Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/36

La bibliothèque libre.
Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 432-442).

XXXVI

ÎLES MARIANNES

Historiette. — Maladies. — Détails. — Mœurs.

Hormis la paresse et le vol, qui en est une conséquence logique, les Mariannais n’ont pas de grands défauts à se reprocher, car le libertinage n’en est pas un à leurs yeux, puisque personne ne leur a dit ce qu’il offrait de dégradant, et que ceux-là mêmes qui, plus avancés, devraient le réprimer et le punir, sont les premiers à le faire tourner au profit de leurs plaisirs et de leur immoralité. Au surplus, comme les visites des Européens dans cet archipel sont extrêmement rares, les occasions de faillir offertes aux jeunes filles ne se présentent par conséquent qu’à de longs intervalles, et il est vrai de dire qu’entre eux les Tchamorres ne se piquent pas d’une exquise galanterie.

Ce que les Mariannais aiment beaucoup de la part des étrangers, c’est de la bienveillance, de la bonhomie, de la cordialité. Entrez dans une maison en disant : Ave, Maria, présentez la main au patron, donnez une tape aux marmots, embrassez la femme du maître du logis une fois (mais une fois seulement), couvrez de baisers les filles, les cousines, les jeunes visiteuses, tutoyez tout le monde, et vous êtes sûr d’être traité en frère, en ami, en vainqueur. Ne vous gênez pas ; il y a là des galettes de sicas : mangez-en ; il y a là aussi un moelleux hamac : livrez-lui vos membres fatigués ; une main de femme va vous bercer avec une régularité à ne pas faire attendre longtemps le sommeil ; si vous voulez veiller, fumez un excellent cigare qui vous est offert avec franchise, et écoutez les cantiques latins, ou plus souvent encore les chants monotones de quelque vieille romance psalmodiée d’une voix nasillarde, mais toujours amusante par son étrangeté. Cela fait, votre devoir vous impose une obligation ; la voici :

Règle générale, dès que vous avez reçu un cadeau, vous êtes tenu d’user de réciprocité, si vous ne voulez pas être traité de sauvage et de misérable. Dans ce cas, soyez certain que votre lésinerie vous sera reprochée, d’abord avec ces détours, avec des circonlocutions si fécondes, comme je vous l’ai dit, chez les Tchamorres ; puis viennent des refrains improvisés, que l’on chante en vous priant de les bien écouter ; et si vous persistez à faire la sourde oreille, on vous attaque en face, et l’on vous apprend, puisque vous semblez l’ignorer, que quiconque reçoit d’un pauvre doit lui donner à son tour ; que puisque vous êtes étranger et visiteur, par conséquent vous êtes riche ; que si vous êtes riche, vous ne devez pas l’être pour vous seul, et que puisque vous avez usé un cigare, vous pouvez oublier un mouchoir dans la maison, attendu que toute jeune fille a besoin d’un mouchoir pour aller à la messe.

Je vous donne cet avertissement afin que vous en profitiez, vous qui, d’après mes récits, avez peut-être déjà envie d’aller courir le monde. Pour une galette ou un coco, offrez un mouchoir ; pour un régime de bananes, un mouchoir et un rosaire ; pour une pastèque ou un melon, une chemise, dix fois, vingt fois plus que la valeur de l’objet accepté ; c’est la règle. Il n’y a que les jeunes filles qui s’offrent gratis et sans rougir.

Les Mariannais n’ont rien d’européen.

Il est toutefois un moyen sûr de s’affranchir de cette rude corvée imposée par tous les ménages d’Agagna ; et il faut bien encore que je vous l’indique afin que vous vous teniez sur la défensive quand vous serez arrivé là-bas. En entrant dans une maison, tutoyez père et mère, gratifiez d’un baiser la jeune fille, causez, racontez, faites danser les marmots, mais n’acceptez rien. Ne rien accepter, c’est déclarer que l’on ne veut rien donner ; vous êtes compris, vous vous quittez bons amis et sans rancune de la part des indigènes. Mais, si prévenant toute offre, vous distribuez galamment vos scapulaires, vos bagues, vos images de saints et vos mouchoirs, restez convaincu que la famille se mettra en quatre pour vous prouver qu’elle est flattée de la noblesse de vos procédés ; vous êtes l’hôte chéri de la demeure, vous appartenez à la famille, vous êtes autant que le frère, vous êtes plus que lui si vous voulez.

Ô Mariquitta ! je me souviens toujours de ta douce reconnaissance ! Il m’arriva un jour un fait assez curieux pour tout observateur, et qui semblerait prouver que cet usage de ne rien accepter gratis est peut-être un point capital de l’antique religion des Tchamorres. Il m’a paru concluant. Épuisé par une longue chasse, j’arrivai un soir fort tard à Agagna, et je m’arrêtai dans une assez jolie maison, où j’avais aperçu la veille une jeune petite fille de treize ou quatorze ans, proprette, vive, agaçante par la petitesse de ses pieds, la délicatesse de ses mains, la grâce de son allure, et surtout par la vivacité de son regard qui allait jusqu’à l’impertinence.

Ave, Maria, dis je en entrant.

Gratia plena, senor.

— Toute seule ici ?

— Mon père est allé à la pêche.

— Me permets tu de m’asseoir ?

— Je vous permets de vous coucher dans mon hamac, et, si vous le voulez, je vous bercerai.

— Tu as de trop jolies mains ; je craindrais de les fatiguer.

— En aimeriez-vous mieux de plus laides et de plus grosses ?

— Non, mais je tiens à rester près de toi sur cet escabeau. Veux-tu que nous causions ?

— Je n’ai pas grand chose à vous dire : je ne sais rien. Si, pourtant ; je sais que vous connaissez Mariquitta, qui loge là-bas, près du palais.

— Qui t’a dit cela ?

— Je le sais.

— Est-ce que tu en es fâchée ?

— Pourquoi donc ?

— Elle est si jolie !

— Et si bonne !

— C’est vrai, tout le monde l’aime à Agagna.

— Elle est aussi bien heureuse, car elle a de beaux mouchoirs, une belle camisole, des jupes superbes, et un rosaire bénit par notre saint-père le pape.

— Tu serais donc bien heureuse d’avoir aussi tout cela ?

— Certainement. Moi, je n’ai qu’une seule jupe, qui se fait bien vieille, et je suis sans camisole ; mon corps est nu, et pas un rosaire bénit pour me réchauffer pendant la nuit.

— Tu peux te procurer toutes ces belles et bonnes choses.

— Comment ?

— Que ferais-tu pour les avoir ?

— Oh ! tout ce qu’on voudrait, excepté le mal.

— Qu’entends-tu par le mal ?

— Ne pas prendre d’eau bénite à l’église, ne pas dire ma prière en me levant et en me couchant, et ne pas aimer mon père et ma mère.

— C’est tout ?

— Tout.

— Si je te demandais un baiser ?

— Je vous en donnerais cent.

— Petite, je veux te donner ce que tu désires sans t’imposer aucune condition. Tiens, ajoutai-je en ouvrant mon havresac, voici quatre grands mouchoirs unis ensemble qui te feront une jupe neuve ; voici encore une chemise que tu peux couper pour une camisole ; une image de la Vierge des Sept-Douleurs, un rosaire et un scapulaire saint. Je te donne tout cela avec plaisir. Es-tu contente ?

— Vous le voyez, je pleure de joie et de reconnaissance. Couchez ici.

— Ton père, en rentrant, pourrait te gronder.

— Il ne rentrera que demain. Et puis soyez sûr qu’il ne me grondera pas.

Quelques jours après cette scène assez piquante pour un Européen, je vis venir à moi sur la place du palais la petite Tchamorre, les yeux gonflés et le sein agité, portant dans un mouchoir les objets que je lui avais donnés.

— Tenez, senor, je vous rapporte vos présents, reprenez-les ; je n’ai rien à vous offrir en échange.

— Mais je suis trop payé, mon enfant, par le baiser, et la nuit que j’ai passée dans ton hamac. Garde ces bagatelles, elles t’appartiennent ; je ne veux pas les reprendre.

Et la jeune et jolie créature se pavana, le dimanche suivant, à l’église et dans les rues. Ses compagnes la félicitèrent ; Mariquitta seule la regardait avec douleur. Le cœur devine tant de choses !

L’usage des échanges, tournant à l’avantage des naturels, est ici général dans toutes les classes de la société ; et, hormis le gouverneur, qui s’est toujours montré noble et généreux, et don Louis de Torrès, tous les Mariannais, y compris l’état-major de M. Médinilla, s’y montrent dévotement soumis. Vous voyez que c’est là une plaie ; mais c’est une des moins dangereuses de la colonie et dont il n’est pas impossible de se garantir.

On n’a vu à Agagna aucun exemple de petite vérole, et la vaccine y est inconnue. Nos docteurs ont essayé de prévenir les cruels effets de cette terrible maladie, mais leur vaccin était trop vieux. Cependant M. Médinilla, qui a assisté aux diverses opérations, s’est promis d’en faire venir de Manille, et de mettre à profit nos conseils et la triste expérience qu’il avait acquise aux Philippines. Au reste, l’espèce d’hôpital où MM. Quoy et Gaimard avaient établi leur domicile était chaque jour encombré d’un nombre infini de visiteurs qui venaient, non pour se faire traiter, mais pour se faire guérir, comme si la médecine européenne avait sérieusement à remplir cette tâche.

Nous avons vu de bons et braves Tchamorres venir à notre hôpital pour supplier nos docteurs de remplacer une jambe absente par une autre jambe en chair et en os ; quelques-uns priaient pour qu’on les guérît d’un amour malheureux ; une femme enceinte demandait un moyen efficace pour accoucher d’un garçon et non pas d’une fille ; tandis qu’une seconde voisine, stérile, sollicitait un remède certain pour cesser de l’être. C’étaient des visites perpétuelles pendant toute la journée ; c’était un chaos d’instances absurdes, de supplications ridicules, et pas un lépreux qui osât se présenter pour obtenir une espérance. C’est que le malheur était là qui étouffait la prière au fond de l’âme.

Un matin que, pour punir sa mule entêtée (car celles d’Agagna n’ont pas changé de nature et gardent les qualités qu’elles ont en Europe), un paysan venait d’en tuer une d’un grand prix à coups de maillet assénés sur la tête, le désolé Tchamorre vint supplier M. Quoy de lui donner un remède pour guérir sa pauvre monture.

— Qu’a-t-elle ? demanda le docteur.

— Je n’en sais rien.

— D’où souffre-t-elle ?

— Elle ne souffre pas.

— Alors que voulez-vous ?

— Que vous la guérissiez, elle est morte.

— Mais si elle est morte, il n’y a plus de remède possible.

— Essayez toujours.

— Allez-vous-en, et laissez-moi tranquille.

— Dieu vous punira, senor.

— J’en fais mon affaire.

— Et moi, je me vengerai.

— Oh ! ceci c’est différent ; et comme je veux vivre en paix avec tout le monde, sachez que mon métier n’est pas de guérir les bêtes.

— Eh ! qui diable guérissez-vous donc en France ? répliqua le Tchamorre d’un ton désappointé en s’en allant.

Cette naïveté, qu’il ne tînt qu’à nous de prendre pour une épigramme, nous divertit fort pendant quelques heures.

Quant au mal affreux que les soldats de Colomb ont apporté, dit-on, d’Amérique, et qui a fait tant de victimes en Europe, où la science l’a si longtemps vainement combattu, il est inconnu aux Mariannes, et, quoiqu’il ait décimé, depuis peu d’années, les Philippines. Timor, les îles de la Sonde et presque toutes les Moluques, nul symptôme ne s’en est encore fait sentir ni à Guham ni à Rotta, où on le désigne cependant sous le nom de mal français. J’ajoute, en passant, que les bienheureux Carolins ont également été épargnés par ce redoutable fléau, qui, une fois en colère, se place à côté de la peste et de la lèpre.

Une observation vraiment curieuse et remarquable, c’est que nous voyions accourir à notre hôpital encore moins de gens tourmentés par des maux physiques que par des douleurs morales. Ainsi on venait demander un remède contre la colère, une potion contre l’amour, un calmant contre la soif des richesses ; celui-ci voulait qu’on lui indiquât un moyen de découvrir un voleur dont il avait été victime ; celui-là, l’art d’empêcher une jeune fille de dormir ; un troisième, quelques poudres à jeter sur sa femme, afin de la rendre plus sage. En un mot, on faisait de nos docteurs des sorciers, et non des médecins. Hélas ! on leur attribuait
Aiguade de l’Uranie (Île Waiggiou).
la puissance de Dieu. Pauvres Mariannais ! que de ténèbres encore dans votre riche archipel ! Au surplus, ce n’est pas seulement la médecine qui est inconnue aux Mariannais : les arts n’y ont aucun culte ; les sciences y seraient un luxe. Il est vrai de dire que le peuple est spirituel et intelligent ; mais son esprit est mal dirigé, et son intelligence ne va pas au delà des recherches nécessaires au bien-être de la vie. Si l’on est ignorant à Guham, c’est qu’on n’a dit à personne qu’il y a profit à apprendre. Les nouvelles maisons bâties à côté des anciennes n’ont ni plus ni moins d’élégance que celles-ci ; les meubles ne diffèrent en rien de ceux que les Espagnols y trouvèrent lors de la conquête ; les instruments aratoires n’ont pas varié, et si l’intérieur de l’île est sans culture, c’est que le nécessaire est à la porte de chaque maison, et que personne aux Mariannes n’est commerçant, ni industriel, ni trafiquant, que dans les fort rares occasions où un navire européen vient mouiller devant l’île. Quand j’ai dit que les habitants des Mariannes étaient sans passions, je me suis trompé : il y en a une qui les possède, qui les maîtrise, qui fait leur vie, et qui cependant est, pour ainsi dire, un contraste frappant avec cette existence sans secousse qui les caractérise si bien : je veux parler de la musique.

Le Mariannais est musicien plutôt par nature que par instinct ; il chante en se levant, il chante dans le travail, il chante dans l’eau, et lorsque le sommeil s’empare de lui, il chante encore. Son langage est presque une musique ; on pourrait noter ses inflexions ; et toutefois cette mélodie, qu’il a puisée sans doute dans cet admirable concert que les eaux, les bois, les montagnes, le ciel de son pays, font entendre, est une mélodie lâche, faible, monotone, assoupissante, sous laquelle on doit succomber, comme au chant endolori d’une nourrice attentive. Vous entendez bien par-ci, par-là, un boléro espagnol ou une ségadilla castillane ; mais alors il y a exception : c’est le sang qui bouillonne en dépit du far niente si caressant, et vous n’entendez de pareils airs que dans la bouche des enfants qui n’ont pas encore eu le temps d’être écrasés par le soleil tropical.

Si quelques danses ont lieu à Guham, ce n’est que dans les grandes cérémonies ordonnées par le gouverneur, et jamais, même alors, ce ne sont les hommes ou les femmes d’un âge mûr qui s’y livrent ; mais les enfants se vengent, pour ainsi dire, par la vivacité de leurs jeux et de leurs gambades, de cette froide contrainte imposée aux vétérans du lieu.

Chaque soir, après le travail, vous voyez ces marmots, garçons et filles, nus, excepté des reins, se poser devant leur porte, d’abord dignes et graves, ainsi que des marquis de la vieille roche, puis, piétinants et pleins d’impatience, attendre la présence de quelque personnage de distinction pour commencer les exercices où s’épuisent leurs forces.

Un chapeau est placé à terre, au milieu d’un cercle de quatre ou cinq pas de diamètre ; un cercle plus grand entoure le premier, et indique l’intervalle que doivent parcourir les exécutants, avec défense de s’en éloigner. La jeune fille commence l’attaque par de petites mines, de petites grimaces qui disent que son cœur bat plus vite que de coutume ; le galant la suit du regard, et lui répond, par des mines analogues, que son émotion est partagée. Là-dessus, la première bondit de joie et sur place, tandis que l’amoureux s’agite à droite et à gauche avant d’exécuter la course rapide qui doit lui livrer sa conquête. Il part enfin avec des gestes de tendresse, des mouvements de hanche et de corps tout à fait libres ; la coquette évite la recherche du galant : elle le tourmente, elle le boude, elle lui sourit, elle se laisse légèrement toucher de la main ; près d’être soumise, elle reprend son élan, s’esquive, implore, menace, gronde et pardonne à la fois ; vaincue enfin, elle tombe à genoux, tremblante ; frétille, se relève, se penche, tend les bras, se laisse prendre un baiser sur les épaules, puis sur ses joues rosées, puis sur ses yeux brillants… et le drame est fini. Quelle analogie avec la chika de l’Île-de-France ! mais quelle différence pourtant de l’une à l’autre ! Là-bas, une orgie ; ici, une fête ; là-bas, de la boue, des hurlements ; ici, des fleurs, des soupirs, une harmonie suave à l’âme ! N’importe, les deux chikas sont sœurs indubitablement.

Après ces danses si joyeuses, auxquelles nous assistions tous les jours avec tant de plaisir, et dont nous encouragions les acteurs par quelques bagatelles propres à ranimer leur ardeur, le jeu favori de la colonie est le combat de coqs. Il a lieu tous les dimanches surtout, en face du palais du gouverneur, et M. Médinilla lui-même n’était pas le moins ardent des parieurs.

Pour cet exercice, on dresse le courageux volatile d’une façon assez originale attaché par la patte droite à un pieu, on lui montre de loin la nourriture dont il a besoin, et les efforts qu’il fait continuellement afin de l’atteindre donnent à cette patte une force vraiment extraordinaire. Aussi, quand un coq est sorti vainqueur de trop de combats, on n’accepte de lutte avec lui qu’à condition qu’il ne sera armé du fer aigu que de la patte gauche. La mort de l’un des combattants, souvent même la mort de tous les deux, est le résultat inévitable de la querelle, que l’on engage d’abord en tenant dans les bras les deux adversaires, et en leur faisant échanger trois ou quatre coups de bec sur la tête.

On appelle ici ce combat jeu royal… Jeu royal ! Qu’est-ce à dire ? Est-ce parce que le sang coule ? Nobles têtes couronnées, comme on vous calomnie !

Guham a quarante lieues de tour ; le côté nord, presque désert, est formé de calcaire madréporique, et les falaises qui bordent la mer sont abruptes et élevées. Au milieu de ce massif, dans un lieu nommé Sainte-Rose, a pointé, depuis deux ans, un petit piton volcanique dont les ravages se font déjà sentir dans les environs. Des protubérances madréporiques entourent presque toute l’île, plutôt défendue par son inutilité que par la nature et les citadelles élevées à grands frais par les Espagnols.

Le côté sud de l’île offre un spectacle bien singulier : ce sont d’abord des cônes élevés avec des bouches encore béantes d’où s’exhale parfois une odeur sulfureuse et des jets de flamme colorée de bleu et de rouge ; ce sont aussi, sur le penchant de ces cônes rapides, des basaltes, des couches bizarres de lave vomies par les fréquentes éruptions, tellement et si régulièrement superposées, qu’il est aisé de compter par les profils les colères des feux souterrains.

Mais, dès que vous vous rapprochez du rivage, le sol perd de son âpreté, et se dessine en ondulations déprogressives jusque sur les flots, où elles s’éteignent presque imperceptibles. Mon brave Petit, qui rapporte tout à la marine, et dont le langage pittoresque trouve si instinctivement le mot de la chose, selon son expression favorite quand il veut faire le savant, me dit :

— Savez-vous bien, monsieur Arago, que le raz-de-marée a passé par ici ?

— Comment l’entends-tu ?

— C’est facile ; voyez comme la terre clapote : il y a de l’eau là-dessous.

— Ce que tu appelles de l’eau, c’est du feu.

— Qu’importe ? si l’effet est le même. Je vous jure qu’il y a sous nos pieds quelque chose qui bout, et puis quand ça aura bouilli, le couvercle sautera, et nous gigoterons comme de bons enfants.

— C’est possible.

— Tenez, creusez avec votre sabre ; je suis sûr que vous trouverez une source de feu.

Nous essayâmes l’opération ; mais la croûte était trop dure : nous y épuisâmes vainement nos forces. Au surplus, ces flammes souterraines, ces secousses violentes et si souvent répétées, ces fatigues perpétuelles d’une terre en travail, n’ont pu encore étouffer cette puissance de la végétation qui pare l’île d’un immense bouquet de verdure, et quelques parties même de l’intérieur rappellent, sans trop de désavantages, le chaos impénétrable des forêts brésiliennes.

Ici, seulement, point de reptiles qui bruissent et sifflent sous les arbustes et les feuilles mortes, point de monstrueux lézards qui vous fatiguent de leurs cris, point de rauquements lugubres des jaguars ; tout est calme à la surface de Guham, quand tout est turbulence dans ses entrailles. On dirait que les fureurs intérieures ont pris à tâche de ne pas troubler la quiétude des êtres vivants qui y respirent un air pur et limpide. Peut-être, hélas ! le jour de la destruction n’est-il pas éloigné, et les volcans se feront-ils les terribles auxiliaires de la lèpre à nous le sol, à toi les hommes.

Les bois et les montagnes de Guham offrent au naturaliste des objets dignes de sa curiosité et de ses réflexions. Une grande quantité d’oiseaux, riches de mille couleurs, voltigent de branche en branche, et ne cherchent que rarement à éviter l’atteinte des chasseurs. Le plus joli, sans contredit, est la tourterelle à calotte purpurine, dont les couleurs sont d’une douceur étonnante et la forme infiniment gracieuse. Les martins-pécheurs viennent après ; il y en a de magnifiques ; mais les oiseaux de cette partie du globe, brillants de plumage, ont un chant monotone ou un cri fort désagréable.

La mer est plus riche encore que la terre ; on y trouve des poissons de toute espèce et bariolés de mille couleurs. La collection de nos docteurs était précieuse, et ils auraient apporté bien des espèces inconnues en Europe, si le triste naufrage que nous fîmes aux Malouines ne les avait englouties. On fait ici aux habitants de la mer une guerre opiniâtre à l’aide d’un petit poisson dont j’ai oublié le nom, et qu’on garde dans un réservoir où il est nourri avec le plus grand soin. Dès qu’il est jugé assez instruit dans le métier qu’on lui apprend, on le lâche, et le pêcheur, en frappant de grands coups sur son bateau, le fait revenir avec tous les autres poissons, que son élève a l’adresse d’attirer dans ses filets.

On compte trente-cinq rivières dans toute l’île, dont quelques-unes roulent des paillettes de fer et de cuivre. Les principales sont Tarofofo, Hig et Pago ; elles se jettent toutes trois dans la mer ; et la première peut être remontée avec un petit navire à une assez grande hauteur. Quoique le pays soit très-montagneux, elles coulent fort lentement, et celle d’Agagna, par exemple, ne file pas un tiers de lieue par heure. Elles sont médiocrement poissonneuses.

Le cocotier, que je ne crains pas d’appeler le souverain des arbres, quand je considère la richesse de son feuillage, et que je nomme le plus précieux lorsque je songe à son utilité, s’élance de terre par une tige de deux pieds de diamètre, qui s’élève majestueusement jusqu’à cent pieds de hauteur et promène dans les airs sa chevelure verdoyante ; ses feuilles, formées d’une arête large et flexible que bordent de longues folioles opposées, obéissent au vent le plus léger, et, cadencées avec grâce, elles s’entrelacent mollement, se déploient avec majesté et retombent sans être affaissées. Plus l’arbre est jeune, plus elles sont larges et vigoureuses ; plus il vieillit, plus elles deviennent rares et faibles ; on dirait qu’elles font sa vigueur, comme les cheveux de Samson faisaient sa force. Dépouillée de cet ornement, sa tige grisâtre semble succomber sous le poids énorme des fruits qui la dominent et qui y sont attachés en grappes. Ces fruits ne sont qu’une partie de sa richesse. Aussi gros que nos melons, ils renferment dans leur double enveloppe une eau plus limpide que celle qui tombe des belles cascades des Pyrénées ; elle est douce et bienfaisante, mais l’excès en est nuisible, ainsi que celui de la crème délicieuse qu’elle dépose sur les parois de la première coquille.

Pour arriver jusqu’au sommet de l’arbre, les noirs, les sauvages, les habitants des Mariannes se servent à peu près des mêmes moyens : ils font de petites entailles à son tronc, ou plus souvent encore, avec l’arête même des feuilles qu’ils lient entre elles perpendiculairement au sol, ils dressent une sorte d’échelle capable de supporter les plus lourds fardeaux. Du reste, ce n’est que pour les enfants qu’on fait usage de ces moyens, car, dès qu’ils ont acquis la force de la jeunesse, les naturels escaladent les arbres les plus roides avec une agilité merveilleuse, et j’en ai vu qui se jouaient en riant des difficultés et qui les cherchaient pour nous montrer leur adresse.

Sans compter la nourriture agréable et naturelle qu’on retire de ces fruits, jetez un coup d’œil sur le tableau suivant, et jugez vous-même si cet arbre n’est pas un bienfait pour tous les insulaires de la mer du Sud, et en particulier pour les habitants de cet archipel isolé.

Du fruit ou de la liqueur qui découle des branches tronquées à dessein on obtient :

Des confitures excellentes,

De l’eau-de-vie délicieuse,

Du vinaigre,

Du miel,

De l’huile.

De l’enveloppe :

Des vases,

De petits meubles.

De la tige et des feuilles :

Des cordages très-forts,

Des habillements,

Du fil,

Des toitures.

Ajoutez encore à ce tableau incomplet une foule de petits ouvrages charmants, tels que paniers, nattes, haies solides, cloisons impénétrables, et vous jugerez quel prix on doit attacher ici à la possession du cocotier : aussi lui seul est-il la plus grande richesse du pays.

Si je m’étais sérieusement occupé de botanique, je vous parlerais de cet arbre du voyageur (urania speciosa), dont le nom indique un bienfait ; de ce rima ou arbre à pain (artocarpus incisa), presque aussi nécessaire que le cocotier, mais beaucoup moins répandu ; de ce latanier qui ressemble si bien à un vase élégant d’où s’échappent, comme des rayons, des feuilles d’un vert magnifique ; de l’aréquier (areca oleracea), du vacoi (pandanus), et de cet énorme multipliant (ficus religiosa), qui à lui seul forme une forêt. Mais mon livre est un itinéraire ; la route est longue encore, et je ne veux point arrêter mes lecteurs à chaque pas. Ne voyez-vous pas que c’est une défaite plutôt qu’une excuse ?