Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/24

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 313-317).

XXIV

COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF

Quand le présent est triste, quand l’avenir se décolore, on ne peut guère trouver de consolation que dans ce qui a fui, dans ce qui n’est plus.

En mer surtout, le passage est rapide et prompt de la joie à la tristesse, de l’ivresse au désespoir. Ce qui chez vous, citadins, est noblesse, courage, grandeur d’âme, est ici chose simple, commune et de tous les jours. L’homme n’a pas changé, mais bien l’élément : voilà tout.

Qu’avez-vous à craindre dans vos demeures, sur vos couches moelleuses ou dans vos promenades sablées ? Un bruit importun de voitures roulant l’orgueil et la paresse, la visite d’un ennuyeux, une querelle de jeune fille jalouse et irritée, grondant peut-être afin de se raccommoder avec vous ; la secousse d’un piéton maladroit qui vous coudoie en saluant du regard ou du sourire une vieille douairière se pavanant dans ses soieries, ou bien une entorse contre un pavé mal nivelé, ou les éclaboussures d’un coursier au galop…

Mais en mer, ô mes amis ! les contrariétés se dessinent plus tranchées et s’accumulent plus actives et plus menaçantes. C’est une bourrasque qui vous fait sautiller comme l’eau qui bout, et bondir comme un ballon ; c’est un calme plat qui vous énerve, qui vous abrutit, pour ainsi dire, dans une inactivité assoupissante ; c’est aussi une roche sous-marine qui entr’ouvre votre navire frétillant et vous réveille au milieu d’un rêve consolateur ; c’est la tempête avec ses hurlements ; c’est la trombe avec ses ravages ; c’est le chaos avec ses ténèbres… À la bonne heure ! il y a là matière à réflexion, il y a là sujet raisonnable de délassement, de craintes et de plaisirs.

Essayez de cette vie de marin dont je vous parle, essayez-en pendant seulement quelques mois, au sein de certaines mers que je vous montrerai du doigt, et nous verrons qui de nous deux sera plus excusable de chercher, comme on dit vulgairement, à tuer les heures, lesquelles, en dépit du soleil, ne marchent pas toutes avec la même rapidité.

Le ciel aussi a ses caprices ; ce n’est pas toujours son azur qui le fait bleu ou ses nuages qui l’assombrissent, mais bien nos humeurs et nos passions.

Voyons où me jetteront les pensées qui m’assiégent en ce moment : raison ou folie, il faut que j’écrive ; le sillage est tranquille, mes pinceaux sont oisifs en présence de cet immense et silencieux horizon qui me cercle ; armons-nous de la plume et rétrogradons. La route à faire me paraîtra peut-être moins lourde en face de ce que j’ai parcouru. C’est en quelque sorte un élan favorable à la lutte qui va s’engager.

Un regard donc vers ce passé.

Il y a certes grand profit, après une relâche, à se recueillir dans les impressions que l’on a subies, à les analyser, à les comparer à celles qui les ont précédées, à en tirer les conséquences les plus rationnelles, et à se faire de tout cela une règle invariable pour l’avenir.

Là seulement est la vraie morale du voyage, là seulement en est la juste appréciation.

Un rapide coup d’œil sur les divers repos de cette longue et pénible campagne nous fera, je le pense, mieux apprécier ce qu’il y a de sensé dans cette façon de juger les faits accomplis. L’aridité n’est que dans l’inutile.

Gibraltar, sur l’extrémité la plus méridionale de l’Europe, m’aida à comprendre que toute lumière vivifiante vient du centre, et que, plus les rayons divergent, moins ils éclairent, moins ils réchauffent. Gibraltar, en face du Mont-aux-Singes, s’imprègne de l’Afrique et reflète imparfaitement une terre de civilisation et de progrès. L’agiotage y trône sur toutes les places publiques ; la misère, la honte, le libertinage et la paresse s’y promènent et s’y endorment tour à tour, pleins de mépris pour le jour qui vient de passer, insouciants pour celui qui se lève, et le grand pavillon britannique ne flotte que sur l’abrutissement.

Deux pas vers le nord, ce sont des cités commerçantes ; deux pas au sud, ce sont des huttes, des voleurs, des pirates, des assassins. Je quittai Gibraltar avec un sentiment de tristesse, car j’anéantis là une de mes douces chimères, à savoir, que la force ne devrait exister qu’appuyée sur l’industrie et le bien-être du plus grand nombre.

Ténériffe m’offrit bientôt un spectacle plus effrayant encore. C’était toujours une Espagne, mais une Espagne sans avenir, puisqu’elle luttait sans énergie contre les maux présents qui l’écrasaient. Ténériffe mourra vaincue par un brick de guerre ou écrasée sous une colère de son volcan.

On s’échappe de Sainte-Croix comme on fuit le cadavre d’un reptile à demi putréfié, et Sainte-Croix pourtant est une capitale.

Puis vient le Brésil avec ses richesses minéralogiques, toujours prêtes à écraser celles qui font seules la gloire des empires. Ici, c’est la vieille Europe en hostilité permanente avec la jeune Amérique. La première, forte comme le torse qui n’approche pas encore de la vétusté ; l’autre, levant la tête ainsi que l’enfant insoumis révolté contre son maître.

Le Brésil est un contraste perpétuel et de tous les pas ; car la cité, belle, florissante et populeuse, touche au sol sauvage où vivent des peuples qui ne veulent point d’une société marâtre. Au surplus, le Brésil n’a pu être jugé par nous que dans sa capitale, où croupit tant de misère et où se pavane un luxe si étourdissant. À Rio, je crois vous l’avoir fait comprendre, la fortune est la première et la plus sûre des recommandations, et l’on ne juge du mérite de tel ou tel que d’après la somptuosité si mal entendue de ses vêtements ou de ses équipages, et la grosseur ou l’éclat de ses rubis et de ses diamants.

Mais si la capitale de ce vaste empire offre à l’œil de l’observateur cette double misère que je vous signale et que j’ai touchée du doigt, vous comprenez ce que doivent être les autres capitaineries, les villes intérieures, où retentit incessamment un cri d’indépendance et de liberté que le despotisme ne veut entendre que lorsqu’il ébranle les voûtes de son palais et fait trembler son trône.

Le Brésil m’a épouvanté surtout par ses prêtres et ses moines, puissance d’autant plus redoutable qu’on lui permet, à elle, toutes sortes de prédications, et qu’elle parle à la foule ignorante et agenouillée, qui ne demande qu’à rester dans cette humble posture volontairement acceptée.

Il y a trop d’esclavage sur la terre découverte par Cabral pour qu’il puisse aisément s’y répandre un parfum de liberté, de gloire et d’indépendance.

Je dis donc adieu au Brésil sans trop savoir si je lui devais des pleurs ou de l’admiration.

Le cap de Bonne-Espérance leva bientôt sa tête devant nous. Oh ! ici la puissance anglaise n’avait pas eu seulement à lutter contre des hordes d’anthropophages ; les Hollandais s’étaient d’abord montrés sur ce sol abrupte qu’ils avaient en quelque sorte façonné à leur industrie. La ville du Cap était avancée, et le commerce seul, à défaut des trésors que le Brésil et Golconde cachent dans les profondeurs de la terre et dans le lit des torrents, pouvait maintenir le léopard sur la Croupe du Lion et les batteries qui dominent la cité.

Qu’ont voulu les Anglais en s’implantant au cap de Bonne-Espérance ? Asseoir les bases d’un comptoir productif, et pas autre chose. Les navires voyageurs leur paient tribut lorsqu’ils vont aux Indes Orientales ou qu’ils en reviennent. Le génie spéculateur ne voit guère au-delà.

Je vous ai dit l’influence de la colonie européenne sur les peuplades sauvages qui l’entourent et la circonscrivent ; je vous ai montré la civilisation ambitieuse et corruptrice, en guerre ouverte avec les mœurs farouches qu’on ne tente pas même d’apprivoiser. En autre, peut-être, vous dira bientôt les résultats fatals de cette apathie britannique pour toute conquête régénératrice, que les écrivains de chaque époque ont constamment reprochée au peuple le plus puissant du monde.

Table-Bay n’est plus qu’un entrepôt. Les Hollandais avaient jeté sur l’avenir de ce pays un regard moins égoïste, et tenté du moins de s’agrandir par la morale, bien autrement puissante que les persécutions et la tyrannie.

Quand on voit côte à côte Bourbon et l’Île-de-France, on se sent le rouge de la honte et de la colère monter au visage ; le cœur bat plus violemment au souvenir du marché d’ami imposé à la France par le traité de 1814, et l’on se hâte de détourner la vue du triste pavillon qui flotte sur l’édifice qu’on nomme, je crois, là-bas, à Saint-Denis, la Maison du Gouvernement.

En partant du cap de Bonne-Espérance, je me dis que le peuple anglais était un grand peuple.

Dès que je dis adieu à l’Île-de-France, dont je vous ai parlé avec tant d’amour, je me dis encore : Le peuple anglais est un peuple usurpateur, qui ne veut occuper nulle part une place secondaire dans l’histoire des nations.

En saluant Endrak, Edels, Irck-Haligs et la presqu’île Péron, je crus visiter une tombe : la vie est impossible sur ces plateaux de grès, de sable et de coquillages brisés. La Grande-Bretagne n’aura aucune conquête à tenter sur ces parages, à moins pourtant que vous ne vouliez, vous ou vous, essayer de vous y établir.

Puis vinrent Timor et les terres fécondes qui l’entourent ; Timor la sauvage et les îles ravissantes qui se courbent devant elle comme d’humbles sujettes. Ce qui fait la force de Timor, devenue colonie européenne, c’est la rivalité orgueilleuse des rajahs, qui se sont soumis d’abord pour implorer un appui, et qui n’ont pas eu plus tard la bonne volonté de s’affranchir du joug, tant la paresse est écrasante sous son climat de feu. Je dus m’éloigner de Timor comme on s’éloigne d’un volcan qui gronde, prêt à lancer ses laves et à ébranler la terre.

À quelques pas de Timor, je visitai une île de deuil et de massacres. On aspire à Ombay une odeur de sang qui épouvante. On voudrait avoir des ailes pour échapper au cric et à la flèche empoisonnée du farouche Ombayen.

Que vous dirai-je d’Amboine, jetée au milieu d’un nombre considérable d’îles indépendantes par le fait, quoique payant tribut à la Hollande et au Portugal, satisfaits aujourd’hui de la part de richesses que ces deux royaumes ont su trouver dans les forêts immenses qui pèsent sur un sol toujours jeune et fort ?

Amboine ne sera pas toujours debout, et vous glissez devant son pavillon dominateur de la plage, ainsi qu’on le fait en quittant le lit d’un malade épuisé par la souffrance.

Quant à Rawack, Waigiou, Boni et la terre des Papous, l’Europe ne s’y montre qu’en passant ; et elle a grand tort, je vous l’atteste, de regarder en pitié tant de fertiles coteaux, tant de superbes montagnes c’est toujours l’homme primitif, c’est le nègre dans sa hutte enfumée, la brute dans sa tanière ; et si quelque lumière brille parfois au sein de ces peuplades, c’est l’instinct qui l’a fait éclater, car l’amour seul de la conservation opère des miracles.

Je ne pousse pas plus loin maintenant ces réflexions arrachées à ma conscience par la rapidité même des courses effectuées. Cela a passé si vite, si brusquement, qu’on est plus tard disposé à croire que des années entières vous en séparent.

Les jours sont lents à qui ne change pas de place, à qui s’assoupit dans sa nonchalance et son dégoût ; les mois passent vite à qui les remplit avec avidité, à qui marche avec le temps, de peur qu’il ne lui échappe.

Il me semble que ce n’est que d’hier que j’ai quitté la France ; mais, par une triste compensation, je crois sentir qu’il y a bien des années que je n’ai serré la main de mes amis de là-bas. Ah ! c’est que le cœur ne se fait pas aux illusions ; c’est que la tendresse, en sens inverse de l’optique, grandit dans l’éloignement.

Suis-je pardonné de cette brève revue rétrospective à laquelle une navigation monotone vient de me convier ? Ai-je besoin de demander grâce pour ces quelques pages qui m’ont reposé de mes fatigues et fait patiemment attendre la brise plus fraîche que j’entends déjà siffler dans les voiles et les cordages ?