Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/32

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 388-398).

XXXII

ÎLES MARIANNES

Guham. — Suite de Mariquitta. — Angela et Domingo.

Je descendis vers six heures, et, dans mon vif regret de quitter une jeune fille qui me témoignait un amour si vrai, si naïf, je priai Lamarche, mon ami et lieutenant en pied de la corvette, de faire mettre mes effets à terre dans le cas où, profitant d’un vent favorable, on mettrait à la voile avant mon retour. Dans les affaires de cœur ce ne sont pas mes chagrins personnels qui m’épouvantent : c’est pour l’autre moi surtout que mes peines sont vives et poignantes.

Le soleil était à son déclin, et je me flattais, en hâtant le pas, d’arriver à Agagna avant minuit. Pour rapprocher la distance, je résolus de quitter le chemin battu et tortueux qui borde le rivage, et je coupai court à travers les bois. Ici pas de terreurs à avoir ; nulle bête féroce ne parcourt ces solitudes, nul serpent venimeux ne rampe sous l’herbe, nulle horde de sauvages ne promène ses fureurs ni sa rage et ne menace le voyageur égaré : quelques buffles seulement descendent des montagnes dans la plaine, et fuient à l’aspect de l’homme ; quelques cerfs sauvages se réveillent au bruit et bondissent dans les plus épais taillis, où ils trouvent un gîte assuré. C’est du calme à l’air, du calme dans le feuillage, et il y a une sorte de solennité à se jeter seul dans ces immenses forêts séculaires, où vous rêvez à loisir d’indépendance et de liberté.

Dans mon excursion tout amoureuse, il m’arriva ce qui arrive toujours à quiconque se persuade que la ligne droite est le plus court chemin pour aller d’un point à un autre : je m’égarai, et je ne m’en aperçus qu’alors que le retour me fut impossible. Que faire ? Avancer toujours, au risque de ne plus me retrouver. D’une part, je me figurais la corvette près de lever l’ancre ; de l’autre, je me réjouissais dans le fond de l’âme du bonheur inattendu que je comptais apporter à Mariquitta, pauvre enfant que je laissais dans les larmes, elle qui, sans savoir pourquoi ni comment, s’était pieusement flattée de me garder toujours auprès d’elle. Hélas ! dans toutes les luttes avec le cœur, la raison a-t-elle jamais le dessus ?

Cependant la nuit avançait à grands pas ; j’avais déjà traversé le lit pierreux d’un ruisseau à sec, dont je supposais l’embouchure en face de Tompoungan. Cet indice servit à m’orienter, et je redoublai d’ardeur. Partout un sol uni, parfumé, couvert d’un gazon frais et vigoureux ; partout aussi des géants immenses, le cocotier, les palmistes, le vacoi et ses rejets impudiques, l’arbre à pain, si beau, si imposant, si utile, et j`oubliai la corvette et presque l’Europe dans mon admiration de chaque instant. Un second torrent, que j’avais remarqué près d’Assan, me guida de nouveau, et je ne tardai pas à distinguer dans l’ombre les premières maisons d’Agagna.

Pauvre Mariquitta ! me disais-je tout bas en hâtant mon pas de course, à demain une nouvelle et douloureuse séparation ; mais encore une fois j’entendrai tes douces paroles, encore une fois j’essuierai tes larmes !

Arrivé sur le seuil, au pied de la petite échelle, j’écoutai du cœur ; il me sembla entendre des soupirs mêlés à des sanglots. J’entrai… Tout dormait d’un sommeil paisible, tout était calme ; ou eût dit que nulle passion n’avait passé par là, et Mariquitta reposait plus profondément encore que sa sœur.

J’étais épuisé de fatigue, et cependant je voulais repartir à l’instant même ; le dépit et le chagrin furent plus forts je m’assis doucement sur un escabeau, muet témoin de tant de confidences, et j’attendis le jour, qui ne tarda pas à paraître, après avoir placé presque sur la tête de l’oublieuse jeune fille un charmant foulard que j’ôtai de mon cou. Mariquitta se réveilla, ouvrit les yeux et vit mon cadeau :

Dios ! Dios ! s’écria-t-elle, Arago est mort ; un ange m’a apporté ce lenzo que je n’avais pas osé lui demander.

Elle se leva, m’aperçut et poussa un cri :

— Tu ne pars plus, n’est-ce pas ?

— Si, mais j’ai voulu te revoir encore : je pars plus tranquille, car tu dormais : le chagrin ne dort guère.

— Non, mais il tue.

— Tu mourras donc de mon départ !

— Oui.

Eh bien ! Mariquitta ne mourut pas.

Un de mes amis, M. Bérard, dans son dernier voyage, a vu la jeune fille tchamorre et lui a donné aussi des rosaires, des scapulaires, des mouchoirs, des colliers.

Guham est pourtant à plus de dix mille lieues de ma patrie !

Vous venez d’entendre la jeune et belle Tchamorre pur sang national, caractère primitif, vierge de toute souillure espagnole, hormis de cette mesquine superstition qu’on lui avait imposée en naissant, et dans laquelle ses goûts, l’habitude et l’insouciance l’avaient incessamment plongée. Je ne vous ai pas tout dit, pourtant, parce qu’il y a des secrets intimes que la plume ne doit point révéler, quelque piquant regret qu’il en coûte à l’amour-propre.

Voici maintenant un contraste, une passion sauvage, une vie à part ; voici une âme de fer, ne reculant devant aucun obstacle, ne s’épouvantant d’aucun crime pour atteindre le but.

La maison de Mariquitta et celle de Domingo étaient voisines. Domingo Valès était un Espagnol de Manille ; il était venu aux Mariannes afin d’échapper à une condamnation capitale pour certaines étourderies contre lesquelles la justice du pays avait dû sévir. Condamné à mort par contumace, il avait longtemps vécu sur les hautes montagnes de Manille pour se soustraire au supplice du gibet ; mais, las enfin de cette vie errante, il descendit un jour dans la plaine, pénétra hardiment dans la ville, se glissa jusqu’au port, s’empara d’une barque amarrée à la cale, y jeta quelques provisions, courut au large et s’abandonna aux vents et aux flots. Les vents et les flots lui furent favorables, et en peu de temps il toucha aux Sandwich, où son arrivée étonna beaucoup les naturels d’Owhyée, à qui il raconta une histoire fort lamentable de sa façon, afin de les intéresser à son triste sort. Là encore il fut bien reçu, bien fêté ; on lui donna une case, des nattes, un grand carré de taro (tacca pinnalifida), et Domingo vécut ainsi deux ans à Karakakooa, heureux et fort estimé des sauvages habitants de cet archipel.

Tout cela est dans l’ordre des choses humaines : ne nous en étonnons pas.

Mais que faire aux Sandwich, à moins que d’être élu roi ? et comment se faire nommer roi d’un pays où le grand Tamahama avait établi sa puissance ? Le scélérat de Manille, contraint de vivre en honnête homme, se lassa de cette existence inutile et monotone ; il profita du départ pour les Mariannes d’un navire américain, sur lequel on lui donna gratuitement passage, et il arriva à Guham, où, voyageur indépendant, il s’établit sous son véritable nom, sans se soucier le moins du monde des suites probables de son imprudence ou plutôt de sa témérité.

Arrivez dans ce pays avec de l’impertinence et de l’audace, tenez-vous debout et fier en présence de vos chefs légitimes, prouvez que vous avez quelques notions des mœurs des peuples civilisés, traitez de sauvages tous ces êtres qui vous entourent, faites voir que vous savez lire et écrire : il ne vous en faut pas davantage pour être un personnage de distinction. Rien parfois ne ressemble à la grandeur comme la bassesse, à l’homme de génie comme l’ignorant.

M. José Médinilla y fut pris d’abord comme ses officiers ; il accorda gratis un bon terrain au nouveau venu, qui promettait de régénérer l’île, l’admit à sa table, dans ses conseils, et Domingo écrasa presque de sa puissance Eustache, le valet du gouverneur, qui pourtant ne se laissait pas aisément détrôner.

Il fallait une compagne à notre hardi réformateur. La vie est si lourde à quiconque la passe dans la méditation, lorsque les souvenirs n’ont rien d’honorable et de consolant ! Pas une de ces jeunes filles qui passaient devant lui n’aurait osé espérer une si haute faveur que celle dont le senor Domingo voulait l’honorer, et néanmoins celle précisément sur qui tomba son choix refusa net la proposition qui lui fut faite par le transfuge des Philippines. Son orgueil en fut cruellement blessé ; il ne voulait pas croire à l’étrangeté de ce qu’il appelait une injure, et il se promit bien de ne pas s’en tenir à une simple tentative. L’orgueil humilié ne se laisse pas impunément abattre : il avait affaire à une Espagnole jeune, ardente dans ses passions, comprenant l’amour aussi bien que Mariquitta, mais le comprenant avec ses orages et ses tempêtes ; quoique jusque-là son cœur fût resté insensible et muet à toute séduction, Angéla était exprès taillée pour Domingo : ces deux natures, si chaudes, si extraordinaires, ne pouvaient se rencontrer sans se comprendre.

Angéla avait quatorze ans à peine ; mais on lui en eût donné vingt en Europe, tant ses traits, carrément accentués, se dessinaient avec une mâle vigueur, tant ses membres élastiques avaient de force et de souplesse à la fois. Elle faisait de la chasse son occupation de tous les jours ; elle assistait aux services divins avec une sorte d’indépendance qui lui valait les reproches de ses amis, et, seule dans l’île, lorsqu’un tremblement de terre ébranlait les demeures, elle ne se signait point et ne se jetait pas à genoux pour implorer la clémence divine. On l’appelait Demonia à Guham, et cependant tout le monde l’aimait, car on n’avait pas même eu jusqu’à présent à lui reprocher aucune de ces méchancetés féminines qui germent et se font jour chez les femmes de tous les pays du monde.

Angéla avait perdu son père, sa mère et un frère presque coup sur coup ; sa douleur avait été vive et profonde, car pour certaines âmes il n’est point de tièdes émotions ; la jeune fille pensait donc à se donner la mort et à suivre sa famille dans la tombe, quand pour la première fois elle se trouva en face de Domingo. Tous deux se regardèrent en même temps comme deux êtres qui se sont déjà vus. Ils ne se dirent rien et s’entendirent. Vous savez, il est de ces types particuliers qu’on trouve par hasard sur sa route, qu’on croit avoir connus ou auprès desquels il semble qu’on a toujours vécu.

Le lendemain de cette rencontre, Domingo attendit Angéla à la porte de l’église, et lui dit au moment où elle en sortait toute pensive :

— Jeune fille, veux-tu être ma femme ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne t’aime pas.

— J’attendrai.

À huit jours de là, après un sermon de frère Cyriaco, Angéla sortait encore de l’église, quand elle fut de nouveau accostée par Domingo.

— Fille, veux-tu être ma femme ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne t’aime pas.

— En aimes-tu un autre ?

— Non.

— J’attendrai.

Angéla avait un voisin fort beau garçon, fringant, passionné, possédant une jolie maison, un jardin charmant et cinquante cocotiers dans une délicieuse vallée de l’intérieur de l’île. Le soir même de cette seconde rencontre entre Angéla et Domingo, le vigoureux Espagnol parut dans la demeure de ce dernier, portant un cadavre sur ses épaules.

— Tenez, dit-il à la famille épouvantée, c’est ce pauvre maladroit qui est tout à l’heure tombé du haut d’un cocotier, et que mes soins n’ont pu rappeler à la vie.

De sinistres rumeurs accusèrent Domingo d’un crime, mais personne n’osa le dire à haute voix, tant il dominait la population entière.

Angéla accompagna à la tombe les restes mutilés de son voisin, que chacun savait l’avoir demandée en mariage ; mais ses yeux restèrent secs, et après la cérémonie funèbre, à laquelle avait également assisté Domingo, les traits de celui-ci prirent un tel caractère de regrets et d’amertume qu’on eût dit un criminel poursuivi par le remords.

Un mois entier avait déjà passé sur ce triste événement ; la terreur s’enfuyait de toutes les âmes ; Angéla s’était assise en face de la mer violemment agitée, sous le magnifique rideau de cocotiers qui borde le rivage au nord d’Agagna, lorsque Domingo, debout derrière elle, laissa tomber d’une voix rauque et solennelle les paroles qu’il lui avait deux fois adressées :

— Veux-tu être ma femme, Angéla ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne t’aime pas.

— Il me faut une autre raison aujourd’hui.

— Eh bien ! parce que tu ne m’aimes pas, toi.

— Si, je t’aime !

— Donne-m’en une preuve.

— Parle.

— Trouve toi-même.

— Je trouverai.

— À la bonne heure !

— Et alors ?

— Alors je verrai.

— Non, alors tout sera dit : tu m’épouseras, ou tu n’épouseras personne… C’est bien entendu ? Adieu, Angéla, à demain.

— À demain, Domingo.

Le soir du lendemain, en effet, Angéla venait de faire ses dévotions accoutumées sur le tertre pelé du lieu où saint Victorès avait péri sous les coups de Matapang (histoire fort triste dont je vous parlerai tout à l’heure), lorsque Domingo, aposté sur la lisière du bois qui bordait la route, fit retentir sa formidable voix et poursuivit Angéla de ses pressantes questions.

— Hé bien ! le moment est venu, jeune fille ; tout retard est désormais impossible, toute irrésolution serait maintenant inutile : veux-tu être ma femme, dit-il en armant le long fusil qu’il pressait de ses deux vigoureuses mains.

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que tu ne m’aimes pas.

— Je t’aime, Angéla.

— Je l’ai dit que je n’en croyais rien, qu’il m’en fallait une preuve.

— Je vais te la donner si tu me la demandes encore.

Et il met la jeune fille en joue.

— Je l’attends.

— La voilà donc.

Le coup part ; une balle siffle ; l’oreille et une partie de la tempe de la jeune fille sont enlevées ; Angéla y porte sa main, qu’elle inonde de sang.

— Tiens, dit-elle sans émotion, Domingo, prends cette main. Je te l’avais refusée, maintenant je suis ta femme, car je vois que tu m’aimes.

Quand nous arrivâmes à Agagna, il y avait six mois qu’Angéla était la femme de Domingo ; ils vivaient heureux, et rien n’annonçait que ce bonheur dût encore finir.

La douce et bonne Mariquitta et la fière et sauvage Angéla étaient à peu près du même âge ; elles avaient traversé les mêmes événements ; elles s’étaient livrées aux mêmes plaisirs, avaient respiré le même air embaumé. Voyez pourtant quel contraste !

Que de semblables oppositions se fassent remarquer chez nous, dans cette vieille Europe, où tout se façonne selon les caprices, la mode, les époques et les institutions, cela se comprend à merveille ; mais dans un pays qui n’est troublé que par les commotions terrestres, sous un large soleil qui ne se voile que par hasard, au milieu d’une autre nature parfumée et généreuse, que le sang pétille dans les veines avec cette dissemblance que vous venez de remarquer : voilà ce que la physiologie des peuples aura bien de la peine à expliquer.

Vous ai-je dit que cet archipel était toujours courbé sous le joug de la superstition, fille aînée de la peur et de l’ignorance ? Oui. Or, voici encore du merveilleux, mais de ce merveilleux qu’un seul regard révèle, qu’un seul instant d’étude et de réflexion soumet et détruit.

D’ailleurs je vous ai promis une anecdote édifiante ; la voici, extraite des archives pieuses de l’île, dévotement gardées dans une châsse bénite.

Guham n’était pas encore soumise ; la plus grande partie des habitants, épouvantés par les ravages de la mitraille, vivaient dans l’intérieur de l’île et échappaient dans de profondes retraites à une destruction générale. Mais ce n’est pas seulement sur des terres incultes ou riches que les conquérants prétendent régner. À qui veut soumettre et régénérer il faut des esclaves, et des excursions au centre de Guham furent tentées par les Espagnols victorieux. La croix devint l’auxiliaire du glaive, et le prêtre se fit soldat. Saint Victorès, pieux missionnaire de Séville, accouru pour répandre les bienfaits d’une religion de paix, se hasarda seul à parcourir les campagnes riantes qui entouraient le sol où s’élève aujourd’hui Guham, et, surpris d’une audace pareille, les Tchamorres ne voulurent pas tout d’abord l’immoler à leur vengeance. Saint Victorès vécut donc parmi eux, cherchant à pénétrer les secrets d’une religion qu’il voulait détruire en les initiant peu à peu aux mystères d’une croyance qu’il essayait d’établir. Saint Victorès était doux, patient, charitable ; il prêchait la paix alors même que les Espagnols voulaient la guerre ; il rassurait au lieu d’épouvanter, et il demandait pardon à ses nouveaux disciples des rigueurs de ses frères, qu’il promettait d’apaiser. Un jour cependant que, sur un tertre dominant la mer, comme saint Jean au bord du Jourdain, il achevait sa prière du soir, un jeune Tchamorre furieux, nommé Matapang, traverse la foule, s’élance sur le saint apôtre, le saisit à la gorge et lui écrase la tête sous un bâton noueux. Cet acte horrible de vengeance accompli, Matapang harangua les siens, leur dit les cruautés des Espagnols, réveilla leur énergie éteinte, et traîna le cadavre de saint Victorès dans les flots, qui l’engloutirent à jamais.

Là est l’histoire vraie dans la masse et dans les détails ; les Espagnols. triomphants y ont ajouté plus tard leurs fanatiques récits, et voici ce qu’on lit dans le livre sacramentel de la colonie :

« La place sur laquelle le corps de saint Victorès tomba après ce sacrilège assassinat est toujours sèche et pelée ; le gazon ne peut y pousser, et l’anse dans laquelle le saint martyr fut précipité devient rouge comme du sang à certaines heures de la journée. »

— Quant à ce double miracle, me dit un jour le gouverneur, il serait absurde de le révoquer en doute.

— En avez-vous été vous-même témoin ? avez-vous constaté le fait ?

— Plus de vingt fois, monsieur, et il ne tient qu’à vous de vous assurer de la vérité de mon assertion.

— Mais si j’arrive là-bas avec mon incrédulité ?

— Votre incrédulité cédera à l’évidence.

— Allons, je ferai la course. L’anse de San-Victorès est-elle loin ?

— Vous y serez en deux heures. Voulez-vous un cheval ?

— Non, non, les pèlerins voyagent à pied ; Dieu blâme le luxe des caravanes religieuses.

— Allez, allez, monsieur ; je vous attendrai au retour.

— Je n’irai pas seul au tertre sacré ; je me défie de mon impiété.

— Tant mieux ; plus les témoins seront nombreux, plus il y aura de convertis.

— À demain donc.

J’avais rapporté cette curieuse conversation à quelques-uns de mes amis, et les voilà prêts à faire la route avec moi vers Tiboun. Je n’ai pas encore oublié que Mariquitta voulut m’accompagner afin d’adresser, disait-elle, ses vœux au protecteur de la colonie pour obtenir en ma faveur une longue et dangereuse maladie. Vous voyez que j’étais menacé de toutes parts.

Le chemin qui conduit à l’endroit des miracles est ravissant : c’est partout un sol terreux, mais ferme ; ce sont partout de magnifiques allées de vacois sous lesquels on se promène comme sous de larges et magnifiques parasols s’épanouissant au soleil ; c’est le cri aigu des oiseaux qui remplissent le feuillage, une brise rafraîchissante qui vous apporte des émanations embaumées, et le calme imposant de ces vastes solitudes qui vous saisit à l’âme et vous dispose merveilleusement à la foi. Rien ne manque au piège, et moi, plus que mes compagnons insouciants, j’avais à mes côtés la dévote Tchamorre, qui comptait si fort sur la puissance divine. Aussi, dès qu’elle nous eut montré de loin Tiboun et sa crique tranquille, ne pus-je m’empêcher d’éprouver une de ces légères émotions qui accompagnent toujours l’homme sitôt qu’on met en lutte la raison avec le merveilleux. Et puis, je suis né dans un pays où les miracles de toute nature sont en pleine faveur ; je vous en citerai mille au moins plus certains, plus avérés les uns que les autres, qui ont tous édifié mon petit bourg d’Estagel, enclavé dans les Pyrénées, et je me garderai bien, je vous assure, de les révoquer en doute devant mon excellente et vieille mère, dévote à tous les saints presque autant qu’à Dieu même, et qui a dans son âme angélique une foi si ardente qu’elle courbe sa raison encore plus devant ce qu’elle n’a jamais vu que devant ce qui frappe journellement ses regards. Soyez donc pur de préjugés quand vous avez été doucement bercé avec les cantiques rimés d’une centaine d’élus roussillonnais inconnus aux martyrologes !

Mais revenons. Voici le tertre couronné d’un gazon pur et égal, voici la place où tomba saint Victorès ; elle est aride et pelée, et cette nudité dessine assez bien la silhouette d’un corps humain.

— Hé bien ! me dit Mariquitta toute joyeuse, est-ce vrai ?

— Quoi ?

— La place n’est-elle pas maudite ?

— Elle est nue, voilà tout.

— Pourquoi le serait-elle, quand tout est vert autour ?

— Je n’en sais rien encore ; je vais chercher et je ne demande pas mieux que de te donner raison.

— Ce sera la donner au ciel.

Près de là était une toute petite cabane, bâtie sur pilotis comme les maisons d’Agagna, vers laquelle je me dirigeai pour de nouveaux renseignements.

Un pauvre homme d’une cinquantaine d’années l’habitait ; il se leva à ma vue et se signa dévotement.

— Ceci est votre demeure ?

— Oui, senor.

— Vous y vivez seul ?

— Absolument seul.

— Est-ce par dévotion ?

— C’est par ordre du gouverneur, qui tous les jours me fait apporter mes vivres.

— À quoi passez-vous votre temps ?

— Je ne peux pas vous le dire.

— Mais le gouverneur me l’a dit.

— Lui le peut ; moi, je ne le peux pas.

— Avez-vous rempli votre devoir, ce matin ?

— Je n’y manque jamais.

— Pourtant j’ai remarqué vers l’endroit de la tête une petite touffe de gazon oubliée.

— Oh ! c’est impossible.

— Votre vue s’affaiblit, brave homme : il faudra vous donner un suppléant ou vous remplacer.

— Par grâce, ne le dites pas au seigneur gouverneur.

— Je vous le promets.

Mariquitta revint me rejoindre, tandis que mes camarades faisaient un bon déjeûner sur l’herbe.

— Êtes-vous bien convaincus ? leur dis-je en les rejoignant ; pourrez-vous maintenant certifier le miracle ?

— Toute incrédulité est impossible.

— Je suis de votre opinion ; mais l’eau, l’avez-vous vue rouge ?

— Pas encore.

— Cela viendra peut-être ; le miracle n’est point permanent comme celui du gazon.

— Eh bien ! attendons encore ; il faut partir tout à fait édifiés.

Le flot commençait à descendre ; nous nous assoupîmes tous au milieu de nos causeries, et à notre réveil nous jetâmes un regard avide vers l’anse. À la place indiquée l’eau était rouge, visiblement rouge, rouge comme du sang, mais un sang peu coloré.

— Diable diable ! nous écriâmes-nous presque en même temps, l’ermite est pourtant ici sans puissance : étudions le phénomène.

Nous poussâmes à l’eau une petite pirogue servant à la pêche du bonhomme et nous nous rendîmes sur l’emplacement même où l’eau reflétait la teinte si extraordinaire. Nous sondons de l’œil ; il n’y avait pas en ce moment plus de cinq pieds de fond ; l’aviron plonge un peu horizontalement, le sable monte à la surface ; il est rouge, très-rouge : et la coloration de l’eau s’explique sans le secours du prodige.

— Or ça, mes amis, que dirons-nous à M. Médinilla ?

— La vérité.

— Et la vérité ?

— C’est que nous avons vu le double miracle qu’il nous a priés de venir constater.

— Lui montrerons-nous ce sable rouge ?

— C’est le sang de frère saint Victorès qui l’a rougi.

— Mais le miracle devrait planer sur l’eau.

— N’en est-il pas ainsi ?

— Tenez, voilà le flot qui monte, la teinte qui s’efface et le phénomène qui s’évanouit. N’importe, demain à la marée basse le miracle recommencera dans la crique, celui du tertre se perpétuera par l’inspection quotidienne du pauvre homme de la cabane, et le gouverneur Médinilla aura raison contre l’incrédulité.

La naïve Mariquitta, un peu honteuse de nos recherches et de leurs conséquences, prit mon bras et m’accompagna silencieuse jusqu’à Agagna, où nous arrivâmes tous pour la collation du soir au palais du gouvernement.

— Êtes-vous bien convaincu, senor Arago ? me dit M. Médinilla d’un air triomphant.

— Oui, senor : le frère saint Victorès était un saint apôtre pour qui le ciel a été ouvert, et Matapang un scélérat qui cuira éternellement dans la marmite de Lucifer.

— J’étais bien sûr de votre conversion. Mettons-nous à table.