Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/33

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 399-408).

XXXIII

ÎLES MARIANNES

Voyage à Tinian. — Les Carolins. — Un tamor me sauve la vie.

Voici une de ces courses palpitantes d’intérêt, amusantes et instructives à la fois, sur lesquelles les années passent sans que le moindre épisode les décolore ou les affaiblisse. Jamais peut-être navigateur n’a fait d’excursion plus curieuse, plus incidentée ; et si le cœur m’a battu de crainte au moment du départ, il m’a battu plus violemment, je vous l’atteste, pendant le voyage, à l’idée seule que cette occasion si belle et si rare aurait pu m’échapper.

Tinian est là-bas, au nord de Guham ; on dit qu’il y a sur ses plages désertes de gigantesques ruines à voir. Allons étudier les ruines de Tinian.

Bérard et Gaudichaud font le trajet avec moi, tant mieux : deux jeunes courages souvent éprouvés, l’un ardent botaniste, l’autre officier expérimenté. Je n’aurais pas mieux choisi. La traversée est courte, mais non sans d’imminents dangers sur des barques si fragiles ; tant mieux encore : c’est la difficulté vaincue qui fait le mérite. Je n’ai plus que de l’impatience dans l’âme.

Le gouverneur, le commandant, les autorités d’Agagna et quelques amis nous escortent jusqu’au rivage, où l’on nous serre affectueusement la main en nous disant : « À la grâce de Dieu ! » Puis je laisse tomber un dernier et pénible regard sur une jeune fille en prières, et je monte avec Bérard sur le pros-volant qui m’est désigné ; Gaudichaud saute sur une embarcation plus petite encore ; chacun de nous s’assied à son poste, avide des merveilles qui nous sont promises.

Je vous dirai plus tard comment sont bâties ces singulières pirogues, et vous ferai connaître alors jusque dans leur vie la plus intime les audacieux pilotes à qui nous confions aujourd’hui nos destinées.

Les voici tous, joyeux, sautillants ; ils arrivent et se jettent à l’eau : nagent-ils ? non, ils viennent de quitter un élément qui les fatigue pour un élément qui les amuse et qui convient mieux à leur nature ; à la mer ils sont chez eux. Ces organisations sont des organisations amphibies, et le premier cri qui s’échappe de la poitrine à l’aspect de ces êtres extraordinaires est un cri d’admiration et de respect.

Les pros sont mouillés au large par dix à douze brasses.

— Faut-il partir maintenant ?

— Oui, dérape et au large.

Ici point de cabestan à virer, point d’efforts et de chants parmi l’équipage ; un homme plonge, roule au fond des eaux, suit dans les roches madréporiques les cent détours du filin qui retient le pros captif, le dénoue avec la même dextérité qui lui fut nécessaire pour mouiller, et remonte comme s’il n’avait rien fait que vous et moi ne fussions capables de faire. Oh ! ne criez pas au phénomène : nous ne sommes pas encore sous voile, et ce n’est qu’un premier regard sur ces hommes extraordinaires.

Notre petite flottille était composée de huit pros, dont les plus élégants avaient pour pilotes les tamors des Carolines, arrivés depuis deux jours à Agagna. Et c’est là un des plus hardis voyages à tenter sur les océans. Mais quels pilotes ! quels courages ! quelles hautes intelligences !

Ils partent des Carolines sur leurs frêles embarcations, sans boussole, sans autre secours que les étoiles dont ils ont étudié les positions, mais qui peuvent si souvent leur refuser tout appui. Ils disent à leurs amis un adieu tranquille qui leur est rendu avec le même calme ; on leur demande l’heure précise de leur retour ; ils se jettent au large, et les voilà entre le ciel et l’océan, faisant un trajet de six ou sept cents lieues, consultant la direction des courants, qu’une longue expérience leur apprend à connaître, et pointant une petite île lointaine, où ils abordent à coup sûr, mieux que ne le ferait un de nos plus habiles capitaines de notre marine royale.

La brise soufflait assez forte ; nous courions au plus près ; nous coupions le vent, et les soubresauts du pros me fatiguaient d’autant plus que je n’étais pas dans l’embarcation même. Aux deux bords sont amarrés fortement, d’une part, un flotteur, dont je vous parlerai plus en détail dans la suite ; de l’autre, une sorte de cage d’osier à cinq ou six pieds en dehors de la carcasse du pros et suspendue à un solide treillage. Je ne peux pas mieux la comparer qu’à ces paniers dans lesquels nos marchands enferment les volailles, de sorte qu’il serait exact de dire qu’avec les Carolins on navigue en ballon.

J’étais là, moi, cruellement tiraillé par d’horribles souffrances, sans une voix amie pour me donner des forces, sans mon brave Petit pour appeler un léger sourire sur mes lèvres. Cependant de temps à autre je mettais le nez à l’air et je dessinais, au milieu de mes angoisses, la côte admirablement boisée de l’île, où se montraient quelques pauvres cabanes au fond des criques silencieuses qui creusent le sol.

La voile de pagne était toujours au vent, l’écoute entre les mains du premier pilote, tandis qu’un de ses camarades, sur l’arrière, aidait à la manœuvre, à l’aide d’un petit gouvernail qu’il faisait mouvoir avec le pied plongé dans l’eau par intervalles. Ma douleur se taisait dans mon admiration en présence de tant d’adresse.

La mer était houleuse et haute ; je ne comprenais pas la joyeuseté de mes compagnons de voyage alors que le pros tournoyait pour ainsi dire au gré de la lame, et je me hasardai, entre deux gros soupirs, à leur demander si nous ne courions aucun danger.

— Ne craignez rien, me dit le tamor d’une voix douce en mauvais espagnol ; ne craignez rien, nos barques ne chavirent jamais.

À peine m’eut-il rassuré que, jetant un regard curieux derrière moi, car nous ouvrions la marche, je vis un pros chavirer, la quille en l’air, sous une rapide rafale. Je fis signe au pilote et lui montrai du doigt la pirogue immergée ; mais, au lieu de déplorer l’événement, il se prit à sourire en pitié avec ses insouciants camarades, et me fit comprendre que les hommes savaient nager et que nul ne se noierait. Il ajouta que le pros serait bientôt relevé et mis à flot sans secours étranger, ce qui eut lieu en effet, mais après plus d’une heure d’attente.

Je vous ai dit que de chaque côté de l’embarcation, à quelques pieds de distance, était un flotteur qui servait à maintenir l’équilibre, compromis par le poids des soliveaux soutenant la cage opposée. Eh bien, dès que l’embarcation chavire, l’équipage se porte au flotteur, pèse dessus de tout son poids, et le pros tourne, cabriole et se redresse. Que voulez-vous que je vous dise ! ce sont là de ces prodiges d’adresse auxquels il faut bien croire, en dépit de la raison, puisque la chose est ainsi, puisqu’elle se renouvelle tous les jours dans ces navigations merveilleuses, puisque le fait est garanti par le récit de cent voyageurs, puisque j’en ai été témoin, puisque je vous l’atteste sur la foi du serment, puisque cela est… Détruisez donc cette vérité mathématique : deux et deux font quatre. Après cela, tant pis pour vous si vous ne croyez pas.

Cependant la brise devenant trop carabinée, nous mîmes le cap sur la terre vers une anse délicieuse ; les autres pros suivirent notre exemple : quelques-uns, effrayés, se jetèrent volontairement sur la grève ; d’autres mouillèrent par un fond de cinq ou six brasses, à l’aide d’un filin qu’un des pilotes alla nouer au fond de l’eau à des roches de corail, et nous gagnâmes, sur la lisière d’un bois, deux petites cabanes où nous reçûmes l’hospitalité.

— C’est une navigation un peu dure, nous dit Bérard du ton joyeux qui ne l’abandonnait jamais ; n’est-ce pas que le corps est brisé ?

— Oui, brisé, moulu, répondit Gaudichaud d’une voix souffrante.

— Et toi, Arago, qu’en dis-tu ? N’est-ce pas que tu es de notre avis ?

Je n’étais de l’avis de personne étendu sur le gazon, je me roulais, je me tordais à faire pitié ; mais qui a pitié de celui qui souffre du mal de mer ? On m’eût traîné dans les flots que j’aurais, je crois, trouvé assez de force pour dire : « Merci, Dieu vous le rende en pareille occasion. »

Dans cette première journée de navigation, nous doublâmes plusieurs d’un aspect tout à fait pittoresque, que j’avais dessinés sans doute avec une grande irrégularité, et portant tous les noms de saints personnages et de vierges béatifiées. Les Espagnols, on le sait, baptisent leurs conquêtes comme ils baptisent les enfants dans leurs cités. Toutefois le cap le plus au nord de l’île est appelé le cap des Deux-Amants, et l’on m’a raconté à ce sujet une histoire fort peu édifiante, qui contraste d’une manière très-bizarre avec la couleur toute dévote qui pèse sur le pays qui les entoure.

Le petit bourg où nous fîmes halte s’appelle Rotignan ; on m’y traîna avec peine ; l’on m’étendit sur une natte, et l’engourdissement plutôt que le sommeil ne tarda pas à s’emparer de moi. À mon réveil, je me trouvai couché côte à côte d’un tamor carolin, chef du pros que je montais, et qui, sans aucune façon, avait mis à profit le coin de natte que je laissais en liberté.

Le soleil se levait radieux ; les cimes des rimas touffus en étaient dorées. Un cri du pilote retentit, et en un instant chacun fut debout. La toilette de nos compagnons de voyage ne les occupe guère : ils sont absolument nus.

Cependant il fallait songer à la traversée, aux difficultés qui pouvaient surgir et à la nécessité où nous nous trouvions de passer plusieurs jours en mer. Aussi nos gens, lestes comme des chats sauvages, escaladèrent-ils les hauts cocotiers et en firent-ils descendre une prodigieuse quantité de fruits.

Oh ! ici ce fut encore une fois une admiration qui tenait de l’extase, car jamais je n’avais supposé dans un homme tant d’adresse et d’agilité, tant de grâce et de force.

Écoutez.

Les cocos, noués en grappes de huit ou dix, étaient sur la plage : chacun des pilotes, chargé d’un de ces lourds bouquets, le poussait en avant et arrivait ainsi au pros ; mais une grappe, lancée par le principal tamor, se dénoua, et voilà les fruits saisis et dispersés par la lame capricieuse. Le pilote nageur s’arrêta tout d’abord un instant, parut réfléchir, promena un regard inquiet et irrité sur les fruits qui lui échappaient, me vit debout au rivage, prêt à le railler de ses inutiles efforts, et sembla accepter le défi que je lui lançais. Je lui montrai un mouchoir et je lui donnai à comprendre qu’il lui appartiendrait s’il parvenait, lui, à ramener au pros tous les cocos flottants. La proposition fut prise au sérieux, et voilà mon rapide marsouin, tantôt allongé, tantôt courbé, allant à droite, à gauche, en avant, en arrière, ralliant les fugitifs, ainsi qu’un berger le fait de ses chèvres vagabondes, poussant celui-ci de la tête. celui-là de la poitrine, revenant d’un seul élan vers un troisième qu’il emprisonne entre ses genoux, et les ressaisissant en bloc, luttant contre tous, se heurtant, se divisant de nouveau, montant et descendant avec la lame ; gagnant toujours du chemin et arrivant enfin à bord, après une lutte d’une demi-heure au moins, plus piqué encore de mon doute et de mon étonnement que fier de son triomphe.

Quels hommes que ces hommes !

Cependant nous rejoignîmes le pros, où je payai volontiers le pari perdu ; mais la brise soufflant avec trop de violence, cinq des pros qui nous escortaient et qui étaient montés par des habitants de Rotta refusèrent de mettre à la voile avec nous. Quant à nos hardis pilotes, après une courte prière qu’ils prononcèrent à voix basse, ils prirent le large. Bérard s’assoupit, et moi je recommençai ma vie de douleurs.

Bientôt mon ami, réveillé en sursaut par une secousse violente, se dressa et m’appela à lui. Je sortis de ma cage, et, bien décidé à lutter contre le mal de mer, je m’assis à côté du premier tamor, dont le regard perçant interrogeait l’horizon assez assombri, mais dont le front calme et ouvert me rassurait complétement.

Plusieurs oiseaux vinrent planer au-dessus de nos têtes ; Bérard les abattit, et malgré la hauteur des lames et la présence de deux requins qui nous escortaient, un des Carolins se jeta à l’eau, les saisit et les porta à bord.

C’étaient des fous. Parmi eux il se trouvait un corbeau que nos bons et superstitieux argonautes jetèrent au loin en nous faisant entendre qu’il ne leur inspirait que du dégoût, parce qu’il mangeait de la chair humaine.

Je vous répète, moi, que les moindres actions de ces hommes vous disent toute l’excellence de leur naturel.

Mais Guhan s’abaissait derrière nous, et au nord Rotta se levait plus belle et plus parée encore que son orgueilleuse voisine. La brise soufflait carabinée et par rafales ; les nuages passaient sur nos têtes avec une grande rapidité ; les pros dansaient, rudement secoués par la vague, et nous devinions bien à l’activité de nos pilotes qu’il y avait péril pour nous tous[1].

Ce qui surtout, dans ces moments difficiles, excitait notre admiration, c’étaient l’adresse, la vigueur, l’audace du Carolin attaché au gouvernail, qu’il dirigeait avec son pied. La lame venait parfois se briser contre lui, et c’est tout au plus s’il détournait la tête ; les flots le couvraient souvent en entier, et dès qu’ils avaient passé sur cet homme de fer, vous voyiez celui-ci secouer légèrement la tête, les épaules inondées, et garder cette héroïque impassibilité contre laquelle la fureur des éléments venait inutilement se heurter. La piété est-elle la peur ? la prière est-elle la pusillanimité ? La conduite de ces braves Carolins résout la question. Les voici, calmes, graves, intrépides au milieu de la tourmente ; et cependant, à l’approche du chaque grain, vous les voyez accroupis sur leurs talons et tournés du côté du nuage menaçant, lever un œil serein vers lui, frapper d’une main ouverte contre l’autre fermée, faire signe au génie malfaisant des hommes de passer sans jeter sa colère sur eux, et lui adresser la prière suivante dite avec une extrême volubilité :

« Léga chédégas, léga child iligas, chédégas léga, chédégas légas cheldiléga chédégas, léga chédégas mottou.

« Ogueren quenni chéré péré péï, ogueren quenni chéré péré péï. »

Au surplus, pendant cette traversée orageuse, jamais nuages ne se sont montrés si rétifs à la ferveur des pieuses sollicitations, car pas un grain ne passa sans nous envoyer ses rapides ondées et ses bruyantes rafales.

La constance et l’adresse l’emportèrent sur le caprice des flots ; à huit heures à peu près nous nous trouvâmes par le travers du cap-ouest de Rotta ; mais les vents et les courants s’étant opposés de nouveau à notre marche, nous n’arrivâmes au mouillage que vers onze heures et demie ou minuit.

Nous jetâmes le filin sur un fond de corail à une demi-lieue de la terre, et, remis un peu de mes souffrances, qui avaient été horribles, je respirai tout à l’aise la brise embaumée du rivage.

La mer était devenue belle, mais devant nous, à un grand quart de lieue, elle brisait encore avec violence sur de hauts récifs qui formaient la barre du port et ne présentaient qu’une passe étroite aux embarcations. La lune en son plein nous envoyait ses pâles rayons, et, soit pour nous éclairer, soit pour les besoins d’une nuit assez fraîche, des feux brillants étaient allumés sur les coteaux voisins qui dominent la ville, murée en partie par un immense rideau de cocotiers, dont les têtes onduleuses se dessinaient sombres et élégantes sur un ciel bleu à l’horizon.

Le pros monté par Gaudichaud ne tarda pas à arriver au mouillage ; il jeta l’ancre près de nous, et notre camarade éleva la voix pour avoir de nos nouvelles. Je lui répondis en le priant d’armer son fusil à deux coups, ainsi que ses pistolets, afin que par une décharge générale de nos armes nous pussions apprendre aux autorités du lieu qu’il y avait d’autres personnes que des Carolins et des Tchamorres dans les pros volants. À un signal convenu nous fîmes feu, et nos douze coups, répétés par les échos, durent épouvanter les habitants de cette partie de l’île.

J’allais oublier de constater encore que les bons Carolins, après être arrivés, s’étaient de nouveau accroupis en rond, et que par une fervente prière ils avaient remercié le ciel de notre heureuse traversée. Chez eux la reconnaissance est un point sacramentel de leur religion toute d’amour.

Ce que j’avais prévu arriva. L’alcade de l’endroit, étonné du bruit qui l’avait réveillé au milieu de ses rêves fantastiques, dépêcha auprès de nous, dans un sabot petit comme une coquille de noix, un interprète qui vint contre notre bord nous demander qui nous étions et d’où nous arrivions. Je répondis pompeusement que nous étions envoyés par le roi de France à la découverte de nouvelles terres, que nous avions pour l’alcade des lettres du gouverneur de Guham et de toutes les Mariannes, que nos pilotes n’osaient point franchir la passe avant le jour, et que nous ordonnions qu’on nous expédiât une grande barque, afin qu’il nous fût possible de descendre à l’instant même.

Aux insolentes manières de mon langage, le Tchamorre baissa le diapason de sa voix nazillarde, en me répliquant toutefois qu’on ne pourrait pas sans doute m’envoyer une nouvelle embarcation, puisque nul pilote n’osait la nuit s’exposer au milieu des brisants.

— Mais tu es bien venu, toi !

— Oh ! c’est mon métier de me noyer.

— Pourrais-tu me descendre à terre ?

— Mon sabot est bien petit, nous y tiendrions à peine nous deux.

— Accoste le long du bord.

— Je vais obéir ; cependant vous feriez mieux d’attendre.

— Accoste.

Bérard eut beau me prier de rester à bord du pros et me montrer la témérité de ma résolution, je descendis auprès du Tchamorre, je m’accroupis genou contre genou en face du Rottinien. À tout événement, je priai mon ami de me suivre de l’œil autant que possible, et je quittai le pros.

Je comprenais à merveille le danger de ma résolution ; mais le souvenir de mes souffrances pendant cette traversée d’un jour, souffrances non encore apaisées, l’emporta sur ma prudence et les sages conseils d’un homme de mer qui, mieux que moi encore, comprenait tout ce qu’il y avait de folie dans ce trajet, au milieu de rochers aigus sur lesquels la mer se ruait avec un lugubre fracas.

Nous n’étions guère qu’à une demi-encâblure de l’étroite passe quand mon pilote me dit d’une voix tremblante et en cessant de pagayer :

— Ne bougez pas !

— Mais je suis immobile !

— Ici est le danger.

— Grand ?

— Très-grand, un seul mouvement peut nous faire chavirer.

— Diable ! diable ! virons de bord.

— Impossible, altesse ; il faut suivre le courant qui nous entraîne.

— Va donc.

— Savez-vous nager ?

— Non.

— Un peu du moins ?

— Pas du tout.

J’eus à peine prononcé ces derniers mots que le canot chavira, la quille en l’air. Adieu au monde ! je n’eus d’abord que cette pensée ; mais le sentiment de ma conservation me donna de l’énergie, et, jouant instinctivement des pieds et des mains, je sentis un obstacle dont je m’emparai avec ma force : c’était la jambe de mon coquin de pilote.

— Oh ! je te tiens, misérable ! lui dis-je en avalant des gorgées d’eau qui m’étouffaient ; je te tiens, je ne mourrai pas seul.

Et je recevais de violentes bourrades, et je tenaillais le membre endolori du Tchamorre, et je me cramponnais de mon mieux à l’embarcation, qui était poussée de l’avant vers les récifs.

Cependant je devais succomber à la lutte ; mais une rapide réflexion ranima mon courage près de défaillir. Et je pensai à Bérard, qui, vigilant ami, ne devait pas m’avoir encore perdu de vue.

Dès que la lame avait retenti sur les roches madréporiques contre lesquelles mes membres allaient bientôt se briser, je poussai un grand cri, espérant qu’il serait entendu des braves Carolins. Bérard seul était encore éveillé ; il devine plutôt qu’il ne voit ma désastreuse position ; il frappe sur l’épaule le tamor, lui montre du doigt la passe et lui dit : Arago mati (tué). Le généreux Carolin jette un coup d’œil d’aigle dans l’espace, voit un point noir qui se dessine sur les flots écumeux, s’empare d’un aviron, le brise en deux, s’élance, glisse sur les eaux, disparaît, remonte et pousse à l’air des cris éclatants. J’allais périr, ma dernière pensée était pour ma vieille mère ; j’écoute… je crois entendre… je reprends de l’énergie, mes doigts fiévreux serrent avec plus de violence le Tchamorre, qui gardait toujours le silence le plus absolu. Je regarde autour de moi : un corps nu, mouvant, paraît s’approcher ; je soupçonne déjà la générosité du tamor : c’était lui en effet ; sa parole rassurante m’arrive ; il me cherche, il me trouve, il me présente le débris d’aviron qu’il tenait de la main gauche ; j’hésite, je tremble, je le devine pourtant ; je me livre à lui, je m’abandonne à son courage et à son énergie, je m’empare du morceau de bois. Le tamor reprend la route qu’il venait de parcourir, brise le flot, lutte, victorieux, contre le courant rapide, m’arrache aux brisants, me remorque, et après des efforts inouïs, rejoint le bord, où l’on me hisse avec peine et où je tombe évanoui.

Je ne sais combien de temps je restai dans cet anéantissement douloureux, pendant lequel je rendais à flots pressés l’eau amère qui me déchirait les entrailles. Mais, à mon premier mouvement sans convulsions, je cherchai de la main et des yeux le noble tamor à qui je devais si miraculeusement la vie. Il était à genoux à mes côtés et riait aux éclats, avec ses camarades et Bérard, de mes horribles contorsions. Je lui serrai la main comme on le fait à un frère qu’on retrouve vivant après l’avoir pleuré mort. Je me levai, je pris dans mon havresac une hache, deux rasoirs, une chemise, trois mouchoirs, six couteaux et une douzaine d’hameçons. Je présentai le tout à mon libérateur, en le priant de ne pas le refuser. Mais lui donnant à sa figure un caractère de gravité tout à fait empreinte d’amertume, me demanda si je lui offrais ces richesses en échange du service qu’il venait de me rendre. Je lui dis que oui ; il saisit mes cadeaux, les jeta dédaigneusement à mes pieds et me tourna les talons. Je le retins avec empressement, je passai mes mains sur ses épaules, je frottai mon nez contre le sien, je lui fis entendre que c’était par amitié, plutôt que par reconnaissance, que je lui offrais tant de choses utiles, et mon brave pilote me rendit alors mes caresses avec une joie d’enfant, accepta mes présents, les attacha précieusement au dôme d’osier qui voûtait la cage, me jeta un dernier regard d’ami et s’endormit accroupi sur un des bancs de son embarcation.

Oh ! dites-moi maintenant si nous avons raison, en Europe, d’appeler sauvages les bons naturels des Carolines, et si nous trouverions fréquemment, chez nous, une délicatesse si noble, un dévouement si désintéressé !

Mais, patience, je ne quitterai pas mes bons Carolins sans vous les avoir montrés dans toute leur simplicité native, sans vous avoir appris à les aimer. Le souvenir de ces braves gens est, sans contredit, celui que je caresse avec le plus d’amour.

  1. Voir les notes à la fin du volume.