Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/35

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. ill.-431).


Palais du Gouverneur à Agagna (Îles Mariannes).

XXXV

ÎLES MARIANNES

Retour à Agagna. — Navigation des Carolins. — Fêtes ordonnées par le gouverneur.

Nous pressions de nos vœux le retour des Carolins, qui s’étaient rendus à Seypan pour renouveler leur provision de cocos presque épuisée. Mes calepins possédaient un grand nombre de croquis fort curieux ; Tinian avait pris la place que devait occuper cette île mystérieuse dans mon ardente imagination, et je cherchais Agagna vers l’horizon.

Les quinze individus qui peuplent Tinian sont des malfaiteurs exilés par M. Médinilla, et leur tâche est de fournir à la capitale de l’archipel une certaine quantité de viande salée.

La chasse au porc sauvage et au sanglier s’y fait à l’aide de piques et de fusils ; celle des taureaux et des buffles répandus dans les bois y est fort périlleuse ; mais comme après un envoi à Guham d’une certaine valeur le déporté obtient sa grâce, c’est surtout à la poursuite des animaux farouches que les quinze individus passent une grande partie de la journée.

On trouve parmi les cailloux du rivage une pierre elliptique, rosée, polie, appelée encore pierre des antiques, et servant, dit-on, à armer les frondes des guerriers d’élite. Avec quel peuple celui-ci a-t-il donc jamais été en guerre ? Tout est mystère dans l’histoire de ce magnifique archipel.

Voici les pros-volants qui pointent dans le petit détroit, d’une lieue au plus, séparant les deux îles ; nous hâtons nos préparatifs pour le retour, nous serrons cordialement la main à l’alcade et à sa famille, nous n’avons garde d’oublier dans nos témoignages d’affection un tamor des Carolines établi ici depuis quelques années avec sa jolie et belle femme, contre laquelle Mariquitta a longtemps gardé une juste rancune, et, après avoir fait cadeau au chef de l’île de plusieurs images de saints, d’une vierge assez artistement coloriée, nous nous blottîmes de nouveau dans notre cage d’osier, et, sous une pluie fouettante[1], nous cinglâmes vers Guham, où nous avions hâte d’apporter le résultat de nos curieuses observations, et où nous arrivâmes épuisés et meurtris, après une absence de douze jours.

Tinian est, sans contredit, la plus triste et la plus désolée des îles de l’archipel des Mariannes ; mais Tinian est un lieu sacré d’études et de méditations ; et qui sait si, à l’aide de nouvelles recherches dans les îles voisines, Aguigan, Agrigan, Seypan, Anataxan, on ne trouvera pas la morale et peut-être la source du seul document historique à l’aide duquel les lettrés de ce pays expliquent l’élévation et la ruine de ces restes colossaux de temples, de cirques et de palais.

Voici la tradition :

« Toumoulou-Taga était le principal chef de cette île ; il régnait paisiblement, et personne ne pensait à lui disputer l’autorité. Tout à coup un de ses parents, appelé Tjocnanaï, lève l’étendard de la révolte, et le premier acte de désobéissance qu’il donne est de bâtir une maison semblable à celle de son ennemi. Deux partis se forment, on se bat ; la maison du révolté est saccagée, et de cette querelle, devenue générale, naquit une guerre qui renversa aussi ses premiers et gigantesques édifices. »

Vous savez comment les écrivains espagnols de cette époque comprenaient la philosophie de l’histoire.

Notre retour à Guham fut un véritable bonheur pour tous nos amis, qui nous croyaient déjà perdus, car notre absence ne devait pas durer plus de huit jours. Mais ce qui nous toucha profondément, ce fut la joie vive, la gaieté d’enfant que se témoignaient entre eux les Carolins qui venaient de nous piloter avec tant d’adresse et d’audace, et ceux qui, moins habiles, étaient restés à Agagna. Tout cela faisait du bien à l’âme, car c’étaient des caresses si franches, des gambades si juvéniles, des cris si étourdissants, qu’on voyait bien que le cœur jouait le principal rôle dans ces démonstrations si bruyantes.

Un coup de canon, suivi bientôt d’un second et puis d’un troisième, interrompit subitement ces élans de joyeuseté. Les Carolins, attristés, s’arrêtèrent comme frappés de la foudre ; leur physionomie, si franche, si ouverte, s’empreignit d’une profonde teinte d’amertume, et les gestes et les prières qu’ils adressaient chaque jour aux nuages menaçants, ils les répétèrent en cette circonstance, en invoquant les pac (fusil, canon), qui retentissaient encore.

Je pris mon tamor aimé sous le bras, je le rassurai par mes regards et mon sourire, et, le forçant à me suivre, je le conduisis presque de force sur la place publique, où se faisait le salut accoutumé. Tous ses camarades nous accompagnèrent, pleins de défiance, et ils ne tardèrent pas à reprendre courage en présence de notre sang-froid et de nos gages d’affection.

C’était la fête de Ferdinand VII, roi des deux Espagnes ; les cloches de la ville annonçaient avec fracas cet heureux anniversaire ; une clarinette, un tambour et un triangle, suivis de quatre soldats et de deux officiers taillés comme vous savez, parcouraient la ville et ordonnaient aux habitants de déblayer le devant de leurs maisons, tandis que la foule hébétée passait et repassait émerveillée devant le palais du gouverneur, au balcon duquel on avait placé, entourée de verdure et de palmes élégantes de cocotiers, l’image glorieuse du puissant protecteur de cette colonie sans avenir.

Eh bien ! tout était sérieux et grave dans les génuflexions des habitants en présence du portrait de leur prince, et malheur à celui d’entre eux qui n’eût pas montré une grande ferveur dans ses témoignages d’estime et d’adoration !

Afin de célébrer le plus dignement possible la fête de son auguste souverain, don José Médinilla voulut que des danses nationales et étrangères vinssent clore la soirée. Vous devinez sans doute pour qui tout ce luxe de plaisirs.

Nous occupions, en effet, les places d’honneur, et nous nous préparâmes à être heureux. L’attente n’est-elle pas une joie ?

Ce furent d’abord les Tchamorres qui, en rond, hommes et femmes mêlés, piaffèrent une farandole fort monotone et fort peu gracieuse ; puis entra dans le cercle qu’ils décrivaient, un preux chevalier armé d’un bâton en guise de lance, provoquant à un combat singulier tout adversaire qui voudrait essayer de lui prouver que l’épouse qu’il avait choisie n’était pas la plus belle de l’île. Personne n’osa lui soutenir le contraire, et cet intermède se trouva naturellement achevé faute de combattants, ce qui piqua singulièrement la jeune fille dont le Tchamorre s’était déclaré le généreux protecteur.

Voici venir les Carolins et le bonheur avec eux. C’est une troupe de bambins après une heureuse espièglerie de pension. Oh ! Il y a sur les lèvres un sourire si plein de bonté, il y a dans les yeux un si doux caractère de bienveillance, que vous vous mettez à l’instant même de moitié dans leurs folies d’enfant.

Ils sont tous disposés et en place : ils se coudoient, se donnent à tour de rôle un léger coup de pied sur le jarret, puis à la cuisse, puis autre art. La main droite du voisin s’appuie sur l’épaule voisine ; le bras gauche est pendant ; et ici commence un chant timide, régulier, coupé par trois syllabes rapides, dont la dernière est plus brève encore et plus fortement accentuée.

Maintenant les têtes s’agitent ainsi que le corps ; les mouvements redoublent, les paroles ont de l’éclat ; les oreilles, dont le cartilage est allongé comme des rubans, serpentent de la nuque à la joue ; on court en mesure l’un contre l’autre, et, échangeant un petit coup de genou sur un genou, on tourne d’abord avec gravité, puis plus vite, puis avec une vélocité extrême ; chacun appuie son pied droit sur la cuisse gauche de celui qu’il tient déjà par l’épaule, et cette évolution continue, accompagnée d’un bourdonnement si gracieux qu’on dirait le murmure d’une source sur de petits cailloux.

À chaque figure, à chaque temps de repos, un Carolin se détachait de ses compagnons en sueur, et venait nous demander d’une voix craintive si nous étions satisfaits. À ma réponse rassurante, qu’il comprenait à merveille, les bons et joyeux danseurs se prenaient à rire et nous disaient en gestes fort intelligents :

« Attendez, vous n’avez encore rien vu. »

Ils avaient raison.

Mais comment donner maintenant une idée de la variété, de l’étrangeté et de l’adresse extraordinaire des jeux dont nous fûmes témoins ? Comment les traduire même imparfaitement ? Essayons toutefois.

Les Carolins, au nombre de seize, se sont rangés sur deux lignes, en face les uns des autres, à peu près à trois pieds de distance. Ils ne rient plus, ils ne s’agitent plus ; ils semblent réfléchir et se préparer à une difficulté ; ils délibèrent s’ils commenceront : ils se décident. Suivons-les de l’œil.

Le premier en tête et son partenaire poussent trois cris : Ouah ! ouah ! ouah ! auxquels ils répondent par trois coups de bâtons appliqués l’un sur l’autre et au-dessus de la tête avec une rapidité égale aux trois syllabes jetées à l’air. Après cela ils se reposent. Le second danseur, avec son vis-à-vis, répète la même figure ; le troisième les imite à son tour, et ainsi de suite jusqu’au dernier.

Il y a ici un repos d’une minute pendant lequel chaque Carolin à l’air de confier un secret à l’oreille de son voisin ; tout à coup le premier en tête et le second de vis-à-vis poussent ensemble trois ouah ! ouah ! ouah ! frappent trois coups de bâtons l’un contre l’autre, ainsi que le second de la première ligne et le premier de la seconde, de telle sorte que les quatre bâtons se croisent sans se heurter, ou l’harmonie est rompue. Le reste de la colonne suit l’exemple qui lui est donne, et il résulte de cette mêlée un cliquetis si bruyant, si régulièrement entremêlé de ouah ! onah ! ouah ! qu’on dirait une admirable mécanique de Maëlzel.

Mais ceci n’est que le prélude. C’est maintenant au premier de chaque rang à s’attaquer avec son bâton au bâton du troisième, et comme les armes se croisent et s’entre-croisent, il faut, pour éviter tout désordre, toute inharmonie, que l’acteur se courbe, se redresse, se glisse jusqu’à la place favorable à ce jeu chorégraphique si difficile, et si palpitant de curiosité. Les passes du premier sont immédiatement singées par le second, puis par le troisième, jusqu’au dernier, en sorte que de ces passes et contre-passes, de ces coups frappés si méthodiquement, de ces ouah ! ouah ! ouah ! modulés seulement sur trois notes, de cette folle gaieté qui préside à la danse, car on appelle cela une danse, il résulte, dis-je, un chaos parfaitement harmonie de têtes, de bras, d’épaules, se mouvant dans un labyrinthe de coups de bâtons qui volent et se heurtent avec violence, un tableau merveilleux que je rougis de vous avoir présenté avec tant d’imperfection et de mollesse.

Ces innocents combats, cette délicieuse musique, durèrent une demi-heure ; les danseurs étaient haletants, mais ils se reposèrent joyeux et à l’aise, en présence de notre étonnement et de notre admiration.

Et toutefois je ne vous ai pas dit l’épisode le plus curieux de cette fête d’amis, de famille. Oh ! vraiment, il faudrait un historien à ce peuple si exceptionnel au milieu de tant de hordes farouches, et devant lequel toute nation civilisée doit courber la tête.

Parmi les danseurs, il y avait plusieurs rois, celui entre autres qui m’avait sauvé d’une mort certaine à Rotta : il occupait la première place dans la danse, et il en était digne par sa souplesse et son habileté. Mais un tamor, son égal, boiteux depuis un an par suite d’une chute du haut d’un cocotier, voulut aussi jouer son rôle dans la fête, et se fâcha assez vivement quand on s’y opposa. Eh bien ! malgré sa honte, sa colère et ses petites fureurs toutes princières, ses sujets ameutés l’éloignèrent en riant de la lice ouverte, et dont il aurait à coup sur dérangé l’harmonie. Le tamor répudié se vit donc forcé de renoncer à se mêler à la danse de ses sujets, et quelques instants suffirent pour lui faire oublier la révolte sous laquelle il avait été contraint de se courber.

Nos monarques d’Europe ne s’accommoderaient guère de semblables privautés ; mais les Carolins sont si loin de nous !

Avant de vous dire les danses des Sandwichiens, qui furent ajoutées par M. Médinilla à celles des Tchamorres et des Carolins, que je vous apprenne comment ces malheureux se trouvaient ici serviteurs de tous, battus, traqués en tous lieux et déchirés de profondes blessures ; leur infortune première ne les a pas protégés contre les brutalités du valet Eustache, à qui le ciel, dans sa clémence, ne veuille infliger que la millième partie des tortures qu’il a fait subir sur cette terre !

Un navire, Maria (de Boston), parti d’Atoaï, une des îles Sandwich, fut poussé par les vents sur Agrigan, où il se perdit. L’équipage, composé d’Américains et de Sandwichiens, parvint à aborder, et, comme dans ces catastrophes les rangs sont nivelés, l’autorité du capitaine se trouva bientôt méconnue : une révolte eut lieu ; les Américains armèrent une chaloupe, et se livrèrent courageusement aux flots. Il paraît que les flots ne leur furent pas favorables, car on n’a pas appris depuis lors ce qu’ils sont devenus. La mer cache si bien ses secrets !

Quant aux autres, aidés du climat et de la richesse du sol, ils vécurent quelque temps sur cette île fertile, mais constamment agitée par des secousses volcaniques, et ils auraient peut-être fini par y fonder une colonie, à l’aide des douze ou quinze femmes qui les avaient suivis dans leur navigation, lorsqu’un brick espagnol, parti de Manille pour Agagna, passa assez près d’Agrigan pour y voir les pauvres naufragés, qu’il prit à son bord et qu’il porta à Guham. Hélas ! mieux eût valu pour ces infortunés qu’on ne les découvrit jamais !

Les voilà ; car tout malheureux qu’ils sont, il faut qu’ils nous amusent, il faut qu’ils s’amusent comme nous, puisqu’on leur en intime l’ordre précis ; s’ils ne dansaient pas, ils seraient fouettés jusqu’au sang : aussi vont-ils danser.

Les femmes ne sont point debout, mais accroupies sur leurs talons ; c’est encore une danse, mais alors il est exact de dire que l’on danse aux Sandwich avec les bras, la tête et le corps seulement. Les jambes sont ici un objet de luxe ; on peut s’en passer.

Face à face ou sur une seule ligne, elles se regardent avec deux yeux menaçants, les narines ouvertes, les lèvres frémissantes. Un cri sinistre s’échappe bondissant de leur poitrine, et le combat s’engage : une meute de chiens affamés ne procède pas autrement à l’assaut de la curée offerte à sa voracité. Ce sont des soubresauts effrayants ; on dirait des corps humains sous la pile de Volta ; ce sont des torses qui se jettent en avant, qui se courbent en arrière, se heurtent à droite et à gauche violemment les uns contre les autres ; ce sont des mains robustes qui frappent des poitrines rouges et sanguinolentes ; les cheveux se dénouent tombant en désordre et couvrant les épaules, la figure et le sein c’est la fureur avec toute sa frénésie, c’est la rage avec tout son délire.

Nul spectateur n’est à son aise, nul ne respire, car il croit assister à un combat à outrance, à un massacre général. Et l’on nomme cela un jeu, une danse, une fête, une joie ! Et ce sont là des femmes de jeunes filles, des mères aussi !… Ô bons Carolins, vous avez bien fait de vous éloigner ; de pareils tableaux devaient vous briser le cœur, et je m’accuse maintenant de ne vous avoir pas suivis.

Dans les scènes diversement exécutées par les hommes des Sandwich, il régna à peu près le même désordre, la même effervescence, la même sauvagerie. On hurlait au lieu de chanter, on se battait les flancs avec rudesse au lieu de gesticuler ; et l’on ne frappait du pied le sol qu’avec une sorte de fièvre impossible à décrire.

Le caractère physique de ces individus se dessinait parfaitement en harmonie avec les sentiments exprimés par ces horribles danses. Leurs yeux sont fauves, ardents et ne regardent presque jamais qu’obliquement ; leurs sourcils volumineux arquent et ombragent une orbite enfoncée : leurs cheveux épais et noirs s’avancent sur un front resserré ; leur bouche est grande, accentuée, leur nez épaté, leurs épaules larges, robustes, et leurs mains et leurs pieds d’une prodigieuse dimension.

Eh bien ! tous ces êtres, si fortement taillés pour les violentes passions humaines, sont d’une douceur inaltérable dans la vie ordinaire ; ils accourent et s’empressent à vos moindres désirs : sans faire entendre un murmure, ils acceptent les corvées les plus rudes, ils entreprennent les courses les plus écrasantes, et remercient comme d’un bienfait la légère gratification dont vous payez leur zèle et leur dévouement.

Le vol pourtant est chez eux un défaut contre lequel tous les châtiments viennent échouer. Le fouet, les privations, les cachots, les tortures, ne peuvent les arracher à cette passion dominante de leur âme, et quand un Sandwichien ne vole pas, c’est qu’il n’y a là, sous sa main, nul objet propre à tenter sa soif ardente de possession.

Voici pourtant un fait assez simple en apparence, et qui semblerait prouver qu’avec des bienfaits sagement répandus, il serait possible de changer, ou de modifier du moins, les sentiments instinctifs de ces gens qui n’ont jamais compris le droit de propriété.

Le gouverneur, dans son obligeance de tous les jours, m’avait donné un domestique sandwichien, jeune, leste, vigoureux, dont, à diverses reprises, j’avais eu raison de soupçonner la fidélité. C’était lui qui allait blanchir mon linge que j’avais soin de toujours compter en sa présence, et quand il disparaissait un mouchoir, une cravate ou tout autre objet, il ne manquait jamais, lui, d’en accuser un de ses camarades ou sa mauvaise étoile. Un jour pourtant que je m’aperçus de la disparition d’un beau foulard, je feignis d’être satisfait de la fidélité de mon drôle, et je l’en remerciai en lui offrant un foulard à peu près pareil à celui qu’il m’avait dérobé. À cette offre, mon voleur s’arrêta tout net en me regardant d’un air hébété, et parut hésiter à accepter mon cadeau.

— Eh bien ! Ahoé, tu me refuses ?

— Non, maître.

— Est-ce que ce mouchoir ne te plaît pas ?

— Oh ! si, maître ; beaucoup, beaucoup trop.

— Alors, prends.

Ahoé tendit une main tremblante et sortit à petits pas, presque à reculons. Le soir, en préparant mon hamac, il me dit :

— Maître a-t-il bien compté son linge ce matin ?

— Oui.

— Je crois que non.

— Je suis sûr que oui.

— C’est que je suis fidèle et que rien n’a manqué cette fois.

— C’est bien.

— Comptez encore.

— Soit.

L’hypocrite impertinent se mit à genoux, fit passer sous mes yeux avec rapidité les pièces de mon linge dont la présence m’avait été déjà bien constatée, et, arrivé au foulard enlevé le matin et que sa conscience lui avait dit de me restituer, il s’arrêta alors avec complaisance, en me faisant bien remarquer qu’il n’avait pas disparu.

À Sparte, mon voleur eût reçu les étrivières ; moi, je me contentai de sourire en pitié, et je tirai de notre double conduite cette vérité morale, de tous les temps et de tous les pays, que la générosité est la plus sûre des séductions.

Les femmes sont aussi grandes que les hommes, et, vues par derrière à quatre pas de distance, elles ne peuvent guère être distinguées des hommes. Robustes, infatigables, elles dédaignent les soins du ménage, les travaux faciles, et elles se livrent avec une folle ardeur au défrichement des terres, sous les atteintes d’un soleil dévorant.

Il faut les voir, surtout quand la mer est houleuse et déferle avec fureur sur la grève envahie, attendre que le flot se dresse et ouvre ses flancs, s’y précipiter joyeuses, et se montrer au large luttant contre une nouvelle vague impuissante à les vaincre.

Priver une femme des Sandwich de se baigner au moins deux fois par jour, c’est lui infliger une correction pour l’affranchissement de laquelle nul sacrifice ne lui sera pénible.

N’est-ce pas pour voir et admirer tant de natures diverses que j’ai entrepris ce long et pénible voyage ?

Les femmes sandwichiennes résidant à Guham ont les dents d’une éclatante blancheur, ainsi que les hommes, qui pourtant se sont tous privés volontairement des deux incisives supérieures depuis la mort de leur grand monarque Tamahamah. À leur arrivée ici, les femmes avaient les cheveux très-courts, car la perte de leur souverain bien-aimé les avait privées aussi de leur plus belle parure, qui a repris aujourd’hui toute sa vigueur et son lustre. Les jeunes et coquettes filles de Timor les regarderaient avec des yeux pleins de convoitise.

Leur ardeur pour le libertinage est telle qu’afin de la satisfaire elles braveraient tout supplice, et ce n’est pas ici, à coup sûr, qu’elles puiseront les principes de cette morale qui fait de l’amour une religion du cœur encore plus que des sens.

Les femmes tchamorres sont fort irritées contre les Sandwichiennes ; elles en parlent avec colère, avec mépris ; elles les traitent avec brutalité, leur imposent les travaux les plus pénibles et les plus humiliants. Sont-elles donc si coupables, ces pauvres victimes, de tirer de tant de cruauté une vengeance selon leurs goûts et leurs penchants dominateurs ?

Peu de temps après l’arrivée de ces malheureux à Guham, un drame horrible épouvanta les habitants, et on en parle encore en montrant du doigt aux étrangers et en tremblant le scélérat qui y figure d’une manière si sanglante.

Parmi les femmes des Sandwich naufragées à Aguigan et transportées à Agagna, était une jeune fille remarquable par la douceur de ses manières, par sa grâce et sa beauté. En l’absence du gouverneur, qui était allé faire une tournée dans l’île, son damné domestique, cet Eustache que je vous ai désigné, jeta un regard avide sur la pauvre esclave et s’en empara sans que pas un des officiers supérieurs de la colonie osât y trouver à redire, tant la faveur du maître protégeait la bassesse du valet.

À son retour pourtant, M. Médinilla entendant vanter les charmes de la jeune fille, désira qu’elle lui fut présentée, et Eustache dut s’exécuter. Il conduisit donc sa nouvelle conquête au palais, où elle reçut un accueil plein de bienveillance et où elle attendit le retour d’Eustache, que M. Médinilla trouva moyen d’envoyer à Humata pour je ne sais plus quels ordres à donner. Toujours est-il que pendant cette absence, qui se prolongea bien avant dans la nuit, la belle Sandwichienne ne quitta point le palais, et que le gouverneur lui fit cadeau d’un costume propre à voiler des charmes qu’on devait mettre à l’abri des regards indiscrets et des outrages de l’air.

Le lendemain de cette réception qui aurait singulièrement flatté la vanité de l’esclave si elle avait su ce que c’est que la vanité, Eustache ressaisit sa proie qu’on recommanda à ses soins, et se retira dans sa demeure, où la candide sauvage, croyant sans doute lui faire plaisir, lui raconta avec les plus petits détails toutes les circonstances des distractions qu’on lui avait galamment procurées. Eustache était vaniteux autant. que jaloux et méchant, peut-être était-il réellement jaloux et amoureux (les tigres le sont bien) ; aussi son premier mouvement, après les confidences au-devant desquelles il courait avec tant d’irritation, fut de se servir d’un machète (couteau) et de frapper. Mais le sang tache et le crime est quelquefois prudent et réfléchi. Le matin on le vit devant sa porte fort sérieusement occupé à polir et à graisser une corde de cocotier, la nouer, la dénouer, essayer de son moelleux, de son élasticité, la rouler soigneusement, et l’emporter avec lui dans ses courses de la journée. Il était calme, froid ; il parlait en souriant et marchait comme marche un honnête homme ; il dîna fort bien des restes de la table souveraine, il soupa à merveille ; mais le lendemain à peine réveillé, il se plaça sur le seuil de sa porte et à chaque passant il disait d’un ton dégagé : « Vous ne savez pas le tour que vient de me jouer la petite Sandwichienne ? Pendant mon sommeil l’imbécile a accroché une corde, que je ne savais pas là, à la charpente de mon appartement, et elle s’est pendue sans seulement me dire adieu, l’ingrate ! »

Le gouverneur apprit à son tour le triste événement. Il appela frère Cyriaco, ordonna un service funèbre, fit faire à ses frais une bière au cadavre, et voulut qu’il fût enterré en lieu saint, en face même de l’église d’Agagna.

Quant au valet Eustache, il lui fut enjoint de partir pour Rotta, d’où on le rappela un mois après pour le rendre à ses fonctions.

La vue de cet Eustache me donnait la fièvre, et quand j’entendais le gouverneur lui adresser la parole avec bonté, je me disais qu’il fallait que M. Médinilla ignorât ce qui se répétait à voix basse de cet infâme Espagnol, car, je vous l’assure, M. Médinilla était un noble caractère, un homme de cœur et de loyauté, en dépit de quelques faiblesses et de quelques ridicules.

Si je vous ai longuement parlé aujourd’hui de ce démon échappé de l’enfer dans un jour de rage de Satan, c’est que j’ai eu l’infâme devant les yeux pendant les danses que le gouverneur faisait exécuter à notre profit à l’occasion de la fête. C’est que j’ai entendu continuellement sa voix bruissant à mes oreilles et donnant des ordres pour rendre plus amusants les jeux et les cérémonies à l’aide desquels M. Médinilla prétendait nous faire oublier l’Europe.

Nous retrouverons bientôt les Sandwichiens ; nous aurons le loisir de les étudier chez eux, au milieu de leurs bourgades, de leurs huttes, au sein de leurs familles. Maintenant retournons à la fête si bien ordonnée par M. Médinilla et qui est loin encore de se terminer, quoique la moitié de la nuit ait passé sur elle, car, j’avais oublié de vous le dire, tous ces enchantements avaient lieu à la clarté brumeuse d’un grand luxe de torches projetant de tous côtés des milliers d’ombres fantastiques.

Je ne sais où M. Médinilla s’est procuré les divers costumes des personnages de ces derniers tableaux ; peut-être sont-ils réellement historiques, peut-être quelques caricaturistes de Manille ou de Lima auront-ils voulu s’amuser aux dépens du lieutenant d’infanterie, chef omnipotent des Mariannes ; peut-être aussi a-t-il voulu lui-même mettre notre rétive crédulité à l’épreuve.

Quoi qu’il en soit, les acteurs de ces nouveaux jeux, appelés danses de Montézuma, étaient si drôlatiquement costumés, si follement bariolés de rubans et de plumes, que le principal de ces personnages, figurant le grand Montézuma lui-même, me rappela avec assez d’exactitude certain grotesque Orosmane de Rio-Janeiro, dont je vous ai parlé en temps et lieu. Hélas ! l’extravagance n’est-elle pas de tous les pays !

Mais que ces costumes aient été ou non apportés du Pérou ; qu’ils datent de la conquête de ce vaste empire ou qu’on les ait fabriqués depuis et autre part, toujours est-il qu’ils sont d’une magnificence extrême. La soie en est d’un tissu admirable ; les couleurs qui les bariolent, sans trop de mauvais goût, sont parfaitement conservées, et les franges d’or qui bordent les tuniques et les manteaux attestent la pureté du métal et l’adresse exquise de l’ouvrier qui les a façonnées.

On nous assure que ces danses avaient lieu au Pérou et dans les provinces de l’est de l’Amérique lors de chaque cérémonie religieuse ou après une éclipse de soleil.

Décrivons-les, mais passons sur plusieurs actes insignifiants de cette sorte de drame, qui en eut dix ou vingt.

D’abord les danseurs, au nombre de seize, placés sur deux lignes parallèles, à cinq ou six pas de distance l’un de l’autre, entonnèrent un chant lent et monotone ; puis, avec une gravité imposante, ils marchèrent ou plutôt glissèrent l’un vers l’autre en agitant de la main droite, devant le visage, un éventail en plumes de divers oiseaux et en faisant sonner de la gauche de petites pierres enfermées dans un coco vide. Arrivés sur la même ligne, les danseurs s’arrêtèrent, chantèrent quelques paroles plus rapides, et, tournant sur leurs talons, ils changèrent de place. Ils allaient recommencer le même manège au son d’une musique assez harmonieuse, composée d’une petite flûte à deux becs, d’un tambour de basque et de lattes frappées les unes contre les autres, quand le héros figurant Montézuma s’avança à son tour, promena son énorme et magnifique éventail, ainsi que son sceptre à pomme d’or, sur la tête de ses sujets, et tous alors se séparèrent pour se préparer à de nouveaux jeux.

Le deuxième acte fut plus curieux, et nos chorégraphes, tout habiles qu’ils sont, ne trouveraient pas à l’aide de cerceaux la moitié des mille figures variées créées par les danseurs mariannais, qui du reste, avec une modestie incomprise chez nous, se disaient serviles imitateurs.

Le monarque, assis sur son trône figuré par un fauteuil délabré, se leva encore, passa au milieu d’une figure tout à fait pittoresque, alla s’asseoir de nouveau et sépara les joûteurs.

Le troisième acte fut un combat à outrance : les guerriers, armés de pied en cap, la lance d’une main et le bouclier de l’autre, se portaient des coups qui auraient pu être fort dangereux s’ils n’avaient été parés avec une adresse merveilleuse. Après une lutte ardente de près d’une demi-heure, tantôt en combats particuliers, tantôt en mêlée générale, Montézuma éleva sa voix formidable, dressa son sceptre, les armes tombèrent des mains et les guerriers s’embrassèrent avec amour. Vous voyez la morale de la pièce.

J’allais oublier de vous dire que, pendant ces jeux tout graves et tout solennels, deux, bambins, vêtus de haillons et le visage couvert d’un masque hideux, sautillaient autour des principaux acteurs, faisaient mille soubresauts, mille folles gambades, et poussaient à l’air des cris et des sifflets éclatants. C’étaient les bouffons de la troupe. Quand les danses de Montézuma furent achevées, quand chacun des acteurs eut baisé la main du monarque qui venait de rétablir parmi eux la paix et l’harmonie, nous fûmes invités au plus joli, au plus coquet divertissement qu’on puisse imaginer. On l’appelle ici la danse du bâton habillé.

C’est un mât lisse, haut de vingt-cinq pieds, du sommet duquel tombent et traînent sur le sol de larges rubans de diverses couleurs. Les acteurs tournent d’abord autour du mât sans toucher aux rubans, puis chacun prend celui qui lui est présenté ; le chef de file part et court avec rapidité, le second suit, puis un troisième, puis un quatrième. Le premier rétrograde et se croise avec les autres ; le cinquième et le sixième s’élancent à leur tour, et tous enfin entourant le mât forment à l’aide de rubans des figures extrêmement originales : c’est une espèce de kaléidoscope que nos théâtres de Paris feraient sagement de montrer à la curiosité publique, ainsi que la danse des bâtons des bons Carolins, si vive, si animée, si pittoresque, et les jeux des cerceaux des danses de Montézuma, dont le dessin seul peut donner une idée à peu près exacte.

  1. Voir les notes à la fin du volume.