Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/26

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 333-339).

XXVI

LES EXPLORATEURS

Ceci est mon opinion ; libre à vous de la contrôler.

Je ne voudrais près de moi, si j’étais chef d’une expédition scientifique autour du monde, qu’un jeune équipage, de jeunes naturalistes, de jeunes astronomes, de jeunes dessinateurs, de jeunes écrivains, car je voudrais aussi des écrivains.

Après les mémoires authentiques, certes les ouvrages les plus curieux et les plus instructifs sont, sans contredit, les relations de voyage, alors surtout que l’explorateur s’est dégagé du pédantisme de la science et a raconté avec chaleur et précision. Bien dire et bien voir sont deux qualités fort rares, je vous jure ; et je connais des hommes qui, par esprit de contradiction et parce qu’ils ont été précédés dans la carrière, aiment mieux lutter contre l’évidence des faits et des choses que d’en constater l’exactitude.

Il y a des vérités d’un jour comme il y a des vérités éternelles ; et souvent ce ne sera pas le voyageur avec lequel vous vous trouvez le plus en opposition qui aura été le moins fidèle et le moins précis. Les usages, les mœurs, subissent des modifications si étranges, si rapides, qu’il serait généralement vrai de dire que le peuple de la veille n’est plus le peuple du lendemain, et qu’il y a souvent logique à se donner à soi-même un formel démenti. J’ai lu, je crois, tous les grands voyages qui ont été publiés, depuis Humboldt jusqu’à ce pauvre Caillé qui pourtant a peut-être vu Tombouctou ; et ce que j’ai avant tout cherché à vérifier, c’est l’exactitude des descriptions physiques des choses et des hommes. Si j’ai trouvé la source que vous m’avez indiquée, si j’ai lutté contre le torrent qui a failli vous engloutir, si j’ai gravi le cône rapide qui a épuisé vos forces, traversé la riche forêt ou le désert stérile que vous m’avez signalé ; si j’ai retrouvé le basalte, le schiste ou le granit sur lequel vous vous êtes reposé pour écrire vos observations, je dis que vous avez été vrai dans tout le reste, quelque différence que je remarque entre votre manière de voir et la mienne ; vous avez vu ce que mes yeux ont vu ; je n’en veux pas davantage ; nous sommes d’accord sur ce point : c’est là le principal. Maintenant vous jugez les hommes et les institutions avec votre logique à vous, avec votre cour, avec vos sentiments, peu m’importe ; vos sentiments ne sont pas toujours les miens, votre logique n’est pas toujours la mienne ; vous tirez d’un fait une conséquence que je n’admets pas ; nous ne sommes plus en harmonie ; mais chacun de nous a dit vrai, car chacun de nous a parlé d’après ses opinions intimes. Et puis encore, chez les peuples où les lois sont l’expression de la volonté du chef, le crime de la veille est une vertu du lendemain. Vous êtes arrivé un jour après moi ; ce retard a suffi pour que vous ayez eu raison de donner un démenti à la vérité de mes récits.

La mort d’un homme est parfois une régénération ou une décadence : voyez Tamahamah aux îles Sandwich !

La Chine seule échappe à mon raisonnement ; la Chine est une exception de toute chose : c’est un peuple en dehors de tout peuple ; elle est stationnaire, immuable ; le passé du Chinois, c’est son présent ; c’est sans doute son avenir, puisque quatre mille ans ont glissé sur son empire sans l’étendre, sans l’amoindrir, sans le modifier.

Il est plus difficile qu’on ne pense d’écrire consciencieusement une relation de voyage ; ici, outre la vérité, qui est le premier devoir du narrateur, il faut encore l’asservissement de l’esprit et de l’imagination. On a un cadre à remplir ; il est défendu d’aller au delà. Le paysage est devant les yeux ; il faut le traduire tel qu’il est, ou du moins tel qu’on croit le voir, et vous ne devez jamais, même dans l’intérêt de votre tableau, faire serpenter à droite le ruisseau qui prend dans la nature une direction opposée ; nul n’a le droit de créer en face de la création ; et c’est précisément le contraste ou la disparate qui fait cette grandeur et cette majesté contre lesquelles vous vous révoltez à tort. La main de l’homme gâte bien plus souvent qu’elle n’embellit.

Dans les ouvrages d’imagination, au contraire, parfois le désordre fait l’harmonie ; vous peignez des sentiments, des émotions, les passions de l’âme, les vices, les ridicules, les extravagances humaines. Oh ! alors élargissez votre toile ; pleine latitude vous est offerte et permise ; si vous consentez à être petit, vous serez mesquin ; vous avez le droit de creuser dans les routes battues, d’en chercher de nouvelles, de fouiller au fond des choses, de combattre les principes : c’est un chaos à débrouiller, c’est un nouveau monde à reconstruire.

S’il est rigoureusement vrai que le style soit l’homme, c’est surtout alors qu’il est question de voyages. Traduire ce que les yeux voient, ce que l’esprit comprend, ce que la raison accepte, c’est se traduire soi-même. Le langage que vous parlez est donc l’expression la plus pure de votre âme, car c’est de l’âme seule qu’émane tout sentiment, tandis que dans un livre de création ce n’est pas vous seulement qui êtes dans le drame, la comédie ou la satire, ce sont encore plusieurs personnages devant lesquels vous êtes contraint de vous effacer pour prêter à chacun d’eux les humeurs et le caractère qui leur sont propres. Voyez comme dans ce cas votre horizon s’élargit !

Est-il cependant possible de dramatiser un ouvrage en quelque sorte didactique ? C’est là une nouvelle question que j’aurais dû peut-être chercher à résoudre avant d’entreprendre le rigoureux travail que je me suis imposé.

Mais que voulez-vous ! l’orgueil humain est ainsi fait qu’il ne châtie qu’après qu’on a eu un long plaisir à le braver. On se dit sans trop rougir : Faisons autrement que tous les autres ; bien certainement nous ferons mieux. Toute passion absorbe, maîtrise, égare, et il y a, si j’ose m’exprimer ainsi, encore plus d’aveugles par l’esprit qu’il n’y a d’aveugles par les yeux. Quant à moi, plus étourdi que vaniteux, j’ai essayé une route nouvelle ; je veux que celui qui me lira me retrouve dans mon livre tel qu’on m’a toujours vu, tel que je suis dans la vie privée. C’est bien lui ! ces trois mots-là ont souvent retenti à mon oreille, lorsque par hasard un désœuvré ou un indiscret contait à haute voix quelque fait de ma façon. C’est bien lui ! Je ne me suis jamais senti blessé de cette application rapide, parce que je n’ai point cherché à me cacher comme tant d’autres, et qu’après l’ingratitude, le vice le plus odieux que je reproche à l’homme, c’est l’hypocrisie.

Me voilà donc devant vous sans fard, ainsi que devrait le faire quiconque parle en public ou écrit pour le public ; mais, hélas ! le carnaval a bien plus de durée chez les peuples civilisés que ne l’ont voulu nos folles institutions. Venise, sous cet aspect, se rapproche bien plus de la vérité. Si je savais ne pas être lu, a dit un grand génie du quatorzième siècle, je n’écrirais de ma vie une seule ligne. Ô philosophe ! Eh bien ! moi j’écrirais, alors même qu’une voix sévère, retentissant à mon oreille, me ferait entendre ces mots amers : Nul ne te lira. Écrire d’après sa raison, c’est se multiplier, c’est vivre deux fois ; c’est, pour ainsi dire, sentir la vie. Et puis, que tout barbouilleur de papier se rassure, il n’y a pas de livre qui ne trouve à se placer de par le monde, et qui ne récolte çà et là quelques consolantes sympathies. Le sot et le méchant sont lus ; l’envieux seul est dans les exceptions, aussi bien que l’ennuyeux, et cependant il faut bien qu’on les lise pour pouvoir assurer qu’ils sont ce qu’ils sont en effet.

Récapitulons sans ordre : l’Histoire des Voyages, de La Harpe, est une compilation amusante, si vous voulez, mais elle n’est vraie que dans le récit de certains épisodes détachés. D’ailleurs méfiez-vous de ces hommes qui parcourent la terre sans mettre le pied hors de leur cabinet. Étudiez aujourd’hui l’histoire naturelle dans Buffon, qu’on s’obstine à mettre entre les mains de l’enfance, et vous verrez si vous ne serez pas forcé de beaucoup désapprendre en avançant dans la vie.

Je m’étais rassasié, avant mon départ, de l’Histoire philosophique des deux Indes, par Raynal… Bon Dieu ! bon Dieu ! que d’hérésies ! Un coup d’œil, un seul, sur les pays dont il parle, m’en a mille fois plus appris que lui avec ses éloquentes pages, toutes gâtées par le mensonge.

De tous les voyageurs qui m’ont précédé dans ces périlleuses excursions, celui en qui, après cent heureuses épreuves, j’ai eu le plus de foi, c’est Cook. Son livre, c’est lui. Il est matelot intrépide, téméraire, parfois brutal ; mais il voit, il voit bien, et il décrit avec justesse, moins encore les détails que les masses : on dirait qu’il n’a pas le temps de regarder près de lui, et qu’il a hâte de fouiller à l’horizon pour de nouvelles découvertes. Cook est un grand homme et le premier des navigateurs anglais.

Vancouver a plus d’érudition, plus de finesse, plus de tact ; il creuse le sol qu’il visite, et la science lui a été un puissant auxiliaire.

Voyez comme Dampier est précis, méthodique, vrai ! ses écrits sont un miroir fidèle des objets qu’ils reflètent. Dampier se place bien près de Cook.

Bougainville s’amuse de tout, et joue avec les événements comme avec la vérité : c’est un capitaine de cavalerie sur une galère.

L’amiral Anson est un de ces navigateurs intrépides et expérimentés qui ne reculent en face d’aucun obstacle, qui se jettent, au contraire, au-devant des périls qu’on leur signale, et s’occupent bien moins de leur propre renommée que de la gloire du pays dont ils promènent en tous lieux le pavillon dominateur.

Les pages d’Anson ont une allure de franchise et d’enthousiasme parfaitement en harmonie avec le caractère que les biographes donnent à ce navigateur, qui a conquis si dignement les plus hauts grades de la marine royale.

Wallis s’assied à côté d’Anson par le courage et peut-être se pose au-dessus par l’élégance et la vérité de ses descriptions, empreintes cependant d’un peu de monotonie.

Malheur à qui, dans la relation de ces courses lointaines, étouffe l’intérêt sous le poids de la science ! On voyage peu avec celui qui ne s’adresse qu’à la pensée ; le cœur doit être de moitié dans toutes les jouissances.

Drack a mérité, comme Wallis, la belle réputation dont il jouit, et a attaché son nom à de grandes découvertes.

Carterets est de l’école de Dampier : c’est la bonne, c’est celle qui récolte et produit, c’est celle qui doit servir de modèle à qui veut apprendre et enseigner.

Lapeyrouse ! les frères Laborde ! quelles horribles catastrophes en un seul voyage ! Les paroles sorties de l’Océan ont vibré si faibles, si ténébreuses, qu’il y a peut-être encore là un beau problème à résoudre.

Marchand est sans contredit un des voyageurs les plus consciencieux, et la relation de ses courses et de ses dangers est faite avec une sorte de bonhomie et d’abandon qui exclut toute supposition de mensonge ou de forfanterie. C’est là un livre utile à tout explorateur.

L’éloquent Péron était trop avide de science ; sa relation est instructive, mais peu amusante, et le monosyllable moi se présente trop souvent aux yeux du lecteur.

Citons encore et sans ordre des noms qui reviennent à ma mémoire comme de vifs rayons d’une gloire immortelle. Magellan, fugitif devant une tempête, se réfugie dans un bras de mer où il espère trouver un port. Il s’y enfonce à travers mille périls, et, après quelques jours d’une lente navigation, au milieu de courants contraires, il résolut un grand problème vainement cherché jusqu’à lui. Le vaste océan Pacifique sera visité par l’ouest. Les récits de Magellan sont plus vrais que ses cartes ne sont exactes, et pourtant ce n’est pas la science qui a manqué à ce hardi navigateur, c’est la patience, sorte de courage plus rare encore que celui qu’on appelle bravoure.

Davis ne demande que des dangers et des tempêtes. Sa vie de prédilection, à lui, est celle qu’il passe près des côtes et au milieu des récifs. Il découvre le détroit célèbre qui porte son nom, et se place à côté des plus habiles explorateurs.

Après le massacre au milieu duquel Cook fut frappé de mort à Owhyée, King prit le commandement du vaisseau britannique qui devait revenir en Angleterre, veuf du grand capitaine qui jusque-là l’avait si hardiment piloté. King glisse inaperçu à côté de son maître.

Dirai-je les noms glorieux des Albuquerque, des Dias de Solis, des Vasco de Gama, des Cabral, dont le Portugal est si fier, et dont les autres nations sont si jalouses ? Il y a dans les relations de ces intrépides explorateurs un parfum de fanfaronnade tout à fait en harmonie, je vous jure, avec ces nobles soldats qui se promenèrent si victorieusement dans toutes les Indes et soumirent tant de peuples.

Que vous dirai-je de ce brave et infortuné Jacquemont dont les touchantes lettres ont tant de charme, d’intérêt et d’éloquence à la fois qu’on croirait lire les brillantes pages de Walter Scott et de Chateaubriand ? Hélas ! dans ces courses hardies, ce sont presque toujours les plus intrépides qui succombent, ce sont presque toujours les plus dignes dont la vie s’éteint au milieu des fatigues de leur gloire. Le style de Jacquemont est empreint d’une couleur toute poétique qui vous élève, et la naïveté de la plupart de ses récits leur donne un attrait si puissant que je vous défie bien de ne pas vous mettre de moitié dans les peines, les périls, les plaisirs qu’il vous raconte. Voilà les hommes sur qui les gouvernements devraient jeter les yeux.

Que vous dirai-je encore de ces cœurs de bronze, de ces hommes de fer qui n’aiment de la mer que les colères, du ciel que les orages, de la nature entière que les déchirements ?

Voyez-les faire gaiement les préparatifs de leur départ alors qu’il y a folie à croire à un retour ! voyez-les jouant avec leurs navires comme avec la tombe ! Fous intrépides, ils ne vont pas chercher, eux, les zones tranquilles, les mers calmes, les parages sans récifs ; non, ce qu’ils demandent, ce qu’ils bravent le sourire sur les lèvres et la joie au cœur, ce sont les montagnes de glace se ruant sur eux et les emprisonnant de leurs gigantesques murailles ; ce sont les rapides courants qui tourbillonnent sur leurs flancs cuivrés et les entraînent ; c’est un ciel glacial, des routes non tracées, inconnues ; des cataractes où ils sont prêts à lancer leurs robustes navires ; un problème nautique enfin à résoudre, alors que vingt imprudentes tentatives, alors que vingt catastrophes récentes ont tracé devant leur route le terrible mot impossible, qu’ils veulent effacer du dictionnaire des navigateurs. N’ai-je pas nommé les capitaines Parry, Ross et Sabine, véritables loups de mer dont les âpres récits vous pressent comme dans un étau et vous glacent le sang dans les veines ?

Réveillons ici une douleur amortie et laissons de nouveau couler nos larmes sur un profond souvenir de regret et de deuil. Quand la mer dévore, elle le fait en silence, sans ressentiment ; elle absorbe, elle étouffe, elle engloutit ; un flot efface le flot qui vient de passer, et les navires voyageurs glissent sans émotion sur des tombes muettes.

« Un baleinier l’a vu, dit-on, sombrer en pleine mer, enclavé dans les glaces du pôle. En un instant les eaux s’ouvrirent, se refermèrent, et tout fut silencieux à la surface. Ainsi peut-être a fini Lapeyrouse. »

Brave et infortuné Blosseville ! ardent jeune homme, intrépide marin, savant explorateur ! Oh ! que mon cœur bondit de joie quand une voix amie, celle de mon frère, dit à la tribune nationale, à la France attentive et attristée, à l’Europe, qui l’écoutait avec recueillement : « Oui, qu’une haute récompense, une récompense illimitée, soit offerte par l’État à tout marin, à tout homme qui viendra nous donner des nouvelles, non pas seulement de ce courageux officier, mais d’un seul matelot de son ardent équipage ; à celui qui viendra dire à la science inquiète : Blosseville est sauvé ! ou Blosseville ne souffre plus ! »

Si Christophe Colomb, à qui l’ancien monde dut un monde rival, a payé par les fers et la pauvreté sa savante découverte, dites combien son âme ardente dut éprouver de bonheur et d’ivresse lorsque là, devant lui, une terre riche et une végétation embaumée se dressèrent pour l’admirer et le consoler de ses fatigues : dites avec quel sentiment d’orgueil il dut relever son équipage soumis et prosterné quand la veille on avait en conseil solennel résolu sa mort !

Vous trouvez dans les relations de divers voyages du Génois cette teinte de merveilleux que les écrivains de l’époque jetaient à pleines mains dans leurs véridiques notices. Quand l’ancien monde s’émouvait aux magiques tableaux déroulés à ses regards, comment ceux qui allaient les étudier seraient-ils restés froids et calmes en présence de cette nature nouvelle et majestueuse, de ces hommes d’une autre couleur, de ces mers toutes phosphorescentes, au sein desquels ils arrivaient en dominateurs ? L’Eldorado, loin d’être une chimère, devint une réalité ; l’Espagne et le Portugal émigrèrent ; l’Europe entière aurait voulu suivre le Portugal et l’Espagne sur cette terre régénératrice.