Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/28

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 349-356).

XXVIII

ÎLES MARIANNES

Guham. — Humata. — La Lèpre.

Il y a pour le moraliste des études à faire plus curieuses encore que celle des peuples primitifs, et nous voici dans un de ces pays exceptionnels où le doute et l’incertitude se trouvent à chaque pas, alors même que les faits paraissent plus saillants et plus tranchés.

Les îles Mariannes ne sont ni sauvages ni civilisées ; on voit là, pour ainsi dire, côte à côte, mœurs antiques et usages modernes, superstition et idolâtrie des premiers âges à demi étouffées sous le fanatisme des conquérants espagnols qui ont légué l’archipel entier à leurs successeurs. Les vices européens luttent sans cesse, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, contre cette liberté de conduite des indigènes du lieu qu’on appela Larrons à si bon droit, qu’ils tiennent à honneur de l’être, et qu’on aurait pu également nommer libertins, s’ils avaient compris toute la portée des mots vertu et corruption comme les explique notre morale. C’est, je vous jure, un spectacle bien bizarre et bien instructif à la fois. Les contrastes sont si rapprochés que l’historien semble en contradiction avec lui-même alors qu’il est fidèle jusqu’à la naïveté. Le peuple du matin ne ressemble pas à celui de la soirée ; il est catholique romain de telle heure à telle heure ; il est tchamorre et idolâtre de telle autre à telle autre ; le voici dévôt, le voilà indépendant de tout culte. L’homme vole et va gaiement chez un prêtre se confesser d’avoir volé ; il fera saintement la pénitence imposée, et il méditera un nouveau larcin sans que sa conscience s’en alarme dès qu’il se sentira une conscience. La jeune fille que vous voyez là, devant sa porte, vous accueillera tout agaçante, et échangera, devant sa mère insoucieuse, ses faveurs contre un rosaire. Ici tout le monde va à l’église, tout le monde y prie avec ferveur, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre ; tous se frappent rudement la poitrine et baisent fréquemment la terre avec la plus grande humilité. Le service divin achevé, toute religion est mise en oubli. Il y a là des hommes, des femmes, des rivières, des bois, des plaines : on se fait une vie sans entraves ; on se trace un chemin sans épines ; on jouit des eaux, de la brise, du jour, du soleil ; on respire à l’aise et on avance ainsi jusqu’à la tombe, où l’on se couche exempt de remords, car on n’a jamais su ce qu’il fallait entendre par le bien ou le mal, le vice où la vertu. Mais ne généralisons pas encore, et revenons sur nos pas.

Sans l’heureuse visite des bons Carolins, notre traversée eût été la plus douloureuse de cette longue campagne. Plusieurs de nos meilleurs matelots ont suivi notre ami Labiche dans les flots océaniques, et beaucoup d’autres, couchés sur les cadres, attendaient dans les tiraillements horribles qui les tordaient que leur tour arrivât. Aussi Marchais jurait à peine, Vial ne donnait plus de leçons d’escrime dans la batterie silencieuse, et Petit, presque toujours au chevet de l’agonisant, cherchait encore à le ranimer par ses contes si tristement naïfs.

Enfin une voix crie : « Terre ! » Ce sont les Mariannes, les îles des Larrons, soit ; mais on trouve là, du moins, si nous en croyons les navigateurs, de belles et suaves forêts, au travers desquelles l’air glisse pur et rafraîchissant ; il y a là des eaux limpides et calmes, de l’espérance, presque du bonheur. Voyez sur le navire comme les fronts se dérident, comme les bouches sourient, comme les paroles s’échappent moins graves. Dans la batterie ouverte au souffle de terre, les malades cherchent d’un œil faible les montagnes à l’horizon, et la corvette, poussée par une forte brise, s’élance majestueusement vers la principale île de cet archipel.

L’exagération de certains navigateurs est patente, ou le pays a perdu de sa fertilité et de ses richesses, car les cimes qui se dessinent imposantes au milieu des nuages sont nues, âpres, couronnées d’énormes blocs de roches noires et volcaniques. À leur base pourtant et à mesure que nous approchons, nos regards se reposent sur quelques touffes de verdure assez riches ; mais, dès que le sol monte, avec lui se déploie, comme pour pavoiser le rivage, un vaste et admirable rideau de palmiers, de cocotiers, de rimas, de bananiers, si beaux, si éclatants de leurs jeunes couleurs que tous mes souvenirs perdent de leur richesse.

Décidément les voyageurs sont moins menteurs qu’on se plaît à le dire, et ici je parle pour mes confrères seuls ; je tiens peu à convaincre les incrédules par religion.


Baie d’Umata.

Après avoir longé la côte de Guham pendant une demi-journée et touché presque de la main l’île des Cocos, qui ferme d’un côté la rade d’Humata, nous laissâmes tomber l’ancre à deux encâblures à peu près du rivage et non loin d’un navire espagnol arrivé la veille de Manille.

La rade, dont le fond est délicieux, est défendue par trois forts appelés, l’un la Vierge des Douleurs, l’autre Saint-Ange, et le troisième Saint-Vincent : vous voyez bien que nous sommes dans un archipel espagnol.

La ridicule cérémonie du salut causa un malheur bien grand à deux soldats de la garnison, peu habitués sans doute au service de l’artillerie ; tout leur corps fut brûlé par une gargousse ; mais, grâce à leur vigoureuse constitution et aux soins empressés de nos docteurs, ils résistèrent aux horribles souffrances qu’ils eurent à supporter.

Le gouverneur de la colonie, venu à Humata pour recevoir les nouvelles que le trois-mâts la Paz lui apportait, nous reçut avec une cordialité si franche, il donna un emplacement si propre, si bien aéré à nos pauvres éclopées, il nous témoigna tant d’égards, que nous ne crûmes pas devoir l’affliger par une étiquette qu’il aurait peut-être prise pour une réserve offensante. Une heure après, nous nous promenions dans les salons de son palais.

Le village d’Humata se compose d’une vingtaine de mauvaises cases en arêtes de cocotiers assez bien liées entre elles et bâties sur pilotis. Le palais du gouvernement est long, large, imposant, à un seul étage, orné d’un balcon de bois, avec cuisine et chambre à coucher. Cela ressemble admirablement à ces cages carrées et glissantes jetées sur la Seine à l’usage des blanchisseuses de la capitale. Patience, nous verrons beaucoup mieux plus tard, et Guham nous réserve d’autres merveilles.

Quant aux spectres hideux qui peuplent les maisons, c’est chose horrible à voir. Voici les femmes vêtues d’un lambeau d’étoffe sale, puante, nouée à la ceinture et descendant jusqu’au genou. Le reste du corps est absolument nu ; leurs cheveux sont mêlés et crasseux, leurs yeux ternes, vitrifiés ; leurs dents jaunes comme leur peau ; leurs épaules, leur cou, rongés de lèpre, traçant tantôt de larges rigoles, tantôt creusant la chair, le plus souvent dessinant partout des écailles serrées de poissons ou des étoffes moirées ; on recule d’horreur et de pitié.

Les hommes font plus mal à voir encore, et l’on serait tenté de frapper de verges ces larges et robustes charpentes que la douleur et les maladies rongent sans les abattre, et qui meurent enfin, parce que la mort dévore tout. Autour d’eux sont de vastes et belles forêts ; sous leurs pieds une terre puissante ; l’air qu’ils respirent est parfumé ; l’eau qu’ils boivent est pure et limpide ; les fruits, les poissons dont ils se nourrissent sont délicats et abondants ; mais la paresse est là à leur porte ; elle se couche avec eux dans les hamacs, la paresse honteuse qui les abandonne dans des haillons fangeux, qui les inonde de vermine, qui les abrutit, les énerve, les dissèque. Oh ! je vous l’ai dit, Humata soulève le cœur.

M. Médinilla, gouverneur omnipotent de cet archipel isolé, M. Médinilla, dont je vous parlerai plus tard, et envers lequel j’ai un tort grave à me reprocher, me répondit, quand je lui parlai de ces êtres misérables qu’on voyait çà et là étaler au soleil leurs plaies livides

— C’est une population condamnée.

— Pourquoi donc ?

— Elle est toute lépreuse ; ma capitale offre un bien autre aspect.

— Mais les gens de votre capitale viennent jusqu’ici, et j’ai vu plusieurs de vos serviteurs serrer la main à ces malheureux ; la lèpre n’est-elle donc pas contagieuse ?

— Elle l’est ; mais si l’un de mes gens devient lépreux à son tour, je le chasserai et le reléguerai à Humata.

— Pourquoi ne pas empêcher ce dangereux contact ? pourquoi ne pas prévenir un malheur ? pourquoi ne pas forcer ces hommes au travail, qui donne de la force, de la souplesse aux muscles ? Ce qui les tue, c’est la paresse.

— Non, c’est la malpropreté, et je suis sans puissance contre cet horrible fléau qui pèse ici sur toutes les familles vivant loin de ma capitale.

— Vous parlez avec bien de l’intérêt de votre capitale ; est-ce qu’elle ressemblerait effectivement à une ville ?

— Oui, mais à une ville à part, à une ville unique en son genre : c’est une cité ou une forêt, comme vous voudrez.

— Y a-t-il un palais aussi brillant que celui d’Humata ?

— J’espère que vous me ferez l’honneur d’y venir ; vous déciderez ensuite s’il mérite vos épigrammes.

— Hélas ! Humata m’épouvante.

Cependant nos malades se rétablissaient à vue d’œil ; leurs forces renaissaient comme par enchantement, et nous fûmes bientôt en état de repartir pour nous rendre près du mouillage d’Agagna, capitale de l’île de Guham. La côte, sous quelque aspect qu’elle se présente, est riche et variée ; mais de nombreux récifs, sur lesquels le flot mugit et bouillonne, en défendent les approches, et le mouillage même où nous jetâmes l’ancre est difficile et tellement périlleux qu’on ne peut guère y stationner que dans les belles saisons.

Les vents violents du nord ne soufflent que rarement dans la rade de Saint-Louis, protégée par l’île aux Chèvres et le morne d’Oroté, sur lequel on a élevé une inutile batterie. Au reste, j’engage fort les capitaines de navire à mouiller à Humata plutôt qu’ici, car les hauts-fonds y sont très-nombreux et restent souvent à sec dans les basses marées. Sur une de ces roches madréporiques, une citadelle bâtie à grands frais présente quelque apparence de sécurité contre une attaque extérieure ; mais quel navire viendra jamais s’embosser là pour essayer une tentative sur Guham ?

Quand nous nous vîmes condamnés à ne pas sortir de quelque temps de cette rade si belle pour le paysagiste, si effrayante pour le marin, nous nous rappelâmes que le gouverneur nous avait parlé à Guham d’une de ces îles, célèbre par le séjour que l’amiral Anson y fit lors de son grand voyage, et où, d’après M. Médinilla, nous devions trouver de curieux monuments antiques. Nous en parlâmes alors au commandant, qui nous autorisa, MM. Gaudichaud, Bérard et moi, à entreprendre dans de frêles embarcations ce périlleux voyage. Témérité, soit ; mais voir c’est avoir, dit le poëte, et nous voulions posséder. Et puis on meurt si bien en compagnie !

Ainsi donc, laissant nos amis à bord de la corvette, nous nous embarquâmes dans un canot, et mimes le cap sur Agagna, notre véritable point de départ. Il va sans dire que Petit et Marchais furent choisis par nous pour nous accompagner dans cette première course, fort affligés qu’ils étaient déjà de ne pas nous escorter jusqu’à Tinian.

Le canal entre Guham et l’île aux Chèvres n’a pas plus de six milles dans sa plus grande largeur, ni moins de trois dans sa plus petite. Cette île est couverte d’arbustes, pour la plupart assez inutiles, mais parmi lesquels cependant on trouve le sicas, appelé dans le pays fédérico, dont les habitants de cet archipel font leur principale nourriture. Il n’y a pas d’eau douce, excepté celle qu’on recueille parfois dans un réservoir de plus de quatre cents pieds de diamètre, alimenté par les pluies, et creusé sans doute par les premiers conquérants des Mariannes. Mais, en revanche, la côte de Guham offre de toutes parts l’aspect le plus riche et le plus varié. Les récits poursuivent leur cours jusqu’à Agagna, et laissent à peine trois passages fort difficiles, même pour les embarcations. Le premier est vis-à-vis de Toupoungan, village d’une quinzaine de maisons que Marchais nous proposa d’aller prendre d’assaut à lui tout seul, armé d’une des jambes de Petit. À cette plaisanterie, celui-ci, dont le soleil avait probablement échauffé le cerveau, riposta par un quolibet plus innocent encore ; mais Marchais fit un mouvement du coude ; Petit voulut parer, et, perdant l’équilibre, il tomba à l’eau.

Oubliant que son adversaire nageait comme un marsouin, Marchais, dont le cœur n’était jamais en défaut pour rendre un service, l’y suivit afin de lui porter secours, et c’est ce que voulait le rusé Petit, qui, plus fort dans cet élément, avait enfin trouvé l’occasion de se venger des mille et un coups de pied vigoureux dont Marchais l’avait généreusement gratifié. Jamais combat ne fut plus amusant, plus rempli d’épisodes. Marchais était furieux et avalait, en écumant de rage, gorgées sur gorgées d’une eau salée et boueuse, tandis que Petit, dans ses rapides évolutions, échappait à toutes les manœuvres de son antagoniste.

Nous mîmes trêve enfin à cet acharnement des deux combattants qui arrêtait notre marche ; mais Petit ne consentit à monter à bord qu’après que nous eûmes obtenu de Marchais sa parole d’honneur qu’il ne garderait aucune rancune de cette lutte d’amis, où, pour la première fois, la victoire lui avait échappé.

Le second passage est par le travers d’Anigua, bourg aussi misérable que Toupoungan, et où la lèpre n’est ni moins dangereuse ni moins répandue.

La route nous paraissant belle par terre, mes deux compagnons et moi résolûmes de la parcourir à pied jusqu’à Agagna, distant encore de six milles. Partout une terre riche et belle, partout les arbres les plus élégants et les plus majestueux à la fois ; mais point de culture, point de travaux utiles pour diriger les eaux des torrents descendant des montagnes. Que fait donc l’Espagne de cet admirable archipel, qu’il serait de bonne justice de lui ravir au profit des navires voyageurs de toutes les nations.

Enfin nous trouvâmes un hôpital de lépreux. J’y entrai, puisque mon devoir m’y appelait : j’y dessinai quelques-uns des malheureux qui erraient çà et là, comme des fantômes, le long des murailles décrépites, et vingt fois je fus tenté de m’échapper de ce séjour de misère et de malédiction. Toutes les parties saillantes des infortunés qu’il renfermait étaient attaquées avec une violence extrême ; pas un n’avait de nez, et la plupart perdaient leur langue tombant en lambeaux.

Une jeune fille, nommée Dolorès, vint à moi en courant et me supplia de l’arracher de cette tombe putréfiée. N’apercevant aucune plaie sur son corps, de mon autorité privée j’allais l’emmener avec moi, lorsqu’elle tomba à mes pieds et se tordit dans des convulsions horribles.

L’histoire de cette jeune fille est triste et rapide. Née à Toupoungan, et devinant, encore enfant, que la fuite seule pourrait la garantir de l’affreuse maladie dont son village était infecté, elle se sauva dans les bois, où elle vécut deux ans et demi, couchée sans abri sur le gazon et ne se nourrissant que de fruits. Épuisée pourtant par cette vie errante et malheureuse, elle se présenta un jour à Agagna, et demanda l’hospitalité à une brave femme dont la maison était située à l’entrée de la ville et qui l’accueillit avec bonté. Mais, comme dans ce pays nulle mendicité n’est possible, l’étrangeté de la prière de la jeune fille dut frapper sa généreuse protectrice, qui lui demanda d’où elle venait.

— Des bois, lui dit-elle.

— Pourquoi des bois ?

— Parce que je craignais le mal de saint Lazare. C’est ainsi qu’on appelle la lèpre à Guham.

— Et pourquoi encore crains-tu si fort ce mal ?

— C’est qu’il fait bien souffrir.

— Qui te l’a dit ?

— Mon père, qui en est mort.

— Ton père !

— Oui, et puis une sœur morte aussi et un frère qui se mourait.

— Malheureuse ! d’où es-tu ?

— De Toupoungan.

— Sors, sors de chez moi bien vite, ou je te tue !

— Tuez-moi, j’y consens ; mais ne me chassez pas, car je ne veux plus retourner à Toupoungan.

— Attends, attends.

— Qu’allez-vous faire ?

— Te dénoncer à monseigneur le gouverneur.

Le soir même, cette jeune fille si belle, si pure, fut saisie et conduite à l’hôpital où je la trouvais, pour y être traitée, à l’aide d’une pâte faite avec des cloportes, d’une maladie dont elle n’était pas atteinte, et dont nul symptôme n’annonçait qu’elle portât le germe dans son sein. Là, sans défense, sans protection, entourée de malades et de mourants, elle attendait avec résignation la lèpre, qui, par un grand miracle du ciel, la respecta toujours. La frayeur la rendit folle et idiote ; elle passait ses journées à mâcher ses cheveux qui étaient admirables, et quand elle apercevait une figure inconnue, elle se précipitait, poussant un cri aigu, et tombait sur le sol, où elle se roulait en de terribles convulsions.

M. Médinilla, qui me conta cette histoire, promit à mes ferventes prières de retirer l’infortunée de l’épouvantable tombeau où on l’avait murée, si en effet elle était saine encore. Il tint sa parole, et, avant mon départ de Guham, j’ai eu le bonheur de voir la belle Dolorès, guérie de sa folie et de son idiotisme, logée dans une des plus jolies maisons d’Agagna, dont M. Médinilla lui avait fait généreusement cadeau.