Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/Note 09

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. xxv-xxvii).

NOTE 9.

Des courants sous-marins.


L’Océan est sillonné par un grand nombre de courants. Les observations astronomiques faites à bord des navires qui les traversent, servent à déterminer leur direction et leur vitesse. Il n’est pas moins curieux de rechercher d’où ils émanent, dans quelle région du globe ils prennent naissance. Le thermomètre peut conduire à cette découverte.

Tout le monde connaît les travaux de Franklin, de Blagden, de Jonathan Williams, de M. de Humboldt, du capitaine Sabine, sur le Gulph-Stream. Personne ne doute, aujourd’hui, que le Gulph-Stream ne soit le courant équinoxial, qui, après s’être réfléchi dans le golfe du Mexique, après avoir débouché par le détroit de Bahama, se meut du sud au nord à une certaine distance de la côte des États-Unis, en conservant, comme une rivière d’eau chaude, une portion plus ou moins considérable de la température qu’il avait entre les tropiques. Ce courant se bifurque. Une de ses branches va, dit-on, tempérer le climat de l’Irlande, des Orcades, des îles Shetland, de la Norwège ; une autre s’infléchit graduellement, et finit, en revenant sur ses pas, par traverser l’Atlantique du nord au sud à quelque distance des côtes d’Espagne et du Portugal. Après un bien long circuit, ses eaux vont donc rejoindre le courant équinoxial d’où elles étaient sorties.

Le long de la côte d’Amérique, la position, la largeur et la température du Gulph-Stream ont été assez bien déterminées sous chaque latitude pour qu’on ait pu, sans charlatanisme, publier un ouvrage avec le titre de Navigation thermométrique (Thermometrical navigation), à l’usage des marins qui atterrissent ces parages. Il s’en faut de beaucoup que la branche rétrograde soit connue avec la même certitude. Son excès de température est presque effacé quand elle arrive par le parallèle de Gibraltar, et ce n’est pas même à l’aide des moyennes d’un grand nombre d’observations, qu’on peut espérer de le faire nettement ressortir. Les officiers de marine faciliteront beaucoup cette recherche si, depuis le méridien de Cadix jusqu’à celui de la plus occidentale des Canaries, ils déterminent, de demi-heure en demi-heure, la température de l’Océan avec la précision des dixièmes de degré.

Il vient d’être question d’un courant d’eau chaude ; les navigateurs rencontreront, au contraire, un courant d’eau froide, le long des côtes du Chili et du Pérou. Ce courant, à partir du parallèle de Chiloé, se meut rapidement du sud au nord et porte, jusque sous le parallèle du Cap-Blanc, les eaux refroidies des régions voisines du pôle austral. Signalé pour la première fois, quant à sa température, par M. de Humboldt, le courant dont nous venons de parler a été étudié avec un soin tout particulier pendant le voyage de la Coquille. Les observations fréquentes de la température de l’Océan, que les explorateurs ne manqueront certainement pas de faire entre le cap Horn et l’équateur, serviront à perfectionner, à étendre ou compléter les importants résultats déjà obtenus par leurs devanciers, et en particulier par le capitaine Duperrey.

Le major Reamel a décrit avec une minutieuse attention le courant qui, venant de la côte sud-est de l’Afrique, longe le banc de Agullas. Ce courant, d’après les observations de John Davy, a une température de 4⁰ à 5° centigrades, supérieure à celles des mers voisines. Cet excès de température mérite d’autant plus de fixer l’attention des navigateurs, qu’on a cru y trouver la cause immédiate de l’enveloppe de vapeurs appelée la nappe, et qui se montre toujours au sommet de la montagne de la Table, quand le vent souffle sud-est.

Toutefois, comme des heures et même des journées entières d’un calme plat doivent entrer dans les prévisions du navigateur, surtout lorsqu’il est destiné à traverser fréquemment la ligne, nous croyons que les nouvelles expéditions agiraient sagement si elles se munissaient de thermométrographes et d’appareils de sondage, qui pourront leur permettre de faire descendre ces instruments en toute sûreté jusqu’aux plus grandes profondeurs de l’Océan. Il n’est guère douteux aujourd’hui que les eaux froides inférieures des régions équinoxiales n’y soient amenées par des courants sous-marins venant des zones polaires ; mais la solution même complète de ce point de théorie serait loin d’enlever tout intérêt aux observations que nous recommandons ici. Qui ne voit, par exemple, que la profondeur où l’on trouvera le maximum de froid, nous dirons plus, tel ou tel autre degré de température, doit dépendre, sous chaque parallèle, d’une manière assez directe, de la profondeur totale de l’Océan, pour qu’il soit permis d’espérer que cette dernière quantité se déduira tôt ou tard de la valeur des sondes thermométriques ?

Jonathan Williams reconnut que l’eau est plus froide sur les bas-fonds qu’en pleine mer. MM. de Humboldt et John Davy attribuaient ce curieux phénomène, non à des courants sous-marins qui, arrêtés dans leur marche, remonteraient le long des accores du banc et glisseraient ensuite à sa surface, mais au rayonnement. Par voie de rayonnement, surtout quand le ciel est serein, les couches supérieures de l’Océan doivent certainement se refroidir beaucoup ; mais tout refroidissement, si ce n’est dans les régions polaires où la mer est à près de 6° de température, amène une augmentation de densité et un mouvement descendant des couches refroidies. Supposez un Océan sans fond ; les couches en question tombent jusqu’à une grande distance de la surface et doivent en modifier très-peu la température ; mais sur un haut-fond, lorsque les mêmes causes opèrent, les couches refroidies s’accumulent et leur influence peut devenir très-sensible.

Quoi qu’il en soit de cette explication, tout le monde sentira combien l’art nautique est intéressé à la vérification du fait annoncé par Jonathan Williams, et que diverses observations récentes ont semblé contredire ; combien aussi les météorologistes accueilleront avec empressement des mesures comparatives de la température des eaux superficielles, prises en pleine mer et au-dessus du haut-fond ; combien surtout ils doivent désirer de voir déterminer, à l’aide du thermométrographe, la température de la couche liquide qui repose immédiatement sur la surface des hauts-fonds eux-mêmes.