Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/31

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 377-387).

XXXI

ÎLES MARIANNES

Guham. — Mœurs. — Détails. — Mariquitta et moi.

Un de ces hommes réguliers et positifs qu’on a parfois le malheur de rencontrer sous ses pas en ce monde de contrariété, me demandait l’autre jour combien il y avait de Paris aux Mariannes.

— Dix mille lieues, lui répondis-je.

— Y compris d’ici au Havre ?

— Oui, monsieur, répliquai-je en colère ; mais à partir de la cathédrale…

Cet homme évidemment se chausse avec des pantoufles de lisière et se coiffe d’un bonnet de coton à ruban jaune, et c’est sans contredit de lui que me vint, il y a quelques jours, une lettre anonyme timbrée de Paris, jetée au grand bureau de la poste, rue Jean-Jacques-Rousseau, et portant pour suscription : « À monsieur, monsieur Jacques Arago, homme de lettres, voyageur, demeurant rue de Rivoli, 10 bis, à Paris, département de la Seine. — France. »

J’aime mieux le tic tac perpétuel d’une grosse horloge que deux heures de conversation de ces organisations étranges qui ne reconnaissent vrai et exact que ce qui est mesuré au compas, tracé à la règle, et qui, parce qu’ils ne l’ont pas connu, doutent encore que M. de La Palisse soit mort. La parfaite exactitude n’existe que dans les chiffres ; tous les yeux ne voient pas de même, et ce que mon voisin trouve beau et grand me paraît à moi laid et mesquin. Nul de nous ne ment, nul de nous ne se trompe ; nous sentons tous deux d’une façon différente, voilà tout. Plusieurs de mes compagnons de voyage ont trouvé que les Mariannes étaient un pays ravissant, d’autres un séjour de tristesse et de dégoût. Moi j’ai été de l’avis de tout le monde : j’y ai en des heures d’ennui et des jours de véritable joie. Poursuivons nos observations.

Le costume des Mariannais est en parfaite harmonie avec la nature du climat torréfiant qui pèse sur tout l’archipel. Celui des femmes se compose d’une camisole flottante, voilant à demi la gorge, laissant le cou et les épaules nus ; elle se croise, à l’aide de deux ou trois agrafes, sur la poitrine et tombe sur les reins ou plutôt près des reins, sans arriver aux jupes, attachées à la hanche par un large ruban et descendant presque jusqu’à la cheville. Cette jupe est formée, en général, de cinq ou six mouchoirs en pièces appelés madras ; les pieds et les jambes sont nus, ainsi que la tête, sur laquelle ondoie une immense et belle chevelure nouée fort bas ; puis vous voyez des rosaires et des chapelets bénits aux bras, sur le sein. En allant ou en assistant à la messe, il est rare qu’une seule d’entre elles, au lieu de la gracieuse mantille espagnole, ne jette pas sur son front un mouchoir bariolé qu’elle laisse flotter au vent en le retenant sous le menton avec la main. La plupart, sitôt qu’elles le peuvent, se coiffent d’un chapeau d’homme, et je ne saurais vous dire ce qu’il y a de gravité, de force, d’indépendance et de domination dans ces natures privilégiées où la vie circule si précoce et si puissante.

La jeune fille de Guham ne marche pas, elle bondit ; plus élégante que l’Andalouse, elle a aussi plus de majesté et pas moins de coquetterie. N’espérez pas lui faire baisser les yeux par l’ardeur ou l’impertinence des vôtres : vous seriez vaincu à ce défi qu’elle ne refuse jamais. Vous avez beau vous montrer fier et protecteur, elle est plus fière que vous et dédaigne votre protectorat. La jeune fille des Mariannes fume et mâche du tabac ; son cigare, à elle, est très-volumineux, et il y a coquetterie exquise à se montrer la bouche pleine d’un cigare de six pouces de long et de huit lignes au moins de diamètre.

Les hommes portent une chemise blanche descendant jusqu’à mi-cuisse et des pantalons larges n’allant pas plus bas et attachés aux reins ; les jambes et les pieds sont nus, ainsi que la tête. Au surplus, leur démarche a, comme celle des femmes, un caractère de liberté, une allure de matamore qui sied à merveille à leur taille admirablement prise, quoique petite, et l’on voit au moindre de leurs efforts se dessiner en vigoureuses saillies les muscles de leur corps, de leurs jarrets et de leurs bras, taillés ainsi que ceux de l’Hercule Farnèse. Mais tout cela, je vous l’ai dit, c’est la vie de ces gens aux jours d’exception, aux heures forcées, car, selon leur habitude quotidienne, ils dépensent une si belle existence dans le repos et le sommeil.

Le teint des Mariannais est jaune foncé ; ils ont des dents d’une blancheur éclatante lorsqu’ils ne les brûlent point par l’usage ridicule et cruel du bétel et du tabac saupoudrés de chaux vive. Leurs yeux sont grands et brillants, et leurs pieds, ceux des femmes surtout, sont excessivement petits et délicats, ce qui est fort remarquable dans un pays où peu de personnes marchent avec des chaussures.

Il est certain que les filles tchamorres en se mariant ne prenaient jamais le nom de leurs maris, puisque maintenant encore, en dépit d’une longue domination européenne, cet antique usage triomphe de la volonté du législateur. N’en devrait-on pas conclure avec quelques voyageurs que les femmes ont joué jadis le premier rôle dans cet archipel ? Ce sont là de ces études difficiles à faire dans un pays où l’histoire et la tradition arrivent jusqu’à nous si douteuses à travers tant de conquêtes et de massacres. Dans les deux Indes les victoires morales des Espagnols n’ont été remportées qu’avec le glaive : le fanatisme ne procède pas autrement.

Nulle part en ce monde la superstition n’étendit son voile funèbre plus qu’ici. Il n’y a pas de petit événement de la vie auquel les habitants ne donnent une cause surnaturelle, Si un homme, le soir, se fait une entorse, c’est que le matin il n’aura pas dit ses prières avec assez de recueillement ; si une jeune fille brûle ses galettes de sicas, c’est qu’elle aura passé devant la chapelle de la Vierge sans faire la révérence. À les voir agir et penser ainsi, on dirait que le puissant arbitre de toutes choses n’est exclusivement occupé que d’eux seuls, que c’est lui qui préside aux moindres détails de leur vie, et que c’est un miracle du ciel si l’on marche et si l’on respire.

Un incendie dévorait une maison voisine de celle de don Luis de Torrès, premier dignitaire de la colonie et intime ami du gouverneur. Au bruit du tocsin, nous accourûmes ; une maison voisine était déjà attaquée par les flammes ; le désastre menaçait de se propager, et nul ne cherchait à l’arrêter, parce qu’on avait entendu dire à ce sujet des choses fort graves, comme vous l’allez voir.

Mais trois de nos hardis matelots se jetèrent au milieu du foyer et cherchèrent à exciter par leur exemple le zèle des habitants.

— À quoi bon essayer l’impossible ? me dit don Luis d’un ton lamentable ? il faut que l’incendie ait son cours ; nulle puissance humaine ne peut l’éteindre.

— Pourquoi ?

— Parce que le maître de la maison est sorti de l’église, dimanche dernier, sans prendre de l’eau bénite.

Cependant la prédiction sinistre du haut personnage reçut un démenti ; nos braves marins coupèrent court au désastre, et les maisons voisines furent arrachées à une ruine presque certaine.

— Eh bien ! dis-je à l’officier superstitieux, vous voyez qu’avec du travail et du courage on maîtrise les événements.

— Ce n’est pas le courage qui a triomphé ici.

— C’est donc le travail ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Qui donc ?

— C’est Dieu. J’ai remarqué hier ces trois intrépides matelots que vous m’avez désignés : ils étaient à l’église devant l’image sacrée de saint Jacques, dont ils baisaient dévotement les reliques…

Hélas ! Marchais était un de ces hommes, et je réponds bien que don Luis ne l’avait pas vu baisant dévotement les reliques de saint Jacques de Compostelle.

Le Tchamorre tient du Chinois par ses allures tortueuses, son caractère hypocrite et sa physionomie, mais surtout par son ardent désir de rapine. À peine est-il entré dans un appartement, que son regard scrutateur lui dit les objets sur lesquels il fera main basse ; tout ce qui se trouve à sa portée est dérobé avec une effronterie et un cynisme révoltants, et si vous le frappez pour le vol qu’il vient de commettre, doublez la dose, car, à coup sûr, pendant l’opération, il aura fait un nouveau larcin.

Le Tchamorre ne vole pas par besoin, mais par instinct, peut-être par habitude, peut-être aussi par religion ; souvent il volera une patate, un rosaire, une galette, un vase, et quelques instants après il jettera loin de lui l’objet volé. Ce qui n’appartient à personne ne le tente pas ; ce qui est à vous sera à lui pour peu qu’il le couve de son regard de furet. Le soir, dès que sa besogne est faite, que sa journée est gagnée, loin de rougir du dommage qu’il a causé, il se désole comme le crocodile de la fable, qui se plaint que sa proie n’a pas été plus belle et plus abondante, et se dispose, pour le lendemain, à de nouvelles investigations. Tous les Tchamorres sont nés prestidigitateurs, et certes ils ont bien mérité l’épithète de larrons dont les navigateurs les ont flétris.

Au milieu de ces tristes débris de mœurs primitives, qu’une législation sévère et parfois cruelle n’a pu arracher de cet archipel, qu’il me soit permis de reposer ma pensée sur un de ces rares épisodes où l’âme du voyageur, froissée par la sauvagerie et le libertinage, se retrempe à de douces et puissantes émotions. Mariquitta, pas plus que Rouvière, pas plus que Petit et Marchais, pas plus encore que le Tamor Carolin dont je vous parlerai une autre fois, ne sortira de ma mémoire ; et pour moi la mémoire c’est le cœur.

Un homme trapu, leste et fringant était venu à Humata avec le gouverneur, et s’offrit à nous pour faire nos commissions et nous piloter dans nos courses. Le jour même de notre arrivée, je le pris pour guide, et nous ne retournâmes au village que le soir, après le coucher du soleil. J’appris dans cette excursion qu’il était d’Agagna, qu’il s’était marié à une jolie femme, laquelle avait une sœur plus jolie encore, appelée Mariquitta.

— Tiens, dis-je à mon guide, voici une piastre pour toi, pour ta femme un mouchoir, et pour la sœur cette jolie croix bénite. Es-tu content ?

— Elle le sera bien davantage, elle.

— Qui, elle ?

— Mariquitta.

— Pourquoi ?

— Elle m’a tant recommandé de lui apporter une relique.

— Elle est donc bien dévote ?

— C’est elle qui prie le mieux de nous tous.

— Quel est son âge ?

— Quatorze ans.

— Point de mari ?

— Elle en a refusé dix, vingt, et souvent elle pleure sans que nous sachions pourquoi.

— Ne lui as-tu pas demandé la cause de ces larmes ?

— Si, mais elle dit que nous ne la comprendrions pas, qu’elle n’est pas de ce pays, qu’elle souffre en dedans, qu’elle rêve toutes les nuits de démons et d’anges, et elle ajoute qu’elle se tuera bientôt : peut-être qu’elle est folle.

— Peut-être.

— Hier pourtant nous la vîmes rire en allant à l’église. C’était la première fois qu’elle s’y rendait avec un mouchoir sur la tête, car nous ne sommes pas riches.

— Tiens donc, tu donneras aussi à Mariquitta la folle ce joli lenzo (mouchoir), dont elle se parera la première fois qu’elle ira prier Dieu.

— Oh ! alors venez à Agagna, senor, car ma sœur accourrait jusqu’ici pour vous remercier, et nous ne le voulons pas, de peur de la lèpre.

— Annonce-lui ma visite.

— Votre nom ?

— Arago.

— Senor Arago, ma sœur Mariquitta vous attendra sur sa porte avec votre lenzo au front. Vous verrez comme elle est gentille ! Sa maison, c’est la quatrième à gauche avant d’arriver sur la place royale.

— Je ne l’oublierai pas. Adios.

Adios, senor.

Le soir de mon arrivée à Agagna, j’aperçus, en effet, à l’endroit indiqué une jeune fille sur le seuil d’une porte, tandis que la foule se ruait autour de nous pour nous voir de plus près et nous entendre parler. Je ne regardai Mariquitta que du coin de l’œil, afin de ne pas fixer son attention ; et, la nuit venue, sous un prétexte quelconque, je m’approchai de la maison où l’on était agenouillé pour l’Angelus. Mariquitta parlait à haute voix ; le reste de la famille répondait en faux-bourdon. On allait se lever quand j’entendis ces mots :

— Un Pater pour le senor Arago.

Et le Pater fut dévotement et doucement articulé. Je montai les quatre ou cinq degrés de l’échelle extérieure, et je frappai à la porte du logis, à demi entr’ouverte. Mariquitta se leva comme une gazelle surprise au gite.

— C’est Arago ! s’écria-t-elle.

— Non.

— Si.

— Qui te l’a dit, Mariquitta ?

— C’est toi : tu es Arago.

Et la pauvre fille baisait religieusement le petit crucifix que son frère lui avait donné de ma part, et elle me regardait avec deux grands yeux humides qui me disaient : « Tout cela, c’est pour toi. » Cependant on m’offrit un escabeau ; Mariquitta s’étendit sur une grossière natte, la tête sur mes genoux, et le reste de la famille se plaça çà et là dans la même pièce.

— Veux-tu du tabac ? me dit la jolie fille, veux-tu de la galette de sicas ? veux-tu du coco, une natte, un hamac, un baiser ?

— Je veux tout cela.

— Tu auras tout, mais de moi seule, car moi seule je veux te servir.

C’était, je vous jure, une sensation nouvelle et inespérée.

Depuis mon départ, hormis chez le Chinois de Diély, je n’avais entendu, jusqu’à ce jour, que des paroles de menace, des râles de fureur, des cris de rage. Ici, une voix douce, des expressions de bonté, de reconnaissance, et puis deux prunelles noires et tendres qui ne me quittaient pas, deux petites menottes qu’on me livrait avec innocence, et de la joie sur tous les fronts, des sourires sur toutes les lèvres. Je me crus dans un nouveau monde. J’y étais en effet. Le frère arriva une heure après moi.

— Le voilà ! s’écria Mariquitta en lui sautant au cou : le voilà ! merci, frère.

— Oh ! j’étais bien sûr qu’il viendrait.

— Et moi, non.

— Resterez-vous longtemps ici ?

— Deux ou trois mois, j’espère.

— Et après cela, reprit Mariquitta d’une voix tremblante, vous repartirez ?

— Oui.

— Votre relique n’est pas bénite, me dit-elle en se levant ; voilà votre lenzo et votre bon Jésus, je n’en veux plus !

Elle ouvrit la porte, franchit, sans les toucher, les degrés de l’échelle et disparut à travers les ombres qui déjà voilaient la terre.

Je passai la nuit dans un hamac de la maison hospitalière, inquiet de cette fuite imprévue qui jetait aussi le trouble dans la famille. Cependant, vaincu par le sommeil, je m’endormis, et en me réveillant je vis Mariquitta sur l’escabeau, me balançant mollement à l’aide d’une petite corde tirée du cocotier.

— Ah ! te voilà donc ! tu nous as fait bien de la peine.

— J’en ai eu beaucoup aussi, moi.

— N’en as-tu plus maintenant ?

— Oh ! la peine ne s’en va pas si vite ; elle vient tout d’un coup et puis elle reste.

— Où donc as-tu passé la nuit ?

— Là-bas, près de l’église. J’ai prié Dieu pour obtenir quelque chose.

— Que lui as-tu demandé ?

— De la santé pour toi pendant deux ou trois mois, et après une grosse maladie.

— Je te remercie de tes vœux.

— Si le ciel est bon, il m’exaucera. Quand on est malade, on ne s’embarque pas, on ne va pas parcourir le monde, on se repose où l’on est. Si tu savais comme on est heureux à Guham, à Agagna surtout ! on fait bâtir deux maisons à côté l’une de l’autre, on peut avoir deux hamacs bien rapprochés, ou s’aime bien et on prie Dieu ensemble. Tu vois que j’ai demandé au ciel une chose fort juste.

— Mais tu m’aimes donc, Mariquitta, moi qui n’ai rien fait pour cela ?

— Je ne sais pas si je t’aime ; mais, vois-tu, cette nuit la lune a été belle, aujourd’hui le soleil sera beau, et il en sera ainsi tant que tu resteras dans notre île.

— Pourtant voilà un gros vilain nuage qui se lève là-bas et marche vers le soleil pour le voiler.

— Ah ! c’est que tu partiras.

Et les yeux de Mariquitta se remplissaient de larmes, et sa main avait cessé de me bercer, et elle semblait attendre de ma bouche une parole rassurante qu’il m’était impossible de lui donner. Je cherchai cependant à lui faire comprendre que j’avais des devoirs à remplir, et que cette amitié qu’elle me témoignait n’était sans doute qu’un élan de reconnaissance. À ce dernier mot, elle se leva brusquement, s’élança vers une immense ardoise sur laquelle pétillaient quelques branches résineuses, et jeta le lenzo que je lui avais donné. Sa sœur ne put en sauver qu’un lambeau, que Mariquitta lui arracha des mains et qu’elle livra aux flammes avec un geste où l’on voyait que la colère n’était pour rien.

— Enfant, lui dis-je, j’ai dans mes malles des lenzos plus beaux que celui-ci, je te les promets, ils sont tous pour toi.

— Je les brûlerai tous.

— Chez nous, Mariquitta, on ne donne qu’à ceux que l’on aime.

— Tu m’aimes donc ?

— Oui.

— J’aime mieux ça que tous tes présents, et puisque tu m’aimes, tu ne partiras pas.

La jolie Tchamorre se leva plus joyeuse, s’occupa avec le reste de la famille des soins du ménage, dit à haute voix les prières du matin et m’apporta un coco-mouda ouvert avec une adresse extrême ; puis vinrent de délicieuses bananes et le melon d’eau si rafraîchissant et si suave.

Mais je ne savais que penser encore de cette tendresse si naïve et si ardente à la fois de la jeune Mariquitta. J’avais cru jusque-là que les plus douces passions de l’âme, l’amour, l’amitié, la reconnaissance, n’étaient que le résultat de la civilisation, et mes recherches n’avaient pas peu contribué à cette conviction qui se fortifiait de jour en jour. Les bienfaits d’un maître pour son esclave pouvaient bien enchaîner parfois, chez celui-ci, un désir de vengeance et d’affranchissement ; mais l’amour, la sympathie entre deux natures si distinctes et pour ainsi dire opposées, voilà ce que ma raison se refusait d’admettre.

Mariquitta était une exception dans ce pays exceptionnel, et elle ne gardait des mœurs au milieu desquelles glissait doucement sa vie que ce que les lois et la force des choses lui imposaient. D’un autre côté, si je n’avais pas été entraîné vers cette jeune et charmante fille par un de ces sentiments intimes qu’on éprouve souvent en dépit de la raison vaincue dans la lutte, il eût été facile de faire auprès d’elle quelque étude morale au profit de mes recherches de voyageur. Mais, dès que le cœur et l’esprit sont en hostilité, il y a imprudence à se baser sur des faits qu’on est inhabile à juger soi-mème. La candeur de Mariquitta mettait à nu ses qualités espagnoles et ses principes tchamorres, et offrait à ma curiosité un moyen de s’exercer sans crainte d’erreur trop grossière. Ainsi je remarquai souvent que sa tendresse pour moi devenait plus ardente alors que son père ou sa sœur en écoutait la naïve expression.

Quand Mariquitta était joyeuse, on lui disait : Tu l’as donc vu ? Si ses yeux se voilaient avec tristesse, on lui disait en souriant : Il va venir.

Mariquitta m’accompagnait à la chasse ; son regard exercé m’indiquait de loin l’oiseau que je voulais atteindre, et dès que la fatigue ou le sommeil me forçait au repos, la jeune enfant, à qui la chaleur ne pouvait ôter l’énergie, mettait tous ses soins à me préserver des piqûres des insectes et des scorpions dont les bois sont infestés. Dans sa folle espérance de me voir demeurer à Guham, elle m’apportait les fruits les plus rafraîchissants, me montrant parfois la mer courroucée, comme pour m’épouvanter, et sans mot dire elle m’interrogeait de l’ail pour puiser dans mon âme les secrets que j’aurais voulu lui dérober.

Pauvre enfant ! le jour de la séparation devait bientôt arriver.

Un soir que, retenu chez Mariquitta par un épouvantable orage, précédé d’une forte secousse de tremblement de terre, je lui parlais du vif regret de la quitter :

— Tu me quitteras bien plus tôt que tu ne crois, me dit-elle d’une voix triste.

— Comment donc ?

— C’est que tu mourras dans quelques jours.

— Qui te l’a dit ?

— Ne vas-tu pas à Tinian ?

— Oui.

— Eh bien ! les pros-volants dans lesquels tu fais le voyage chavirent souvent ; un orage comme celui qui gronde peut l’atteindre, et tu ne sais pas nager.

— De pareils orages sont rares ici.

— Il y en a pourtant, et alors on meurt.

— Tu prieras pour moi, Mariquitta.

— Oui, mais pour moi d’abord.

Le moment du départ pour l’île des antiquités étant venu, la jeune fille m’accompagna sur le rivage sans articuler une seule parole ; elle me montra seulement du doigt et du regard les nuages rapides que le vent poussait avec violence vers Tinian ; et près de m’embarquer :

— Au revoir, lui dis-je d’une voix que je m’efforçais de rendre caressante : dans huit jours je serai près de toi.

— Ou moi près de toi.

— Tu me porteras malheur, Mariquitta.

— Je te rendrai ce que tu me donnes.

— M’aimeras-tu pendant cette longue absence ?

— Puisque je t’aime à présent !

Cette conséquence n’eût pas été logique en Europe, et j’avoue que je me sentis rapetissé auprès de ma naïve conquête.

Mon voyage à Tinian dura une semaine, et pendant ce temps les ex-voto ne manquèrent pas à l’église. Ma petite croix, mes scapulaires avaient été suspendus au pied d’un Christ décorant le maître autel, et l’élégant lenzo dont Mariquitta se voilait à demi avec tant de grâce n’était pas sorti du meuble grossier qui le renfermait.

— Les prières, me dit la jeune Tchamorre, ne valent jamais les sacrifices ; si je n’avais pas donné mes trésors à Dieu, si je m’étais séparée du lenzo, si j’avais mangé des sandias (melons d’eau) ou des bananes, tu serais mort.

— Ainsi donc, je te dois la vie ?

— Oui.

— Eh bien ! tant mieux, car la vie, avec une tendresse comme la tienne, c’est le bonheur.

— Et pourtant tes deux ou trois mois de séjour ici expireront bientôt.

— Va, mon ange, je penserai toujours à toi.

— Pauvre ami, penser c’est mourir.

Les sentiments de Mariquitta, loin de s’affaiblir, acquirent tous les jours plus de violence, et je ne faisais pas une course dans l’île que ma belle Tchamorre ne m’accompagnât. Je ne vous dirai pas tous les témoignages d’affection que je reçus, toutes les fatigues que la pauvre enfant s’imposait, tous les sacrifices qu’elle acceptait pour m’épargner, non-seulement une peine, mais un ennui. Lorsque je retournai à l’hôpital des lépreux, près d’Assan, pour compléter quelques études commencées, Mariquitta voulut me suivre et y pénétra de vive force avec moi. Si je me baignais dans cette rivière qui coule au pied d’Agagna, le long du rivage de la mer, mon ange protecteur, qui nageait comme une dorade, me précédait sans cesse et m’indiquait la place la moins périlleuse pour moi.

— Et tout cela, me disait-elle avec candeur, ce n’est pas pour t’engager à rester, puisque tu dois me quitter, mais bien pour te donner des regrets dans l’avenir.

Mariquitta avait deux âmes dans un pays où à peine aurait-on pu en supposer une à chaque individu.

Cependant le grand jour de la séparation arriva ; la corvette, mouillée toujours à Saint-Louis, rappela l’équipage et l’état-major ; le canon annonça l’heure fatale, et Mariquitta ne me dit que ces deux mots, avec une grosse larme dans les yeux.

— Je t’accompagne.

Son père, sa mère, sa sœur, voulurent m’escorter aussi, et nous nous plaçâmes tous dans un canot appartenant à la famille. Arrivés au mouillage, nous mîmes d’abord pied à terre pour déjeûner et nous faire nos derniers adieux.

— Donne-moi ton chapeau, me dit Mariquitta, donne-moi la cravate aussi ; je volerai demain, à l’église, mon scapulaire et mon Jésus-Christ ; j’aurai bien des choses de toi… et toi !… ô mon Dieu ! mon Dieu !…

Mariquitta s’élança dans le bois et disparut. Sa sœur et moi allâmes à sa recherche, et, après une heure de peine, nous la trouvâmes au pied d’un bananier qu’elle tenait convulsivement embrassé.

— Merci, me dit-elle en voyant sur mes traits la douleur que je ne pouvais maîtriser ; merci, car tu m’aimes, n’est-ce pas ? Je voulais me laisser mourir ; je vivrai maintenant ; pars !

— Désirerais-tu venir avec nous ?

— Pars : quelqu’un me parlera de toi quand tu seras loin.

— Qui donc, Mariquitta ?

— Lui ou elle, tu le sais bien.

Je rejoignis le bord, et l’on virait déjà au cabestan ; je saluai de la main, des yeux et du cœur ma bonne Tchamorre, dont la gracieuse silhouette disparut à travers le feuillage. Mais, quelques instants après mon arrivée au navire, le vent changea, et à moins d’un nouveau caprice de l’atmosphère, nous ne devions mettre à la voile que le jour suivant, au lever du soleil.

— Oh ! tant mieux ! m’écriai-je, je la reverrai encore.