Rawackais, vous ; un Waigiouien, vous. Vous savez comment s’apprêtent les poissons ; mais ces requins ? ça fait pitié. Tenez, jugez si j’ai tort, et si l’on ne ferait pas bien de taper sur ces êtres comme sur des crapauds. Vous n’ignorez point que je n’ai point couché à bord, et que j’ai veillé auprès de la tente où ils sont si bêtement occupés à compter les mouvements de la pendule.

— Du pendule.

— Dites du pendule si vous voulez ; moi, je dirai toujours de la pendule, parce que je crois savoir parler français.

— Ah ! tu parles bien le français, toi.

— Mieux qu'eux autres qui sont entablés sur des feuilles de bananier comme des singes.

— Ah ! les Papous sont là ?

— Oui, monsieur ; mais n’y allez pas, ça fait horreur, ça dégoûte ; j’aimerais mieux me trouver devant un essaim de jolies filles. Bref, je vais vous conter ça. Je flânais ce matin là-bas en pensant à pauvre père et à pauvre mère qui marchent maintenant la tête en bas, et chez qui il commence à faire nuit quand il fait jour ici ; je cherchais des coquillages pour vous en faire un cadeau, en échange du verre d’eau-de-vie que vous allez me donner, quand j’ai vu se détacher de Waigiou une demi-douzaine de pirogues. Ça me va, m’ai-je dit, ça me va. Je leur emprunterai gratis quelques bagatelles, je les donnerai à M. Arago, et j’aurai une demi-bouteille de rhum ; qui sait ? peut-être une bouteille entière, ça dépend de lui.

— Après ?

— Eh bien ! après cette bouteille une autre.

— Achève ton récit.

— Bref, les voilà arrivés, et nous nous sommes salués en gabiers, eux en reniflant et moi la main au chapeau. Ils m’ont dit : « Sala, sala ; » je leur ai répondu : « Bonjour, citoyens, » et ils se sont mis à rire comme des imbéciles. Peut-être qu’ils ne savent seulement pas ce que c’est qu’un citoyen.

— C’est possible.

— Ils sont si… Hugues, vous savez, votre domestique. Bref, ils se sont établis à terre, ont préparé leur déjeuner, sans vin, par exemple, sur de petits morceaux de bois vert fichés à terre et placés comme s’ils voulaient bâtir une maison en mignature ; ils ont placé d’autres baguettes vertes aussi, serrées les unes contre les autres, formant charpente, puis ils ont étendu le poisson dessus… beau poisson, ma foi, rouge, bleu, vert, et frais comme du poisson frais. Bref, ils ont mis dessous des branches et des feuilles sèches, et, faisant du feu comme chez nous on fait du chocolat, voilà qu’ils allument tout ça, et que les jolis poissons deviennent de petits saint Laurent. Ils étaient roux que ça donnait envie d’en manger jusqu’à demain ; bref, les susdits bien cuits, eux autres les prennent avec leurs doigts huileux, et les voilà qui se mettent à mâcher sans seulement me dire : « Assieds-toi là par terre ; avale comme nous. » C’est-là une injure, dites ?

— C’est peut-être leur usage.

— C’est jamais un bon usage que d’être impoli et de manger tout seul quand il y a là un étranger qui a faim.

— Bien dit.

— Aussi, sans plus de façon, j’ai allongé mon bras et j’ai tiré un poisson de dessus son gril, en leur disant merci. Mais, au moment où j’allais mordre dedans, voilà-t-il pas le plus dodu de la troupe qui me dit des gros mots !…

— Peut-être te disait-il de jolies choses.

— Il fallait qu’il s’expliquât, l’imbécile ! Bref, ayant compris comme ça, j’ai dû me fâcher ; alors je lui ai lâché son poisson à la face, et je lui ai fait un geste de matelot qui veut dire : Je me moque de toi.

— Qu’ont-ils répondu ?

— Rien ; ils ont continué à manger, les goinfres, et je les ai regardés faire. Bref, j’en étais là quand, pour me rabaisser sans doute, ils ont entamé le dedans de la pitance, et se sont mis à avaler les intestins des poissons. J’ai vu la ficelle, et je me suis mis à marronner. Mais, comme vous m’aviez dit que nous naviguions pour l’instruction des peuples, j’ai voulu apprendre aux Rawackais la manière dont on mange proprement les poissons dans notre pays. Là-dessus, je m’empare délicatement, à l’aide du pouce et de l’index, d’un de leurs gros goujons ; je l’ouvre, j’en arrache les boyaux, je les jette à terre, et j’avale la chair sans plus de façons. Mais ces gredins, ces satanés ladres, ne font ni une ni deux, ils se fichent dans la pensée que c’est pour les gouailler que j’ai avalé un morceau de la bête, ils ramassent avec soin les tripes que j’avais jetées ; puis, avec des cris et des menaces, ils m’entourent, se mettent à gesticuler, à danser, et, sans doute pour battre la mesure, ils tapent sur mes épaules comme sur un tronc d’arbre.

— Diable diable ! ça chauffe.

— Oh ! alors je prononce à voix basse le nom de Marchais pour me donner de la force et du courage ; j’empoigne un de leurs avirons, qu’ils ont la bêtise d’appeler pagaies, et, ma foi, je fais un moulinet sterling qui entame quelques côtes… À ma place, vous en auriez fait autant, je pense.

— À ta place, je n’aurais pas pris de poisson.

— Mais, dans tous les cas, vous auriez jeté les tripes ?

— Oui.

— Eh bien ! c’est cela qui les a vexés, les brutaux ! Bref, la danse continuait depuis cinq ou six minutes ; je tapais, j’étais tapé, et je ne sais ce qui serait arrivé à la fin, si le grand canot, commandé par M. Raillard, n’avait montré son nez à l’embouchure du canal. C’est tout. Ai-je tort ? dites.

— Tu es un drôle.

— Je le sais ; mais ils sont bien drôles aussi, eux autres ! manger les tripes des poissons, et peut-être les arêtes !

— Cela ne te regardait pas.

— Si fait, ça regarde tout le monde de faire du bien au monde. Et puis, vous ne savez pas tout encore ? Le temps est noir, la mer devient houleuse, et ils pourraient fort bien ne pas aller à la pêche de plusieurs jours ; ils ont imaginé quelque chose qui n’est pas trop bête pour des sapajous. Dans un de leurs vases de terre ils ont fait bouillir de l’eau de mer, puis ils l’ont jetée dans un grand tube de bambou vert, et ils y ont mis le poisson qu’ils ont bien fermé, et qui cuit là dedans comme s’il n’était pas sorti de sa chambre.

— J’ai vu cela, et c’est assez ingénieux.

— Croyez-vous que le poisson soit bon là dedans ?

— Délicieux ; j’en ai mangé hier.

— Avec les tripes ?

— Non.

— À la bonne heure.

— Dis-moi, crois-tu que les naturels du Waigiou soient encore là ?

— Oui.

— J’y vais.

— Je ne vous le conseille pas ; ils vous feront peut-être comme à moi, et je vous réponds qu’ils tapent dur.

— C’est égal, je tiens à les voir.

— En ce cas, je vous accompagne ; ils ne savent pas que vous valez plus que moi, et ils ont si peu d’usage de la société et des bonnes manières du grand monde !… Encore un petit verre, monsieur…

— Non, tu te griserais, et tu ferais de nouvelles sottises.

— Vous me calomniez ; vous savez bien que je porte mieux la voile que la corvette.

— Tiens.

— Cré coquin ! manger des tripes de poisson !

Je partis donc avec mon brave et grotesque matelot, et j’arrivai bientôt auprès des insulaires, encore en effervescence, et occupés, pour la plupart, à donner des soins à un des leurs contre lequel Petit s’était rué fort cavalièrement.

— Je crois qu’il gigotte, me dit-il.

— Tu l’auras blessé, coquin !

— Tiens, croyez-vous donc qu’il y allait de main morte, lui ? C’était le plus insolent, le plus criard ; moi, je n’aime pas les criards, et je méprise les insolents.

— Tu as des manières si brutales !

— Les manières de ces gaillards-là ne sont guère plus mignonnes que les miennes, et si vous n’aviez pas deux bons pistolets à votre ceinture, je vous jure que je vous défendrais d’aller à eux.

— Tu me le défendrais !

— Oui, oui !

— De quel droit ?

— Du droit qu’on prend quand on aime les gens… Encore un petit verre, monsieur Arago.

— Tais-toi ; ils nous ont vus.

— Ça n’empêche pas le petit verre. Au contraire, ça doit faire redoubler.

— Silence !

Dès que nous fûmes près d’eux, les naturels nous entourèrent en parlant tous à la fois et en nous menaçant de la façon la plus significative ; mais notre bonne contenance les apaisa moins encore que quelques légers cadeaux, et bientôt l’harmonie régna parmi nous.

— Faire des présents à qui avale des tripes de poissons !… me disait Petit plus rassuré ; mais ce n’est pas là connaître son monde !… Avaler des tripes de poisson !… C’est égal, j’ai envie d’en goûter, rien que pour savoir si c’est passable. Je vais leur en demander une demi-aune.

— Si tu bouges, je te chasse.

— Allons, suffit, je ne souffle plus.

Le repas des Rawackais (comme disait Petit) se continua paisiblement. Les poissons avaient fort bonne mine ainsi préparés ; chacun des convives prenait sa part sur le grillage noirci, le plaçait dans le creux de sa large main ou sur un morceau de feuille de bananier, et en divisait les morceaux avec assez d’adresse. Accroupis à la mode de nos tailleurs, ils mangeaient sans rien dire ; ils buvaient à tour de rôle, dans une calebasse, une eau fort limpide apportée de Waigiou, et de temps à autre ils se tournaient vers le soleil en marmottant quelques brèves paroles qui devaient être des prières.

— Je crois qu’ils prient Dieu, murmurait Petit ; foi d’homme de cœur, ça en a l’air… Si ça ne fait pas pitié ! oser prier Dieu et avaler des tripes de poisson !

Le fait est que la façon de manger de ces peuplades n’est pas très-engageante, et je connais bien des jeunes Parisiennes qui détourneraient leurs regards de pareils tableaux.

La nourriture des habitants de Rawack et de Waigiou consiste en poissons, en volailles, en coquillages et en fruits. Pour boisson ils n’ont que de l’eau pure ou du lait de coco ; pour ustensiles de service, des vases grossiers, et pour unique assaisonnement, l’appétit qu’ils savent se donner par un continuel exercice.

En général, les voyageurs qui publient le résultat de leurs observations dans les pays lointains croient avoir rempli leur tâche dès qu’ils nous ont tout simplement signalé un fait. Par exemple, ils ont dit, et la chose est vraie, que les sauvages faisaient du feu en frottant un morceau de bois sec contre un morceau de bois vert. Et voilà tout. Eh bien ! cela ne m’apprenait presque rien, et je ne savais pas exactement comment on faisait du feu chez les sauvages. Voici leur procédé ; c’est par les détails seuls qu’on traduit fidèlement.

Un homme s’accroupit, tenant dans sa main deux morceaux de bois, l’un long de douze à quinze pouces, gros comme une baguette de tambour et terminé en cône peu aigu ; l’autre est un parallélogramme de la hauteur de cinq ou six pouces et de trois ou quatre de largeur, sur un des côtés duquel est pratiqué, vers le milieu, un petit trou profond de six lignes ; de ce trou part une rigole de trois ou quatre lignes de profondeur allant jusqu’au bout de la pièce de bois. Celle-ci est verte, la baguette est sèche. L’homme accroupi retient entre la plante de ses deux pieds la pièce, glisse quelques herbes et folioles à demi calcinées dans la rigole, jusqu’au petit trou, y place la baguette qu’il tient entre ses deux mains ouvertes, et la tourne et retourne ainsi qu’on prépare chez nous le chocolat. C’est par ce frottement rapide, qui dure toujours une demi-minute au moins, que la chaleur se développe et met le feu aux herbes sèches, que l’on attise ensuite avec le souffle. Cela est simple, j’en conviens, mais cela devait être dit. Et maintenant, dans la crainte de l’oublier plus tard, je me hâte de constater ici trois observations bien frivoles, sans doute, mais qui m’ont paru assez singulières. La science les expliquerait peut-être par des études physiologiques ou psychologiques ; moi, je ne me jette pas dans les profondeurs et je n’interroge que les surfaces.

J’ai donc remarqué que, depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’au cap Horn, c’est-à-dire dans un espace à peu près égal aux cinq sixièmes de la circonférence de la terre, pas un peuple sauvage ne mange un mets quelconque assaisonné. Point de sauces, point de fournitures ; tout se cuit sur la braise à une fumée ardente, ou dans des fours qu’on étouffe quand la victime y est jetée quelquefois en vie. L’art culinaire n’est guère investigateur.

Pour dire non, tous les peuples de la terre font avec la tête le signe en usage chez nous, quelques-uns ajoutent à ce signe une parole, d’autres un mouvement de la main, mais toujours le signe de tête existe. Eh bien ! pour dire oui, tous les peuples de la terre, dans le vaste espace dont je viens de vous parler, lèvent la tête en reniflant au lieu de la baisser comme nous. C’est futile à observer, j’en conviens, mais j’ai fouillé dans tant de petits secrets ! j’ai voulu si bien voir !

La troisième de mes observations est, je crois, plus singulière encore : c’est que, chez tous ces peuples, on dort couché presque continuellement sur le ventre. La médecine nous expliquera cela. Me pardonnera-t-on d’indiquer ces légères différences, ces usages généraux ? C’est par un faisceau de minutieux détails qu’on arrive à des conséquences générales.

Un grain violent nous força, Petit et moi, à la retraite ; nous quittâmes les sauvages, qui s’abritèrent sous leurs pros renversés, et nous, plus instruits que la veille, nous reprîmes la route du camp, contraints de courber le dos sous les rapides ondées d’une averse tropicale.

— Cela est bien bête ! grommelait Petit entre ses dents.

— Qu’est-ce qui est bête ?

— Vous et la chose. Vous, de venir par ce temps de chien vous frotter à de pareils animaux ; la chose, de voir des hommes si sales que vous vous plaisez encore à dessiner sur vos livres.

— C’est pour mon instruction.

— J’ai beau les voir, moi, ça ne m’instruit pas davantage.

— Tu te trompes, et tu en sais maintenant plus qu’hier.

— Ah ! bah !

— Certainement, rappelle-toi ce que tu as observé.

— C’est juste, morbleu ! c’est juste, je sais maintenant que les Rawackais et les Waigiouiens mangent les tripes de poisson.