Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/25

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 318-332).

XXV

EN MER

Pêche de la baleine.

Pour la cinquième ou sixième fois depuis notre départ, nous voyons glisser près de nous, infatigables et ardents, patients ou robustes, des pêcheurs de baleines.

Voici la vie la plus active de l’homme, voici sa vie la plus périlleuse.

Ici tout est fatigue et travail ; ici chaque heure de la journée peut être le dénouement d’un drame terrible, car le navire a pour escorte permanente les colères du ciel et celles des flots ; car son existence, à lui, il la passe dans les mers les plus orageuses du globe ; car les ennemis qu’il cherche, qu’il combat, qu’il dompte, sont les plus forts, les plus puissants, les plus redoutables des êtres vivants, alors qu’on les traque dans leur immense empire. Pour de semblables jeux il faut des poitrines et des bras de fer, il faut des hommes d’élite regardant la mort d’un œil serein, et prêts à tout oser pour le prompt succès de leur course, à laquelle ils attachent plus de prix qu’on n’en mettrait à la conquête d’une ville ou d’une province.

Voyez-les aujourd’hui, tristes, découragés, sans énergie, assoupis sur leur pont muet… ; c’est que l’ennemi est loin et se cache, c’est que leur journée sera sans combat et les nuages sans violence.

Le voici maintenant, cet ennemi redoutable ! ils se redressent au signal de l’homme hissé au haut du grand mât, lestes, impétueux, lançant à l’air leurs plus énergiques jurons, et se précipitant comme des loups affamés, ou plutôt comme des soldats aguerris, dans une frêle embarcation qu’un seul mouvement de leur ennemi peut briser en mille éclats. Je vous le dis, parce que cela est : parfois on trouve de par le monde des existences tellement tourmentées, si violemment et si fréquemment
Pêche de la Baleine.
tiraillées par le courroux des éléments et des hommes, qu’elles feraient douter de la raison humaine.

Je n’ai jamais passé à côté de Rouvière, ce colon généreux du cap de Bonne-Espérance, sans porter dévotement la main à mon chapeau. Eh bien ! le pêcheur de baleines a la même puissance sur moi : de loin comme de près, je le salue avec un respect qui tient de l’admiration. Je m’incline devant cette figure brûlée par le soleil ou creusée par les frimas, mais toujours grave et réfléchie.

Et pour tant de périls à braver, que gagne le matelot pêcheur ou le matelot harponneur ? Il peut sans doute, au retour de son voyage, apporter à sa famille rassurée des trésors suffisants pour embellir une vieillesse tranquille ? Hélas ! non ce qui l’accompagne au retour, ce sont quelques piastres dans sa bourse de cuir, c’est une semaine de gala et d’orgie avec les amis du village, c’est un corps brisé, c’est la misère avec ses horreurs… Et puis il repart, il reprend la mer, il retourne à la récolte de ces piastres dépensées avec tant d’insouciance… Et le vieux père voit s’ouvrir la tombe sans recevoir le dernier adieu du fils englouti loin de lui sous les glaces polaires.

Si jamais digression fut permise à un navigateur, c’est celle, à coup sûr, qui m’entraîne en ce moment ; on me la pardonnera, j’espère ; je ne sors pas de l’élément que j’ai pris à tâche de faire connaître ; je ne quitte pas le champ de bataille sur lequel je me promène depuis bientôt près de deux ans. La course est si longue encore !

Quelques détails.

La force de la baleine est, pour ainsi dire, en proportion de sa taille monstrueuse, et ses passions peuvent, selon toutes les probabilités, être comprises et analysées. La rapidité de la baleine est telle que les mers paraissent trop étroites aux caprices et aux exigences de ses évolutions, et que l’imagination la plus désordonnée recule en présence de l’exactitude des calculs obtenus à l’aide de documents et de faits irrécusables.

Cependant il en est de ces monstrueux cétacés comme de toutes les gigantesques créations de Dieu ; ce n’est qu’après de sévères études, ce n’est qu’après bien des années et souvent bien des siècles de travaux et d’expériences, que l’on est parvenu à les connaître, à les classer. L’histoire et la philosophie n’acceptent le merveilleux que lorsqu’il n’est pas l’absurde, et l’homme a maintenant une trop juste idée de la sagesse divine pour ne pas se révolter contre les phénomènes dont la peur, la sottise et l’ignorance ont si longtemps fait l’objet de leur culte irréfléchi. C’est bien assez des trésors de la création, que tous les climats de la terre offrent à la méditation humaine, sans que nous ayons besoin de créer nous-mêmes des fantômes et des chimères qui, au lieu de l’élargir, donneraient un brevet d’impuissance à la volonté divine.

Nous savons aujourd’hui ce que nous devons penser de ces contes antiques des premiers explorateurs des mers glaciales, qui avaient nommé kraken un monstre auquel ils donnaient mille bras, d’une dimension gigantesque, appelant à lui des légions innombrables de poissons nécessaires à son existence, comblant de son volume les mers les plus profondes, et égalant en hauteur ces montagnes secondaires qui servent d’échelons aux cimes neigeuses les plus élevées du monde.

Ces fameux cétacés ont disparu ; la baleine a repris la place qu’elle doit occuper dans les caprices de Dieu, et sa place est encore la première, car ni l’hippopotame, ni l’éléphant, ni les rhinocéros, les plus gros animaux qui pèsent sur la terre, ne peuvent lui être comparés.

Néanmoins ne repoussons pas aujourd’hui toute idée contredite par des études récentes ; il demeure incontestable que bien des espèces se sont abâtardies. Des animaux inconnus à tous les climats ont laissé dans les entrailles de la terre, où on les a étudiées, des traces de leur existence à des époques éloignées, et nous ne voyons pas pourquoi la baleine n’aurait pas subi également cette loi de déprogression à laquelle ont été soumises tant de merveilles.

Les naturalistes le moins disposés à l’exagération ne repoussent point la pensée de l’existence de baleines d’une dimension de plus de cent mètres, et ils se basent sur des découvertes dont nous n’avons pas mission de constater l’authenticité. Quoi qu’il en soit, les baleines que nos intrépides pêcheurs vont chercher dans leur empire n’égalent pas ces gigantesques proportions, et la longueur avérée des plus colossales ne dépasse guère quarante-cinq ou cinquante mètres.

Je vous l’ai dit, et vous le savez, je suis courtois. En vous offrant le bras pour vous conduire à travers toutes les régions jusqu’à la petite île Campbell, la terre la plus rapprochée de l’antipode de Paris, je me suis presque engagé à vous faire connaître quelques-unes des légions d’habitants de ces mers si vastes, si terribles dans leurs colères et surtout dans leurs calmes. C’est bien le moins aussi que je vous dise la vie et la mort du puissant monarque qui règne sur tant de sujets. Faisons taire notre orgueil plébéien, et parlons d’un roi. Le drame est là avec son sang et ses terreurs.

Une histoire épisodique des chasses de la baleine, avec ses dates précises et les divers instruments propres à cette guerre si dangereuse, serait un des livres les plus utiles aux explorateurs de toutes les mers polaires, et pour exciter le zèle de quelque écrivain patient et consciencieux ; je me hâte d’ajouter que ce serait aussi une spéculation fort lucrative. Tant de gens sont intéressés à cette étude, et sur les navires les heures passent si lentes et si assombries !

Je ne me suis point imposé cette tâche laborieuse ; mais avant de dire le drame où le pêcheur joue un rôle si hasardeux, que je vous apprenne encore que l’homme et l’espadon ne sont pas les seuls ennemis redoutables donnés par le ciel à la baleine. Au sein des climats les plus âpres, elle trouve encore, alors que la vieillesse la détruit, ou quand de récentes blessures épuisent ses forces, un adversaire qui ose la poursuivre jusque dans son élément. Cet adversaire audacieux et terrible, c’est l’ours blanc, tristement assis sur les plages neigeuses ou voyageur aventureux sur les montagnes de glaces où il s’est perché comme en un observatoire. À l’aspect de la baleine qui succombe et de celle qui, jeune encore, n’a pas essayé ses forces dans de rudes combats, l’ours marin s’élance au sein des flots, ardent, impétueux, vorace, souvent affamé ; il nage, il atteint le monstrueux cétacé, il s’attache à ses flancs qu’il déchire, qu’il met en lambeaux jusqu’à ce que la douleur forçant la baleine à une légitime défense, une ardente lutte s’engage entre les deux champions. C’est alors une rencontre à mort, car il y a rage des deux côtés : le quadrupède remonte à la surface, s’abrite derrière un roc glacé, reparaît, s’élance de nouveau jusqu’à ce que le monstre gigantesque, le heurtant de sa tête ou le broyant sous une flagellation de sa vaste queue, le livre en pâture aux oiseaux de proie et aux voraces poissons de ces mers tempétueuses.

Si l’on se demande pourquoi il a été reconnu que les baleines boréales sont incontestablement plus brutales, plus tracassières que les baleines australes, et pourquoi ces deux espèces le sont beaucoup plus aussi que celles qu’on poursuit çà et là dans des régions tempérées, peut-être ne sera-t-il pas difficile d’en trouver une raison logique dans les rapports des climats avec les diverses natures qui enrichissent les mers et les terres. Ne sait-on pas que les lions et les tigres de Nubie, de l’Atlas, du Caucase et du grand désert de Sahara sont indubitablement plus féroces que ceux d’Amérique, où les chaleurs tropicales, combattues par les vents froids et quelquefois glacés arrivant des neigeuses Cordillères, rendent à tout ce qui respire ce calme, cette harmonie si nécessaires aux caractères tempérés ?

Là-bas, en effet, des sables, l’immensité muette, terrible par son silence, plus terrible encore par le siroco brûlant qui la balaie ; ici, les chants des oiseaux, des vallées délicieuses, un ciel parfumé, une terre féconde ; d’une part, la sécheresse des roches sans source, sans fraîcheur ; de l’autre, la majesté imposante de larges fleuves traversant des pays où la plus riche végétation semble leur disputer la conquête du sol. En Afrique, tout effort est presque impuissant pour soutenir une vie de souffrance et de carnage. En Amérique, une nourriture abondante est offerte à tout ce qui respire. La guerre apprend la cruauté ; le malheur excite les passions des âmes ; le repos c’est le bonheur, et le bonheur c’est l’humanité.

Les navires baleiniers ont ordinairement de trente-cinq à quarante mètres de longueur ; on les double d’un bordage de chêne assez fort pour résister au choc des glaçons ; ils portent de trente à quarante-cinq hommes d’équipage, y compris le capitaine, le chirurgien et les chefs de pirogues, qui sont considérés comme officiers. Chaque navire baleinier a de six à neuf chaloupes de huit mètres de long, de deux de large et d’un mètre de profondeur. Un ou deux harponneurs sont destinés à chaque chaloupe ; on les choisit parmi les hommes de l’équipage les plus forts, les plus adroits, les plus expérimentés pour diriger l’embarcation suivant la marche de la baleine, lors même que celle-ci nage entre deux eaux, et assez habiles pour la frapper quand elle se montre à la surface pour respirer l’air par ses évents.

Les instruments indispensables pour cette pêche sont le harpon et la lance. Le harpon est un dard triangulaire, barbelé sur les bords, et dont la tige en fer a trois pieds de long ; il se termine par une douille prolongée par un manche d’égale longueur ou de cinq pieds au plus ; au-dessus de la douille est une boucle en chanvre natté à laquelle est fixé le funin qu’on nomme ligne, dont la grosseur ordinaire est d’un pouce et demi à peu près, et long de cent quarante à cent cinquante brasses.

La lance est différente du harpon en ce que son fer n’a point d’ailes, afin de la pouvoir retirer facilement, car elle ne se darde point comme celui-ci et ne quitte pas la main du matelot agresseur ; sa longueur est de quatorze pieds, y compris la hampe qui en a huit.

Nous lisons dans Albert que les pêcheurs ses contemporains, au lieu de jeter le harpon, le lançaient à l’aide d’une baliste.

Schneider prétend que les Anglais ont essayé de remplacer la baliste par une arme à feu, afin d’atteindre le cétacé d’une plus grande distance.

Et dans l’Histoire des Pêches des Hollandais, traduite par M. Dereste, nous voyons que ce peuple a obtenu un meilleur résultat que les Anglais, qui se servaient du canon, en faisant, dans le même but, usage du mousquet, ce qui les exposait à moins de dangers et leur donnait plus de force et de facilité.

Près des côtes de la Floride, les sauvages, adroits et audacieux nageurs, prennent les baleines franches en se jetant sur leur tête et en enfonçant dans un de leurs évents un long cône de bois ; puis ils se cramponnent à cette arme, en se laissant entraîner sous l’eau ; ils remontent avec l’animal, et une fois à la surface, ils font entrer un autre cône dans le second évent. La baleine, ne pouvant plus respirer, est alors contrainte de se jeter sur la côte ou sur un bas-fond, afin de ne point avaler un liquide qu’elle ne pourrait plus rejeter et qui l’étoufferait. C’est alors que ces sauvages la combattent et en triomphent plus aisément.

Ce sont là de ces faits vraiment extraordinaires consignés dans de graves annales, et que Lacépède lui-même, entre autres écrivains, ne refuse pas d’admettre, car ils lui ont été confiés par des témoins oculaires et dignes de foi.

Les notes préliminaires que je consigne ici ne seront pas lues, j’espère, sans intérêt, puisqu’elles deviennent en quelque sorte une préface de la grande page que je veux écrire.

Les Basques sont, d’après certains voyageurs, les premiers peuples qui ont exploité la pèche de la baleine au profit de l’industrie. De vieux manuscrits relatent des faits fort curieux relatifs à cette pèche, qu’on a faite de temps immémorial sur les côtes de l’Éthiopie et de l’Abyssinie, et j’ai lu, je crois, que du temps de l’empereur Claude, une baleine s’étant montrée dans la rade même d’Ostie, des câbles furent tendus d’un môle à l’autre afin de la retenir captive, et que l’empereur lui-même se mit en mer avec une escadre de petits bâtiments pour attaquer le monstre, dont on vint à bout à l’aide des archers de la garde prétorienne.

Au surplus, chaque peuple, à tour de rôle, revendique pour lui l’honneur d’une noble découverte ou d’une entreprise hasardeuse ; et, s’il fallait se baser sur la logique des mots, résultant sans doute de la logique des faits, nous trouverions peut-être que les Castillans, dont les Basques depuis Henri de Transtamare étaient les humbles tributaires, auraient plus raison que les autres nations du globe de s’approprier l’honneur d’avoir les premiers osé attaquer dans son domaine le plus gigantesque des êtres vivants.

Les Asturiens suivirent de près les Castillans, et je vous défie d’expliquer à l’avantage d’un autre peuple l’acceptation par tous des mots espagnols donnés aux divers instruments des pécheurs. Ainsi, sur une liste anglaise de 1589, conservée dans la collection d’Hacluit, les manches des harpons sont appelés estacas, les couteaux à émincer machetes, les lignes à lance et à harpon va-y-venes et harponieras.

Les Anglais ne tardèrent pas non plus à imiter les Espagnols, auxquels les hardis Catalans venaient de se joindre, et leurs premières expéditions furent brillantes et lucratives. Plus tard, mais après un court intervalle de temps, les Hollandais disputèrent les mers polaires aux Anglais, leurs rivaux ; mais, comme ils craignaient beaucoup le feu qui menaçait sans cesse leurs navires, ils établirent un comptoir près du pôle arctique, où l’huile se fabriquait immédiatement après la pèche du monstrueux cétacé. De sorte qu’en moins de quatre années, ce comptoir, à côté duquel s’élevèrent des comptoirs nouveaux, fut aussi riche, aussi animé qu’Amsterdam lui-même. On cherche vainement aujourd’hui la place occupée par ces divers établissements européens, car la civilisation et le commerce ne se contentent pas seulement de bâtir, ils ont aussi leurs jours d’incendie et de destruction.

Je ne suivrai pas dans toutes ses phases de succès ou d’encouragement le résultat des pèches de la baleine dans les mers les plus difficiles du monde mes recherches à cet égard m’entraîneraient trop loin ; mais un résumé de quelques lignes dira à ceux pour qui les bienfaits de l’industrie ne sont point une futilité, les époques précises des conquêtes tentées par les intrépides marins dont les dangers surgissaient d’autant plus grands que l’expérience ne leur était pas encore en aide. La chronologie est une science.

Aux douzième et treizième siècles, les baleines étaient en grand nombre près des côtes françaises ; de fréquentes pèches les poussèrent vers les latitudes septentrionales.

En 1672, par une prime l’Angleterre encouragea les pêcheurs ; en 1695, une société se forma dans le même but, et les sommes versées par les souscripteurs se montèrent à près de cent mille livres sterling. Ils triomphèrent ainsi des efforts que les Basques et les Hollandais tentaient vainement afin de leur interdire la pêche sur les côtes du Spitzberg, du Groënland et dans le détroit de Davis.

Dès 1765, Ansticot, Rhode-Island, armèrent un grand nombre de vaisseaux pêcheurs ; deux ans après, cent soixante-quatre navires bataves poursuivirent les baleines dans le Groënland et le détroit de Davis. En 1768, le grand Frédéric équipa plusieurs navires baleiniers et obtint d’immenses succès, car lui aussi ne se contentait pas d’une seule gloire. En 1774, ce fut une compagnie suédoise qui spécula sur les produits de cette pêche. En 1775, le roi de Danemarck fournit des bâtiments appartenant à l’État, qui rivalisèrent avec bonheur contre les navires de commerce. Le parlement anglais jeta en 1779 For et les faveurs comme un encouragement aux pêcheurs de baleines qui venaient enrichir la métropole.

La France arma à ses frais, en 1784, six bâtiments destinés à cette pêche, et fit venir à Dunkerque plusieurs familles de l’île de Nantuckett, très-habiles harponneurs de baleines éprouvés dans mille rencontres. En 1789, trente-deux navires hambourgeois sillonnèrent le détroit de Davis, les côtes du Groënland, et dans des courses très-productives, contribuèrent avec les autres peuples à chasser plus loin encore vers le pôle les monstres qui jusque-là se promenaient plus près de nous sans fatigue ni combats. Ainsi toutes les nations de l’Europe parurent animées du même désir, toutes celles surtout dont la mer frappait les côtes se firent une concurrence outrée, jusqu’à ce que les nombreux malheurs signalés eussent mis un frein à cette ardeur insatiable de pèche, de laquelle l’industrie tirait de si précieux avantages.

La baleine franche se nourrit de crabes et de mollusques ; ces animaux, dont elle fait sa proie, sont très-petits : aussi leur grand nombre compense-t-il le peu de substance qu’ils fournissent. Les mers fréquentées par la baleine en sont tellement infestées qu’elle n’a qu’à ouvrir la gueule pour en prendre des milliers. La maigreur des baleines dans les eaux où ces mollusques sont très-rares atteste que c’est là en effet la véritable nourriture de ces monstrueux cétacés. À quelque distance que la baleine doive aller chercher son aliment, elle franchit avec une si grande rapidité l’espace qui l’en sépare, qu’elle laisse derrière elle un large et profond sillon, sa vitesse étant supérieure à celle des vents alisés. En supposant que douze heures de repos lui suffisent par jour, il lui faudrait quarante-quatre jours pour faire le tour du monde en suivant l’équateur, et vingt-quatre jours en suivant le méridien. Puisqu’un boulet de quarante-huit parcourt l’espace avec une extrême rapidité et que son volume est au moins six mille fois plus petit que celui de la baleine, la force du boulet n’est donc que le soixantième de la force du géant des mers ; donc encore le choc produit par le cétacé est soixante fois plus terrible, et cependant cette vitesse n’est point évaluée d’après la plus grande rapidité de la baleine : l’éclair seul peut être comparé à sa marche, lorsqu’une vibration de sa vaste queue et les élans simultanés de ses deux nageoires la font disparaître aux regards. Cette rapidité et cette force expliquent comment, lorsque l’animal blessé plonge et revient perpendiculairement à la surface, il peut soulever et culbuter un navire.

La baleine est beaucoup tourmentée par un petit crustacé vulgairement appelé pou de baleine, qui s’attache tellement à sa peau qu’on la déchire plutôt que de l’en arracher. Il choisit de préférence les parties délicates du monstre ; une quantité d’autres insectes pullulent sur son dos et attirent un nombre prodigieux d’oiseaux de mer qui s’en nourrissent. Si ces insectes parviennent à s’attacher à la langue de la baleine, sa mort est certaine, car ils multiplient si promptement que cette famille dévorante finit par lui ronger la langue. Outre ces ennemis, le roi des mers a encore à craindre l’espadon, et nous avons déjà donné les détails du drame qui a lieu dans la lutte ; puis les dauphins gladiateurs, qui, réunis en troupe, cerclent la baleine, la harcèlent de toutes parts pour la contraindre à ouvrir la gueule, alors le plus proche ou le plus hardi se précipite sur sa langue et la met en pièces.

Les baleines s’accouplent debout, et choisissent à cet effet une baie ou une rade tranquille. Elles mettent bas un baleineau (rarement deux) qui, en naissant, n’a guère que douze ou quinze pieds de longueur. Dès lors aussi les courses de la mer sont moins bruyantes, moins capricieuses ; elle se plaît dans les eaux où elle a commencé à exercer sa tendresse : peut-être craint-elle aussi de fatiguer son petit, qui ne tarde pas cependant à mettre à profit cette force merveilleuse que le ciel lui a donnée, et qui, semblable tout d’abord à un jeune poulain, bondit en étourdi, et donne ainsi le signal au guetteur constamment en alerte. On dit que la baleine porte de huit à neuf mois ; quelques naturalistes vont jusqu’à dix ou onze. Ce sont là des faits fort difficiles à constater.

Le naturel de ce cétacé est doux, même timide ; on n’en a jamais vu sans être attaquées se ruer sur les navires, et si l’on remarque moins d’emportement dans celles que l’on trouve pour ainsi dire égarées dans les régions voisines de l’équateur que dans celles qui fréquentent les latitudes polaires, c’est que la guerre permanente que celles-ci ont à soutenir leur apprend à user de leur force et de leur puissance.

Voici un rapide aperçu des rivages et des mers où les navigateurs ont rencontré des baleines.

Au Spitzberg, vers le vingt-quatrième degré de latitude ; au nouveau et à l’ancien Groënland, à l’Islande, au détroit de Davis, au Canada, à Terre-Neuve, à la Caroline, à cette partie de l’océan Atlantique austral vers le quarantième degré de latitude et vers le trente-sixième de longitude occidentale, à compter du méridien de Paris ; à l’île Mocha, quarantième degré de latitude, voisine des côtes du Chili, dans le grand océan méridional ; à Guatimala, au golfe de Panama, aux îles Gallapago, aux rivages occidentaux du Mexique, dans la zone torride ; au Japon, à la Corse, aux Philippines, au cap de Galles, à la pointe de l’île de Ceylan, aux environs du golfe Persique, à l’île de Socotora, près de l’Arabie Heureuse ; à la côte occidentale d’Afrique, à Madagascar, à la baie de Sainte-Hélène, à la Guinée, à la Corse, dans la Méditerranée, dans le golfe de Gascogne, dans la mer Baltique et dans la Norwége.

Maintenant devons-nous conclure de ces renseignements fournis et certifiés par les navigateurs que la baleine fréquente habituellement toutes les mers indiquées plus haut ? Non, car ce serait compromettre la vérité du fait de fonder la règle générale sur quelques exceptions, attendu que si des baleines se sont montrées près de l’île de Corse et dans le golfe de Gascogne, c’est qu’elles y auront été poussées et entraînées par quelque révolution marine. Duhamel, dans son Traité des Pêches, nous signale que dans la Corée on a pendant longtemps trouvé des baleines harponnées au Spitzberg ou au Groënland par des Européens. Ce fait seul nous prouve l’instabilité du gigantesque cétacé, mais ne nous conduit pas à indiquer toutes les mers du monde comme propres à sa pêche. Vous connaissez le monstre, non pas, à la vérité, dans toutes les circonstances de sa longue vie, puisqu’on lui accorde sans effort une existence de neuf à dix siècles au moins, mais vous savez maintenant ce qu’il a de gigantesque et de terrible à la fois… Eh bien ! l’homme va l’attaquer dans son empire, le poursuivre, le combattre et le vaincre.

Disons comment ce jeu s’exécute, car c’est un jeu aussi auquel se livrent de gaieté de cœur certains êtres affamés de périls, pour qui, sans désespoir, la peine est une habitude et la mort un refuge.

Je raconte simplement.

Dès que le matelot guetteur aperçoit du haut de la mâture le dos d’une baleine, les canots sont promptement jetés à la mer et dirigés vers l’endroit indiqué par la vigie ; on rame avec précaution vers l’animal ; le plus souvent les embarcations décrivent un circuit pour venir se placer à côté de la baleine, afin que le matelot harponneur, debout sur l’avant de la chaloupe, saisisse l’instant favorable pour lancer le fer meurtrier sous la nageoire du monstre. L’adresse du harponneur consiste à frapper sur cette partie du corps le gigantesque cétacé, car non-seulement le dard pénètre sans difficulté, mais encore il atteint les poumons, et la mort est presque instantanée. On reconnaît la justesse du coup lorsque la baleine, remontant sur l’eau après sa blessure, vomit par ses évents son sang en abondance et trace un rouge sillon sur les flots. Dès qu’elle se sent blessée, la baleine fouette les flots de son immense queue, et malheur alors à la pirogue qui se trouve sous le coup ; en un clin d’ail elle est brisée et engloutie. La douleur arrache à l’animal un sourd mugissement ; il plonge aussitôt et avec une telle rapidité que si l’on n’avait soin de mouiller la ligne qui tient au harpon, elle prendrait feu par le frottement. On veille surtout à ce que nul obstacle n’arrête le funin, de peur que la vitesse du monstre n’entraîne la chaloupe et ne la fasse submerger.

Du navire on observe attentivement les diverses manœuvres du premier canot, afin qu’au cri de rescousse ! on puisse porter secours aux pêcheurs. Pendant que la baleine fait filer la plus grande partie du cordage, une seconde chaloupe vient attacher une nouvelle ligne à celle qu’entraîne le cétacé. Au bout d’un certain temps, qui diffère selon la blessure plus ou moins profonde, le monstre reparaît à la surface, et la seconde chaloupe exécute les mêmes mouvements que la première. Il arrive souvent qu’un secours du bord est nécessaire ; les matelots alors font entendre les trompes ou cornets de détresse, et le cordage même, prolongé par la ligne de réserve, est promptement coupé s’il se trouve trop court. Le monstre est bientôt loin des chaloupes ; mais un pavillon nommé gaillardet leur indique du haut du mât quelle route a suivie le cétacé, qu’on a bientôt rejoint à force de rames, et l’on n’arrive ordinairement que pour terminer son agonie à coups de lance, ou l’attacher à l’aide de forts câbles, afin de le remorquer jusqu’à bâbord du navire.

Alors commence le travail du dépècement : les dépeceurs grimpent sur le dos de la baleine, retenue le long du bord par deux palans, dont les bouts des cordages sont fixés à la queue et à la tête du monstre. Pour marcher en sûreté sur le dos de leur victime, les travailleurs sont chaussés de grosses bottes garnies de crampons ; des aides placés dans des chaloupes fournissent aux dépeceurs les instruments nécessaires, et dont les principaux sont les tranchants, les couteaux, les mains de fer et les crochets.

La première opération consiste à enlever la pièce de revirement, large de deux pieds à peu près et de toute la longueur de la baleine. On découpe successivement d’autres bandes de chair ou pièces de lard sur tout le corps du cétacé que l’on retourne par le moyen des palans ; puis on procède au dépouillement de la tête : la langue est coupée le plus profondément possible et avec d’autant plus de soin qu’on en extrait ordinairement six tonneaux d’huile. Cette huile de la langue que bon nombre de pêcheurs méprisent lorsque la pêche a été abondante, est corrosive au point d’altérer les chaudières. Plusieurs pêcheurs assurent que, s’il jaillissait de cette huile sur les membres des matelots occupés à découper, ils seraient à jamais perclus.

Quand les fanons sont arrachés et qu’il ne reste plus que la carcasse, on l’abandonne en dérive à une nuée d’oiseaux de mer que pendant le travail les aides ont peine à éloigner.

Les fanons et l’huile de la baleine ne sont pas tout ce que l’on peut en retirer. Les Groënlandais et quelques habitants du Nord mangent la peau et les nageoires ; le cœur des baleineaux leur semble un mets exquis ; ils remplacent les carreaux de vitres par les intestins corroyés du monstre ; ils font des filets avec leurs tendons, et avec les poils des fanons d’excellentes lignes. Dans diverses contrées, les grands os et la mâchoire servent à la construction des cabanes.

Quelques exemples malheureusement trop bien constatés serviront de complément à ces pages que je m’obstine à ne pas croire inutiles dans la relation de mes courses, et diront les dangers d’une guerre qui a fait tant de victimes. Le commerce aussi a de sanglantes archives.

Lors d’une pêche complète et merveilleuse exécutée en trois mois, sans quitter les côtes du Chili, à une centaine de lieues à l’ouest, le capitaine Williams, de Dublin, allait harponner un baleineau, lorsque la mère, attentive, qui voit le danger de sa progéniture, s’élance par-dessus, et reçoit près de la nageoire le fer destiné à son enfant ; on voyait des embarcations les inutiles efforts de la tendre mère, blessée à mort, pour éloigner à coups de tête et de queue celui pour qui elle venait de recevoir le dard fatal ; et quand un deuxième harpon allait s’emparer du baleineau, ce fut encore la mère qui, avant de mourir, s’élança et reçut le fer aigu dans le dos. On trouve dans la relation d’une course très-difficile faite par le capitaine Macker, de Hambourg, dans les mers de l’Inde, les tristes détails d’un événement qui semble prouver une haute intelligence chez la baleine, alors surtout qu’elle est occupée de sa défense.

Le guetteur signale à la fois deux ennemis à combattre assez éloignés l’un de l’autre. À l’instant les chaloupes sont armées, les harponneurs à leur poste, et la chasse commence. Au bruit répété des avirons, les baleines respirent avec plus de force ; elles voient le péril qui les menace, et les voilà côte à côte, se concertant peut-être sur les plus efficaces moyens de défense. Les canots sont évités ; chacun des monstres, à deux encablures, le premier à tribord, le second à bâbord, se tient en repos. Tout à coup ils s’élancent, et le navire entr’ouvert peut à peine assez manœuvrer pour aller se jeter sur les Séchelles, où nul des canots n’arriva.

Le capitaine Clarke, de Liverpool, dit aussi que, sur le banc de Terre-Neuve, où sa pêche, en 1816, avait été fort heureuse, il eut la douleur, presqu’à la veille de son retour, de voir les deux canots qu’il avait mis à la mer broyés à la fois par un seul coup de queue du redoutable cétacé, sans qu’il lui fût possible de porter secours aux équipages qui les montaient, tant la fureur du monstre était épouvantable, tant elle paraissait disposée à accepter une nouvelle lutte. La baleine, alors qu’on ne l’attaque pas, alors que la douleur ne la force pas à combattre, est d’une douceur merveilleuse ; on en a vu souvent escorter les navires comme des amis dévoués, et ne les quitter que parce que leur propre impatience et la rapidité de leurs mouvements ne s’accommodaient pas trop des allures lentes et régulières d’un vaisseau. Mais ce qui surtout a excité l’admiration et quelquefois même l’attendrissement des explorateurs, c’est l’amour qu’elles ont pour leur baleineau, amour aussi pur, aussi dévoué que celui de la sarigue ou du kangouroo, attachement de toutes les heures qui les pousse ardentes au-devant du coup fatal sous lequel va succomber leur imprudente progéniture. Mille exemples avérés, authentiques, me viendraient en aide si les rapports des pêcheurs les plus expérimentés pouvaient être révoqués en doute ; deux ou trois suffiront pour la justification du géant des mers.

Le capitaine Robert, d’Amsterdam, en était à sa neuvième victoire contre les baleines harponnées sur le large banc près de la côte du Chili, lorsque, par un temps très-calme, un nouvel ennemi lança à l’air ses jets immenses, comme pour annoncer qu’il acceptait le combat. Il y eut quelques instants de calme et de repos. Tout à coup, terrible dans sa colère, le monstrueux cétacé se précipita sur l’embarcation qui venait d’être mise à flot et la brisa contre le navire avec quatre des hommes qui la montaient. Un nouveau canot fut descendu du côté opposé où le désastre avait eu lieu, et, par une manœuvre pareille à celle qu’elle avait si heureusement exécutée une fois, la redoutable baleine, à qui sans doute divers combats avaient donné l’expérience des périls qu’elle courait, brisa ou plutôt écrasa et aplatit contre le gros trois-mâts cette seconde embarcation, dont pas un seul homme ne remonta à bord. Après ce double triomphe, le monstre satisfait accompagna comme un ami le navire jusqu’aux Malouines, d’où celui-ci fut forcé, avec la moitié de son équipage, de faire voile vers Montévidéo pour prendre de nouveaux renforts.

En 1830, dans le voisinage de Tristan da Cunha, un pêcheur donne la chasse à un gigantesque cétacé qui lui est signalé à peu de distance ; il met en panne et dirige ses embarcations sur le monstre, auprès duquel un remous presque insensible se fait pourtant deviner. En l’approchant, on distingue à ses côtés une masse noire, presque abritée par le vaste dos du géant des mers : c’est un baleineau fort jeune, inhabile encore à discerner et à éviter le fer de ses ennemis. Il est à portée de l’embarcation ; le harpon est lancé d’un bras nerveux ; le fer entre, mord et déchire les chairs ; le baleineau veut fuir, mais il est désormais captif, vaincu ; sa dernière heure est arrivée. La baleine, au désespoir, essaie d’abord de dégager son petit, qui jette autour de lui des flots de sang et perd ses forces avec sa vie. La mère tente de nouveaux prodiges, et reçoit de la seconde embarcation, sur la tête, un fer aigu qu’elle brise ou plutôt dont elle se dégage par une secousse effrayante. Puis, voyant son dévouement inutile, elle s’éloigne et va méditer ses projets de vengeance. De ses évents ouverts s’échappent d’immenses jets d’eau qui retombent bruyants comme une cataracte : c’est un chaos horrible au milieu duquel les embarcations des pêcheurs tournoient sans espérance de salut… Les canots n’ont plus rien à craindre… ils sont là ; mais aussi là-bas dort le lourd navire qui les a vomis sur les flots. C’est donc à lui que la baleine va s’adresser, c’est un ennemi robuste et fort qu’elle veut combattre et anéantir. Elle part, elle s’élance de toute la rapidité de sa force et de sa volonté ; un choc pareil à celui d’une roche heurtant une quille poussée par une brise carabinée, ébranle la lourde masse et la jette au loin. Une secousse nouvelle se fait sentir du flanc opposé, soulève le trois-mâts, le brise et l’ouvre. La mer entre à flots pressés, par tribord et par bâbord à la fois ; on court aux pompes, on prend des armes, on saisit le fer pour combattre, on largue les voiles pour fuir… Soins inutiles ! la baleine a juré votre mort ; elle a perdu son enfant, son enfant sera vengé, et vous tous vous serez engloutis ! Comme un agile coureur qui prend l’élan pour mieux atteindre le but, la baleine, dont la queue ardente et la tête gigantesque frappent en même temps l’air et les flots, s’élance une troisième fois, et ouvre les bordages du navire qu’elle a juré d’anéantir, le déchire de toutes parts, le défonce petit à petit, et, quoique cruellement meurtrie dans la lutte, elle n’en continue pas avec moins de rage sa guerre d’extermination. Tout à coup un remous se dessine à la surface ; il ouvre sa gueule béante ; le baleinier plonge, le pont a disparu, les mâts se rapetissent, disparaissent à leur tour, et le cétacé, dans un dernier élan de fureur, se précipite sans trouver son ennemi.

Triomphante, mais non satisfaite, la baleine cherche alors les embarcations qui s’étaient enfuies et qui avaient heureusement gagné la grève ; le monstre les voit, s’élance encore, fait bruire les eaux, et, dans son aveugle ardeur de vengeance, il vient s’échouer sur la plage où les matelots, rassurés enfin, parviennent à en triompher.

Deux navires baleiniers, l’un irlandais, l’autre de Liverpool, se trouvèrent en concurrence, en 1830, sur un de ces larges bancs, au sud-ouest du cap Horn, où les baleines australes se donnent de fréquents rendez-vous. Tout à coup deux baleines sont signalées, et les matelots courent à leur poste.

— Vous à celle de bâbord, nous à celle de tribord ! se disent les intrépides chasseurs, et à la grâce de Dieu !

Les voilà donc, à force de rames et sans trop plonger les avirons, mettant le cap sur les monstres qui jouent à la surface. Ils arrivent ; chacun est en alerte ; les soubresauts des cétacés forcent à une grande prudence ; on eût dit que les quatre adversaires avaient fait vœu de courir des chances égales, et que nul ne voulait d’un avantage dont l’autre n’eût pas joui. Les deux rois des mers, sans trop songer à l’ennemi qui les guette, se séparent enfin et se pavanent paisibles entre deux eaux ; les harpons aigus et tranchants jouent leur rôle ; les chairs sont déchirées, les blessures profondes ; mais une course à pic compromet l’embarcation irlandaise : le funin est coupé et la délivre de son puissant remorqueur. Le monstre reste témoin de la lutte engagée entre le canot de Liverpool et l’amie qu’elle venait de quitter ; il voit ses efforts infructueux et devine que la victoire lui échappe, et il prend aussitôt la résolution de la défendre ou de la venger. Il s’élance d’abord contre les vainqueurs, fouette leur fragile appui d’un violent coup de queue ; et canot et pêcheurs sont submergés. Elle ne s’en tient pas à ce premier triomphe ; il lui reste encore un affront à effacer : un fer dentelé est dans ses flancs : la douleur l’aiguillonne autant que la colère ; elle s’approche cette fois avec prudence de la pirogue, sur l’avant de laquelle se dresse l’adroit et intrépide harponneur qui a repris des armes de rechange ; un jet immense d’eau jaillit et retombe en nappe écrasante. L’équipage courbe la tête ; il veille à sa sûreté ; et, tandis qu’il ne songe qu’à lui, la baleine, d’abord satisfaite de son premier succès, s’éloigne encore, repart comme une avalanche, et les débris de cette seconde embarcation se promènent mutilés sur les flots. Les deux navires baleiniers, privés de leurs meilleurs matelots, durent repartir en toute hâte pour Valparaiso, afin de renouveler leur équipage.

J’ai raconté.

Et quand tous ces travaux sont achevés, avant même qu’ils le soient, le matelot guetteur, perché sur la pointe du grand mât comme un milan qui fascine un vol d’étourneaux, interroge l’espace pour dire à l’équipage encore haletant :

— Alerte ! alerte ! baleine à tribord ! courant à l’est, aux harpons !

C’est à recommencer : nouveau combat, nouveau péril, et les jours suivants ne changeront pas plus que celui de la veille.

Pour le pêcheur de baleines jamais un repos n’est assuré, jamais une nuit n’est paisible. Au premier signal il faut qu’il soit debout, la lance ou le harpon à la main, et cette vie de misère est d’autant plus effrayante que c’est surtout lorsque les flots sont le plus tourmentés qu’il est forcé d’armer son canot, car c’est alors aussi que le colosse qu’il veut combattre se montre plus joyeux à la surface des mers. Ainsi il est vrai de dire que le port du matelot pêcheur de baleines est son navire au large. Tout cela épouvante la pensée.

J’aimerais mieux (à de longs intervalles pourtant) une chasse au lion ou au tigre avec M. Rouvière, du cap de Bonne-Espérance. Je comprends et j’admire les Gaouchos, dont je vous parlerai un jour, attaquant les tigres à l’aide seulement d’un lacet, de deux boules aux deux extrémités d’une corde, et de deux poignards d’abord en repos dans une gaîne placée à la tige de leurs bottines ; j’accepterais de grand cour une expédition contre un éléphant révolté et mis en colère par de récentes blessures ; je ferais encore des vœux pour qu’il me fût permis d’assister comme acteur à une de ces chasses au crocodile dont je vous ai déjà dit quelques mots avant de quitter Timor ; et, faisant un grand effort sur ma pusillanimité, je me placerais en embuscade pour lutter contre un de ces redoutables boas qui étouffent les buffles épouvantés… Là, là et là vous posez le pied sur le sol qui ne vous manque pas ; vous avez souvent un abri pour vous protéger, un ami qui vous porte secours, parfois aussi une retraite assurée en cas de défaite ; vous ne combattez qu’un être, un seul, et vous n’avez point à vous occuper de la colère des éléments, neutres dans la querelle.

Mais une guerre à la baleine ! une guerre de toutes les heures à ce géant des mers, qui peut faire en quinze ou vingt jours le tour du globe, oh ! voilà, selon moi, le jeu le plus terrible, le plus périlleux, le plus incompréhensible que l’homme ait jamais tenté ! Un pêcheur de baleines est plus qu’un homme ; saluez-le quand il passera près de vous.