Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/29

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 357-365).

XXIX

ÎLES MARIANNES

Course dans l’intérieur — Dolorida.

Deux pas en arrière me sont imposés, je reviendrai à Agagna sous peu de jours.

Que faire dans un bourg, dans une ville, quand on a tout étudié, quand on a tout vu ?

La vue est de tous les sens celui qui se rassasie le plus vite. Hélas ! que n’en suis-je encore à l’épreuve !

Il en est de ces choses belles et curieuses à voir comme de ces récits pleins d’intérêt qui, connus déjà, vous trouvent tièdes et froids à une seconde lecture. Je ne sais, en vérité, si nous ne serions pas moins émoussés par la présence fréquente d’un spectacle d’horreur que par un assemblage complet de beautés de tous genres.

La lèpre est ici l’hôte fatal de chaque demeure ; elle croit avec l’enfant qui vient de naître ; timide, elle l’escorte encore dans son adolescence, elle grandit et se fortifie avec lui, elle l’écrase dans un âge avancé, elle le pousse à la tombe¿ et nous allons, nous, hommes saints et forts, cœurs bons et généreux, l’étudier dans ses ravages, visiter le malheureux qui en est vaincu, comme si c’était là un spectacle doux à l’âme, un tableau consolant, une image de paix et de bonheur !

Que de contrastes en nous, que de misères nous nous faisons volontairement ! N’en avons-nous pas assez, bon Dieu, de toutes celles que le sort jette à pleines mains sur notre passage ?

Sentinelle toujours debout, la lèpre est permanente à Humata, je vous l’ai déjà dit, et cependant quelques individus encore n’en sont point atteints. Patience, elle a les bras longs et les ongles aigus, l’horrible maladie dont je vous parle ; lorsqu’elle laisse passer auprès d’elle un corps sans le tordre et le creuser, c’est que Dieu, dont la force est plus grande, a étendu la main et a dit : Assez !

Dieu seul est vainqueur de la lèpre. Or, écoutez :

Un jour que, plus matinal que de coutume, je m’étais rendu de l’espèce d’hôpital où nous logions chez le gouverneur, déjà réveillé, je recommençai mes questions sur la coupable insouciance avec laquelle il permettait aux gens bien portants d’entrer à toute heure dans les maisons des lépreux, d’y prendre parfois leurs repas et même d’y passer la nuit.

— Que faire encore à tout cela ? me répondit-il.

— Se décider à un acte rigoureux et arrêter le mal à sa source.

— Arrêteriez-vous la cataracte du Niagara ?

— Mais la cataracte est un monde qui roule, et je ne vois pas ici un monde qui succombe.

— C’est que vous ne voyez pas tout.

— Comment ! Humata n’est-il pas l’enfer de cet archipel ?

— Humata n’en est que le purgatoire ; ici se dresse parfois l’espérance. Si le ciel n’était si pur aux Mariannes, il faudrait les fuir comme on fuit une cité visitée par le vomito-negro.

— On combat efficacement la peste.

— Je vous le répète, on ne combat pas la lèpre.

— Vous avez beau dire, les hommes peuvent s’en garantir en fuyant les lieux qui en sont infectés.

— Eh ! ne l’ai-je pas tenté maintes fois ? Si j’ai voulu épouvanter par de sévères exemples, savez-vous ce qu’on se disait tout bas dans ma capitale ? Que j’étais un impie, un franc-maçon, un athée, un antéchrist.

— Pourquoi ?

— Parce que le peuple croit, aux Mariannes, que tout se fait ici-bas par l’ordre de Dieu, que l’homme qui est atteint de la lèpre devait en mourir ou plus tôt ou plus tard, et que vous pourriez fort bien, vous ou tout autre, coucher côte à côte d’un lépreux sans rien craindre, puisqu’il était encore écrit là-haut que vous deviez ou non être malade.

— Cette croyance est-elle générale ?

— À peu d’exceptions près.

— Mais il y a donc deux lèpres à Agagna ?

— Il y en a plus de deux, monsieur.

— Je vous plains autant que le peuple qui vous est confié.

— Il faut subir sa vie.

— N’est-ce pas un million par an que vous donne votre roi ?

— Une place comme la mienne ne se paie pas, monsieur, et c’est pour cela sans doute que le gouverneur de Manille, qui m’a nommé, ne me donne que cent trente piastres par mois, dont je distribue une partie aux malheureux.

— Je ne vous plains plus. Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure qu’il y avait un enfer à Guham ?

— Je vous l’ai dit.

— Où est-il ?

— Non loin d’ici, à Maria-Dolorès, à Angelos et à Santa-Maria-del-Pilar, trois bourgs ou plutôt trois lazarets.

— Puis-je y aller ?

— À quoi bon ? c’est un spectacle si horrible ! La maladie est là si cruelle, si vivace, que vous verrez des fragments humains se promener sous les plus beaux arbres du monde, se rafraichir aux sources les plus limpides et tomber en débris dans leur marche. On ne va pas là quand on n’y est pas condamné.

— L’étude impose des sacrifices. Qui soigne ces pauvres gens ?

— Personne.

— Vous voyez donc bien que la peur du mal existe.

— Point : si un lazaret était aux portes d’Agagna, qui n’a pas de portes, il serait peuplé comme ma capitale : c’est l’éloignement qui le fait désert ; j’y envoie les malades.

— Je désire voir Santa-Maria-del-Pilar.

— Allez donc, monsieur : cette journée est belle, je vais vous donner un guide, et si vous trouvez là deux personnes bien portantes, c’est qu’il y aura miracle.

— Pourquoi deux personnes ?

— Parce qu’il n’y en a qu’une que Dieu protège depuis cinq ans, une sainte, un ange… Oh ! c’est une histoire édifiante.

— Et vraie ?

— Irrécusable comme la lèpre.

— J’écoute.

— Depuis quinze jours (il y a cinq ou six ans de cela), les habitants des Mariannes n’avaient pas vu le soleil ; des nuages cuivrés, amoncelés les uns sur les autres, pesaient sur nous de tout leur poids, et quoique parfois le vent soufflât avec assez de violence, ces masses énormes restaient immobiles comme des rochers suspendus dans les airs.

La chaleur était accablante, la mer clapotait, les cimes des arbres bruissaient, les ruisseaux étaient à sec, et les bestiaux sur les routes s’arrêtaient épouvantés ; on s’attendait à une catastrophe horrible, on croyait à la fin du monde, et l’église ne désemplissait pas. Une nuit cependant, là-bas à l’horizon du côté de Tinian, que je veux que vous alliez voir et étudier, un point lumineux éclaire l’espace, il monte et grandit comme s’il voulait tout embraser ; on se regarde avec effroi, on se signe, on ne marche plus qu’à genoux dans les rues. Tout à coup les nuages courent avec une rapidité effrayante, le ciel se dégage, les animaux se redressent, les ruisseaux se ravivent, mais la terre s’agite par des secousses terribles et répétées ; le volcan d’Agrigan s’est joint au volcan de Guham ; ils ébranlent le sol ; les maisons sont renversées, mon palais est à demi saccagé, et au milieu du désastre général, l’église seule est respectée.

Le prêtre était en chaire, brave homme celui-là ! le saint apôtre ne voulut point quitter son poste, et quand la tourmente eut cessé ses ravages, quand la nature eut repris ses belles couleurs, toutes les bouches crièrent : Miracle ! miracle ! tous les cœurs répétèrent : Hosannah ! hosannah !

Le bon prêtre mourut quelques jours après, mais avant d’expirer il demanda des secours pour les lépreux, fit promettre à ceux qui entouraient son lit de douleur que des pèlerinages auraient lieu dans les bourgs où la maladie exerçait son redoutable empire, et il obtint que chaque année un homme dévoué se consacrerait au soulagement des malheureux dans les tristes lieux dont je vous ai déjà parlé. Le saint usage n’a point périclité, et vous trouverez à Notre-Dame-del-Pilar une personne encore pure de toute atteinte du fléau.

— Un jeune homme ?

— Une jeune fille. Elle avait neuf ans quand elle partit volontaire garde-malade, il y en a cinq qu’elle est là, elle ne veut point quitter son poste ; elle y mourra, l’infortunée.

— Ne fût-ce que pour baiser la main de la noble martyre, j’irai à Santa-Maria-del-Pilar.

— Voilà un guide honnête homme, il sait les chemins ; vous serez au bourg en moins de deux heures ; portez un rosaire à Dolorida, elle priera pour vous.

— Je lui en porterai six et quelques chemises.

— À ce soir.

— À ce soir.

Nous partîmes, mon guide, Petit et moi ; mon guide avec effroi, moi avec une profonde tristesse, et Petit parce que je lui avais dit : Viens. Il avait emballé dans un havresac mon léger bagage, et me disait de temps à autre :

— Pourquoi aller là-bas ? Si vous voulez, je leur porterai seul vos hardes.

— Non, je veux les voir.

— Ce n’est déjà pas si beau des galeux de la tête aux pieds.

— Ce n’est pas la gale, c’est la lèpre.

— La lèpre, monsieur, c’est la gale numéro un : ça se gagne fort proprement, comme on dit.

— Tu ne comprends pas la curiosité, toi.

— Oh ! que si ; mais il y a curiosité et curiosité, et celle qui vous pousse à aller vous fourrer parmi tant de plaies, c’est de la bêtise, sauf l’amitié que j’ai pour vous.

— Tu prends certaines libertés…

— C’est vrai, mais je vous accompagne, et ça doit faire passer sur bien des choses.

— Ainsi donc tu ne vas à Maria-del-Pilar que par rapport à moi ?

— Est-ce que j’irais par rapport à eux autres ? Allez donc, vous ne me connaissez pas encore, je vois ça. Tenez, je suis triste, je marronne ; vous ai-je tant seulement demandé une goutte d’eau-de-vie ? Non, je n’en veux pas, je n’en boirai pas ; quand on va visiter le malheur, il ne faut pas être heureux.

— Tu es un brave garçon.

— Vous ne m’apprenez rien, je le sais aussi bien que vous, qui semblez ne vous en apercevoir qu’aujourd’hui.

— Si je ne le savais pas depuis longtemps, je ne t’aurais pas prié de m’accompagner.

— À la bonne heure, voilà que je vous raime plus fort.

Nous avions quitté le sentier battu et au bord duquel murmurait un joyeux filet d’eau, qui se perdait là, au milieu d’un magnifique gazon où sans doute il prenait naissance. Nous entrâmes dans un bois ou plutôt dans un jardin ravissant : c’étaient des allées naturelles de bananiers, dont le sommet de la tige était paré de ses grappes délicieuses protégées contre l’ardeur du soleil par les larges parasols dont le ciel les a panachés. C’étaient partout des rimas aux branches gigantesques, aux feuilles vastes et veloutées, aux fruits bienfaisants qui ont fait appeler ce géant des forêts arbre à pain. C’était encore toute la classe des palmistes réunis comme des frères, le vacoi, le palmier, le cocotier, séparés aux pieds et mêlant leur chevelure ondoyante comme des amis qui se retrouvent et se caressent ; et puis des fleurs odorantes sous les pieds, un gazon émaillé, égal, où ne se cachait nul reptile ; et, à l’air, des oiseaux amoureux, semblant étonnés de voir là des êtres qui marchaient et changeaient de place.

— Cré coquin ! que c’est fioné tout ça ! disait Petit dans son enthousiasme.

— Tu n’es donc plus fâché que nous soyons venus.

— Mais au bout, qu’est-ce qu’il y a ?

— Nous allons le savoir. Voilà des maisons.

— Ça c’est aussi bien des maisons que la bicoque du gouverneur est un palais. Quel farceur ! il appelle un palais quatre murs, une grande chambre sans meubles et un hangar ; il croit donc que nous venons des antipodes ?

— Oui, et il a raison.

— Il nous prend donc pour des sauvages, pour des Hugues !

— Quelle colère !

— C’est juste au moins : Mon palais ! mon palais ! il n’a que ça dans la bouche. Un palais sans caves, ça fait pitié, foi de matelot à trente-six ! N’a-t-il pas aussi appelé soldats des espèces de manches à balai qu’on a harnachés avec des sortes d’uniformes et des épaulettes ? J’ai voulu passer la jambe à un de ces vainqueurs : le geste seul lui a fait prendre un billet de parterre ; et le soir, j’ai vu près de la cuisine, où je suis assez souvent, mon grenadier plumant un poulet aussi maigre que lui. Une armée de lurons de cette allure, Marchais, Vial, Chaumont, Barthe et moi, avec des garcettes, nous la ferions aller à la dérive en un crin d’œil.

— Tais-toi, nous voici arrivés.

— Je ne jacasse plus.

Six cases délabrées, basses, bâties sur pilotis, formaient le premier village. Tout était silencieux autour de ces tombeaux ; personne au seuil des portes, personne sur le gazon ou sous les touffes de bananiers. Le cœur se glaçait. J’entrai en tremblant dans la première case ; un seul homme l’habitait, couché dans un hamac suspendu à un pied du sol. Il nous regarda avec des yeux hébétés et nous demanda qui nous envoyait. Je lui dis que nous venions pour voir le village et y apporter quelques secours aux plus malheureux.

— Alors donnez-moi quelque chose.

— D’où souffrez-vous ?

— De nulle part ; mais voyez comme je m’en vais.

Ses jambes étaient des os rongés par la lèpre. Petit, sans me consulter, lui jeta une chemise, et nous sortîmes épouvantés. Dans une autre case nous trouvâmes une jeune mère dont la moitié du corps n’était qu’une plaie ; elle allaitait un enfant de trois ou quatre mois ! Ici du plaisir… du bonheur… de l’amour peut-être !… Petit, taciturne cette fois, aurait donné tout le havresac si je l’avais laissé faire. Dans une troisième case nous trouvâmes quelque chose ressemblant à un homme ; mais là aussi, à genoux, était une jeune fille auprès d’une grande calebasse remplie d’eau dans laquelle elle trempait un linge grossier dont elle essuyait les membres rongés du moribond.

Ave, Maria, lui dis-je d’une voix faible[1].

Gratia plena, me répondit-elle sans tourner la tête.

Dès qu’elle eut achevé son triste ministère, elle se leva et allait sortir. Elle nous vit.

— Qui êtes-vous ?

— Des étrangers, des Français arrivés depuis plusieurs jours à Guham.

— La charité, s’il vous plaît, en faveur de ceux qui souffrent.

— Que désirez-vous pour eux ?

— D’abord des prières, puis du linge.

— Voici d’abord du linge ; viendront plus tard les prières.

— Que le ciel vous en tienne compte !

Et la jeune fille disparut.

— Où va-t-elle ? dis-je à mon guide, qui n’avait pas prononcé vingt paroles depuis notre départ.

— Elle va secourir d’autres infortunes ; ses heures sont prises.

— Elle succombera à la peine.

— Oh ! non monseigneur, le ciel lui donnera des forces : c’est une sainte, c’est Dolorida.

Dans chaque maison du village, des débris d’hommes et de femmes étaient étendus sur des nattes ou dans des hamacs, et pour tant de misères une jeune fille suffisait. Dès que la mort avait parlé, Dolorida accourait à Humata ; on lui donnait deux hommes robustes qui allaient lui prêter secours, et ils s’en retournaient seuls.

À cent pas de ce groupe de cases il y en avait d’autres, au nombre de six, presque toutes désertes, et à cent pas plus loin encore, à côté d’une source fort abondante, s’élevaient trois maisonnettes plus propres que celles que j’avais déjà visitées.

— C’est ici que loge Dolorida, me dit mon guide : elle n’y rentre que le soir, quand toute la besogne est faite.

— Pouvons-nous y passer la nuit ?

— Vous le pouvez ; mais moi il faut que je m’en retourne ; vous avez tout vu.

— Silence ! voici Dolorida.

La jeune martyre entra, se mit à genoux, récita à demi-voix un Pater et un Ave, et me tendit la main.

— Votre seigneurie a fait beaucoup de bien ici, me dit-elle ; Dieu s’en souviendra.

— Je veux en faire davantage, Dolorida ; j’ai là encore des serviettes, des mouchoirs, des peignes, plusieurs chemises et des scapulaires bénits.

— Des scapulaires ! des scapulaires bénits !

— Par notre saint-père.

— Oh ! donnez, donnez ! que je guérisse mes malades ! que je promène ces saintes reliques sur eux, et qu’ils marchent !

— Dieu peut-être veut qu’ils souffrent encore.

— Vous avez raison ; mais du moins, monseigneur, ils mourront tous béatifiés.

Dolorida était une fille fraîche, brune, presque cuivrée ; tout le haut de son corps était nu ; une jupe propre, attachée aux reins, descendait jusqu’aux genoux et laissait voir des jambes pleines de sève ; ses pieds et ses mains étaient d’une délicatesse extrême ; sa chevelure noire et onduleuse, ses yeux admirablement taillés avaient une puissance de regard impossible à décrire ; ses dents très-blanches et ses joues rondelettes et fermes attestaient une santé robuste que les veilles n’avaient pu affaiblir. Dolorida voyait un ciel après cette terre, et la foi seule la soutenait dans l’horrible sacrifice qu’elle s’était imposé. Mais, au milieu de cette haute piété, que de stupides croyances, que de contes absurdes et révoltants ! Les sorciers et Dieu sans cesse en contact, en lutte, en querelle, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus ; les démons sortant corps et âme de leur chaudière ; les anges surpris par des légions de réprouvés forcés de se jeter dans d’énormes bénitiers et de prononcer incessamment le nom de Jésus, afin de ne pas être entraînés aux enfers. Tout cela, je vous jure, fait mal à entendre ; tout cela pourtant n’ôtait rien à ce caractère de bienveillance et d’humanité dont la jeune Tchamorre avait été si saintement dotée.

Je lui promis de nouveaux secours avant mon départ de Guham, et je lui disais déjà adieu, quand je m’aperçus que Petit n’était pas avec nous ; mais il rentra un instant après, abattu, désolé, les yeux humides, et n’ayant pour tout vêtement que son large pantalon de matelot.

— D’où viens-tu ? lui dis-je.

— De là-bas, d’une maison où j’ai vu un vieillard qui m’a sabordé le foie.

— Explique-toi vite.

— C’est court.

— Je parie que tu t’es encore battu.

— Quelle infamie ! Figurez-vous que ce brave homme, mangé par la maladie, ressemble à vieux père comme je ressemble à un homard, et je me suis senti tout chose en m’approchant de lui. Alors, ma foi, j’ai d’abord ôté ma veste, que je lui ai donnée, puis mon gilet, que je lui ai prêté, puis ma chemise, que je ne veux pas qu’il me rende, et puis enfin mes souliers, qu’il gardera, car le brave homme a encore des pieds, et les miens peuvent se passer des semelles du cordonnier. Cré coquin ! que ça fait du bien de faire du bien !

— Petit, je t’estime.

— Si vous saviez comme il ressemble à vieux père ! Je ne me soûlerai pas de quinze jours.

J’arrivai à Humata avec une odeur de cadavre qui me brûlait.

— Eh bien ! me dit M. Médinilla en m’apercevant, est-ce curieux ?

— Non, c’est horrible, cela désespère, cela tue.

— Y retournerez-vous ?

— Peut-être.

Je n’y retournai point, et je vis, deux mois après, dans l’église d’Agagna, la belle Dolorida toujours fraîche et toujours dévote.

— Tu t’es donc brisée à la peine ? lui dis-je en l’accostant avec intérêt.

— Non, monseigneur, me répondit-elle d’une voix pieuse, je n’avais plus rien à faire à Notre-Dame-del-Pilar.

— Pourquoi ?

— Il n’y a plus de malades.

— Ils sont guéris ?

— Morts…

…… Deux jours avant notre départ de Guham, tout était silencieux dans les maisons d’Agagna, et l’église retentissait de chants funèbres ; un long cortège en sortit : bientôt hommes et femmes, Tchamorres et Espagnols, marchaient à pas lents avec leur lenzo sur la tête inclinée et leur rosaire au cou ; puis venait le prêtre et une bière recouverte d’un linceul blanc. Une fosse était là aussi, à dix pas du temple saint ; chaque assistant s’en approcha avec dévotion, et, à genoux et sanglotant, y jeta un peu de terre. La lèpre n’épargne personne.

Dolorida, la jeune martyre, venait de monter au ciel.

  1. C’est ainsi qu’une grande partie des visiteurs saluent en Espagne.