Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/30

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 366-376).

XXX

ÎLES MARIANNES

Guham. — Agagna. — Fêtes. — Détails.

Effrayé de l’aspect des lépreux, je pris la fuite et rejoignis mes camarades qui m’attendaient à Assan.

Ceci est véritablement un bourg, mais un bourg propre et bien bâti ; on s’aperçoit qu’on approche de la capitale, dont on n’est éloigné que d’un quart de lieue, et les environs, plantés d’arbres odoriférants, sont un jardin délicieux où l’on a hâte de se reposer. J’y fis une remarque assez singulière. Dans tous les lieux où s’était montré le cocotier, nous l’avions trouvé droit, élégant, majestueux. Ici il change de nature et garde sa nouvelle forme jusqu’à Agagna. Sa tige, d’abord verticale, fait un coude à une hauteur de vingt à vingt-cinq pieds, et parcourt ensuite presque horizontalement une grande distance sans perdre de sa force et de la richesse de son feuillage, et se redresse enfin, comme un superbe panache, à deux brasses à peu près de sa brillante chevelure. L’aspect de ces arbres capricieux est vraiment fort curieux à observer, et de loin on croirait voir une vaste forêt à demi vaincue par les ouragans.

Je ne vous dirai pas la beauté, la variété, la richesse des paysages qui se dessinent aux yeux d’Assan jusqu’à Agagna : nul pinceau, nulle plume ne pourrait en donner l’idée ; on se tait, on admire.

Ceci est une ville, une ville véritable avec rues larges et droites, avec carrefours, une place publique, une église, un palais. Ceci ne vous rapproche point de l’Europe, car rien ne ressemble à ce que vous avez vu jusqu’à présent, mais vous dit pourtant une conquête récente d’une civilisation bâtarde. Ce n’est encore qu’un reflet, c’est, pour ainsi dire, la parodie de nos mœurs, de nos lois, de nos usages, de nos vices même et de nos ridicules ; mais c’est un progrès en tout, bien et mal, c’est un premier pas, une espérance ; vienne maintenant ici, pour gouverner cet archipel, un homme qui comprenne la morale, un réformateur philanthrope, un esprit droit, une volonté ferme, et vous aurez aux Mariannes des citoyens comme vous et moi, un code protecteur de tous les intérêts, une religion guide de toutes les consciences.

Avec des natures aussi malléables que celles que voilà, on peut tout attendre d’une pensée généreuse. Le Mariannais est dans l’erreur, parce qu’on ne lui a pas dit encore où est la vérité et ce qui est la vérité. Dès qu’on lui aura appris la route à tenir, soyez sûr qu’il n’en déviera pas ; et si les mœurs primitives triomphent parfois des nouvelles institutions, c’est qu’il y a dans celles-ci tant de sottise et de folie, que le bon sens, qui est une propriété de tout ce qui respire, en fait prompte et bonne justice. Il ne faut jamais, et dans aucune circonstance, tout vouloir à la fois. Dieu, plus puissant que l’homme, fit le monde en six jours, et quel monde encore ! une semaine de plus n’aurait rien gâté, je pense.

Il y a cinq cent soixante-dix maisons à Agagna, dont cinquante seulement en maçonnerie ; les autres sont en bambou, arêtes de palmier et feuilles très-artistement serrées et liées. Toutes sont sur pilotis, à quatre ou cinq pieds du sol, ayant sur la façade, et derrière, un jardin avec enclos planté de tabac et quelques fleurs. Je vous jure que tout cela est fort gai, fort curieux à étudier. Ces maisons sont séparées les unes des autres ; on y monte par une échelle extérieure qu’on retire la nuit, et qu’on pourrait laisser en toute sécurité. Elles n’ont jamais plus de deux pièces ; dans l’une dorment les maîtres du logis ; dans l’autre, en face de la porte, les enfants, les poules, les porcs, hôtes de chaque jour, et les étrangers visiteurs, constamment bien accueillis. Les meubles consistent en petits escabeaux, hamacs, ardoises pour tourner la feuille de tabac, et mortiers pour réduire en poudre le sicas. Ajoutez à cela trois ou quatre images de saint, de christ, de martyr ; des vases en coco, des fourchettes en bois de sandal, des rosaires, et des galettes qu’on fait sécher à l’air, et vous aurez une idée complète de ces demeures hospitalières où la vie s’écoule sans secousse, presque sans souffrance, jusqu’à une vieillesse précoce ; car dans ce pays si chaud, si fécond, on est homme complet quand chez nous on comprend à peine la vie.

Le palais du gouverneur décore la seule place de la capitale. C’est un vaste corps de logis à un étage, moitié bois, moitié briques, avec force croisées et un balcon dominant la mer et planant majestueusement sur les maisons voisines. Devant sa façade sont placées huit pièces d’artillerie en bronze, sur leurs affûts, gardées par des soldats en uniforme devant lesquels je vous défie de vous arrêter sans rire aux éclats, tant les guenilles dont on les a affublés sont bizarres et peu façonnées à leur taille. Les murs du palais, fraîchement peints, attestent la galanterie de M. Joseph Médinilla, qui ne veut pas que nous accusions son empressement et sa courtoisie. Si vous montez, vous vous trouvez dans une salle immense. ornée du véritable portrait de Ferdinand VII et d’une Vierge des Douleurs paraissant souffrir surtout de la façon brutale dont elle a été traitée par le peintre. Puis encore on voyait çà et là des images coloriées, représentant l’entrée des Français à Madrid, à Valence, à Barcelone : nos soldats sont peints bras nus, couverts de sang, armés de poignards, et mangeant des moines, des enfants et des filles encore vivants. Le gouverneur, me voyant rire et hausser les épaules à l’aspect de ces turpitudes, me demanda sérieusement si tout cela n’était pas vrai.

— Il y a du vrai dans ces scènes hideuses, lui répondis-je avec gravité ; mais les rôles sont changés, et les Espagnols seuls se servaient de couteaux et de stylets.

Les cadres furent enlevés le jour même de notre arrivée ; le gouverneur devinait parfaitement une délicatesse.

Un logement nous était préparé à côté du palais ; nous nous y rendîmes, et nous nous trouvâmes bientôt en face d’un piquet de vingt-quatre hommes sous les armes, commandés par un major, un capitaine et cinq ou six lieutenants et sous-lieutenants. Ô Charlet ! ô Raffet ! ô Bellangé, venez à mon aide ! c’est les esquisser tous que d’en esquisser un seul ; ils sont sortis du même moule, il y a parité ; on dirait des frères, mieux que ça, des sosies :

Il est maigre, long, efflanqué ; son chapeau à claque le coiffe brassé carré, selon l’expression pittoresque de Petit ; les deux coins, ornés d’énormes glands, descendent jusque sur les épaules et caressent des ombres d’épaulettes faisant face en arrière et venant visiter les omoplates. Le chef, dégarni de cheveux sur la face, en a plusieurs en queue, serrés tantôt à l’aide d’un ruban noir ou blanc, tantôt à l’aide d’une petite corde jaune ou rouge. Il a une moustache, ou il n’en a pas, selon son caprice ; il se tient droit comme un de ces cocotiers d’Assan dont je vous ai parlé tout à l’heure, et il nage dans son habit avec plus d’aisance que vous ne le feriez dans un large manteau de mousseline. Celui-ci joint les deux revers par une agrafe au-dessus du menton et s’achemine en pointe jusqu’au bas de la place des mollets, enfermés dans des guêtres où les cuisses et le corps tiendraient fort commodément. Un ceinturon noir ou bleu appliquait l’épée sur la hanche, épée à la Charlemagne, longue et plate, fourreau déchiré ; le tout porté sur des souliers fins extrêmement effilés. Voilà à peu près ; mais c’est la tournure grotesque de ces maringouins déguisés qu’il faut admirer ! c’est aussi l’air imposant et martial dont ils cherchent à se draper qui amuse et qui étonne. En vérité, on ferait volontiers le voyage aux Mariannes rien que pour voir, une fois seulement, l’état-major en grande tenue du gouverneur-général de cet archipel pour le roi de toutes les Espagnes.

Après notre inspection à la course, mes deux amis et moi nous nous rendîmes à notre logement pour nous préparer à notre grand voyage à Tinian, l’île des antiquités. Une porte où veillait une sentinelle fumant son cigare était à côté de la nôtre : là se voyait une prison avec des anneaux de fer au mur ; des cris déchirants sortaient de cette noire enceinte, et j’y pénétrai sans que la sentinelle m’arrêtât. On frappait un Sandwichien amarré à l’un des anneaux de fer, et ses épaules et ses flancs en lambeaux attestaient la vigueur du bourreau. Celui-ci, dont je vous parlerai plus tard, me salua de la main gauche, tandis que de la droite il achevait l’exécution de la sentence. Mais cette sentence, qui l’avait dictée ? le valet lui-même. De quoi était coupable le Sandwichien ? d’avoir répondu trop cavalièrement au valet. Nul ne savait dans l’île ce qui se passait en ce moment à la prison, hormis le bourreau, le patient et moi. La tâche finie, le Sandwichien s’en alla, et celui qui venait de le frapper lui lança violemment son bâton noueux entre les jambes.

À une sévère observation échappée de ma bouche, le misérable haussa les épaules, siffla et me laissa seul. Toutes choses sont ainsi faites : quand le premier est bon et généreux, le second est méchant et cruel ; au lion succède le tigre, à l’aigle le vautour, au maître le valet.

Le premier dîner que nous donna le gouverneur fut précédé d’un dessert très-confortable, où les plus beaux fruits de la colonie se trouvèrent étalés avec une profusion toute vaniteuse, mais où la grâce et l’empressement jouaient encore le premier rôle. La grandeur castillane étalait là son insolence et son orgueil. M. Médinilla se sentait fier de nous convaincre qu’il coulait dans ses veines un noble sang espagnol, et il se plaisait à nous parler de l’Europe, afin de nous prouver que ses usages ne lui étaient pas étrangers. Tant de coquetterie nous subjugua. Le repas de la soirée fut d’une gaieté charmante, et, pour y ajouter encore un plaisir, le gouverneur nous demanda la permission de faire monter dans la grande salle une vingtaine de petits garçons et de petites filles qui se placèrent sur deux lignes, ainsi que des soldats lilliputiens, et entonnèrent des chants tchamorrés avec une harmonie à rivaliser avec un concert de chats sauvages ; puis, changeant de rhythme, ils nous firent entendre quelques noëls fort originaux, et clôturèrent la séance par des cantates sonores et guerrières en l’honneur de leur noble pays, de leur noble souverain, de leur noble armée, de leurs nobles concitoyens, de leurs nobles nobles. Voici un échantillon de leur poésie patriotique :

Vive Ferdinand !
Des rois le plus grand.
Vive Georges-Trois !
Le plus grand des rois
Meure Napoléon !
Scélérat et capon.
À cet infâme coquin
Une cravate de lin
Qu’il vienne jusqu’ici.
Ce sera fait de lui.

Ces choses-là se traduisent littéralement ! Cependant M. Médinilla, devinant à nos grimaces qu’une pareille versification n’était pas fort de notre goût, renvoya les bambins sur la place publique, nous demanda la permission d’aller faire la sieste, et nous invita pour le lendemain à de nouveaux délassements.

Nous sortîmes donc du palais et parcourûmes la ville… Elle était déjà plongée dans le sommeil le plus profond. Ici le peuple vit couché ou accroupi. La brise a beau souffler fraîche et bienfaisante, les hommes, les femmes restent cloîtrés dans leurs demeures, étendus sur des nattes de Manille ou dans des hamacs, et il serait vrai de dire qu’aux Mariannes tous les jours n’ont que deux ou trois heures, et que le reste c’est la nuit. Voyez pourtant ces muscles si bien dessinés, ces charpentes vertes et vigoureuses qui passent près de vous d’un pas ferme et assuré ; voyez aussi ces jeunes filles à l’œil ardent, à la tête haute, au corps plein de souplesse, vous saluant de la main et du sourire à la fois, vous invitant de la façon la plus gracieuse à une collation de bananes, de pastèques et de cocos. Oh ! tout cela c’est la vie forte et puissante de la végétation qui pèse sur Guham et qui ombrage le sol sans soins et sans culture.

Il y a logique, et la cause en est facile à trouver.

De tous les peuples de la terre l’Espagnol est sans contredit le plus vain de son caractère primitif ; il ne veut de défauts que ceux qu’il tient de lui seul ; il n’a de qualités heureuses que celles qui lui sont personnelles, et il met de l’orgueil à ne rien emprunter aux autres, ni vices, ni vertus : l’Espagne se reflète admirablement aux Mariannes. Il est pourtant des occasions exceptionnelles et malheureusement trop rares où les habitants de Guham consentent à sortir de leur léthargie, c’est lorsqu’un navire vient mouiller dans leur archipel. Oh ! alors la ville se réveille ; elle s’agite, se questionne ; elle prépare ses objets d’échange ; elle est presque heureuse : que dis-je ? elle l’est tout à fait, car on lui apportera sans doute des saints, des croix bénites, des scapulaires contre la lèpre, des rosaires sacrés par le pape et des images coloriées des mystères de notre religion. Cela, voyez-vous, est aux Mariannes une monnaie qui ne perd guère de sa valeur ; les piastres cesseront d’avoir cours avant les reliques, et toute jeune et jolie fille se livrera à vous si vous lui donnez un saint Jacques ou un saint Barnabé. L’Espagnol et le Tchamorre sont encore en lutte. L’année avait été heureuse pour les Mariannais : deux navires russes, le Kamtschatka et le Kutusoff, sont venus mouiller devant Guham, il y a peu de temps, et le Rurich les a suivis de près, le Rurich, commandé par M. Kotzebuë, que nous avons trouvé mouillé en rade du cap de Bonne-Espérance, et qui achevait sa glorieuse campagne au moment où nous commencions la nôtre.

Ne vous ai-je pas dit qu’il y avait un curé à Agagna ? Oui. Eh bien ! ce curé est le seul prêtre de la colonie ; Humata, Assan, Toupoungan, deux ou trois autres villages, l’île de Tinian et celle de Rota lui confient le soin de leur conscience, et malgré la grandeur et la multiplicité de ses fonctions, il trouve encore le moyen de dérober quelques instants à ses ouailles. Par exemple, chaque jour, après la messe, il réunit chez lui un grand nombre de riches habitants qui, les cartes et les dés à la main, sur une table sans tapis, se volent et se ruinent sous sa protection immédiate. C’est lui qui tient la banque, c’est lui qui règle les parties, et si le sort ne lui a pas été favorable dans la journée, il met bientôt son adresse aux prises avec le destin ; vous devinez que celui-ci ne sort jamais victorieux de la lutte. Au surplus, là ne se bornent pas les travaux quotidiens de frère Cyriaco, et je n’ose vous dire ici le honteux commerce auquel il se livre au profit des amusements étrangers. J’ai assisté à un sermon de frère Cyriaco ; il n’y fut question que de l’enfer, peuplé, selon lui, de femmes libertines, d’enfants meurtriers, de pères paresseux, d’hommes adonnés à l’ivrognerie… Et pas un prêtre, pas un gouverneur, pas un alcade au milieu d’eux ; ils auraient été là en trop mauvaise compagnie ! le pauvre peuple de Guham, à genoux ou accroupi, écoutant les épouvantables anathèmes du saint apôtre de Dieu, baisait dévotement la terre, se frappait rudement la poitrine, et, au sortir de l’église, allait recommencer son insouciante vie de tous les jours. Ainsi donc la religion, aux Mariannes, est une occupation de quelques instants ; c’est une sorte de pratique à laquelle on se livre de telle heure à telle heure avec une ponctualité édifiante, mais à laquelle tout le reste de la vie donne un énergique démenti. On va à l’église comme on prend ses repas, comme on va à la rivière pour se baigner, comme on se couche. Une jeune fille écoute vos propos amoureux, les encourage et vous donne des garants sûrs de sa tendresse, mais l’Angelus sonne, la pénitente se jette dévotement à genoux, oublie que vous êtes à ses côtés, récite sa prière, et cela fait, elle vous rend tous les droits que le tintement de la cloche vous avait ravis.

Frère Cyriaco ne comprend pas autrement la religion : comment voulez-vous que le peuple en sache plus que lui ? Combien il serait aisé pourtant de le conduire vers une morale pure et sainte ! il est si bon, si crédule, si disposé à accepter toute superstition, si avide de s’instruire, qu’il ne lui faut en vérité qu’un pasteur homme de bien et de sens pour se régénérer. Mais les Mariannes sont une terre d’exil ; Manille et la métropole n’envoient ici que les gens qui leur sont à charge.

J’avais oublié de dire que, par une politesse toute de ce monde, les clefs du saint sépulcre, passées à un ruban rose, furent remises par le curé à notre commandant, qui les porta avec dévotion à son cou pendant quarante-huit heures, et ne les rendit à frère Cyriaco que le dimanche de Pâques. Tout cela est fort édifiant.

Nulle part, ni en Espagne, ni en Portugal, ni au Brésil, je n’ai vu plus de processions et de cérémonies religieuses : chaque jour c’est un saint nouveau à glorifier, et matin et soir frère Cyriaco parcourt la ville, à la tête d’une douzaine de bambins habillés de rouge et de blanc, qui chantent des versets et entrent dans les maisons pour les quêtes forcées du curé. Comme l’argent est fort rare dans la colonie, les quêteurs peu avides se contentent de fruits, de légumes, de jambons salés, de belles volailles, et je vous assure que la table et la basse-cour du curé de l’endroit n’accusent point la disette. Quand je vous dis que l’Espagne est à Guham !

Nous nous étions flattés qu’après la semaine sainte les promenades de frère Cyriaco et des badauds cesseraient ; mais point : le ménage du desservant n’était pas assez approvisionné, et les rues continuèrent à retentir de chants pieux. Je ne vous énumérerai pas les arlequinades imaginées pour réveiller la ferveur assoupie des naturels et mises en pratique le jour de Pâques. Cela est triste à voir et à étudier, cela blesse la raison et le cœur à la fois. Est-ce qu’à pareille époque le ciel donne aux Mariannais des avertissements jusqu’à ce jour stériles ? Nous ressentîmes le soir, vers sept heures, deux assez violentes secousses de tremblement de terre, précédées par un bruit semblable au roulement de plusieurs voitures courant sur le pavé ; pas un habitant ne resta dans sa demeure ; les rues et la place du palais virent la foule agenouillée, faisant force signes de croix et baisant la terre avec humilité. Il n’est donc pas absurde d’avancer que la peur est une religion.

Quand je vous ai dit que les murs espagnoles se reflètent à Guham comme dans un miroir fidèle, j’ai été vrai jusqu’à la naïveté. Il n’y a pas dans toute la Castille de mari plus jaloux de sa femme que ne le sont les Mariannais pris au hasard ; mais après cela, courtisez, enlevez sans scrupule les amies, les sœurs, les cousines, peu leur importe ; ils ne répondent que du trésor qu’ils ont pris à leurs risques et périls, et je vous assure qu’ils veillent dessus avec des yeux qui savent voir. Au surplus, je crois que ces mœurs sont dans le langage plus que dans les habitudes ; je suis sûr qu’il y a de la fanfaronnade de morale, car Guham se distingue par une grande disette de meurtres et une grande profusion d’adultères. Ce sont là de ces choses heureusement fort rares, que tout consciencieux historien doit constater, ne fut-ce que pour la plus grande édification de l’Europe.

La police de l’île est confiée, en premier chef, à l’alcade de chaque village, qui condamne sans appel ; puis vient le gobernadorzillo, ou petit gouverneur, qui administre lui-même la correction. Malheur au patient qui n’accepte pas avec résignation la peine infligée ! S’il doit recevoir vingt-cinq coups de bâton, et s’il ose se plaindre de la rigueur du châtiment, à l’instant même on double la dose et toute jérémiade est étouffée. Cette logique n’a pas besoin de commentaire.

En général, un meurtre n’est appelé meurtre que lorsqu’il a un but politique, lorsque la victime est un employé du gouvernement ; hors de là, on dit seulement qu’une vengeance a été exercée. Dans le premier cas, le prévenu est provisoirement mis aux fers, son procès s’instruit ; s’il est reconnu coupable, on l’envoie à Manille, où l’on doit être fort étonné, je vous jure, de la façon toute cavalière dont on entend la justice à Guham. Une personne riche n’a pas besoin ici de s’adresser au tribunal suprême, présidé par le gouverneur, pour obtenir satisfaction d’un outrage ou d’un vol : elle s’adresse ouvertement à une bande fort connue de coupe-jarrets, leur dit l’injure qu’elle a reçue, désigne la victime, et, moyennant un prix débattu et stipulé d’avance, toute réparation est faite sans greffier ni bourreau. Alors frère Cyriaco est mandé dans une maison, il arrive, prononce à voix basse et aussi vite que possible quelques prières des morts, jette un peu d’eau bénite sur un cadavre ; une fosse s’ouvre, se referme en face de l’église, et tout est dit : la justice a eu son cours.

Le chef avoué de cette bande de scélérats qui répandent la terreur dans le pays est le nommé Eustache, premier valet de chambre de M. le gouverneur, qui, seul peut-être dans la colonie, ignorait ses iniquités.

Ne soyez pas surpris qu’il existe à Guham, un collége royal et plusieurs écoles secondaires ; mais ces noms sonores sont faits seulement pour imposer au peuple de Guham, comme aux étrangers. Dans le premier de ces deux espèces d’établissements, grand tout au plus comme une chambrette d’hôtel, on apprend à lire et à chanter ; dans les autres on essaie d’apprendre à chanter et à lire. D’abord le chant, puis le reste ; on n’est pas forcé de tenir un livre à l’église ; le curé Cyriaco vous contraint à entonner des versets. Le maître de lecture reçoit par an vingt-cinq piastres et huit coqs exercés à combattre ; le musicien reçoit un traitement de cent piastres et de vingt-cinq coqs victorieux dans maintes luttes publiques.

Ici déjà nous sommes éloignés de l’Espagne. J’ai vu à Guham deux filatures, l’une avec des machines de fabrique française, et l’autre de construction chinoise qui, par sa simplicité et son rapport, l’emporte de beaucoup sur sa rivale.

Le respect des fils pour leurs pères est ici une vertu de chaque famille : à son réveil, le padre, dont on ne parle jamais qu’en le dotant du titre d’altesse ou au moins de seigneurie, est entouré de ses enfants, dont il reçoit les plus touchantes caresses. C’est à qui lui présentera ses vêtements, son cigare, son déjeûner, et jamais on ne prononce le nom de père sans le faire accompagner d’un salut de tête ou d’une révérence. Pendant le jour, la famille entière est occupée à épargner au chef toute fatigue, et le soir, après la prière, que lui seul a le droit de prononcer à haute voix, nul ne se couche que le hamac ou la natte n’ait reçu le chef de la famille.

Les garçons peuvent se marier à quatorze ans, les filles à douze. J’ai vu une mère de treize ans qui allaitait deux enfants jumeaux. Ces exemples sont cependant fort rares. Le nombre moyen des enfants s’élève de quatre à cinq dans chaque famille. J’ai connu à Agagna un vieillard qui en avait vingt-sept, tous vivants, et M. Médinilla nous a parlé d’une femme d’Assan qui comptait cent trente-sept rejetons, dont pas un n’avait été atteint de la lèpre. Citer de pareils faits, c’est en constater l’exception. Le langage primitif des naturels des Mariannes est guttural, bref, très-difficile, et il est impossible de traduire quelques-unes de leurs articulations à l’aide de nos seuls caractères. On dirait parfois un râle douloureux, souvent aussi des sons qui ne s’échappent que du nez. Cependant, s’il est vrai que le style soit l’homme, il faut convenir que les premiers habitants de ce bel archipel avaient deviné la poésie et que les siècles et les conquêtes l’ont appauvri en substituant aux vives images de leur idiome la majestueuse gravité de la langue espagnole.

Le Tchamorre dit, en parlant de la légèreté des pros carolins : C’est l’oiseau des tempêtes ; ils coupent le vent, c’est le vent lui-même. En parlant d’une mer calme, il dit toujours : Le miroir du ciel. Et si vous lui demandez ce que c’est que Dieu, il vous répond : C’est lui. Il dit encore qu’un beau jour est un sourire de l’Être-Suprême, et que les palmiers sont les panaches de la terre. Il appelle l’écriture le langage des yeux ; les passions, des maladies de l’âme ; les nuages, les navires de l’air ; les ouragans et les tempêtes, des colères. Chez ce peuple qui s’efface et disparaît, la langue a peu de mots et beaucoup d’images ; la périphrase en est l’esprit ; on ne va au but qu’avec un détour, et il serait exact de dire que le Tchamorre ne dessine qu’avec des couleurs. Pour quiconque étudie avec soin les progrès ou la décadence des peuples, il n’est pas difficile de deviner que les premiers habitants de cet archipel sont tombés par la conquête, et qu’il ne restera bientôt plus rien de ces hommes extraordinaires qui ont doté jadis ce pays de monuments curieux et gigantesques dont je vous parlerai bientôt et qui ont tant de rapport avec quelques-unes des ruines antiques découvertes en Amérique.

Il y a haine permanente ici entre les familles pur sang tchamorre et celles alliées aux Espagnols. Les premières méprisent les autres, celles-ci haïssent les premières ; de là des rixes sanglantes dans les campagnes, où les cadavres mutilés attestent la férocité ou plutôt le délire du vainqueur. Il m’est arrivé quelquefois, dans mes promenades, de prendre sans réflexion deux guides de religion opposée, qui ont constamment refusé de m’accompagner, quelque brillantes que fussent mes promesses et mes récompenses ; l’Espagnol refusait par dédain, en disant : « C’est un sauvage ; » le Tchamorre, avec brutalité, appelant l’Espagnol « un homme dégénéré. » Si un gouverneur sévère ne met un terme, par de sévères exemples, à ces fureurs héréditaires, la colonie aura son jour de deuil.

Fatigué de mes courses aventureuses, je rentrais chez le gouverneur, quand une foule immense, stationnant sous un magnifique dôme de cocotiers, appela mon attention. J’y trouvai Petit hissé sur un trône d’arbre et vendant des images coloriées de deux sous, ou plutôt les troquant contre des vases d’une liqueur enivrante tirée du coco. Ces images, dont je lui avais fait cadeau, le malheureux les avait débaptisées. La mère de Coriolan aux genoux de son fils, c’était la Vierge implorant Jésus ; Armide et Renaud dans le jardin créé par le Tasse, c’était Adam et Ève au paradis terrestre ; l’incendie de Salins, c’était Sodome réduite en cendres ; un banquet de vaudevillistes, la scène des apôtres ; Phaéton foudroyé par Jupiter, la chute de Satan ; un bateau de blanchisseuses sur la Seine, l’arche de Noé ; l’enlèvement de Ganymède, le Saint-Esprit portant un ange aux cieux ; et Ulysse vainqueur de Polyphème, David terrassant le géant Goliath.

Et là-dessus, mon brave Petit avec cette éloquence de matelot que vous lui connaissez, leur faisait en patois espagnol les contes les plus amusants et les plus grotesques du monde. Dès qu’il m’aperçut, sa verve s’enflamma de plus belle, ses gestes devinrent plus énergiques, ses périodes plus ronflantes, ses yeux plus flamboyants, et peu s’en fallut qu’il ne me convertit, moi aussi, avec la foule émerveillée qui le tenait captif dans son quadruple cercle.



Le soir, avant de se livrer au repos, les dévots Mariannais, à genoux devant ces saintes reliques, les invoquaient dans leurs prières en se frappant dévotement la poitrine. On l’a dit avant moi, la foi sauve.