Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/Note 07

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. xx-xxi).

NOTE 7.

De la hauteur des Vagues.


Quelle est la plus grande hauteur des vagues pendant les tempêtes ? Quelle est leur plus grande dimension transversale ? Quelle est leur vitesse de propagation ? Ces trois questions n’ont pas encore été résolues.

La hauteur, on s’est ordinairement contenté de l’estimer. Or, pour montrer combien de simples évaluations peuvent être en erreur ; combien, sur un pareil sujet, l’imagination exerce l’influence, nous dirons que des marins également dignes de confiance, ont donné pour la plus grande hauteur des vagues, les uns cinq mètres, et les autres trente-trois. Aussi, ce que la science réclame aujourd’hui, ce sont, non des aperçus grossiers, mais des mesures réelles dont il soit possible d’apprécier l’exactitude numériquement.

Ces mesures, nous le savons, sont fort difficiles ; cependant les obstacles ne paraissent pas insurmontables, et, en tous cas, la question offre trop d’intérêt pour qu’on doive marchander les efforts que sa solution pourra exiger. Au reste, quelques courtes réflexions pourront guider à la solution du problème.

Supposons un moment que les vagues de l’Océan soient immobiles, pétrifiées ; que ferait-on sur un navire également stationnaire et situé dans le creux d’une des vagues, s’il fallait en mesurer la hauteur réelle, s’il fallait déterminer la distance verticale de la crête et du creux ? Un observateur monterait graduellement le long du mât, et s’arrêterait à l’instant où la ligne visuelle horizontale, partant de son œil, paraîtrait tangente à la crête en question ; la hauteur verticale de l’œil au-dessus de la surface de flottaison du navire, toujours situé, par hypothèse, dans le creux, serait la hauteur cherchée. Eh bien ! cette même opération, il faut essayer de la faire au milieu de tous les mouvements, de tous les désordres d’une tempête.

Sur un navire en repos, tant qu’un observateur ne change pas de place, l’élévation de son œil au-dessus de la mer reste constante et très-facile à trouver. Sur un navire battu par les flots, le roulis et le tangage inclinent les mâts, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. La hauteur de chacun de leurs points, celle des huniers, par exemple, varie sans cesse, et l’officier qui s’y est établi ne peut connaître la valeur de sa coordonnée verticale au moment où il observe, que par le concours d’une seconde personne placée sur le pont et dont la mission est de suivre les mouvements du mât. Quand on borne sa prétention à connaître cette coordonnée, à la précision d’un tiers de mètre, par exemple, le problème nous semble complètement résolu, surtout si l’on choisit, pour observer, les moments où le navire se trouve à peu près dans sa position naturelle ; or, il est précisément ainsi au creux de la vague.

Reste maintenant à trouver le moyen de s’assurer que la ligne de visée aboutissant au sommet d’une crête est horizontale.

Les crêtes des deux vagues contiguës sont à la même hauteur, au-dessus du creux intermédiaire. Une ligne visuelle horizontale, partant de l’œil de l’observateur quand le navire est dans le creux, va, je suppose, raser la crête de la vague qui s’approche ; si l’on prolonge cette ligne du côté opposé, elle ira aussi toucher, seulement à son sommet, la crête de la vague déjà passée. Cette dernière condition est nécessaire, et elle suffit pour établir l’horizontalité de la première ligne de visée ; or, avec l’instrument connu sous le nom de secteur de dépression (deep sector), avec les cercles ordinaires armés d’un miroir additionnel, on peut voir en même temps, dans la même lunette, dans la même partie du champ, deux mires, situées à l’horizon, l’une en avant, l’autre en arrière. Le secteur de dépression apprendra donc à l’observateur, s’élevant graduellement le long du mât, à quel instant son œil arrive au plan horizontal, tangent aux crêtes de deux vagues voisines. C’est là précisément la solution du problème que nous nous étions proposé.

Nous avons supposé qu’on voulait apporter dans cette observation toute l’exactitude que les instruments de marine comportent. L’opération serait plus simple et d’une précision quelquefois suffisante, si l’on se contentait de déterminer, même à l’œil nu, jusqu’à quelle hauteur on peut s’élever le long du mât, sans jamais apercevoir, quand le navire est descendu dans le creux, d’autre vague que la plus voisine de celles qui s’approchent ou s’éloignent. Sous cette forme, l’observation serait à la portée de tout le monde ; elle pourrait donc être faite pendant les plus fortes tempêtes, c’est-à-dire dans les circonstances où l’usage des instruments à réflexion présenterait quelques difficultés, et lorsque d’ailleurs toute autre personne qu’un matelot ne se hasarderait pas peut-être impunément à grimper le long d’un mât. Les dimensions transversales des vagues se déterminent assez bien en les comparant à la longueur du navire qui les sillonne ; leur vitesse, on la mesure par des moyens connus. Nous n’avons donc, en terminant cet article, qu’à signaler de nouveau ces deux sujets de recherches à l’attention de tous les officiers de la marine royale qui font des voyages de circumnavigation.