Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/Note 05

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. xi-xv).

NOTE 5.

Le Tonnerre.

Le traité que mon frère ainé vient de publier sur le tonnerre me fournira deux notes étroitement liées à mon sujet. Dans la première, on trouvera l’examen de cette question :

— Tonne-t-il tout autant en pleine mer que dans l’intérieur des continents ?

La seconde note sera relative à cet autre problème :

— Dans quelles saisons les coups de tonnerre foudroyants sont-ils le plus fréquents ?

I.

Tonne-t-il tout autant en pleine mer que dans l’intérieur des continents ?

J’ai cru devoir examiner si, comme on La prétendu sans en administrer la preuve, il tonne moins souvent en pleine mer qu’au centre des continents. Jusqu’ici mes recherches confirment cette opinion. En marquant sur une mappemonde, d’après leurs latitudes et leurs longitudes, tous les points dans lesquels des navigateurs ont été assaillis par des orages accompagnés de tonnerre, il paraît évident, à la simple inspection de la carte, que le nombre de ces points diminue avec l’éloignement des continents. J’ai même déjà quelque raison de croire qu’au delà d’une certaine distance de toute terre, il ne tonne jamais. Je présente cependant ce résultat avec toute la réserve possible, car la lecture de tel ou tel voyage pourrait demain venir me prouver que je me suis trop hâté de généraliser. Au reste, pour sortir au plus vite d’incertitude sur ce point, je n’ai pas trouvé de meilleur moyen que de recourir à la complaisance et à l’érudition nautique de M. le capitaine Duperrey. Le dernier mot de ce savant navigateur, quand il me sera parvenu, me donnera une assurance qui aujourd’hui serait prématurée. Je puis, au contraire, me montrer dès ce moment complètement affirmatif sur le fait de la diminution des orages en mer. Je trouverai, par exemple, une preuve démonstrative de cette diminution, dans l’intéressant voyage que M. le capitaine Bougainville vient de publier.

La frégate la Thétis, commandée par cet officier, quitte la rade de Tourade (Cochinchine) vers le milieu de février 1825, et fait voile pour Sourabaya, situé à l’extrémité sud-est de Java. Pendant cette traversée, a peine essuie-t-elle un orage accompagné de tonnerre. Elle arrive enfin, et pendant son séjour dans la rade (du 19 mars au 30 avril) le tonnerre ne cesse de gronder tous les après-midi. La Thétis fait voile le 1er mai pour le Port-Jackson. Pendant plusieurs jours, elle se maintient presque exactement sur le parallèle de Sourabaya. Toutefois, à peine a-t-elle perdu de vue les terres de Java, que le tonnerre cesse de se faire entendre. En résumé, avant d’atteindre Sourabaya, les météorologistes de la Thétis n’ont aucun coup de tonnerre à enregistrer ; pendant le séjour dans la rade, et jusqu’à l’époque de l’appareillage, il tonne presque tous les soirs ; après le départ du navire, l’équipage n’entend plus rien. L’épreuve ne saurait être plus complète. Disons cependant de nouveau que la conséquence qui en découle est largement confirmée par l’ensemble des observations recueillies dans toutes les régions du globe. Ainsi, l’atmosphère océanique est beaucoup moins apte à engendrer des orages que celle des continents et des îles.

II.

Dans quelles saisons les coups de tonnerre foudroyants sont-ils le plus fréquents ?

Autant je suis éloigné de regarder l’ensemble des proverbes, des dictons populaires, comme le code de la sagesse des nations, autant je crois que les physiciens ont eu tort de n’accorder que leur dédain à ceux de ces proverbes qui se rapportent à des phénomènes naturels. Les accepter aveuglément serait assurément une grande faute ; mais ce n’en est pas une moindre que de les rejeter sans examen. En me laissant guider par ces principes, il m’est quelquefois arrivé déjà de trouver d’importantes vérités là ou l’on s’obstinait à ne voir que le fruit de la préoccupation et des préjugés. Aussi, malgré tout ce qu’il y avait d’improbable, disons mieux, de contraire aux idées reçues, dans l’aphorisme des campagnards :

« Les tonnerres ne sont jamais plus dangereux que dans les saisons froides. »

J’ai pensé devoir le soumettre à une épreuve dont personne n’a le droit d’appeler, à celle de l’observation. Cette épreuve, au surplus, voici de quelle manière simple il m’a paru qu’on pouvait la faire.

J’ai tenu note, dans mes lectures, DE TOUS les coups foudroyants à dates certaines signalés par les navigateurs, et je les ai classés par mois ; bien entendu qu’il a fallu ne comprendre dans ce recensement que les événements d’un seul hémisphère, car, au nord et au midi de l’équateur, les mois d’une même dénomination correspondent à des saisons opposées. J’ai dû aussi ne pas étendre le champ des observations jusqu’à ces régions des tropiques où les divers mois de l’année différent très-peu entre eux, sous le rapport de la température. J’ai échappé à toutes ces difficultés en me renfermant dans l’intervalle compris entre les côtes d’Angleterre et la Méditerranée inclusivement.

Voici maintenant les résultats :

JANVIER
1749. Le Dover, bâtiment marchand anglais.
Le 9, latit. 47° 30′ nord, longit. 22° 15′ ouest.
1762. Bellona, vaisseau anglais de 74.
Le…, latit…, longit…
1784. Le Thisbé, vaisseau de guerre anglais.
Le 3, côtes d’Irlande.
1814. Le Milford, vaisseau de ligne anglais.
Le… (dans le port Plymouth).
1830. L’Etna, le Madagascar, le Mosqueto, navires de guerre anglais.
Le… (dans le canal de Corfou).
FÉVRIER
1799. Le Cambrian, vaisseau de guerre anglais.
Le 22 (près de Plymouth).
1799. Le Terrible, vaisseau de ligne anglais.
Le 23 (près des côtes d’Angleterre).
1809. Le Warren-Hastings, vaisseau de ligne anglais.
Le 14 (à Portsmouth).
1812. Trois vaisseaux de ligne.
Le 23 (à Lorient).


MARS.
1824. Le Lydia de Liverpool.
Le 23 (dans la traversée de Liverpool à Miramichie).


AVRIL.
1811. L’Infatigable, le Warley, la Persévérance, le Warren-Hastings, navires anglais marchant de conserve.
Le 20, latit. 46° 46′ nord, longit. 11° 39′.
1823. L’Annibal de Boston.
Le 22, latit. 44° nord ; long. 40° ouest.
1824. Le Hopewell, navire marchand anglais.
Le 22, latit. 44° 30′ nord ; longit…
1824. La Pénélope de Liverpool.
Le 22, latit. 46° nord ; long. 39° ouest.
1827. Le New-York, paquebot de 500 tonneaux.
Le 19, latit. 38° 9′ nord ; longit. 61° 17′ ouest. Pendant la traversée de New-York à Liverpool.
MAI.

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JUIN.

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JUILLET.
1681. L’Albemarl, bâtiment anglais, près du cap Cod, latit. 42° nord
1830. Le Glocester et le Melville, vaisseaux de ligne anglais.
Le… (en été) près de Malte.
AOÛT.
1808. Le Sultan, vaisseau de ligne anglais.
Le 12 (à Mahon).
SEPTEMBRE.
1813. Cinq des treize vaisseaux de ligne de l’amiral Exmouth.
Le 2 (à l’embouchure du Rhône).
1822. L’Amphion de New-York.
Le 21 (à quelque distance de New-York).
OCTOBRE.
1795. Le Russel, vaisseau de ligne anglais.
Le 3 (près de Belle-Île).
1813. Le Barfleur, vaisseau anglais de 98 canons.
À la fin du mois (dans la Méditerranée).


NOVEMBRE.
1696. Le Trumbull, galère anglaise.
Le 26 (rade de Smyrne).
1811. Le Belle-Île, brick de Liverpool.
… (à Bideford, Devonshire).
1723. Le Leipsick, frégate autrichienne.
Le 12 (à l’entrée du canal de Céphalonie).
1832. Le Southampton, vaisseau de ligne anglais.
Le 5 (dans les Dunes).
DÉCEMBRE.
1778. L’Atlas, vaisseau de la Compagnie des Indes.
Le 31 (à l’ancre dans la Tamise).
1820. Le Coquin, bâtiment français.
Le 25 (dans la rade de Naples)
1828. Le Roëbuck, cutter anglais.
… (à Portsmouth).
1832. Le Logan de New-York.
Le 19 (dans son passage de Savannah à Liverpool).

Quand on a parcouru de l’œil ce recensement, quand on se rappelle en même temps combien il y a d’orages en été, combien peu, comparativement, il s’en forme pendant l’hiver, il me semble difficile de ne pas reconnaître, qu’en mer du moins les tonnerres des mois chauds sont beaucoup moins dangereux que ceux des saisons froides et tempérées. Ce résultat me paraît déjà bien établi ; j’eusse désiré cependant appuyer sa démonstration sur une statistique plus complète, mais les documents m’ont manqué. J’ajouterai qu’il n’a pas dépendu de moi qu’un aussi petit nombre de navires français figurât dans mon recensement. Pour les Anglais, j’ai pu mettre à profit les citations contenues dans d’excellents mémoires de M. Harris, sur les paratonnerres.