Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/34

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. ill.-418).


Piliers antiques de Rotta.

XXXIV

ÎLES MARIANNES

Rotta. — Ruines. — Tinian. — Maison des Antiques.

Il paraît que le scélérat de Rottinien qui m’avait si bien fait faire le plongeon ne tarda pas à aborder et qu’il jeta l’alarme dans la colonie, puisque nous apprîmes, le lendemain matin, que les habitants, épouvantés par notre décharge générale, avaient précipitamment gagné les bois et les montagnes de l’intérieur ; mais l’alcade, homme d’une plus forte trempe que ceux sur lesquels il régnait en monarque oriental, nous envoya sans retard une pirogue plus grande que la première, et nous fit demander si nous avions des ordres à donner.

— Oui, répondis-je, à peine remis de mes souffrances : la punition du drôle qui m’a chaviré.

— Il sera pendu, ainsi que toute sa famille.

— Non ; mais qu’il vienne justifier devant moi sa conduite.

— Je me charge de vous le conduire pieds et poings liés.

— Et maintenant peux-tu nous descendre à terre ?

— Ma pirogue est au service de Votre Excellence.

— Y a-t-il péril ?

— Non ; la mer est haute et nous passerons aisément.

— Un de mes amis peut-il venir avec moi ?

— Sans doute.

— Accoste.

Je descendis. Bérard, assoupi refusa de m’accompagner ; Gaudichaud, que j’allai chercher, s’embarqua à mes côtés, et nous mîmes le cap sur la capitale de l’île.

L’arrivée de quelques Français devant Rotta répandit l’alarme dans la colonie, comme je l’ai déjà dit, et la ville se dépeupla au terrible salut de nos armes de chasse ; mais le gouverneur, homme de cœur et de tête, tint ferme au milieu de l’orage, et, comptant sur une honorable capitulation, attendit bravement dans son palais de chaume l’arrivée des implacables vainqueurs.

Notre entrée triomphale se fit sans mousqueterie, et je vous assure qu’elle frisa de bien près le ridicule. Figurez-vous, en effet, un Tamerlan coiffé d’un large chapeau de paille, vêtu en matelot, chaussé de gros souliers, armé d’un beau calepin, d’une boîte à couleurs, d’un chevalet avec son parapluie, et blême encore des suites d’une traversée close par l’événement que je vous ai raconté. À mes côtés se drapait pompeusement dans une veste de nankin un petit homme aussi pâle que moi, le dos cuirassé par une énorme boîte en fer-blanc, servant de tombeau à une armée vaincue de papillons et d’insectes, tenant à sa redoutable main un filet pour saisir ses victimes de chaque jour, et vêtu presque aussi richement que je l’étais. Les grands hommes n’ont besoin, pour briller et imposer, ni du luxe des vêtements ni de la richesse des broderies : la simplicité sied au triomphateur.

Dès que le grand canot fut signalé à l’alcade, celui-ci passa le seul pantalon blanc qu’il possédât, et se groupa, peu rassuré, entre sa femme, jeune et jolie Tchamorre, et un capitaine du nom de Martinez, exilé ici par le gouverneur pour je ne sais quelles peccadilles.

À notre entrée dans le salon, nous vîmes un léger sourire de dépit se poser sur les lèvres des trois puissances du lieu, et j’en fus assez piqué pour en témoigner ma rancune par une brève allocution.

— Nous venons chez vous, dis-je avec gravité, pour des recherches scientifiques ; M. de Médinilla nous a donné plein pouvoir, et nous l’eût-il refusé, les canons de notre corvette de guerre auraient bien su le prendre. Nous vous demandons, monsieur, avant de nous établir chez vous, si nous sommes avec des amis ou des ennemis.

L’alcade nous assura d’une voix humble que toute liberté nous était acquise, et nous invita à une collation que nous acceptâmes de grand cœur.

Le lendemain matin, Bérard descendit des pros avec les papiers du gouverneur de Guham, et nous voilà installés en dominateurs dans l’île de Rotta, où nous fûmes forcés de séjourner pendant deux jours pour des réparations à faire à une voile déchirée dans la traversée.

Notre lever fut une vengeance. Nous nous étions parés de nos habits les plus coquets, et la femme de l’alcade ne fut pas la dernière à vanter notre bonne mine tout européenne. L’on a beau dire, il faut partout des colifichets à la foule.

Après un déjeuner tout composé de fruits délicieux et rafraîchissants, Gaudichaud et Bérard commencèrent leurs excursions dans les campagnes, et moi j’allai dessiner l’église, absolument semblable à celle de Humata, pour me livrer ensuite, selon mon habitude de chaque relâche, aux études des mœurs, qu’on ne fait bien que dans les cités.

Les habitants de Rotta, rassurés par les rapports qui arrivaient de toutes parts, rentrèrent en foule et ne demandèrent pas mieux que de fraterniser avec des vainqueurs si peu irrités.

Il y a trois siècles entre Guham et Rotta : ici les mots sagesse, pudeur, vertu, morale, sont sans valeur ; on naît, on grandit, on multiplie et l’on meurt : c’est tout ; on n’est ni frère, ni sœur : on est homme ou femme. Tout cela est bien triste, je vous assure.

Voyez pourtant cette végétation puissante qui pèse sur le sol ; quelles fortunes ne pourrait-on pas en recueillir ? Courez la campagne : elle est entièrement infestée par une innombrable quantité d’énormes rats, dont la dent vorace ne peut porter atteinte à la richesse d’une végétation plus forte que toute catastrophe. Vous ne pouvez faire deux pas sans avoir à repousser ces animaux rongeurs, au milieu desquels il serait très-dangereux de s’assoupir. Si l’on ne songe sérieusement à les détruire, il est à craindre que la colonie ne soit un jour victime de cet horrible fléau.

Après une course de quelques heures, je me rendis au rivage pour revoir avant la nuit mes fidèles et bons Carolins, qui venaient tous frotter leur nez contre le mien, et qui, un instant plus tard, s’accroupirent en rond pour entonner leur hymne quotidien à l’Éternel. C’était un chant calme, doux, suave, avec des gestes gracieux et des balancements de corps d’une souplesse extrême. Les airs avaient trois notes seulement ; chaque verset durait une minute à peu près, et le temps de repos était moins long de moitié. Dans cet intervalle, chaque Carolin posait son front dans ses deux mains, semblait se recueillir, et, achevant leurs prières du soir, ils répétèrent celle que j’ai déjà transcrite, et firent signe aux nuages de s’éloigner.

Comme ils me virent sourire de leur crédulité, le tamor de mon embarcation me demanda si dans mon pays on n’en usait pas ainsi dans les moments de danger. Je lui répondis que non, et le brave homme en parut surpris et affligé ; mais, comme je me hâtai de lui promettre de prêcher, en arrivant parmi mes frères, cette religion de respect et de reconnaissance dont il m’énumérait les bienfaits, mon noble pilote me serra la main avec tant de joie qu’il faillit me la broyer dans les siennes. Ô peuple hospitalier ! puisse la civilisation corruptrice t’épargner longtemps encore dans ses conquêtes ! Puisses-tu vivre toujours au milieu du vaste Océan où le ciel t’a jeté, oublié des ardents et fanatiques apôtres d’une religion toute sainte, mais qui a été souillée par tant de meurtres et de sacrilèges !

On compte quatre-vingt-deux maisons dans la ville et quatre cent cinquante habitants dans toute l’île, beaucoup plus petite que Guham. Quels beaux établissements ne ferait-on pas sur une terre si riche, si parfumée, sous un ciel si pur et si généreux !

Les rues sont, pour ainsi dire, pavées de croix, toutes attestant des miracles anciens ou modernes. Une petite croix pour un enfant qui vient de naître, une grande croix pour un adolescent qui arrive de Guham, une troisième pour ce vieillard qui disparaît, et puis encore une pour une entorse guérie, et une plus belle pour un amour partagé. Il y a vingt ou vingt-cinq croix de bois dans chaque rue, et comme femmes et hommes plient le genou en face de ce signe révéré de notre religion, il serait rigoureusement vrai de dire que les habitants de Rotta ne marchent qu’en boitant.

Nul peuple au monde n’est stupidement dévot comme le peuple rottinien ; nul peut-être n’est si saintement libertin que lui. Vous ne trouverez pas ici une jeune fille qui ne récite ses prières en vous accordant ses faveurs, et pas une ne vous affligera d’un refus si vous accompagnez votre demande de ces mots tout chrétiens : Pour l’amour de Dieu, s’il vous plaît !

L’Espagne a passé par là, mais l’Espagne boueuse, cette Espagne de capucins et de moines, sous la puissance desquels gémissent encore, en Europe, tant de cités et de provinces. Au surplus, les Rottiniens ne sont nullement responsables de l’ignorance dans laquelle on les tient plongés.

— Depuis plus de vingt ans, me disait M. Martinez, nul prêtre n’est venu dans cette colonie faire entendre des paroles de raison ; depuis vingt ans, nul gouverneur n’a demandé à Manille un prédicant pour l’archipel des Mariannes : car, ajouta-t-il avec amertume, si vous avez vu ou entendu frère Cyriaco, vous avez déjà compris ce que peut avoir d’influence la morale d’un tel personnage.

— Vous venez de faire un beau voyage, me dit encore le capitaine déporté ; vous savez, j’en suis sûr, ce que vaut ce peuple carolin que, par un miracle du ciel, les explorateurs européens ont dédaigné de séduire et de corrompre. Eh bien ! dès que leurs pros-volants me sont signalés au large, je tremble qu’ils n’emportent d’ici le germe funeste de nos ridicules, de nos vices et de notre abrutissement.

Prière et travail, voilà la religion des Carolins ; laissez faire les Européens, et vous verrez ce que deviendra bientôt ce paisible et bienheureux archipel.

Les maisons de Rotta sont, comme celles de Guham, bâties sur pilotis, mais infiniment plus délabrées. Les hommes n’ont, à proprement parler, point de vêtements, puisqu’ils ne mettent de caleçons que le dimanche.

Les femmes sont plus complétement nues encore que les hommes, car elles ne se voilent qu’à l’aide d’un mouchoir tenu par une petite corde nouée aux reins. Elles sont plus belles, plus lestes, plus ardentes que les filles de Guham ; leur démarche a plus d’indépendance ; leur chevelure est généralement plus ondoyante, plus souple, plus noire, et leurs pieds et leurs mains ont une délicatesse vraiment admirable.

Nous avons souvent rencontré, sur les montagnes et dans les bois, quelques-unes de ces jeunes et malheureuses créatures, qui à notre approche fuyaient épouvantées, car elles nous regardaient comme des êtres supérieurs sur qui, par respect, par admiration, elles n’osaient arrêter leurs regards. Pauvres enfants, que nous mettions tant de soin à rassurer !

Comme il n’y a point de prêtres dans l’île, ces jeunes filles ne se marient pas ; vous devinez la conséquence inévitable d’un pareil état de choses.

Il n’y a pas une seule source, un seul courant d’eau douce aux environs de la ville ; de sorte que les habitants se voient contraints de boire de l’eau d’un puits de quelques pieds de profondeur, creusé à une centaine de pas au nord du mouillage. Mais, pour garder l’eau de la pluie, on emploie ici un moyen fort ingénieux, que le besoin seul peut avoir inspiré.

Les Rottiniens fixent au sommet du tronc d’un cocotier une de ses feuilles placée verticalement, de manière que le fort de l’arête soit en haut : une autre feuille est liée à la première et dans le même sens ; une troisième à la seconde, et ainsi de suite, jusqu’à deux ou trois pieds du sol, toutes ayant leurs folioles fixées à leur tige. L’eau de la pluie coule le long de cette chaîne naturelle comme en une rigole, et est reçue dans une jarre où pénètre la feuille la plus basse. On voit de ces sortes d’appareils sur presque tous les cocotiers.

Les sauvages ne perfectionnent guère, mais de quel merveilleux instinct d’invention le ciel ne les a-t-il pas dotés !

Comme le capitaine Martinez m’avait signale dans l’intérieur de l’île des ruines fort curieuses et à l’existence desquelles je ne croyais que très-faiblement, je suivis la route qu’il m’avait indiquée, et, après une marche sans fatigue de plus de deux heures, sous la plus belle végétation du monde, je me trouvai en présence d’une colonnade circulaire dont les débris épars çà et là attestaient la colère de quelque éruption volcanique. Mais quel peuple a donc élevé au-dessus du sol ces masses imposantes, hautes de plus de trente pieds, bien taillées, régulières, sans sculptures, sans aucun signe qui précise, qui fasse même soupçonner l’époque probable de leur mystérieuse fondation ? Que sont devenus ces architectes ? À quel dieu, à quel esprit, à quel génie ce temple fut-il consacré ? Car c’était un temple que ce vaste monument de plus de mille pas de circonférence. Aujourd’hui, à côté de ces ruines, surgissent, humbles et inaperçues, des masures sans élégance, sans solidité, et dans les temps reculés pesaient sur le sol des masses imposantes devant lesquelles la tête s’incline avec une pieuse réflexion.

De retour de cette course si intéressante, dans laquelle mon album s’était enrichi, et où Bérard et Gaudichaud m’avaient accompagné, nous nous dirigeâmes vers un torrent signalé par la carte topographique exposée sur les murs enfumés du palais de l’alcade, et roulant entre deux montagnes ses eaux délicieuses et turbulentes. Les plateaux qui l’emprisonnent sont couverts de coquillages brisés, de coraux, de madrépores, et la végétation, vigoureuse au pied, belle sur les flancs, perd en s’élevant de sa force et de sa splendeur. Est-elle bien éloignée, l’époque où la mer couvrait ces monts élevés et silencieux ?

La journée était avancée, brûlante à cette heure, quoiqu’un vent de mer vînt parfois la tempérer[1] ; mais nous avions encore le temps, avant la nuit, de parcourir la ville, où de curieux détails pouvaient nous avoir échappé. Nous nous rendîmes à l’église. Dans une chapelle consacrée à la Vierge brûlent continuellement cinq cierges commis à la garde d’une femme, remplacée successivement par une autre femme, comme une sentinelle succède à une autre sentinelle. Si l’une d’elles laisse éteindre le feu sacré, elle est sévèrement punie et le séjour de la ville lui est interdit pendant trois mois. Cet usage a été mis en vigueur à l’occasion d’un horrible tremblement de terre qui faillit engloutir Rotta et qui néanmoins respecta l’église. La femme de l’alcade, dont on oublie l’ignorance en la regardant parler, nous raconta que lors de cet épouvantable tremblement de terre, dont les habitants parlent encore avec un saint effroi, une jeune fille dont la vertu faisait la honte de ses compagnes les rassembla toutes sur une place publique, leur reprocha énergiquement les vices auxquels elles se livraient, leur défendit de s’embarquer pour Guham, où elles espéraient trouver un refuge contre la colère céleste, et leur imposa pour toute pénitence l’usage du feu sacré, dont le culte ne s’est pas encore affaibli. À côté de l’image de la Vierge, se montre, auréolé d’étoiles, le véritable portrait de la jeune fille dans une attitude toute belliqueuse. L’ardente apôtre garde pour elle la moitié des prières et de l’encens adressés à la patronne de Rotta.

Le récit de la jolie femme de l’alcade était entrecoupé de signes de croix fort dévotement exécutés chaque fois que le nom de la Vierge ou de la jeune fille s’échappait de ses lèvres ; mais je me hâte d’ajouter, dût-on m’accuser de médisance, que cette religion extérieure était pour elle une affaire d’habitude, et que la senora Rialda Dolorès avait un goût si fervent pour les chapelets et les scapulaires bénits, que nul sacrifice n’eût couté à sa pudeur pour un de ces ornements dont son honnête mari aimait tant à la voir parée.

Il faut bien peindre les murs telles qu’on les a étudiées.

Heureusement pour Dolorès la dévote et pour nous, pécheurs endurcis, que nos provisions étaient loin de s’épuiser, et que notre générosité, bien avérée, n’avait jamais été trouvée en défaut.

Après l’église, complètement délabrée, le couvent contre lequel elle est adossée eut notre visite d’inspection. Nous trouvâmes là, dans une vaste salle, un violon moisi, une guitare fêlée et les débris d’une harpe, instrument favori du dernier prêtre de la colonie. Jugez de leur vétusté ! Les rats nous chassèrent de l’édifice.

Est-ce tout ? Je ne crois pas, car à quoi bon vous dire la profonde tristesse que font naître dans l’âme toutes ces richesses perdues que le pied foule avec amertume, ces plaines immenses de cotonniers dont l’industrie pourrait tirer de si grands avantages ? À quoi bon vous reparler avec enthousiasme de cette beauté mâle et si pleine de vie des jeunes filles de Rotta, d’autant plus à plaindre dans leur isolement, qu’un soleil tropical et une brise de mer toujours rafraichissante doublent encore la sève et l’énergie ? Quelles puissantes colonies on ferait de l’archipel des Mariannes !

Dois-je ajouter, comme contraste au tableau, que j’ai trouvé et dessiné, dans une pauvre cabane éloignée de la ville un malheureux couché sur une natte, entièrement couvert de loupes, dont l’une entre autres partait des reins, et descendait comme un énorme sac à demi plein de liquide jusqu’à terre ? Cela était horrible à voir, cela était hideux à toucher. Cet homme avait nom Doria ; il se traînait à peine, vivait seul des fruits d’un jardin planté au pied de sa cabane, et était un perpétuel objet d’effroi pour toute la colonie.

Le malheur est plus contagieux encore que la lèpre, chacun s’en éloigne avec horreur et dégoût.

Doria pleura d’amour et de reconnaissance en me voyant partir : il s’aperçut (et en remercia le ciel par un regard) que j’oubliais à dessein deux mouchoirs, un couteau et une chemise au pied de son lit de douleur.

Les Carolins vinrent nous réveiller le troisième jour de notre arrivée à Rotta, et nous nous rendîmes à l’instant sur la rade, escortés par le capitaine Martinez, qui me donna une supplique que je lui promis d’appuyer auprès du gouverneur, de l’alcade et de sa femme, coquettement parée de nos reliques. Je vous l’atteste, il n’y a jamais de départ sans larmes, surtout quand l’adieu doit être éternel.

La brise soufflait avec violence, mais sans rafale, de sorte que nos hardis pilotes ne reculèrent pas devant le péril d’une traversée orageuse, combattue encore par de rapides courants qui nous poussaient à l’ouest[2]. Aguigan passa devant nous, Aguigan la déserte et l’inhabitable, taillée à pic, avec une riche verdure pour couronnement, mais au pied de laquelle le flot mugit sans cesse.

Aguigan disparut à son tour, et devant nous se montra Tinian, l’île des antiquités, illustrée par une page de Rousseau et par le séjour d’Anson, dont l’équipage, vaincu par le scorbut et la dysenterie, retrouva sous ses frais ombrages la vie et la gaieté.

À mon premier regard, tout s’est décoloré, tout a changé d’aspect. Je cherche ces masses imposantes de rimas et de palmiers, si douces, si suaves à l’œil et au cœur : je ne vois autour de moi que des arbustes rabougris. Je veux parcourir ces forêts éternelles et silencieuses qui devaient me rappeler les plus beaux sites de Timor et de Simao, et je ne me promène que sur des débris à demi pulvérisés, criant douloureusement sous ma marche pénible. Partout une nature défaillante ; de tous côtés la vétusté, la misère, le deuil ; Tinian est un cadavre.

Anson et d’autres navigateurs ont donc menti ? Eh bien, non : Anson et les navigateurs ont dit vrai. À mon tour, j’entendrai peut-être des dénégations qui me seront adressées par ceux qui, après moi, viendront visiter cette île si intéressante, si poétique.

Je vais m’expliquer.

Là, à quelques pas, sont Seypan et Anataxan, cônes rapides, fournaises turbulentes où s’enflamme le soufre, où pétillent et bouillonnent la lave et le bitume. Dans une de leurs colères si fréquentes, ces terribles volcans auront ébranlé le sol, refoulé les flots océaniques, et renversé cette admirable végétation sur laquelle pointe, depuis quelques années. une végétation nouvelle. Laissez-la grandir, et le portrait d’aujourd’hui sera sans fidélité ; il sera une fiction, une création du voyageur.

Comment donc expliquer, autrement que par une de ces commotions terrestres dont cet archipel est si souvent ébranlé, la présence sur Tinian des pierres ponce et des scories dont la plage et l’intérieur de l’île sont pour ainsi dire voilés, alors surtout que dans l’île même on ne trouve aucune trace de volcan en activité ?

Tinian ressuscite déjà, et l’amiral Anson ne tardera pas à avoir raison contre moi.

Aujourd’hui les rimas, frappés dans leurs racines, ont perdu de leur imposante majesté ; les pastèques, les melons, les ignames, si vantés jadis, n’ont plus la saveur qui les rend si parfaits à Guham et à Rotta ; et les cocotiers, privés de leur sève, promènent tristement dans les airs leur chevelure flétrie : on dirait qu’ils gémissent de la souffrance de la nature et qu’ils veulent mourir avec elle.

Notre arrivée au débarcadère eut un si grand retentissement et causa une si grande frayeur dans les quatre ou cinq maisons devant lesquelles nous débarquâmes, que peu s’en fallut qu’il n’y eut personne pour nous recevoir. L’alcade pourtant se décida en tremblant à venir à nous ; il nous demanda le motif de l’honneur que nous faisions à son établissement, et quand nous eûmes décliné nos qualités, le brave homme se courba jusqu’à terre en nous demandant pardon de nous avoir pris d’abord pour des sauvages ou des insurgés de la capitale de tout l’archipel. Ses trois filles, assez proprement vêtues, vinrent nous offrir quelques fruits que nous acceptâmes en échange de plusieurs bagatelles européennes, et une harmonie parfaite régna entre nous depuis ce premier moment jusqu’à notre départ. À la bonne heure ! des conquêtes obtenues à si peu de frais !

Nous parcourons l’île.

Il faut qu’elle ait été le berceau d’un grand peuple effacé du globe par une de ces révolutions morales qui bouleversent les empires et font disparaître les générations. Partout des ruines ; à chaque pas, des débris de colonnes et de pilastres. Qui habitait cet immense édifice à moitié englouti sous l’herbe ? Où est le peuple qui l’a renversé ? Que sont devenus les vaincus ? D’où venaient les vainqueurs ? Rien ici ne sert de base à une supposition raisonnable ; nul regard ne perce les ténèbres épaisses qui nous enveloppent.

Les ruines le mieux conservées sont celles qui s’élèvent à une centaine de pas du mouillage, à gauche de la maison de l’alcade, laquelle, avec trois ou quatre hangars où l’on enferme les porcs sauvages pris dans les bois, compose tout le village. La population entière de l’île est de quinze personnes, y compris la femme de l’alcade, qui n’est point une Vénus ; ses trois filles, qui ne sont pas les trois Grâces ; et le père, qui n’est pas un Apollon. On appelle pourtant tout cela, aux Mariannes, une ville, un gouverneur, une colonie.

Les ruines dont je vous ai parlé forment une galerie longue de soixante pas. Les pilastres sont carrés, solides, sans ornements, sans socle, épais de quatre pieds et demi, hauts de vingt-cinq, surmontés d’une moitié de sphère posée sur sa courbe. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que dans la chute de la plupart de ces pilastres, renversés par quelque tremblement de terre, cette demi-sphère colossale ne s’est point détachée du massif, où certainement elle avait été posée après coup.

Quatre de ces pilastres étaient couchés parmi les broussailles ; les seize qui restaient debout semblaient n’avoir pas souffert du frottement du temps et paraissaient attendre et provoquer de nouvelles secousses volcaniques pour lutter avec elles.

Ces ruines, à peu près comparables à certaines ruines aztèques récemment découvertes en Amérique, sont appelées, ainsi que celles de Rotta, maisons des antiques, ou plutôt maisons des anciens.

Auprès de celles que je viens de vous signaler, et rapproché du rivage, est un puits fort beau d’un diamètre de douze pieds, dans lequel on descend par un bel escalier en maçonnerie ; il est également appelé le puits des antiques, et je n’en parle que pour l’indiquer aux navigateurs, qui y trouveront une eau fort potable, quoique peut-être légèrement saumâtre.

Mais pénétrez dans l’intérieur de l’île partout des débris de colonnes ou de pilastres, levant leur tête blanchie au-dessus des vastes touffes de plantes équatoriales. Ici, des édifices circulaires ; là, des galeries droites, coupées par d’autres galeries sinueuses, tantôt très-allongées, tantôt interrompues, selon le caprice seul de l’architecte. C’est un chaos immense de bâtisses vaincu par les siècles, un chaos magnifique à voir, mais, par malheur aussi, un chaos sans leçons pour l’histoire des hommes qui ont passé sur cette terre, que vous auriez dit, naguère, sortie vierge encore des profondeurs de l’Océan.

Il faut partir.

Certes, la présence continuelle des trois jeunes filles de l’alcade auprès de nous, soit que nous allassions rêver ou étudier dans les bois, soit que nous prissions quelque repos dans nos hamacs, avait un certain prix et chatouillait fort notre vanité. Mais un désert avec elles ne convenait nullement à notre humeur vagabonde.

  1. Voyez les notes à la fin du volume.
  2. Voir les notes à la fin du volume.