Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/Note 06

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. xv-xix).

NOTE 6.

Sur le Mirage.


Les mémoires savants, hérissés d’algèbre, dont la science moderne est redevable à divers géomètres modernes, n’ont rien ôté de son mérite éminent à la dissertation que Monge inséra jadis dans la Décade égyptienne. La rareté de ce recueil me détermine à reproduire ici le travail du célèbre fondateur de l’école Polytechnique.

Pendant la marche de l’armée française dans le désert, depuis Alexandrie jusqu’au Caire, on a eu tous les jours occasion d’observer un phénomène extraordinaire pour la plupart des habitants de la France : ce phénomène exige, pour sa reproduction, que l’on soit dans une grande plaine à peu près de niveau ; que cette plaine se prolonge jusqu’aux limites de l’horizon, et que le terrain, par son exposition au soleil, puisse acquérir une température plus élevée. Il serait possible que ces trois circonstances se trouvassent réunies dans les Landes de Bordeaux ; car la plaine des Landes, comme celle de la Basse-Égypte, est à peu près horizontale ; elle n’est terminée par aucune montagne, du moins dans la direction de l’est à l’ouest ; et il est probable que, pendant les longs jours de nos étés, le terrain aride dont elle est formée acquiert une température suffisante. Ainsi, ce phénomène pourrait ne pas être ignoré des habitants du département des Landes ; mais il est très-connu des marins, qui l’observent fréquemment à la mer, et qui lui ont donné le nom de mirage.

À la vérité, la cause qui produit le mirage à la mer pourrait bien être différente de celle qui le produit à terre ; mais l’effet étant absolument le même dans les deux cas, je n’ai pas cru devoir employer un mot nouveau.

Je vais décrire le phénomène ; j’essaierai ensuite d’en donner l’explication.

Le terrain de la Basse-Égypte est une plaine à peu près horizontale, qui, comme la surface de la mer, se perd dans le ciel aux bornes de l’horizon ; son uniformité n’est interrompue que par quelques éminences, ou naturelles ou factices, sur lesquelles sont situés les villages, qui, par là, se trouvent au-dessus de l’inondation du Nil ; et ces éminences, plus rares du côté du désert, plus fréquentes du côté du Delta, et qui se dessinent en sombre sur un ciel très éclairé, sont encore rendues plus apparentes par les dattiers et les sycomores, beaucoup plus fréquents près des villages.

Le soir et le matin, l’aspect du terrain est tel qu’il doit être ; et entre vous et les derniers villages qui s’offrent à votre vue, vous n’apercevez que la terre ; mais, dès que la surface du sol est suffisamment échauffée par la présence du soleil, et jusqu’à ce que, vers le soir, elle commence à se refroidir, le terrain ne paraît plus avoir la même extension, et il paraît terminé, à une lieue environ, par une inondation générale. Les villages qui sont placés au delà de cette distance, paraissent comme des îles situées au milieu d’un grand lac, et dont on serait séparé par une étendue d’eau plus ou moins considérable. Sous chacun des villages on voit son image renversée, telle qu’on la verrait effectivement s’il y avait en avant une surface d’eau réfléchissante ; seulement, comme cette image est à une assez grande distance, les petits détails échappent à la vue, et l’on ne voit distinctement que les masses ; d’ailleurs, les bords de l’image renversée sont un peu incertains, et tels qu’ils seraient dans le cas d’une eau réfléchissante, si la surface de l’eau était un peu agitée.

À mesure qu’on approche d’un village qui paraît placé dans l’inondation, le bord de l’eau apparente s’éloigne ; le bras de mer qui semblait vous séparer du village se rétrécit ; il disparaît enfin entièrement, et le phénomène qui cesse pour ce village se reproduit sur-le-champ pour un nouveau village que vous découvrez derrière, à une distance convenable.

Ainsi, tout concourt à compléter une illusion qui quelquefois est cruelle, surtout dans le désert, parce qu’elle vous présente vainement l’image de l’eau dans le temps même où vous en éprouvez le plus grand besoin.

L’explication que je me propose de donner du mirage est fondée sur quelques principes d’optique, qui se trouvent à la vérité dans tous les éléments, mais qu’il est peut-être convenable d’exposer ici.

Lorsqu’un rayon de lumière passe d’un milieu transparent dans un autre dont la densité est plus grande, si sa direction dans le premier milieu est perpendiculaire à la surface qui sépare les deux milieux, cette direction n’éprouve aucune altération, c’est-à-dire que la droite que le rayon parcourt dans le second milieu est dans le prolongement de celle qu’il parcourt dans le premier : mais si la direction du rayon incident fait un angle avec la perpendiculaire à la surface, 1o le rayon se brise au passage, de manière que l’angle qu’il forme avec la perpendiculaire dans le second milieu est plus petit ; 2o pour les deux mêmes milieux, quelle que soit la grandeur de l’angle que le rayon incident fait avec la perpendiculaire, le sinus de cet angle et celui de l’angle que fait le rayon réfracté sont toujours entre eux dans le même rapport.

Or, les sinus des grands angles ne croissent pas aussi rapidement que ceux des angles plus petits. Lors donc que l’angle formé par le rayon incident et la perpendiculaire vient à croître, le sinus de l’angle formé par le rayon brisé croît dans le rapport du sinus du premier, et l’accroissement de l’angle lui-même est moindre que celui de l’angle du rayon incident. Ainsi, à mesure que l’angle d’incidence augmente, l’angle du rayon brisé augmente aussi, mais toujours de moins en moins, de manière que quand l’angle d’incidence est le plus grand qu’il puisse être, c’est-à-dire, lorsqu’il est infiniment voisin de 90°, l’angle que le rayon brisé fait avec la perpendiculaire est moindre de 90° ; c’est un maximum, c’est-à-dire qu’un rayon de lumière ne peut passer du premier lieu dans le second sous un plus grand angle.

Lorsque le rayon de lumière passe au contraire d’un milieu plus dense dans un autre qui l’est moins : 1o si le rayon est compris entre la perpendiculaire et la direction du rayon brisé qui fait l’angle du maximum, ce rayon sort dans le milieu moins dense ; 2o si le rayon a la direction du rayon brisé dans l’angle maximum, il sort encore en faisant un angle de 90° avec la perpendiculaire, ou en restant dans le plan tangent à la surface. Mais si l’angle que le rayon fait avec la perpendiculaire est plus grand que le maximum de l’angle de réfraction, ou, ce qui revient au même, si le rayon est compris entre la surface et le rayon brisé dont l’angle est maximum, il ne sort pas du milieu dense ; il se réfléchit à la surface, et rentre en dedans du même milieu, en faisant l’angle de réflexion égal à l’angle d’incidence, ces deux angles étant dans un même plan perpendiculaire à la surface.

C’est sur cette dernière proposition qu’est principalement fondée l’explication du mirage.

La transparence de l’atmosphère, c’est-à-dire la faculté qu’elle a de laisser passer, avec une assez grande liberté, les rayons de lumière, ne lui permet pas d’acquérir une température très-haute par sa seule exposition directe au soleil ; mais quand, après avoir traversé l’atmosphère, la lumière, amortie par un sol aride et peu conducteur, a considérablement échauffé la surface de ce sol, c’est alors que la couche inférieure de l’atmosphère, par son contact avec la surface échauffée du terrain, contracte une température très-élevée.

Cette couche se dilate ; sa pesanteur spécifique diminue ; et, en vertu des lois de l’hydrostatique, elle s’élève jusqu’à ce que, par le refroidissement, elle ait recouvré une densité égale à celle des parties environnantes. Elle est remplacée par la couche qui est immédiatement au-dessus d’elle, au travers de laquelle elle tamise, et qui éprouve bientôt la même altération. Il en résulte un effluve continuel d’un air raréfié s’élevant au travers d’un air plus dense qui s’abaisse ; et cet effluve est rendu sensible par des stries qui altèrent et agitent les images des objets fixes qui sont placés au delà.

Dans nos climats d’Europe, nous connaissons des stries semblables et produites par la même cause ; mais elles ne sont pas aussi nombreuses, et elles n’ont pas une vitesse ascensionnelle aussi grande que dans le désert, où la hauteur du soleil est plus grande, et où l’aridité du sol, ne donnant lieu à aucune évaporation, ne permet aucun autre emploi du calorique.

Ainsi, vers le milieu du jour, et pendant la grande ardeur du soleil, la couche de l’atmosphère qui est en contact avec le sol est d’une densité sensiblement moindre que les couches qui reposent immédiatement sur elle.

L’éclat du ciel n’est dû qu’aux rayons de lumière réfléchis en tous sens par les molécules éclairées de l’atmosphère. Ceux de ces rayons qui sont envoyés par les parties élevées du ciel, et qui viennent rencontrer la terre en faisant un assez grand angle avec l’horizon, se brisent en entrant dans la couche inférieure dilatée, et rencontrent la terre sous un angle plus petit. Mais ceux qui viennent des parties basses du ciel, et qui forment avec l’horizon de petits angles, lorsqu’ils se présentent à la surface qui sépare la couche inférieure et dilatée de l’atmosphère de la couche plus dense qui est au-dessus d’elle, ne peuvent plus sortir de la couche dense ; d’après le principe d’optique rapporté ci-dessus, ils se réfléchissent vers le haut, en faisant l’angle de réflexion égal à celui d’incidence, comme si la surface qui sépare les deux couches était celle d’un miroir, et ils vont porter à un œil placé dans la couche dense l’image renversée des parties basses du ciel que l’on voit alors au-dessous du véritable horizon.

Dans ce cas, si rien ne vous avertit de votre erreur, comme l’image de la partie du ciel, vue par réflexion, est à peu près du même éclat que celle qui est vue directement, vous jugez le ciel prolongé vers le bas, et les limites de l’horizon vous paraissent et plus basses et plus proches qu’elles ne doivent être. Si ce phénomène se passait à la mer, il altérerait les hauteurs du soleil, prises avec l’instrument, et il les augmenterait de toute la quantité dont il abaisserait la limite apparente de l’horizon. Mais si quelques objets terrestres, tels que des villages, des arbres, ou des monticules de terrain, vous avertissent que les limites de l’horizon sont plus éloignées, et que le ciel ne s’abaisse pas jusqu’à cette profondeur, comme la surface de l’eau n’est ordinairement visible, sous un petit angle, que par l’image du ciel qu’elle réfléchit, vous voyez une image du ciel réfléchie, vous croyez apercevoir une surface d’eau réfléchissante.

Les villages et les arbres qui sont à une distance convenable, en interceptant une partie des rayons de lumière envoyés par les régions basses du ciel, produisent des lacunes dans l’image réfléchie du ciel. Ces lacunes sont exactement occupées par les images renversées de ces mêmes objets, parce que ceux des rayons de lumière qu’ils envoient et qui font avec l’horizon des angles égaux à ceux qui formaient les rayons interceptés, sont réfléchis de la même manière que ceux-ci l’auraient été. Mais comme la surface réfléchissante qui sépare les deux couches d’air des densités différentes n’est ni parfaitement plane ni parfaitement immobile, ces dernières images doivent paraître mal terminées et agitées sur leurs bords, comme seraient celles que produirait la surface d’une eau qui aurait contracté de légères ondulations.

On voit pourquoi le phénomène ne peut avoir lieu lorsque l’horizon est terminé par des montagnes élevées et continues ; car ces montagnes interceptent tous les rayons envoyés par les parties basses du ciel, et ne laissent passer au-dessus d’elles que des rayons qui sont avec la surface dilatée des angles assez grands pour que la réflexion ne puisse plus avoir lieu.

Dans un état constant de choses, c’est-à-dire en supposant que la densité et l’épaisseur de la couche dilatée soient constantes, et que la température de la couche supérieure soit invariable, le plus grand angle sous lequel les rayons de lumière puissent être ainsi réfléchis est entièrement déterminé et constant entre les sinus des angles d’incidence et de réfraction pour les deux milieux. Or, de tous les rayons réfléchis, ceux qui forment le plus grand angle avec l’horizon paraissent venir du point le plus voisin et auquel commence le phénomène. Donc, dans un état constant de choses, le point auquel commence le phénomène est à une distance constante de l’observateur : en sorte que, si l’observateur se meut en avant, le point où commence l’inondation apparente doit se mouvoir dans le même sens et avec la même vitesse. Donc, si la marche est dirigée vers un village qui paraisse au milieu de l’inondation, le bord de l’inondation doit paraître se rapprocher insensiblement du village, l’atteindre, et, bientôt après, paraître situé au delà de lui.

Lorsque le soleil est près de l’horizon, à son lever, la terre n’est pas encore assez échauffée ; à son coucher, elle est déjà trop refroidie pour que le mirage puisse avoir lieu. Il paraît donc très-difficile qu’indépendamment de l’image directe du soleil on en voie une seconde, réfléchie à l’occasion de la température élevée de la couche inférieure de l’atmosphère. Mais, dans le second quartier de la lune, cet astre se lève après midi, et pendant que les circonstances sont encore favorables au mirage. Si donc l’éclat du soleil et la clarté de l’atmosphère permettent alors qu’on aperçoive la lune à son lever, on doit voir deux images de cet astre, l’une au-dessus de l’autre, dans le même vertical. Ce phénomène est connu sous le nom de parasélène.

La transparence de l’eau de la mer permet aux rayons de lumière de pénétrer dans son intérieur, jusqu’à une profondeur assez considérable : sa surface, par son exposition au soleil, ne s’échauffe pas à beaucoup près autant que le ferait un sol aride, dans les mêmes circonstances ; elle ne communique pas à la couche d’air qui repose sur elle une température très-élevée ; le mirage ne doit donc pas être aussi fréquent en mer que dans le désert ; mais l’élévation de température n’est pas la seule chose qui, sous une pression constante, puisse dilater la couche inférieure de l’atmosphère. En effet, l’air a la faculté de dissoudre l’eau, sans perdre sa transparence ; et Saussure a fait voir que la pesanteur spécifique de l’air décroît à mesure qu’il tient une plus grande quantité d’eau en dissolution. Lors donc que le vent qui souffle en mer apporte un air qui n’est pas saturé d’eau, la couche inférieure de l’atmosphère qui est en contact avec la surface de la mer dissout de l’eau nouvelle et se dilate. Cette cause, jointe à la légère augmentation de température, peut enfin amener les circonstances favorables au mirage, et produit, en effet, celui que les marins observent assez fréquemment.

Cette dernière cause, c’est-à-dire la dilatation de la couche inférieure de l’atmosphère, occasionnée par la dissolution d’une plus grande quantité d’eau, peut avoir lieu dans tous les instants du jour, lorsque le soleil est près de l’horizon comme lorsqu’il est voisin du méridien. Il serait donc possible qu’elle produisit les parélies, phénomènes dans lesquels, au lever du soleil et à son coucher, on voit deux images de cet astre en même temps au-dessus de l’horizon apparent. Mais je n’ai jamais eu occasion d’observer ce dernier phénomène, qui d’ailleurs est très-rare, ni de remarquer les circonstances qui l’accompagnent.

ADDITION.

Depuis la lecture de ce mémoire, j’ai eu de fréquentes occasions d’observer le mirage à terre, je l’ai fait dans des circonstances très-variées, dans des saisons très-différentes ; et les résultats, jusqu’aux plus petits détails, ont toujours été conformes à l’explication que j’en ai donnée ; en sorte qu’aujourd’hui je n’ai plus de doute sur son exactitude. De toutes ces observations, il n’y en a qu’une seule que je crois utile de rapporter.

J’étais, avec le général Bonaparte, dans la vallée de Suez, lorsqu’il reconnut le canal qui joignait autrefois la mer Rouge à la Méditerranée. Cette vallée de quelques lieues de largeur est bornée à l’est par la chaîne de montagnes qui s’étend de la Syrie au mont Sinaï, et à l’ouest par les montagnes de l’Égypte. Ces montagnes sont, de part et d’autre, assez élevées pour intercepter les rayons de lumière envoyés par les parties inférieures du ciel, et ceux de ces rayons qu’elles n’interceptent pas arrivent à terre sous un angle trop grand pour être réfléchis par la couche inférieure et dilatée de l’atmosphère. Ainsi, dans le moment même le plus chaud du jour, on ne voit sur la surface de la terre l’image réfléchie d’aucune partie du ciel, et l’on n’aperçoit nulle part l’apparence d’une inondation. Cependant l’effet du mirage n’est pas entièrement nul ; les objets visibles, placés à peu près à mi-côte, et dont la position correspond à celle des parties inférieures du ciel, dont l’image se réfléchirait, participent à cet effet d’une manière moins frappante, à la vérité, à cause de leur peu d’étendue, et avec moins d’éclat, parce que leur couleur est beaucoup plus obscure que celle du ciel. Indépendamment de l’image produite par les rayons directs, les rayons émanés de ces objets, et qui sont dirigés vers la terre, sont réfléchis par la couche inférieure de l’atmosphère, comme l’auraient été les rayons venus des parties inférieures du ciel, dont ils tiennent la place, et donnent lieu à une seconde image de ces objets, renversée et placée verticalement au-dessous de la première.

Cette duplication d’images produit des illusions d’optique contre lesquelles il est bon d’être en garde dans un désert qui peut être occupé par l’ennemi, et où personne ne peut donner des renseignements sur des apparences inquiétantes.