Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/23

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 301-312).

XXIII

RAWACK

Pêche. — Le roi de Guébé et Petit. — Une jeune fille. — Départ. —
Mort de Labiche. — Divers archipels. — Les Carolines.

Si les lourds et trapus indigènes de ces contrées ont souvent l’intelligence trop épaisse pour qu’ils puissent surmonter certaines difficultés, il faut convenir aussi que le ciel les a doués d’une sorte d’instinct vraiment merveilleux, à l’aide duquel ils parviennent à maîtriser le caprice des éléments et la volonté hostile et opiniâtre du sol où le destin les a jetés. Le besoin, ce premier et redoutable ennemi des hommes, leur a dit comment il fallait que leurs demeures fussent construites pour échapper au courroux des flots ou aux rafales des ouragans ; il leur a appris à grimper comme des chats sauvages sur les arbres les plus élevés, au sommet des tiges les plus lisses ; sans doute aussi il leur a indiqué de puissants remèdes contre la piqûre incessante et douloureuse des insectes qui assombrissent l’atmosphère, et contre la dangereuse morsure des serpents qui rampent autour d’eux et partagent parfois la même couche.

Il nous arrivait souvent, à nous gens si fiers de notre supériorité sur les sauvages, de pénétrer dans un bois et de chercher inutilement pendant des heures entières, sur les plus hautes branches, un fruit rafraîchissant. Eh bien ! dès que nous faisions entendre à un indigène que nous lui donnerions quelque bagatelle en échange d’une jam-rosa aigrelette, d’une banane ou d’une pastèque, nous étions sûrs de le voir revenir peu d’instants après, apportant dans ses mains ou sur sa tête les objets que nous avions désirés. Pas un de nos pilotes garde-côtes, habitués aux signes atmosphériques indiquant d’une manière assez précise les variations d’une température ou les approches d’un coup de vent, ne pourrait lutter avec les naturels de Rawack dans l’art de prédire la veille le temps du lendemain, et dès que vous les voyez ici abritant leurs pros loin du rivage, soyez sûrs qu’il y aura bientôt bourrasque à l’air ou sur les flots.

Ce peuple est casanier, apathique, silencieux ; il naît, il vit, il multiplie, et son existence ne sort des limites qu’il s’est tracées qu’alors qu’un navire européen vient relâcher dans ces parages, ce qui, je crois, ne lui arrive guère qu’une fois chaque quatre ou cinq ans.

Voyez ces individus, assis là sur le sable, aux rayons d’un soleil dévorant, insensibles à ses flèches aiguës.

Ils sont tous, ou presque tous, courts, trapus, d’un noir sale ; leur front est déprimé, leurs yeux petits, sans feu, sans animation ; sur leur tête grosse et lourde pousse une si prodigieuse quantité de cheveux longs et crépus qu’on dirait un échafaudage de monstrueuses perruques, paisible refuge de myriades d’insectes qu’il n’est pas nécessaire que je vous nomme. Les joues des naturels de Rawack sont larges et pendantes, quelques poils épars et inégaux les ornent d’une façon peu gracieuse, et leur lèvre supérieure, pareille à celle des nègres d’Angole et de Mozambique, est ombragée d’une moustache, mais d’une seule moustache qui ne couvre que la moitié de la bouche, car l’usage du pays, ou peut-être un fanatisme religieux, défend d’en porter des deux côtés. Maintenant ajoutez à ces charmes séduisants une poitrine large et velue, des épaules charnues et rondes, des bras courts, potelés, taillés en boudins, sans formes dessinées, sans muscles ; des cuisses comme des troncs d’arbres, des pieds et des mains énormes, une démarche pénible et écrasée, des dents sales et une odeur de boue qui s’exhale au loin, et vous aurez une idée assez complète de cette population rare, triste, curieuse et insolente, qui ne craint plus de venir se frotter à nous tous les matins, et qui ose même parfois nous regarder avec un certain mépris facile à discerner.

Je ne vous parle pas des exceptions qui se font remarquer par-ci, par-là, au milieu de ces êtres réveillés par notre présence et l’appât d’une rapine d’autant plus facile que nous n’exposions guère à leurs regards que ce que nous voulions perdre. On voit aisément que ce sont là des jeux de la nature, qui cherche parfois, dans un nouvel effort, à se venger de son propre caprice. Et cependant il y a parmi tous ces hommes si grossièrement bâtis une adresse telle pour certains exercices, qu’on a peine à y croire même alors qu’on en a été mille fois témoin.

Je veux parler de leur pêche vraiment merveilleuse, et tellement amusante que nous ne pouvions nous lasser d’y assister matin et soir. Placé debout sur l’avant d’une pirogue, un homme est là, Neptune parodié ou plutôt Silène en goguette, tenant en main une longue perche armée de deux pointes de fer en fourchette ; il plane sur l’eau et cherche de l’œil le poisson qui fuit et glisse à peu de profondeur ; dès qu’il le voit, il fait signe à ses camarades et leur indique d’un geste de la main gauche le côté vers lequel ils doivent diriger l’embarcation. Ceux-ci obéissent et pagaïent doucement pour ne pas effrayer le poisson. Halte maintenant ! Le chasseur a mesuré la distance, il a levé le bras, calculé la courbe que le trait va décrire. La fourchette est lancée, et il est rare qu’elle ne frétille pas sur l’eau, aux mouvements de l’animal qu’on voulait atteindre. Sur vingt-cinq coups lancés, parfois au milieu d’une mer peu calme, deux coups à peine sont sans résultats, et j’ai vu Petit embrasser un jour avec une tendresse qui allait jusqu’au délire un de ces habiles pêcheurs, lequel, venant de désigner deux poissons voyageurs côte à côte, les piqua tous les deux au beau milieu du dos, à trente pas au moins de distance.

C’est une chose vraiment digne de remarque et dont la civilisation devrait rougir, que le respect qu’ont pour les cendres des morts tous les peuples de la terre, même les plus stupides et les plus farouches. Ici, comme à Koupang, comme à Diély, comme à Ombay, il est aisé de voir que les hommes, dans leur religion bizarre, ridicule ou cruelle, croient à une autre vie, car sans cette foi, le culte qu’ils professent en faveur de ceux qui ont pour toujours disparu de cette terre ne serait qu’un absurde contre-sens.

Remarquez ces tombeaux dont toute l’île de Rawack est semée. Nulle herbe parasite ne croît autour du terrain qui environne cette demeure sacrée, terrain plan, enjolivé d’un sable fin et blanc ; les parois du monument sont parfaitement entretenues et ne laissent aucune issue au vent, à la pluie ou aux insectes.

Ce sont des cases basses, carrées, avec charpente au plafond, bâties en tiges de bambou et en feuilles de palmistes ; une porte étroite est pratiquée à la façade ; un homme accroupi peut aisément y passer et visiter l’intérieur, où sont placés et renouvelés des ex-voto, pieux garants d’une tendresse qui survit à la tombe. Dans le principal de ces édifices nous avons trouvé des bandelettes en laine et soie de diverses couleurs, fixées sur des bâtons debout ; un énorme coquillage, de la classe des bénitiers, plusieurs armes brisées, un grossier escabeau et une assiette en porcelaine chinoise ; sur le devant et en dehors étaient placés, par rang de taille, cinq crânes fort propres et fort bien conservés, et le tout se trouvant, pour ainsi dire, abrité sous une pirogue renversée, image peut-être de la vie qui venait de s’éteindre. Quelques figures grossièrement taillées, probablement les divinités du lieu, se faisaient remarquer auprès des tombeaux et au dedans ; mais ces figurines, tantôt debout à cheval sur un morceau de bois aigu, tantôt couchées sur la terre ou le gazon, paraissaient avoir été presque toutes mutilées. Les hommes, dans leur aveugle colère, se vengent même de leurs dieux.

Je garde encore dans mes collections une de ces ridicules idoles, qui a vu peut-être bien des sacrifices humains. C’est une tête presque sans corps, des jambes crénelées, des pieds fourchus, des bras courts et gros, une bouche s’arrêtant aux oreilles, où pendent des anneaux d’os et de pierre, un nez épaté, des yeux imperceptibles, et pour coiffure un capuchon pointu, plus long à lui seul que le reste de la figure. Un de nos matelots trouva ce dieu de Rawack ou de la Nouvelle-Guinée à moitié caché sous la boue qui avoisinait l’aiguade du mouillage. Je le montrai à un naturel qui ne parut pas trop se soucier de le voir, et qui ne fut nullement fâché de le laisser en ma possession. Expliquez maintenant ces étranges anomalies.

Cependant les échanges devenaient chaque jour plus actifs ; nos bagatelles acquéraient plus de valeur ; mais nous avions assez de lézards, de sagaies ou d’arcs, et nous demandions avec instance des papillons, des insectes ou des oiseaux. Nous ne tardâmes pas à être satisfaits : les pirogues arrivèrent en nombre considérable à notre camp, et nos collections s’enrichirent de plusieurs familles et espèces très-curieuses. Les oiseaux de paradis eurent leur tour ; les insulaires nous en apportèrent une assez grande quantité, proprement enveloppés dans des feuilles de bananier, et empaillés d’une façon si admirable, qu’on a longtemps cru en Europe qu’ils n’avaient point de pattes et qu’ils perchaient à l’aide du bec et de leurs ailes. Pour deux mouchoirs, un couteau de cuisine, un vieux drap de lit et quelques hameçons, j’obtins de prime abord cinq magnifiques oiseaux de paradis, parmi lesquels, un six-filets noir, si rare, si beau, si éclatant de mille reflets !…

Le chef de la pirogue avec qui je fis un échange me parut si enchanté de son marché, qu’il me donna à entendre qu’à son retour de Waigiou il m’apporterait une plus grande quantité de ces oiseaux, et qu’il voulait profiter d’une brise favorable pour partir, afin de me revoir plus tôt. Comme les embarcations n’étaient jamais manœuvrées qu’à la pagaie, je ne compris pas d’abord le motif de ce brusque départ, et je le lui dis en montrant les voiles de la corvette étendues à l’air ; mais lui, me faisant signe d’attendre, grimpa en quelques instants sur l’un des cocotiers du rivage, en descendit une jeune branche avec toutes ses folioles, et s’élançant joyeux dans sa fragile pirogue, planta sur le banc du milieu l’élégante dépouille de l’arbre. Le vent la courba d’une manière gracieuse, et le pilote, fier de ma surprise, disparut sur les flots d’un air triomphant. Ô industrie ! que de miracles n’as-tu pas semés sur toutes les parties du globe !

Tout allait bien à terre, sinon à bord où les maladies sévissaient plus intenses et plus meurtrières. Les naturels n’avaient plus peur de passer la nuit sans armes autour de nos tentes dressées, et nous nous félicitions de cette relâche où nos opérations du pendule avaient pu se faire sans danger, lorsque tout à coup le navire se trouva seul sur la rade, et nous seuls aussi sur le rivage. Qu’était-il donc arrivé ?

Marchais, le rude Marchais, Vial, Lévêque et Barthe étaient presque inquiets ; Petit mâchait son tabac avec plus de précipitation, et nous-mêmes nous suivions avec inquiétude, à l’aide de nos longues-vues, les mouvements des embarcations sur les côtes voisines. Nous ne comprenions rien à cette retraite précipitée et sans motif. Comme elle semblait nous cacher un piège contre lequel il était sage de se tenir en garde, Petit, dès lors, demanda la permission de rester toujours à terre, car il voulait, disait-il, figurer à la première contredanse.

— Que ferons-nous s’ils viennent ! répétait-il à chaque instant.

— Nous attendrons qu’ils nous attaquent.

— Et après ?

— Nous nous défendrons, et nous verrons bien à qui restera le terrain.

— Croyez-vous que ces mangeurs de tripes de poisson soient assez bons enfants pour se toiser avec nous ?

— Je ne le pense pas.

— Alors pourquoi ont-ils pris leur volée ?

— C’est ce que nous saurons bientôt.

— Vial, Barthe, Marchais et moi nous resterons à terre : ce sera assez de nous quatre pour eux tous. Hier j’ai voulu essayer mes forces avec le plus robuste d’une bande qui a débarqué de l’autre côté de l’île ; en deux coups de temps il a pris un billet de parterre, où il figurait admirablement un crapaud de la plus belle espèce.

— Tu auras fait encore quelques sottises.

— Si on peut dire ! Demandez à Vial, qui est venu un moment après, et qui en a jeté trois à l’eau d’un seul tour de main.

— Comment ! vous vous êtes battus ?

— Du tout ; demandez à Marchais, qui a brisé les côtes à deux des plus bavards de la bande.

— Ainsi donc il y a eu rixe générale ?

— Mais non ; demandez à Barthe qui, avec un débris d’aviron, a démonté le reste. Nous nous sommes conduits comme de vrais agneaux, comme d’innocents mérinos.

— Nul doute maintenant ! voilà la cause de leur fuite.

— Pour si peu de chose ? allons donc ! ils mangent des tripes de poisson, mais ils ne sont pas si bêtes que vous dites.

En effet, un combat avait eu lieu entre nos quatre vigoureux lurons et une vingtaine de naturels, et je devais penser que c’était là la cause de leur disparition subite. Un motif plus puissant avait éloigné les insulaires. À l’horizon venaient de se montrer les mâts pavoisés du roi de Guébé, et, pareilles à des étourneaux qui fuient, effrayés, le vol rapide du milan, toutes les populations voisines s’étaient réfugiées dans leurs impénétrables forêts et au sein de leurs montagnes.

— Tiens, dit Petit en regardant au large, voilà mon sapajou de monarque en robe de chambre ! J’ai toujours grand plaisir à voir près de moi ce beau gabier ; qu’il soit le bienvenu !

— Que le diable l’emporte !

— Le diable n’en voudrait pas, monsieur ; il lui ferait peur. Savez-vous ce que vous devriez faire si vous étiez bon enfant ?

— Quoi donc !

— Vous emparer de ce bijou quand nous lèverons l’ancre, le bien mijoter à bord pendant tout le voyage jusqu’à noire arrivée à Toulon, et me le donner ensuite, en récompense de mes bons services et de ma misère.

— Eh ! qu’en ferais-tu, imbécile ?

— Je le mettrais dans une jolie cage que je ferai bâtir à l’aide de mes économies et des 25 francs d’étrennes que vous me donnerez en débarquant ; je le mettrais dedans, absolument nu, et je le montrerais à mes compatriotes, en promettant une récompense honnête à celui qui dirait si c’est un homme ou une bête, un chrétien ou un singe. Dieu ! quels cigares je fumerais si j’avais ce trésor ! Tenez, tenez, le voilà qui mouille à tribord de la corvette. C’est tout de même un fameux gabier ; il a du front et il sait manœuvrer.

Les caracores venaient en effet de jeter l’ancre, et un quart d’heure après, la plus grande partie des Guébéens nous serraient la main sur la plage.

Quel peuple que ce peuple guébéen ! quel roi que cet intrépide chef d’effrontés pirates dont il faut bien que je vous parle encore ! À leur approche, tout fuit, tout tremble, tout se disperse, tout se cache ; la mer sans pirogues, la côte sans habitants, les insulaires sans repos ; le loup rôde autour de la bergerie, mais un loup rapace, affamé, dont rien ne peut apaiser la faim dévorante, et à qui ses hardis louveteaux prêtent un si utile secours.

Cette fois il avait avec lui deux de ses ministres et plusieurs de ses grands-officiers qu’il était allé chercher dans sa capitale. Au coucher du soleil, il fit dresser son couvert à terre sur une sorte de tapis indien, où l’on plaça quelques assiettes de Chine, plusieurs vases contenant une liqueur légèrement colorée de jaune et fort âpre. Ses deux ministres, un officier et lui s’assirent à terre et mangèrent du riz, quelques légumes, des bananes et une pastèque. Avant le repas, ils s’agenouillèrent et marmottèrent en psalmodiant plusieurs phrases entrecoupées de reniflements ; la cérémonie achevée, ils mangèrent de fort bon appétit. J’ai remarqué que, dans le groupe des officiers subalternes qui dînaient près de là, on ne fit aucune prière avant de s’attabler, et comme j’en témoignais ma surprise au roi, celui-ci me donna fort bien à entendre que de pareils hommes n’étaient pas faits pour avoir un Dieu, et que plus tard peut-être ils jouiraient de ce privilège, réservé seulement aux braves de premier ordre. Hélas ! l’orgueil du roi guébéen est-il donc si ridicule ? n’y a-t-il donc que lui dans le monde qui ait créé une religion ?

Le repas dura une demi-heure au moins ; ils prenaient leurs vivres avec leurs doigts, buvaient tous dans le même vase ; et Petit augura avantageusement de ce peuple, qui était assez bien élevé, disait-il, pour ne pas manger des tripes de poisson.

Après son frugal repas, le monarque guébéen se leva le premier, et, venant à moi qui achevais de dessiner la scène, il reconnut mon brave matelot, auquel il présenta cordialement la main. Celui-ci la serra comme dans un étau, et, tout fier de ce témoignage d’amitié :

— Très-bien, lui dit-il ; et vous ? Parole d’honneur, je vous trouve moins laid que l’autre jour.

Le roi répondit quelques paroles inintelligibles, et Petit, feignant d’en avoir compris le sens :

— Je veux bien, dit-il, ne fût-ce que pour savoir si ça peut soûler.

Aussitôt, et sans plus de façons, le matelot goguenard s’empara du vase qui était encore sur la nappe, l’approcha de ses lèvres, et avala plusieurs gorgées de la liqueur qu’il contenait, sans se soucier le moins du monde de la grimace de mécontentement que faisaient leurs officiers.

— Ça ne vaut pas deux sous, dit Petit en se débarrassant du vase ; c’est amer comme chicotin, et si ça ne soûle pas, ça ne vaut pas deux liards. Il ne manque plus à ceux-ci que de manger, comme les autres, des tripes de poisson.

Mais la nuit nous força à nous séparer ; nous rejoignîmes nos hamacs suspendus aux cases sur pilotis, et les Guébéens retournèrent à leurs caracores.

Le lendemain, la corvette était de nouveau seule au mouillage, et le roi de Guébé avait disparu. Il se montra deux jours après, avec un riche butin fait à Waigiou, et il apporta une belle collection d’oiseaux de paradis, dont il fit galamment hommage à notre commandant, en lui demandant toutefois en échange quelques morceaux d’étoffe, de la poudre et un fusil. Les cadeaux d’un pareil homme devaient ressembler à un emprunt.

Nous n’avions pas vu une seule femme à Rawack, et nous n’en éprouvions guère de regrets, car l’harmonieuse charpente des hommes nous faisait pauvrement augurer de celle de leurs chastes et sauvages moitiés ; mais le vautour guébéen nous procura cette petite distraction en nous amenant une jeune fille de quatorze à quinze ans qu’il avait volée je ne sais où, et qu’il avait eu l’impudence, en nous la proposant à vendre, de nous présenter comme la femme d’un de ses officiers. Il mentait, le misérable, et l’officier qui acceptait le rôle de mari était plus méprisable encore, puisqu’il trouvait le prix fixé par le monarque beaucoup trop élevé. D’abord on nous en demanda quatre piastres, puis trois, puis deux, puis une ; enfin on nous l’abandonna gratis. Cette fille paraissait avoir déjà beaucoup souffert ; je la pris sous ma protection spéciale et je me hâtai de lui offrir quelques aliments sur lesquels elle se jeta avec voracité. En vain essayai-je d’obtenir d’elle des renseignements sur les circonstances qui l’avaient livrée aux Guébéens ; je ne pus m’en faire comprendre, et tout ce que je saisis de ses gestes, de ses regards, de ses soupirs, c’est qu’on la battait souvent, qu’elle était bien à plaindre, et qu’elle s’estimerait fort heureuse de nous suivre sur notre corvette.

Le vent soufflait avec violence ; l’infortunée, sans vêtement, grelottait et sanglotait à la fois. Je la conduisis sous une tente pour la dessiner, et je lui fis cadeau d’une chemise qu’elle accepta sans trop de joie, car elle prévoyait qu’on la lui reprendrait bientôt à bord des caracores. Pauvre enfant ! sa figure était douce, ses yeux pleins d’expression, sa bouche petite et boudeuse, son corps parfait, ses cheveux longs, lisses et d’un noir d’ébène, ses mains petites, ainsi que ses pieds, mais ses bras et ses jambes un peu grêles.

J’avais à peine achevé mon croquis qu’une rafale terrible, pesant sur la tente, la renversa et nous ensevelit sous ses mille plis. Je ne pus m’empêcher de me rappeler la fable de Mars pris sous les réseaux de fer de Vulcain, et je suis bien sûr que mon ignorante compagne ne fit pas les mêmes réflexions.

Cependant, nos travaux étant achevés, nous levâmes l’ancre, et dîmes adieu à cette terre si féconde dont on pourrait tirer de si précieux avantages. Le roi de Guébé nous vit déployer nos voiles avec quelque regret, car la veille il avait fait mine de vouloir nous surprendre la nuit et de nous attaquer pendant notre sommeil. Mais nos préparatifs de défense le tinrent en respect ; tous ses guerriers, descendus sans armes, en furent pour leurs belliqueuses intentions. Quant à la jeune fille, elle tendit ses mains vers nous, en implorant notre pitié. Un des officiers du roi s’en aperçut, s’approcha d’elle, la poussa du pied sur le flot qui battait la plage, leva le bras, fit tournoyer un casse-tête… et la pauvre enfant ne souffrit plus.

Hélas ! à peine au large, notre cœur se serra à une douleur autrement amère : M. Labiche, un de nos lieutenants, mourut sous les atteintes d’une horrible dyssenterie. Officier plein de mérite, bon, indulgent, il était adoré des matelots et chéri de ses camarades…

— Ah ! nous dit-il quelques instants avant d’expirer, mes pressentiments ne me trompaient point au départ ! Mon père est mort dans un voyage autour du monde, mon grand-oncle mourut comme lui, et moi, je vais les rejoindre sous les flots… Adieu, mes amis, adieu ! pensez à moi et dites à ma pauvre mère, en arrivant en France, que ma dernière parole a été pour elle et pour mon Dieu.

Les vergues mises en pantenne se redressèrent parallèles ; le vent enfla les voiles, et nous poursuivîmes notre route.

Bientôt parurent à l’horizon les Anachorètes entourées de récifs dangereux ; puis devant nous les mille îles découvertes par Bougainville, puis encore les Carolines, les bienheureuses Carolines, basses, riantes, paisibles, jetées comme un bienfait, comme une pensée céleste au milieu de ce vaste Océan peuplé de tant de farouches naturels. Voyez, voyez ! les pros-volants fendent l’air ; ils nous suivent, nous atteignent, nous accostent, nous entourent.

— Loulou ! loulou ! (du fer) nous crie-t-on de toutes parts, et les insulaires montent à bord, inquiets, mais impatients de tout voir, de toucher à tout. Ces peuples navigateurs dont je vous parlerai bientôt, car je dois voyager avec eux, vivent là, sous ces belles plantations, sans querelles au dedans, sans guerres au dehors ; braves, humains, généreux, beaux par le corps et par l’âme, souriant à une caresse, à un témoignage affection ; sautant comme des enfants à qui l’on vient de donner des joujoux ; acceptant une bagatelle avec la plus vive reconnaissance, la nouant au cartilage allongé de leurs oreilles, qui leur servent de poches ; mais vous offrant toujours en échange des pagnes élégants, des hameçons en os, des coquillages magnifiques, craignant de se montrer moins généreux que vous, non par orgueil, mais par bonté. Oh ! voilà enfin des hommes comme l’on est heureux d’en trouver sur son passage ! voilà des cœurs nobles et dévoués ! Laissez faire la civilisation, et vous verrez ce que deviendront bientôt ces îles fortunées contre lesquelles nos vices voyageurs ont été jusqu’à présent sans puissance. Nous aurions bien voulu mouiller pendant quelques jours dans cet archipel parfumé, car nous manquions d’eau douce ; mais toutes ces îles sont sans port, et c’est peut-être à cette étrange et heureuse circonstance qu’elles doivent d’être restées pures et libres au milieu de tant de corruption et de cruauté.

J’avais souvent entendu dire que les pros-volants des Carolines étaient des embarcations taillées de telle sorte qu’à l’aide d’une voile triangulaire en pagne, deux balanciers et un pilote gouvernant avec le pied, on coupait, pour ainsi dire, le vent. Eh bien ! ce qui me paraissait alors une ridicule exagération des voyageurs, devint à mes yeux une éclatante vérité, et c’est un des phénomènes nautiques les plus curieux à observer que ces hardis insulaires, debout ou accroupis sur leur pros plein d’élégance, se jouant des vents, triomphant de la violence des moussons, et passant, comme de rapides hirondelles, au milieu des courants et des récifs les plus dangereux et le plus étroitement resserrés. Que leur importe à eux qu’une embarcation chavire ! ils sont là pour la relever, ainsi qu’on le ferait chez nous dans un bassin tranquille et à l’aide de nos palans et de nos grues. Quant à ces hommes aussi intrépides qu’intelligents, ne craignez rien pour leur vie ; la mer est leur élément ; le courroux des tempêtes, leur délassement le plus désiré, et l’on ne comprend pas tant de souplesse et d’agilité au milieu d’obstacles si multipliés et si imprévus. Le Carolin est un homme, un poisson et un oiseau à la fois.

Tous les individus qui montèrent à bord se faisaient remarquer par une taille gracieuse et des mouvements pleins de liberté. Il y avait de la noblesse dans leur démarche, de l’expression dans leurs gestes, du vrai rire dans leur gaieté d’enfant. Pourtant il était aisé de reconnaître, même dans leur empressement à venir à nous, qu’un douloureux souvenir leur commandait une grande défiance. Braves gens, qu’un capitaine sans foi ni pitié aura trompés et poursuivis au milieu de leurs joies ! Deux des insulaires qui nous firent visite, et pour lesquels les autres semblaient montrer quelque déférence, avaient sur les cuisses et sur les jambes des tatouages ravissants dessinés avec une régularité parfaite : c’étaient deux demi-chefs, deux demi-rois, et ils n’eussent pas eu cet ornement en usage chez tant de peuples, qu’il eût encore été facile de reconnaître leur supériorité à la noblesse de leurs manières, à leur haute stature et à leur force musculaire. Un pagne étroit couvrait les reins de chaque individu, et tout le reste du corps était sans vêtement. Quelques-uns avaient aussi des colliers faits avec les folioles de cocotier, et des bracelets coquets tressés avec un art infini.

Un groupe de cinq ou six naturels, sans doute pour payer leur bienvenue et notre bon accueil, se mit à danser, et je ne saurais vous dire tout ce qu’il y avait d’amusant et de curieux dans cette petite fête si courtoisement improvisée.

Cependant nous naviguions à l’aide de petites bouffées presque imperceptibles ; mais un grain à l’horizon nous annonça de la pluie. Nous manquions d’eau, et, afin d’en ramasser au moment de l’averse, nous dressâmes nos tentes, et allâmes chercher dans la batterie quelques boulets pour jeter sur la toile et faire entonnoir. À l’aspect de ces projectiles portés par les matelots, les Carolins, effrayés, poussèrent des cris sinistres et semblèrent nous accuser de trahison. Nous eûmes beau leur prodiguer de nouvelles et ferventes caresses, ils bondirent sur le bastingage, s’élancèrent dans les flots comme des plongeons, et rejoignirent à la nage leurs embarcations au large.

L’archipel des Carolines s’effaça bientôt à l’horizon, je le perdis de vue avec un serrement de cœur qui m’accompagna bien avant dans la traversée, et cependant je ne savais pas encore tout ce que je devrais de reconnaissance dans l’avenir à l’un des plus puissants rois de ces îles, où vit en paix jusqu’à présent le peuple le plus beau, le plus doux, le plus généreux de la terre.