Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/Note 08

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. xxi-xxv).

NOTE 8.

De la Température de la Terre.


La terre, sous le rapport de la température, est-elle arrivée à un état permanent ? La solution de cette question capitale semble ne devoir exiger que la comparaison directe, immédiate, des températures moyennes du même lieu, prises à des époques éloignées. Mais en y réfléchissant davantage, en songeant aux effets des circonstances locales, en voyant à quel point le voisinage d’un lac, d’une forêt, d’une montagne nue ou boisée, d’une plaine sablonneuse où couverte de prairies, peut modifier la température, tout le monde comprendra que les seules données thermométriques ne sauraient suffire ; qu’il faudra s’assurer, en outre, que la contrée où l’on a opéré et même que les pays environnants n’ont subi, dans leur aspect physique et dans le genre de leur culture, aucun changement trop notable. Ceci, comme on voit, complique singulièrement la question : à des chiffres positifs, caractéristiques, d’une exactitude susceptible d’être nettement appréciée, viennent maintenant se mêler des aperçus vagues, en présence desquels un esprit rigide reste toujours en suspens.

N’y a-t-il aucun moyen de résoudre la difficulté ? Ce moyen existe et n’est pas compliqué : il consiste à observer la température en pleine mer, très-loin des continents. Ajoutons que, si l’on choisit les régions équinoxiales, ce ne sont pas des années de recherches qu’il faudra ; que les températures maxima, observées dans deux ou trois traversées de la ligne, peuvent amplement suffire. En effet, dans l’Atlantique, les extrêmes de ces températures, déterminées jusqu’ici par un grand nombre de voyageurs, sont 27° et 29° centigrades. En faisant la part des erreurs de graduation, tout le monde comprendra qu’avec un bon instrument l’incertitude d’une seule observation du maximum de température de l’océan Atlantique équatorial ne doit guère surpasser un degré, et qu’on peut compter sur la constance de la moyenne de quatre déterminations distinctes, à une petite fraction de degré. Ainsi, voilà un résultat facile à obtenir, directement lié aux causes caloriques et refroidissantes dont dépendent les températures terrestres, et tout aussi dégagé qu’il est possible de l’influence des circonstances locales. Voilà donc une donnée météorologique que chaque siècle doit s’empresser de léguer aux siècles à venir.

De vives discussions se sont élevées entre les météorologistes, au sujet des effets caloriques que les rayons solaires peuvent produire par voie d’absorption dans différents pays. Les uns citent des observations recueillies vers le cercle arctique, et dont semblerait résulter cette étrange conséquence : Le soleil chauffe plus fortement dans les hautes que dans les basses latitudes. D’autres rejettent ce résultat, ou prétendent, du moins, qu’il n’est pas prouvé : les observations équatoriales, prises pour terme de comparaison, ne leur semblent pas assez nombreuses ; d’ailleurs, ils trouvent qu’elles n’ont point été faites dans des circonstances favorables. Cette recherche pourra donc être recommandée à tous les observateurs. Ils auront besoin, pour cela, de deux thermomètres dont les récipients, d’une part, absorbent inégalement les rayons solaires, et de l’autre n’éprouvent pas trop fortement les influences refroidissantes des courants d’air. On satisfera assez bien à cette double condition, si, après s’être muni de deux thermomètres ordinaires et tout pareils, on recouvre la boule du premier d’une certaine épaisseur de laine blanche, et celle du second, d’une épaisseur égale de laine noire. Ces deux instruments exposés au soleil, l’un à côté de l’autre, ne marqueront jamais le même degré : le thermomètre noir montera davantage. La question consistera donc à déterminer si la différence des deux indications est plus petite à l’équateur qu’au cap Horn.

Il est bien entendu que des observations comparatives de cette nature doivent être faites à des hauteurs égales du soleil, et par le temps le plus serein possible. De faibles dissemblances de hauteur n’empêcheront pas, toutefois, de calculer les observations, si l’on a pris la peine, sous diverses latitudes, de déterminer, depuis le lever du soleil jusqu’à midi, et depuis midi jusqu’à l’époque du coucher, suivant quelle progression la différence des deux instruments grandit durant la première période, et comment elle diminue pendant la seconde. Les jours de grand vent devront être exclus, quel que soit d’ailleurs l’état du ciel.

Une observation qui ne serait pas sans analogie avec celle des deux thermomètres vêtus de noir et de blanc, consisterait à déterminer le maximum de température que, dans les régions équinoxiales, le soleil peut communiquer à un sol aride. À Paris, en 1826, dans le mois d’août, par un ciel serein, nous avons trouvé, avec un thermomètre couché horizontalement, et dont la boule n’était recouverte que d’un millimètre de terre végétale très-fine, + 54°. Le même instrument recouvert de deux millimètres de sable de rivière ne marquait que + 46°.

Les expériences que nous venons de proposer doivent, toutes choses d’ailleurs égales, donner la mesure de la diaphanéité de l’atmosphère. Cette diaphanéité peut être appréciée d’une manière en quelque sorte inverse et non moins intéressante, par des observations de rayonnement nocturne, que nous recommanderons à l’attention de tous les navigateurs.

On sait depuis un demi-siècle qu’un thermomètre placé, par un ciel serein, sur l’herbe d’un pré, marque 6°, 7°, et même 8° centigrades de moins qu’un thermomètre tout semblable suspendu dans l’air à quelque élévation au-dessus du sol ; mais c’est depuis peu d’années qu’on a trouve l’explication de ce phénomène ; c’est depuis 1817 seulement que Wells a constaté, à l’aide d’expériences importantes et variées de mille manières, que cette inégalité de température a pour cause la faible vertu rayonnante d’un ciel serein.

Un écran placé entre des corps solides quelconques et le ciel empêche qu’ils ne se refroidissent, parce que cet écran intercepte leurs communications rayonnantes avec les régions glacées du firmament. Les nuages agissent de la même manière ; ils tiennent lieu d’écran. Mais, si nous appelons nuage toute vapeur qui intercepte quelques rayons solaires venant de haut en bas, ou quelques rayons calorifiques allant de la terre vers les espaces célestes, personne ne pourra dire que l’atmosphère en soit jamais entièrement dépouillée. Il n’y aura de différence que du plus au moins.

Eh bien, ces différences, quelque légères qu’elles soient, pourront être indiquées par les valeurs des refroidissements nocturnes des corps solides, et même avec cette particularité digne de remarque, que la diaphanéité qu’on mesure ainsi est la diaphanéité moyenne de l’ensemble du firmament, et non pas seulement celle de la région circonscrite qu’un astre serait venu occuper.

Pour faire ces expériences dans des conditions avantageuses, il faut évidemment choisir les corps qui se refroidissent le plus par le rayonnement. D’après les recherches de Wells, c’est le duvet du cygne que nous indiquerons. Un thermomètre, dont la boule devra être entourée de ce duvet, sera placé dans un lieu où l’un aperçoive à peu près tout l’horizon, sur une table de bois peint supportée par des pieds déliés. Un second thermomètre à boule nue sera suspendu dans l’air à quelque hauteur au-dessus du sol. Un écran le garantira de tout le rayonnement vers l’espace. En Angleterre, Wells a obtenu, entre les indications de deux thermomètres ainsi placés, jusqu’à des différences de 8° 3 centigrades. Il serait certainement étrange que dans les régions équinoxiales, tant vantées pour la pureté de l’atmosphère, on trouvât toujours de moindres résultats. Nous n’avons pas besoin, sans doute, de faire ressortir toute l’utilité qu’auraient ces mêmes expériences si on les répétait sur une très-haute montagne telle que le Mowna-Roa ou le Mowna-Kaah des îles Sandwich.

La température des couches atmosphériques est d’autant moindre que ces couches sont plus élevées. Il n’y a d’exception à cette règle que la nuit, par un temps serein et calme ; alors jusqu’à certaines hauteurs, on observe une progression croissante ; alors, d’après les expériences de Pictet, à qui l’on doit la découverte de cette anomalie, un thermomètre suspendu dans l’air à deux mètres du sol peut marquer toute la nuit 2° à 3° centigrades de moins qu’un thermomètre également suspendu dans l’air, mais quinze à vingt mètres plus haut.

Si l’on se rappelle que les corps solides, placés à la surface de la terre, passent, par voie de rayonnement, quand le ciel est serein, à une température notablement inférieure à celle de l’air qui les baigne, on ne doutera guère que cet air ne doive, à la longue et par voie de contact, participer à ce même refroidissement, et d’autant plus qu’il se trouve plus près de terre. Voilà, comme on voit, une explication plausible du faut curieux signalé par le physicien de Genève. Ce sera lui donner le caractère d’une véritable démonstration, que de répéter l’expérience de Pictet en pleine mer, si, par un ciel serein et calme, on compare de nuit un thermomètre placé sur le pont avec un thermomètre attaché au sommet du mat. Ce n’est pas que la couche superficielle de l’Océan n’éprouve les effets du rayonnement nocturne, tout comme l’édredon, la laine, l’herbe, etc. ; mais dès que la température a diminué, cette couche se précipite, parce qu’elle est devenue spécifiquement plus dense que les couches liquides inférieures. On ne saurait donc espérer, dans ce cas, les énormes refroidissements locaux observés par Wells sur certains corps placés à la surface de la terre, ni le refroidissement anomal de l’air inférieur qui en semble être la conséquence. Tout porte donc à croire que la progression croissante de la température atmosphérique observée à terre n’existera pas en pleine mer ; que là, le thermomètre du pont et celui du mât marqueront à peu près le même degré. L’expérience, toutefois, n’en est pas moins digne d’intérêt : aux yeux du physicien prudent il y a toujours une distance immense entre le résultat d’une conjecture et celui d’une observation.

Dans nos climats, la couche terrestre qui n’éprouve ni des variations de température diurnes, ni des variations de température annuelles, se trouve située à une fort grande distance de la surface du sol. Il n’en est pas de même dans les régions équinoxiales ; là, d’après les observations de M. Boussingault, déjà il suffit de descendre un thermomètre à la simple profondeur d’un tiers de mètre, pour qu’il marque constamment le même degré, à un ou deux dixièmes près. Les voyageurs pourront donc déterminer très-exactement la température moyenne de tous les lieux où ils stationneront entre les tropiques, en plaine, comme sur les montagnes, s’ils ont la précaution de se munir d’un foret de mineur, à l’aide duquel il est facile, en peu d’instants, de pratiquer dans le sol un trou d’un tiers de mètre de profondeur.

On remarquera que l’action du foret sur les roches et même sur la terre donne lieu à un développement de chaleur, et qu’on ne saurait se dispenser d’attendre qu’il se soit entièrement dissipé, avant de commencer les expériences. Il faut aussi, pendant toute leur durée, que l’air ne puisse pas se renouveler dans le trou. Un corps mou, tel que du carton, recouvert d’une grande pierre, forme un obturateur suffisant. Le thermomètre devra être muni d’un cordon avec lequel on le retirera.

Les observations de M. Boussingault, dont nous venons de nous étayer pour recommander des forages à la faible profondeur d’un tiers de mètre comme devant conduire très-expéditivement à la détermination des températures moyennes sur toute la largeur des régions intertropicales, ont été faites dans des lieux abrités, dans des rez-de-chaussée, sous des cabanes d’Indiens, ou sous de simples hangars. Là, le sol se trouve à l’abri de l’échauffement direct produit par l’absorption de la lumière solaire, d’un rayonnement nocturne et de l’infiltration des pluies. Il faudra conséquemment se placer dans les mêmes conditions, car il n’est pas douteux qu’en plein air, dans des lieux non abrités, on ne fut forcé de descendre à plus d’un tiers de mètre de profondeur dans le sol, pour atteindre la couche douée d’une température constante.

L’observation de la température de l’eau des puits d’une médiocre profondeur donne aussi, comme tout le monde le sait, fort exactement et sans aucune difficulté la température moyenne de la surface ; nous ne devons donc pas oublier de la faire figurer au nombre de celles que l’Académie recommande.

Nous insisterons aussi d’une manière spéciale sur les températures des sources thermales. Si ces températures, comme tout porte à le croire, sont la conséquence de la profondeur d’où l’eau nous arrive, on doit trouver assurément fort naturel que les sources les plus chaudes soient le moins nombreuses. Toutefois, n’est-il pas extraordinaire qu’on n’en ait jusqu’ici observé aucune dont la température approche du terme de l’ébullition à moins de vingt degrés centigrades[1] ? Si quelques relations vagues ne nous trompent pas, les Philippines, et l’île de Luçon en particulier, pourraient bien faire disparaître cette lacune. Là, au surplus, comme dans tout autre lieu où il existe des sources thermales, les données à recueillir les plus dignes d’intérêt seraient celles d’où pourrait résulter la preuve que la température d’une source très-abondante varie ou ne varie pas avec la suite des siècles, et surtout les observations locales qui montreraient la nécessité du passage du liquide émergent à travers des couches terrestres très-profondes.

Dans les relâches de quelque durée, aux îles Sandwich, il pourra paraître convenable de mesurer le Mowna-Roa barométriquement. Les observations thermométriques, faites au sommet de cette montagne isolée, comparées à celles du rivage de la mer, donneront, sur le décroissement de la température atmosphérique et sur la limite des neiges perpétuelles, des résultats que l’éloignement des continents rendra particulièrement précieux. En gravissant le Mowna-Roa, on ne devra pas négliger de noter, à chacune de ses stations, la direction du vent.


  1. Nous ne comprenons pas ici dans la catégorie des sources thermales les Geysers d’Islande et autres phénomènes analogues qui dépendent évidemment de volcans actuellement en activité. La plus chaude source thermale proprement dite qui nous soit connue, celle de Chaudes-Aigues en Auvergne, marque + 50° centigrades.