Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/37

La bibliothèque libre.
Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 443-449).

XXXVII

ÎLES MARIANNES

Histoire générale. — Résumé.

Il n’y a pas d’extravagances et de sottises que n’aient écrites les historiens espagnols, qui les premiers ont fait connaître à l’Europe les Mariannes et leurs habitants ; ils ont prétendu que ceux-ci ne marchaient qu’à reculons, que la plupart se tenaient courbés comme les quadrupèdes, sans que pourtant les bras touchassent à terre, et ils ont ajouté que le feu était resté pendant des siècles ignoré de tout l’archipel.

La nature et la structure de l’homme donnent un démenti aux premières assertions ; et, quant à la dernière, les orages qui pèsent en certaines saisons sur les climats équatoriaux, et plus encore les volcans dont presque toutes les îles Mariannes sont couronnées, disent ce qu’elle a d’absurde et de fabuleux. Mais ce qui paraît avéré, ce qui semble victorieusement démontré, quoique les historiens de la conquête l’aient dit avant nous, c’est que les femmes d’alors avaient dans toutes les occasions la prééminence sur les hommes, qu’elles présidaient à toutes les délibérations publiques, et que le code de tous avait été créé par elles seules.

La domination espagnole, en écrasant de tout son despotisme cet archipel si brillant et si varié, n’a pas eu la force de renverser cet usage tout rationnel (d’après moi), incrusté, pour ainsi dire, dans les mœurs primitives.

La femme, même actuellement, ne prend jamais le nom du mari ; on la sert la première à table, non par galanterie, mais par devoir, par déférence, par respect ; c’est à elle que l’on offre, au lever, le premier cigare qui se fume dans la maison, et qui mange la première galette sortant de l’ardoise sur laquelle elle a été dorée. Ô mesdames de Paris ! vite, vite, créez à votre profit un code mariannais, nous voilà prêts à le ratifier, nous voilà disposés à subir le joug.

À Guliam et à Holla les discussions d’homme à homme sont toujours tranchées par les femmes ; celles entre femmes ne le sont jamais par les hommes.

À la mort d’un homme, le deuil est de deux mois ; à la mort d’une femme il est de six ; la perte est trois fois plus grande. Les dames ont aussi leur galanterie. Nous sommes ici vaincus par les signes extérieurs, mais le cœur nous absout ou plutôt nous relève.

Lorsqu’une femme prend un mari dont la fortune est moindre que la sienne, c’est celui-ci qui, dans le ménage, est tenu de travailler pour la femme et d’accepter les corvées les plus pénibles.

Lorsque la dot des deux époux est à peu près égale, ou même lorsque la femme ne possède rien, les travaux sont partagés ; seulement, les deux parts une fois arrêtées, la femme choisit d’abord sans que le mari puisse se plaindre.

Si le frère ou le père d’une jeune fille sauve d’un danger imminent un individu quelconque dont la fortune est considérable, celui-ci, s’il ne déplaît pas, est tenu d’épouser la sœur ou la fille de son libérateur. À la vérité, en s’étayant du code espagnol, mis en vigueur depuis la conquête de l’archipel, on peut s’affranchir de ce tribut forcé ; mais telle est la ferveur des naturels pour leurs antiques coutumes, qu’il n’y a pas d’exemple à Guham d’une opposition sérieuse formée par celui qui a reçu le bienfait. Dans ce cas même de mariage, l’époux n’a pas le droit d’exiger une dot de sa femme.

Les parents et les amis se donnent rendez-vous au chevet d’un mort, et, après quelques rapides prières, on cherche à oublier le malheur dans les libations copieuses d’une liqueur enivrante nommée touba, qui ne tarde pas à assimiler les vivants au défunt. Une orgie pour calmer une douleur !

Les détails se pressent en foule dans ma mémoire, et si je ne les transcris point tous ici, c’est que d’autres archipels ont droit à l’empressement du visiteur. Toutefois, avant de dire un dernier adieu aux Mariannes, il ne sera peut-être pas inutile de rappeler en peu de mots l’histoire de leur découverte et de leur conquête sur les Tchamorres.

Une des époques les plus fécondes en grands courages est sans contredit celle qui suivit de près l’heureuse entreprise de Colomb. À son école se formèrent une foule de nobles aventuriers, insatiables de périls et de gloire, avides de merveilleux, qui de tous les points de l’Europe s’élançaient pour parcourir et étudier le monde agrandi, et nous nous hâtons de dire que le Portugal surtout inscrivit des noms illustres dans les plus belles pages de l’histoire des nations. Chassé, pour ainsi dire, de Lisbonne, sa patrie, où l’on n’avait pas voulu accepter ses services, Magellan, à l’exemple de Colomb, alla offrir le secours de son expérience à l’Espagne, qui lui confia un beau navire pour tenter des découvertes vers l’ouest, puisque le cap de Bonne-Espérance avait été doublé et que chaque jour les vaisseaux explorateurs arrivaient en Europe, après avoir enrichi la science nautique de quelque petite île, de quelque rocher ou d’une grande terre.

Magellan traversa l’Atlantique, longea la côte orientale du Brésil, le Paraguay et la terre des Patagons ; il aurait peut-être doublé le cap Horn, lorsqu’une tempête horrible le jeta dans le fameux détroit qui porte son nom. J’ai déjà dit sa joie à l’aspect du vaste Océan Pacifique qui déployait devant lui sa majesté imposante et la masse effrayante de ses vagues se brisant sur les côtes occidentales du Nouveau-Monde. Hardi comme tous les capitaines de ces temps de merveilles, mais plus patient que la plupart d’entre eux, le Portugais s’élança audacieusement vers l’ouest, découvrit les Mariannes, qu’il appela îles des Larrons (Ladrones), et toucha aux Philippines, où il périt victime de son courage.

Il est à remarquer que partout où est établi le tribunal de l’inquisition, l’esprit des découvertes se trouve arrêté, et par suite le progrès des arts et des sciences ; partout aussi où les Espagnols et les Portugais ont assis leur pouvoir, les persécutions ont fait des esclaves et n’ont pas un allié. Toute conquête du Portugal ou de l’Espagne a d’abord été tentée par le Christ ; le glaive n’a été que son auxiliaire. Quant à la persuasion, c’est là une arme dont ces deux nations n’ont jamais voulu faire usage, et vous comprenez pourquoi les progrès ont été lents et pénibles, car les sublimités de notre religion mal expliquée ne trouvaient que des incrédules, et les bras se mettent d’accord avec l’intelligence pour toute rébellion.

Les Carolines et les Mariannes avaient été découvertes ; ces îles si fertiles étaient peuplées d’hommes assez industrieux, dont le caractère avait paru bon et confiant. Manille commençait à devenir une colonie florissante, et c’est de là que partirent les navires qui résolurent la conquête de cet archipel. Joseph de Quiroga fut le premier Espagnol qui chercha aies soumettre. Il était vif, bouillant, impétueux ; il ne connaissait aucun de ces sentiments de générosité qui, plus que les armes, gagnent les esprits et soumettent les cœurs. Aussi dur envers lui-même qu’envers ses soldats, il s’exposait aux mêmes dangers, bravait les mêmes souffrances ; il punissait par sa défaveur une action timide, et réprimait les murmures par de cruels châtiments. Plusieurs fois il eut à apaiser des révoltes, et partout sa présence d’esprit et son impétueux courage lui valurent de grands succès. La résistance des naturels était un outrage pour son âme altière ; le carnage qu’il en faisait lui ouvrit toutes les routes, et, ne pouvant supporter le joug qu’on voulait lui imposer, le peuple vaincu, mais non soumis, se retira sur un rocher désert, Aguignan, où il crut se soustraire à la persécution et à la tyrannie. On le poursuivit bientôt dans ce dernier asile, et ceux qui échappèrent aux massacres furent reconduits à Guham et traités en esclaves.

Au milieu de ces scènes de ravage et de désolation, il est doux d’arrêter ses regards sur un spectacle qui en diminue l’horreur. La religion, armée du glaive, a souvent fait des prosélytes ; mais la force une fois anéantie, on ne tenait plus à un culte imposé par la violence irritée et adopté par la faiblesse sans défense. Le nom du père San-Victorès doit être aussi cher aux habitants de cet archipel que l’a été celui de Las Casas parmi les hordes sauvages de l’Amérique. Lui seul osait mettre un frein aux cruautés de Quiroga, et tel était l’esprit des conquérants du quinzième siècle, que ce qu’ils auraient regardé comme témérité impardonnable dans un soldat, ils craignaient de le réprimer dans un ministre de notre religion.

Au moment même où la torche de la discorde brillait d’une clarté funeste dans toutes les parties de Guham, le père San-Victorès, hardi comme tous les martyrs de la foi, parcourait les campagnes sous la seule sauvegarde de l’étendard du Christ, et avec des paroles de paix et de douceur, il gagnait les cours des habitants et diminuait ainsi leur haine pour le nom espagnol. C’était du sein des retraites encore non violées qu’il lançait des ordres sévères respectés par le fougueux Quiroga. Mais, hélas ! le zèle du pieux missionnaire ne tint pas longtemps contre l’ignorance des naturels et la barbarie des vainqueurs.

Un de ces hommes extraordinaires que chaque terre produit pour guider les autres, intrépide par instinct, féroce par calcul, et aussi étranger aux malheurs passés qu’insensible à ceux à venir, un de ces hommes en un mot dont l’existence ne va jamais au delà du présent, avait opposé, aux Mariannes, quelque résistance aux armes espagnoles, et confiné dans l’intérieur de l’île avec un nombre assez considérable de partisans, il murmurait contre les éloges que des fugitifs donnaient à San-Victorès, et ne voyait qu’une perfidie de plus dans la conduite et les prédications pieuses du héros catholique. Cet homme dangereux se nommait Matapang : je vous en ai déjà parlé à l’occasion d’un prétendu miracle dont j’ai déjà certifié l’authenticité. Il avait confié ses deux enfants à son épouse, et celle-ci, touchée des vertus et de la modération de San-Victorès, les lui avait donnés pour en faire des chrétiens. Il n’en fallut pas davantage à Matapang pour exécuter l’atroce projet qu’il méditait depuis longtemps. Chez les hommes aussi peu maîtres de leurs premiers mouvements, l’intérêt personnel l’emporte toujours sur le bien général. Matapang rassembla ses camarades, leur parla avec le feu d’une indignation véhémente, réveilla dans leur âme le sentiment de la vengeance, et leur fit adroitement comprendre que de la mort seule du père San-Victorès dépendaient désormais le salut du pays et la fuite des Espagnols. Son discours ranima le courage des plus timides ; chacun résolut de tendre un piège au zélé missionnaire et de le faire périr dans une de ces courses chrétiennes qu’il répétait peut-être avec un peu trop d’imprudence.

L’occasion ne manqua pas de se présenter. Matapang sut l’attirer dans la retraite qu’il s’était choisie ; il le remercia d’abord des soins qu’il avait donnés à ses enfants, et le supplia de vouloir bien les conserver pour tout ce qui lui était cher ; mais, afin de mettre sa charité à l’épreuve, il le pria de donner le baptême à une chèvre qu’il affectionnait beaucoup. On juge de la réponse du ministre de Dieu, et comme il s’obstina à refuser ce qu’on exigeait, Matapang, aidé de deux de ses partisans, se précipita sur lui et le terrassa avec une espèce de hache de bois, qui était, avec la fronde, la seule arme des premiers habitants des Mariannes.

On ne sait point si Quiroga fut fâché de ce crime ; mais il est certain que la vengeance devint le prétexte, sinon le motif, des horreurs commises par ses soldats. L’imagination se révolte au souvenir de tant de scènes de carnage ; il suffit, pour en donner une idée, de dire qu’aux premiers essais des armes espagnoles, les Mariannes comptaient plus de quarante mille habitants, et qu’après deux ans on n’en trouva que cinq mille.

C’est de cette époque que date le premier établissement. On soumit les naturels à des lois très-dures, auxquelles ils n’avaient pas le pouvoir d’échapper. Ils plièrent sous le despotisme de leurs oppresseurs, et cette haine, qui naît du sentiment de la faiblesse contre la tyrannie, est restée vivace en dépit des années et des nouvelles lois moins dures et moins cruelles.

Magellan, je vous l’ai déjà dit, donna aux îles Mariannes le nom de Ladrones, parce qu’il y fut victime de sa bonne foi, et il n’y aurait pas d’injustice à leur conserver de nos jours cette triste dénomination, tant les habitants affectionnent la douce habitude de s’approprier le bien d’autrui.

Sitôt que le pouvoir des Espagnols y fut établi sur des bases, il est vrai, assez chancelantes, le premier soin des vainqueurs dut être d’y maintenir leur esprit et de faire sentir leur supériorité. Quiroga était de retour à Manille ; le père San-Victorès avait péri victime de son courage apostolique, et celui qui avait succédé au chef de l’expédition ne s’occupait que des recherches qui pouvaient donner à sa patrie une haute idée du pays qui lui était soumis, et des soins, moins généreux, d’agrandir promptement sa fortune. Il avait expédié des demandes au gouverneur-général des Philippines, car il craignait que Quiroga n’eût fait voile pour l’Espagne ; mais le hasard le servit plus promptement qu’il n’avait osé l’espérer. Les Carolines attiraient les regards de la cour de Madrid. en même temps que celle-ci s’occupait de la conquête des Mariannes,

Neuf petits navires, partis de Luçon, y transportaient plusieurs missionnaires que leur zèle pour la religion éloignait d’un séjour de tranquillité et d’aisance. Les vents leur furent d’abord contraires, et un orage épouvantable les ayant éloignés de leur route, huit de ces navires vinrent périr sur la côte de Guham, tandis que le neuvième fut assez heureux pour entrer dans une anse où il se mit à l’abri de la tempête. Le seul moine qui se sauva resta quelques années aux Mariannes, et y prêcha avec tout le zèle et le succès de San-Victorès, mais avec plus de bonheur. Une chose remarquable, c’est qu’on vit bientôt les plus considérés des anciens habitants protéger avec opiniâtreté la religion de leurs oppresseurs, et prétendre interdire au bas peuple le droit, qu’ils voulaient avoir seuls, de jouir des biens à venir qu’on leur promettait.

Les détails des antiques usages des Mariannais étant consignés dans un ouvrage publié à Manille, en 1790, par le père Jean de la Conception, récollet déchaussé, je l’ai parcouru, et je me suis convaincu que cette compilation énorme avait été écrite par l’ignorance et la crédulité. Les récits des miracles qui ont eu lieu aux seules îles Mariannes occupent cinq ou six volumes, et il serait absurde d’ajouter foi à une foule d’historiettes ridicules de sorciers et de saints qui se seraient mêlés de la conquête de cet archipel.

Je traduis une page :

« Sitôt que Quiroga fut arrivé aux Mariannes et qu’il eut annoncé aux habitants la nouvelle religion qu’il venait leur apporter, la mer se retira, comme pour le prévenir qu’il ne devait retourner dans son pays qu’après avoir heureusement terminé son entreprise. Le lendemain de son débarquement, la terre fut agitée avec un bruit épouvantable, et Quiroga y vit le présage des peines et des soins que lui donnerait la conquête de Guham. Le troisième jour, le soleil le plus pur anima la nature, et les Espagnols eurent la certitude du succès. Le quatrième, un vent impétueux les prévint de la résistance de Matapang ; et le cinquième, des arbres ayant été déracinés par cet ouragan, on n’eut aucun doute de la mort de San-Victorès et des massacres affreux dont la colonie serait le théâtre. Tout arriva comme la nature l’avait prédit San-Victorès fut victime de la fureur de Matapang. Quiroga, dans sa juste vengeance, extermina une grande partie des naturels, et l’étendard de la croix ne brilla que pour un petit nombre de justes. »

Et d’un.

« À peine le père San-Victorès fut-il tombé, frappé d’un coup mortel de Matapang, que son âme, franchissant les distances et portée sur l’aile des vents, arriva au milieu de sa patrie et y annonça ce malheur. Les églises de toute l’Espagne furent tendues de noir ; les cloches sonnèrent d’elles-mêmes ; la cour prit le deuil ce fut une calamité générale. Huit à dix mois après. Guham fut agitée par deux ou trois tremblements de terre, et la cause n’en demeura pas inconnue. Le crime de Matapang devait être expié. »

Et de deux.

« Dans une de ses courses à Tinian, le père San-Victorès venait enfin de ranger sous l’étendard de la foi le plus opiniâtre incrédule des naturels, qu’il avait attaqué vainement à différentes reprises, lorsque celui-ci, réfléchissant, en se dirigeant vers sa maison de campagne, sur l’action qu’il venait de commettre, vit venir à lui six femmes très-bien mises qui mangeaient du feu ; une seule était habillée en noir ; les autres étaient bariolées de mille couleurs. Il les salua en espagnol ; mais ces femmes aériennes lui répondirent en indien, et le menacèrent de grands malheurs, s’il refusait de se soumettre aux nouvelles lois qu’on venait lui imposer. L’incrédule converti promit d’obéir, et, en publiant la vision qu’il avait eue, il seconda infiniment le zèle de San-Victorès. »

Et de trois.

Je ne finirais pas de longtemps si je devais rapporter ici seulement la dixième partie des contes ridicules dont cette prétendue histoire est composée ; mais une chose qui m’a beaucoup surpris, c’est qu’au milieu du fatras des quatorze volumes qui la contiennent, il y a plusieurs pages consacrées aux Carolines : elles sont très-curieuses, plus correctement écrites que les autres et surtout mieux raisonnées ; on ne dirait pas que la même main a tenu la même plume, ni que le même esprit les a dictées. Pas un seul récit de miracles : tout y est simple, dans l’ordre ; et, pour faire marcher son livre, l’auteur n’a pas eu besoin de recourir aux prodiges.

J’ai étudié les Mariannes dans leurs plus petits détails ; j’ai vu la civilisation bâtarde en lutte permanente avec les mœurs primitives de cet archipel. Quel sera le vainqueur ? Dieu le sait et non les hommes ; car ils ne veulent pas voir dans l’avenir, qui peut parfois se traduire par le présent. Ici le présent est sans espérance, et il ne serait point téméraire d’avancer que ce groupe d’îles si riantes, si régulièrement échelonnées du nord au sud, redeviendra ce qu’il était avant la conquête.

Plus de trois siècles ont pourtant passé sur cet archipel depuis que l’Espagne y a planté son pavillon.

Il y a des fruits qui tombent et meurent avant d’avoir atteint leur maturité.