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Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 1/9

La bibliothèque libre.
Hachette (Tome 1p. 125-145).
deuxième partie

AU TEMPS DE NAPOLÉON III


CHAPITRE II

L’EMPEREUR



LES HAINES INSPIRÉES PAR L’EMPIRE. — LE COLONEL CHARRAS. — OPINION DE VITET. — SOMNAMBULE. — ATAVISME. — LE JOUEUR. — GOÛT POUR LE PLAISIR. — AUCUN GOÛT POUR LES ARTS LIBÉRAUX. — HOSTILITÉ DE L’EUROPE. — PRÉLIMINAIRES DE LA GUERRE DE CRIMÉE. — MISSION DU PRINCE NAPOLÉON. — PROJETS D’ALLIANCE. — « ENTRE UN ROMANOFF ET UN BONAPARTE, RIEN DE COMMUN. » — ALLIANCE AVEC L’ANGLETERRE. — LA CAMPAGNE DE CRIMÉE. — OPINION DE LORD RAGLAN. — LE GÉNÉRAL BOSQUET. — AFFAIRES INDUSTRIELLES. — FUREUR DE SPÉCULATIONS. — HONNÊTETÉ DE PERSIGNY. — MAUVAIS EXEMPLE DONNÉ DE HAUT LIEU. — L’HISTOIRE DE CÉSAR. — UTOPISTE. — MAQUIGNONNAGE. — DEUX PRÉTENDANTS À LA MÊME MAIN. — LE FLEGME. — « IL EST SI CONFIANT. » — APPEL À L’ASSASSINAT. — L’ATTENTAT PIANORI. — COURTOISIE. — LES LETTRES. — INTERDITS DE LA CENSURE LEVÉS PAR L’EMPEREUR.



MALGRÉ l’insuffisance de certains fonctionnaires choisis avec trop de hâte, malgré la sourde opposition des vaincus, le gouvernement nouveau s’établissait et se fortifiait de jour en jour. La Ligue et la Fronde avaient fait le règne de Louis XIV ; le sang de la Terreur, la boue du Directoire avaient donné à Napoléon Ier sa raison d’être ; l’insurrection de juin, la médiocrité de la Seconde République sacraient Napoléon III ; car les révolutions engendrent le despotisme, qui, à son tour, engendre les révolutions. La haine contre le Second Empire fut profonde ; contenue par la sévérité même du régime, elle n’osa point se manifester, tant il est vrai que l’on ne gouverne que par la terreur que l’on inspire, mais elle n’en fut pas moins vivace et parfois misérable dans son expression.

En 1855, avant la chute de Sébastopol, Laurent Pichat, qui fut un poète médiocre et un sénateur silencieux, rêvait l’anéantissement de notre armée de Crimée ; Edmond Texier, rédacteur au journal Le Siècle, espérait que la Russie, appuyée sur la Prusse, traverserait le Rhin et envahirait la France. En 1859, au début de la guerre d’Italie, Léon Laya, qui obtint quelques succès dramatiques à la Comédie-Française, me disait : « Plaise à Dieu que les Autrichiens viennent mettre le feu aux Tuileries ! » Deux ans auparavant, au mois de février 1857, j’étais en Hollande et j’allais remettre au colonel Charras, qui habitait La Haye, une lettre dont j’avais été chargé pour lui ; au cours de la visite, il me dit : « À la prochaine révolution, nous enlèverons la carcasse qui est aux Invalides et nous la jetterons à la fosse commune, pour enseigner l’égalité aux Bonaparte ; quant à Eugénie (l’Impératrice), nous la livrerons au peuple ! »

Charras était proscrit ; il avait exercé de hautes fonctions au ministère de la Guerre, pendant les pouvoirs du général Cavaignac ; le 2 décembre avait ruiné sa fortune militaire et déçu toutes ses espérances ; quelque odieux que fût son propos, on pouvait l’envelopper des circonstances atténuantes. Mais que penser des fonctionnaires, des agents mêmes du gouvernement, liés par leur serment, qui faisaient de l’opposition à l’Empire et lui cherchaient des adversaires ? Lors des élections législatives de 1869, comme j’exprimais l’embarras que j’éprouvais à émettre un vote conforme à ma conscience, Baube, chef de la seconde division à la préfecture de Police (approvisionnements, navigation), me dit : « Votez donc pour Thiers ; c’est celui qui les embête le plus. »

En 1870, lorsque la guerre éclata et que la France se trouva en face de l’Allemagne, on put croire que le patriotisme ferait taire les ressentiments et que tous les cœurs battraient à l’unisson pour le salut du pays. À ce moment, du reste, on peut dire que la liberté était complète, bien plus étendue que sous le règne de Louis-Philippe, bien plus respectée que sous la Seconde République ; la liberté de la presse était sans restriction, le droit de réunion s’exerçait sans mesure ; publiquement, on prêchait l’insurrection et l’assassinat de l’Empereur. Rien n’avait désarmé la haine, et, comme elle n’avait rien à craindre, elle ne se modérait pas. Entre la parade de Sarrebruck et la défaite de Wœrth, je rencontrai Jules Simon et Eugène Pelletan, sur la place de la Concorde ; ils étaient anxieux ; croyaient-ils donc à l’infériorité française, et redoutaient-ils les armées de la Prusse ? Non pas : ils étaient persuadés que nous marcherions triomphalement jusqu’à Berlin. De sa voix douce et avec son regard mourant, Jules Simon me disait : « Nous sommes perdus, et c’en est fait de la France, si on ne nous débarrasse pas de l’Empereur et de l’Empire. » Le vœu fut écouté des dieux ; nous avons été débarrassés de l’Empereur et de l’Empire, mais débarrassés aussi de l’Alsace, de la Lorraine et de cinq milliards.

Le 20 août 1870, dans le bureau de rédaction du Journal des Débats, Clément Caraguel me dit : « Jamais je ne me battrai pour un Bonaparte. » Eugène Dufeuille renchérit : « Je ne me ferai certainement pas tuer pour Clément Duvernois ! » Clément Duvernois venait d’être nommé ministre des Travaux publics ou de l’Agriculture. Le 4 septembre, lorsque déjà le Corps législatif avait été envahi, lorsque l’Impératrice avait quitté les Tuileries, un vieillard, un homme sage et de raison froide, vint au Journal des Débats ; se frottant les mains et grimaçant, selon son habitude, il nous dit : « Notre armée est anéantie, mais nous n’en sommes pas moins délivrés des Bonaparte. » Le soir même, chez moi, le petit-fils d’un général de la Révolution disait : « J’aime mieux voir les Prussiens à Paris et l’Empereur prisonnier que de savoir les Français victorieux et l’Empereur sur le trône. » Le 1er janvier 1871, Vitet[1], de l’Académie française, résumant, dans la chronique de la Revue des Deux Mondes, les principaux événements de l’année qui venait de s’écouler, écrivait : « L’année 1870 n’aura point été inféconde, car elle a vu la chute de l’Empire. »

Aux environs du 18 mars 1871, lorsque Paris ressemblait déjà à une caserne de janissaires révoltés, je fus accosté, sur le boulevard de la Madeleine, par un haut fonctionnaire de la Marine. Naturellement nous parlâmes des désastres sous lesquels le pays fléchissait et il me dit : « Ça nous coûte dix milliards, cent cinquante mille hommes, deux provinces ; mais ce n’est pas trop payer l’effondrement des Bonaparte ! » Tous ces propos, que je viens de rapporter, je les ai entendus, et, malgré le long temps écoulé, ce n’est pas sans émotion que je les répète. La haine, l’envie extravasée, les ambitions fraudées n’oubliaient qu’une chose, bien petite en vérité, la France qui râlait ; elle fut si bien oubliée qu’elle en faillit mourir.

L’homme qui inspira tant de sentiments hostiles, que tant de vœux adverses accompagnèrent dans la bonne et dans la mauvaise fortune, était-il donc digne de ces imprécations ? Je ne le crois pas ; je ne l’ai pas aimé, je ne l’ai point servi, j’en puis parler selon ma conscience, sans avoir un effort à faire. C’était un rêveur ; George Sand a dit : un somnambule ; sous bien des rapports, le mot n’est pas excessif. Avant tout, ce fut un joueur, se rattachant ainsi aux Bonaparte, dont il portait légalement le nom, quoiqu’il ne fût point de la famille. L’axiome : Pater is est quem nuptiæ demonstrant, fit de lui un prince de la quatrième race et un héritier du sceptre impérial. En réalité, il était mâtiné de créole et de hollandais, fils de la reine Hortense et de l’amiral Verhuell. Au jour de sa naissance, le roi Louis déposa une protestation motivée entre les mains de son frère Lucien, prince de Canino ; la fille de celui-ci, Lætitia Bonaparte-Wyse, la conserva précieusement et la vendit à Napoléon III, pour la somme de cinq cent mille francs et une pension annuelle de vingt-quatre mille livres ; c’est Joseph-Marie Piétri qui servit d’intermédiaire et c’est Lætitia Wyse qui m’a raconté le fait, sans plus de mystère et comme une bonne opération, en présence de sa fille Adeline, femme du général Türr[2], dont j’étais resté l’ami, après avoir fait à ses côtés l’expédition des Deux-Siciles (1860).

De sa mère, issue de Joséphine, née à la Martinique, Napoléon III avait reçu une sorte d’indolence extérieure que souvent l’on a prise pour de l’apathie ; de son père, marin de mérite, homme de résolution lente et d’exécution énergique, il avait gardé une patience à toute épreuve et une volonté permanente vers le but visé ; si à cela on ajoute une foi aveugle, une foi religieuse dans la toute-puissance du nom qu’il portait, on aura les traits principaux de son caractère, qui était à la fois confus et décidé. De là des inconséquences dans la conduite politique, des visées très hautes et des résultats médiocres. Il fut, devant sa destinée, comme devant un tapis vert ; il crut à sa veine et l’épuisa. Il perd à Strasbourg, il perd à Boulogne, il gagne à Paris ; il joue son va-tout, gagne le trône ; il gagne en Crimée, il gagne en Italie ; il double l’enjeu, il veut faire sauter la banque ; à Sedan, il est décavé, si bien qu’il laisse aux mains de l’adversaire sa liberté, sa couronne et la France. Le général Fleury résumait assez bien tout cela, lorsqu’il disait, longtemps après la chute de l’Empire : « C’est égal ; nous nous sommes crânement amusés. » C’est peut-être là le dernier mot du règne.

Napoléon III, en effet, aimait à s’amuser, et c’est un grave défaut pour un souverain ; il se plaisait aux chasses à courre, aux petits théâtres, aux bals costumés, où il excellait à intriguer les femmes, dont il avait la bonhomie de ne pas se croire reconnu ; dans les petites soirées de Compiègne et de Fontainebleau, il forçait les invités à danser La Boulangère ou Le Carillon de Dunkerque. Les bals costumés qu’on lui offrait dans les ministères étaient pour les ministres une cause de véritable terreur ; on craignait toujours qu’à la faveur de la bahuta et du masque un assassin ne parvînt jusqu’à lui et ne renouvelât le coup d’Ankarström sur Gustave III[3]. Aussi, les précautions étaient minutieuses et la police ne chômait pas. Nul ne pouvait entrer, masqué, dans les salons, sans avoir préalablement découvert son visage devant le maître de la maison ; celui-ci était placé dans un tambour revêtu de draperies au milieu desquelles deux ouvertures ménagées et dissimulées permettaient à des inspecteurs de police de « frimer », c’est-à-dire de regarder les arrivants ; en outre, des gens de la Sûreté, déguisés et méconnaissables, suivaient l’Empereur à courte distance et veillaient sur lui. J’ai entendu dire au marquis de Chasseloup-Laubat[4] : « Lorsque l’Empereur se retirait, tout le monde se sentait soulagé et alors seulement on avait de l’entrain. »

S’il aimait les plaisirs matériels, il n’avait, en revanche, pour les plaisirs intellectuels qu’un goût modéré. Tout ce qui touchait aux Lettres et aux Beaux-Arts semblait lui échapper. La peinture, lettre close ; la musique, lettre morte ; la poésie, lettre indéchiffrée. Il n’eût pas mieux demandé que de protéger la littérature et les arts, mais, en vérité, il ne savait comment s’y prendre, et, à cet égard, son entourage n’aurait pu lui donner de bons conseils. Un jour, il disait à Mme Gabriel Delessert, qui était artiste jusque dans ses moelles : « Que faut-il faire pour protéger les arts ? » Elle fit la révérence et répondit : « Sire, il faut les aimer. »

En 1853, l’exposition de peinture fut installée, vaille que vaille, dans les bâtiments des Menus Plaisirs, qui, s’il m’en souvient, étaient situés faubourg Poissonnière. La veille de l’ouverture du Salon, j’y avais été ; j’avais rencontré Morny, qui était président du jury, et nous causions ensemble, lorsqu’on vint le prévenir que l’Empereur arrivait. Je fis un mouvement pour me retirer ; Morny me dit : « Restez donc, mettez-vous à la suite, vous entendrez de bonnes réflexions. » Napoléon III, escorté de quelques officiers, de différents fonctionnaires et de tous les membres du jury, parcourut les salles au pas accéléré, sans dire un mot, sans faire une observation, passant devant les meilleures toiles avec une indifférence qu’il ne cherchait pas à dissimuler. On voyait qu’il accomplissait une des mille corvées que lui imposait son rôle de souverain. Parvenu dans la dernière galerie, dans celle où l’on avait entassé ces œuvres médiocres que l’on semble ne recevoir que pour masquer la nudité des murailles, il s’arrêta tout-à-coup devant un tableau qui représentait le Mont-Blanc ; c’était pitoyable et ça donnait l’idée d’un groupe de pains de sucre de diverses dimensions. Longtemps il resta immobile, contemplant cette croûte, puis, se tournant vers Morny, qui était placé à sa gauche, il lui dit : « Le peintre aurait dû indiquer les hauteurs comparatives. » Après cette « bonne réflexion », il reprit sa marche et s’en alla.

En fait de musique, il aimait les polkas, les valses, les mazurkas et se délectait au pas relevé des tralalas militaires ; pour lui, le chapeau chinois avait du charme et la grosse caisse était pleine d’émotions. Le Prophète lui paraissait fastidieux, et, dans Les Huguenots, il n’appréciait que l’arquebusade du cinquième acte. Lorsqu’on donna le Tannhäuser à l’Opéra de Paris, il était caché dans une loge grillée et s’amusait du charivari indécent dont on flagellait l’œuvre d’un maître qui, malgré les objurgations du Jockey Club, avait refusé d’introduire un ballet dans son drame lyrique. Ce jour-là, le public de l’Opéra fut sot ; dès les premières mesures, avant que le rideau ne fût levé, on sifflait.

Il est un air qui faisait horreur à Napoléon III, c’est le fameux air de la reine Hortense : Partant pour la Syrie, dont on saluait son entrée dans les cérémonies publiques. Dès que le pauvre homme entendait cette romance en pourpoint de couleur abricot, il avait un fléchissement d’épaules qui était plus éloquent que toutes les paroles. Il suait l’ennui et semblait s’affaisser, quand l’orchestre reprenait le refrain. Il avait voulu faire de La Marseillaise l’air national de la France ; ses ministres — Rouher, Billault, Walewski — s’y opposèrent ; ils eurent tort : La Marseillaise en serait morte.

Il rêva de protéger les arts et n’y sut parvenir ; il rêva la grandeur de la France et la laissa décomposée. Étrange destinée que la sienne, qui tient peut-être aux tares de l’origine. Ce galérien de la puissance traîna toujours le boulet du 2 décembre. Son usurpation le contraignait à n’être jamais que victorieux ; vaincu, il devait tomber et tomba. C’est le sort des faiseurs de coups d’État : si Desaix n’eût gagné la « seconde bataille » de Marengo, le Premier Consul ne fût pas rentré à Paris. Lorsque Louis-Napoléon s’empara du pouvoir, l’Angleterre se montra bienveillante ; l’Europe resta hostile. La France, en réalité, était tenue en quarantaine ; on l’étudiait avec inquiétude. À toute porte où il frappa pour solliciter une alliance de famille, pour demander une femme, on l’éconduisit comme un parvenu au sort duquel on craint de s’associer. En politique, il en fut de même ; à son égard, on fut plus que réservé, on fut froid et parfois même impertinent. La ligne de conduite qu’il avait projetée en fut déviée ; malgré lui, il se rejeta vers des alliances qu’il ne voulait pas rechercher et guerroya contre ceux dont il eût appelé l’amitié. Sur ce point, il m’est permis d’être très affirmatif, car les deux négociateurs dont je vais parler m’ont l’un et l’autre, à distances et à époques différentes, raconté ce que j’ai à dire.

En 1853, quand la question des Lieux Saints, réveillée à propos de la chapelle latine de Bethléem, devint encore une fois la question d’Orient, il y eut une trépidation dans le monde diplomatique, et l’on comprit qu’une guerre allait éclater, où la Porte Ottomane, la Russie, l’Angleterre et la France auraient des intérêts à défendre. L’empereur Napoléon III, résolu à s’engager à fond dans le conflit et désirant un point d’appui pour les armes françaises, regarda vers Pétersbourg, car il avait toujours secrètement penché du côté de l’alliance russe. Il voulait que l’affaire se traitât en dehors des chancelleries, dont la lenteur et l’action pondérée lui déplaisaient ; il chargea son cousin, le prince Napoléon, d’une mission secrète. Le prince partit pour Baden-Baden, où il s’arrêta, sous prétexte de réconforter sa santé, et il se mit en rapport avec le prince Gortschakoff — le futur grand chancelier — qui était alors ministre plénipotentiaire près du roi de Wurtemberg. De Stuttgart à Bade, la distance n’est pas longue : on se rencontra sous les chênes de l’allée de Lichtenthal et l’on causa.

Le prince Napoléon fut très franc dans ses déclarations : « La guerre est imminente en Orient ; la France ne s’en désintéressera pas ; l’empereur Napoléon III espère pouvoir marcher d’accord avec l’empereur Nicolas ; à quelles conditions une alliance peut-elle être nouée entre les deux souverains ? En France, nous ne demandons qu’à être l’ami très intime de la Russie ; l’alliance des deux peuples leur permettra de régler à leur profit les difficultés orientales et d’assurer leur prépotence en Europe. Le prince Gortschakoff peut mieux que personne servir d’intermédiaire dans cette négociation, puisqu’en qualité de ministre près d’une cour dont la reine est fille de l’empereur Nicolas il correspond directement avec celui-ci. » Gortschakoff s’empressa d’accepter la mission qui lui était offerte et écrivit à l’empereur de Russie.

La réponse ne vint pas vite. Le prince Napoléon se dépitait ; il disait à Gortschakoff : « Dépêchez-vous ; l’Angleterre nous presse de conclure avec elle. » Gortschakoff écrivait de nouveau et commençait à perdre confiance, car le silence n’était point de bon augure. De son côté, Napoléon III talonnait son cousin et lui prescrivait de se hâter. Enfin, au bout de cinq semaines, la réponse tant attendue arriva ; elle était concise : « Entre un Romanoff et un Bonaparte, il ne peut y avoir rien de commun. » On était loin des promesses de 1840, si jamais ces promesses ont été faites. Cette phrase fut de grave conséquence et coûta cher à Sébastopol. Trois jours après, la France et l’Angleterre s’étaient serré les mains.

Le prince Gortschakoff m’a dit : « J’ai toujours regretté la décision prise par l’empereur Nicolas ; s’il eût répondu aux avances de Napoléon III, si nos deux nations avaient fait cause commune, la face du monde était changée ; l’on n’eût jamais entendu parler ni de Sadowa ni de Sedan. » De son côté, le prince Napoléon, qui me raconta, avec les mêmes détails, son entrevue avec Gortschakoff, paraissait persuadé que l’alliance offensive et défensive de la France et de la Russie aurait eu pour conséquence de reculer nos frontières jusqu’au Rhin, en compensation des territoires que nous aurions aidé Nicolas à conquérir sur la Turquie. Au lieu de cela, nous avons dû faire une sorte de guerre platonique sans résultats sérieux, sans accroissement matériel, où nous avons développé des qualités recommandables, mais qui nous a coûté le meilleur de nos vieilles troupes d’Afrique. En résumé, le prestige de la France a pu momentanément s’accroître par nos victoires, mais sa force intrinsèque en a été diminuée.

Cette guerre de Crimée, qui restera glorieuse pour nos armées, fut une aventure où le hasard joua le rôle principal. On partit pour partir, sans vraiment savoir où l’on allait. On ne se doutait de rien, ni des forces de l’ennemi, ni des terrains où l’on devait combattre. On voulut agir sur le Danube ; on s’engagea dans les marécages et l’on y reçut le choc du choléra. On s’embarqua : on descendit en Crimée ; trois cavaliers cosaques s’enfuirent à notre aspect. Les Russes étaient-ils donc certains de nous rejeter à la mer, qu’ils nous laissèrent prendre pied à Old-Port, sans même nous tirer un coup de fusil ? On se mit en marche, en avant, sans avoir fait éclairer la route ; sur le plateau de l’Alma, les Russes nous attendaient, on gravit la falaise et on les culbuta. Le prince Napoléon fut un des mieux méritants de la journée et ceux qui, plus tard, l’ont tant injurié n’auraient peut-être point, comme lui, fait bonne figure sous le feu des batteries ennemies. Ce fut une victoire, d’autant plus belle qu’en réalité on avait tout négligé pour la préparer. On était dans une telle ignorance et du pays et de la ligne de retraite adoptée par le vieux Menchikoff que, pendant toute une nuit, les deux armées marchèrent parallèlement l’une à l’autre à trois lieues de distance, sans même le soupçonner. Tout fut incohérent ; par où fallait-il attaquer Sébastopol ? Par le Nord ou par le Sud, nul ne put le dire.

Le 17 octobre 1854, on fit une tentative sur la ville, tentative pitoyable et qu’il eût été sage de s’épargner. Nos pièces de campagne sans portée, massées sur un seul point, furent rapidement éteintes par l’artillerie de la place, qui faisait converger son feu sur nos batteries. Ce fut misérable et les généraux se sentirent découragés. Le 19, un conseil de guerre fut tenu, sous la présidence de Canrobert, qui avait pris le commandement en chef, après la mort du maréchal de Saint-Arnaud. À une question de Lord Raglan, il fut répondu qu’en attendant les parcs de siège que l’on allait se hâter de faire venir de France, on continuerait à tirailler contre la place. Lord Raglan recommanda d’éparpiller les feux, au lieu de les concentrer, et ajouta : « Vous devriez commencer vos travaux d’approche, en les dirigeant vers la tour Malakoff, car, tôt ou tard, c’est là que vous serez obligés de porter votre attaque définitive. » Le fait est consigné dans les procès-verbaux des conseils de guerre, et jamais, cependant, les Anglais ne s’en sont vantés.

On ne crut pas devoir se rallier à l’opinion de Lord Raglan, et ce fut seulement cinq ou six mois après, lorsque l’on vit les Russes réunir toutes leurs forces de résistance autour de Malakoff, que l’on comprit que la clef de la position était là. Ceci m’a été raconté par un de mes proches parents, le général Achille de Susleau de Malroy, qui, pendant la campagne de Crimée, était lieutenant-colonel d’état-major, détaché près de Lord Raglan ou du général Simson. Ce fait se trouve confirmé dans un mémoire manuscrit du général Trochu sur la prise de Sébastopol. Je possède une copie, annotée par le général de Malroy, de ce mémoire, qui est d’un haut intérêt historique. On la trouvera dans les papiers que j’ai déposés à la bibliothèque de l’Institut.

Le général Bosquet, dont le mouvement tournant opéré sur la gauche des Russes avait déterminé la victoire de l’Alma, fut chargé de préparer le grand assaut qui devait nous rendre maîtres de Sébastopol. « C’était, dit Trochu dans son mémoire, un incomparable préparateur. » Le résultat fut tel qu’on pouvait l’espérer, et la journée du 8 septembre 1855 est bonne pour les fastes militaires de la France. L’activité, la précision de Bosquet étaient d’autant plus extraordinaires que dans les marches, dans les campements, dans les jours de bataille aussi bien que dans les jours de repos, il était suivi de deux ou trois cantinières, comme un sultan est suivi de son harem : on en plaisantait, et on l’appelait Bosquet-Pacha. Cette passion, qu’il ne sut jamais refréner et qui s’exerçait sans choix, semblait laisser ses forces intactes ; il les réparait, du reste, en buvant à chaque repas plusieurs bouteilles de vin de Bourgogne et en mangeant des viandes saignantes. Il ne s’en cachait guère ; il en riait et disait : « Je m’honore d’avoir quelque chose de commun avec le maréchal de Saxe. »

Bien des bruits ont circulé sur sa mort. On a dit que, surpris par un mari mal complaisant, il avait reçu un coup d’épée qui lui avait perforé le foie ; on a prétendu qu’un frère, voulant venger l’honneur de sa sœur, avait traité le maréchal comme un simple manant et l’avait assommé de coups de bâton. La vérité est la suivante. Frappé d’hémiplégie, conduit dans une ville du Midi où l’on espérait que sa santé pourrait se rétablir, il expira le 3 février 1862, à peine âgé de cinquante et un ans. Je le tiens du comte Pierre de Castellan, qui fut son officier d’ordonnance, et du général de Cissey, qui a longtemps été son chef d’état-major. Bosquet était un homme de conception soudaine et d’exécution sans merci. Pendant la guerre de 1870, j’ai entendu plus d’un général regretter sa mort prématurée.

La campagne de Crimée, qui fut très populaire en France, où les cœurs sont volontiers émus par la gloriole, n’excita que peu de sympathie dans le monde légitimiste et dans la coterie orléaniste[5]. On « frondait » dans l’intimité, mais dans les salons on se maintenait et l’on évitait les conversations compromettantes. Les « salons », dans l’acception du terme, tel qu’il était compris autrefois, n’existaient plus guère. Très denses et fort exclusifs pendant la Restauration, ils s’étaient clos volontairement après la révolution de Juillet. Rassurée par la douceur du règne de Louis-Philippe, la société parisienne essaya de se reconstituer ; épouvantée par l’attentat de Fieschi (1835), elle semblait, en présence du danger qui l’avait menacée, avoir renoncé à l’esprit d’opposition dont elle est habituellement si friande.

La grande préoccupation, en ce temps, était un drame de Victor Hugo, un opéra de Meyerbeer, un tableau d’Ingres ou de Delacroix ; qui serait ministre : Thiers, Guizot ou Molé ? L’habitude des cercles moins répandue laissait les hommes libres le soir, et certaines causeries près du feu étaient un régal pour les délicats : le jeu était un amusement, au lieu d’être une spéculation et même une ressource. Il y eut encore, à cette époque, quelques salons où l’esprit français, l’esprit de sociabilité et de convenance, s’épanouissait sans contrainte. Vint l’année 1840, qui fut pleine de complications, où le gouvernement de Louis-Philippe ne brilla ni par l’intelligence, ni par l’énergie ; la guerre imminente, la question d’Orient, les affaires d’Égypte (qui, à cette heure — juillet 1882, — sont plus compliquées que jamais), l’hostilité de l’Europe, c’en fut assez pour faire taire les causeries et ranimer les disputes.

On ressuscita les vieilles haines, engendrées par les traités de 1815, par la révolution de Juillet, par l’usurpation de la branche cadette, par le procès des ministres ; tout redevint trouble, car les passions que l’on avait crues éteintes n’étaient que somnolentes et se réveillaient. La révolution de Février, le coup d’État du 2 décembre achevèrent la confusion. On ne discute plus, on se « chamaille » ; on est tellement divisé d’opinions que, par politesse, on évite tout sujet de contestation : la conversation régulière et sérieuse est devenue impossible ; autant pérorer dans un club en plein vent. Les sages se sont retirés dans la solitude. Je puis dire que j’ai vu périr les salons ; à proprement parler, je n’en connais plus.

Le développement que les affaires industrielles reçurent sous le Second Empire ne fut point sans influence sur l’épaississement de l’esprit national ; à force de penser à la matérialité des choses, on se matérialisa ; on se fit honneur d’être pratique, c’est-à-dire de rejeter tout ce qui n’était point d’une utilité ou d’un bénéfice immédiat. Les indispensables superfluités qui sont l’âme même des civilisations et qui seules arrachent une époque à l’oubli, les Belles-Lettres, les Beaux-Arts, furent dédaignées : aussi, dans le goût, il y eut plus que du terre-à-terre, il y eut de la bassesse ; on le vit bien aux modes, qui furent ridicules. Quand l’esprit de spéculation et de lucre domine, « c’en est fait de toute gentillesse », ainsi que disait Montaigne.

L’Empire ne créa point cet état de choses, mais il l’accepta et crut y trouver son profit. Depuis longtemps, le branle était donné aux affaires industrielles et aujourd’hui — en république — ces efforts ne se sont point ralentis, tant s’en faut. La découverte et l’exploitation des mines aurifères de la Californie et de l’Australie ont versé sur le monde une quantité de métal pour lequel on a dû chercher un emploi : parallèlement à cette richesse, qui venait centupler les ressources des hommes d’invention, l’application méthodique de la science à l’industrie se substituait à l’empirisme et apportait aux moyens de production une force jusqu’alors ignorée. Dès la fin de la Restauration, le mouvement se dessine ; il s’accentue sous le règne de Louis-Philippe, s’arrête un instant pendant la Seconde République et profite de la sécurité générale, de la stagnation de la politique militante, après le coup d’État, pour atteindre une activité qui, depuis, n’a fait que s’accroître. C’est au début du Second Empire que s’établissent ces sociétés financières qui pullulent à cette heure et dont la seule raison d’être est la spéculation.

Un banquier connu de l’époque, employant comme agent C…, petit spéculateur, « boursicotier » grappillant autour du perron de la Bourse, près de ses pièces, lançait une nouvelle affaire ; il ne manquait plus que l’autorisation et la signature de Persigny, alors ministre de l’Intérieur. C… fut envoyé par le banquier pour recueillir la signature attendue, et, en même temps, il fut chargé de remettre à Persigny cinq cents actions libérées.

Persigny était un hurluberlu, mais c’était un honnête homme ; parmi ceux qui ont traversé le pouvoir sous le Second Empire, il est peut-être le seul, avec Édouard Thouvenel, ministre des Affaires étrangères, auquel il serait impossible de reprocher un tripotage d’argent. Il écouta l’émissaire, signa l’ordonnance qui constituait la société, puis, saisissant le paquet de cinq cents actions qu’on lui remettait, il en retira quarante et dit : « J’ai vingt mille francs d’économies ; je ne puis donc prendre que quarante actions ; votre patron m’a cru plus riche que je ne le suis » ; et il restitua les quatre cent soixante actions qu’il refusait d’accepter. C… revint rendre compte de sa mission au banquier, qui sourit de la naïveté du ministre et réclama les quatre cent soixante actions pour les réintégrer dans la caisse. C… parut surpris et répondit que, puisque la société offrait ces actions à Persigny, qui n’en voulait pas, il considérait qu’elles lui appartenaient. On ne put le faire sortir de cette argumentation, qu’il reprit et développa sous toutes ses formes. En résumé, il garda les actions ; le banquier n’y trouva rien à blâmer et dit : « C’est, ma foi, bien joué. » Lorsque j’ai entendu raconter cette anecdote douze ans après, le « petit boursicotier » possédait une fortune évaluée à cinq ou six millions, dont l’origine était les actions dédaignées par Persigny. Est-ce qu’il n’y a pas un proverbe qui dit : « Le bien mal acquis ne profite jamais » ?

La plupart des hommes qui dirigèrent les compagnies financières et industrielles, au temps du Second Empire, furent d’une largeur de conscience qui fit dire à Alexandre Dumas fils, dans une de ses comédies : « Les affaires, c’est l’argent des autres. » De tout ceci, je parle par ouï-dire, car jamais je n’ai joué à la Bourse ni ailleurs. La manie fut générale ; l’exemple de quelques fortunes rapidement faites avait troublé les cervelles ; comme au temps de Law et du Mississipi, — que Buvat[6] prenait pour une île, — chacun se jeta dans la spéculation, et les grandes, les belles préoccupations de l’esprit dégénérèrent en besoin maniaque de gagner de l’argent. Tout moyen parut bon, lorsque le gain était assuré. C’était mauvais et d’une action dissolvante. Le gouvernement laissa faire ; le jeu de certains personnages — Morny, Walewski, Lavalette — était un scandale ; on ne crut pas devoir réagir, et on profita d’un engouement qui entraînait l’attention hors de la politique.

Que l’Empire ne se soit pas opposé à cet emportement des intérêts matériels, il n’y a guère à le lui reprocher ; mais il reste coupable de n’avoir rien tenté pour exciter les besoins de grandeur platonique qui sont l’honneur même des nations. Gœthe disait à Napoléon Ier : « Ce qui distingue le Français des autres peuples, c’est qu’il ne sait pas un mot de géographie. » Boutade d’un observateur, dont la vérité est plus flagrante que jamais. Sous ce rapport, Napoléon III démontra qu’il était bon Français. Sans contrôle, tout-puissant, n’ayant qu’un mot à dire pour être obéi, il ne conçut, il ne fit exécuter aucune de ces entreprises qui sont l’excuse et la justification de la souveraineté. Bien plus, parmi ses conseillers, nul ne songea à l’engager dans une belle aventure par où les connaissances humaines s’accroissent et se fortifient.

Le desideratum géographique du XIXe siècle, le centre de l’Afrique, ne tenta point sa curiosité ; les Anglais, les Allemands, les Italiens, les Américains n’épargnèrent point leurs efforts pour pénétrer le mystère ; la France y resta indifférente, malgré ses colonies de l’Algérie, du Sénégal et du Gabon ; à peine deux ou trois de nos compatriotes — Guillaume Lejean, Le Saint — ébauchèrent-ils une petite tournée que l’insuffisance de leurs ressources condamnait d’avance à la stérilité et à la dérision. Et ces voyages de circumnavigation que les Bourbons des deux branches excellaient à mettre en œuvre, ces périples féconds qui déployaient le drapeau de la France sur toutes les parties du globe, nul ne s’en soucia, ni au palais des Tuileries, ni au ministère de la Marine. L’énormité des budgets permettait cependant ces prodigalités superbes, dont tant de savants auraient profité. On ne soupçonnait pas sans doute que la découverte d’une plante nouvelle, d’un animal inconnu, d’une terre ignorée est un bienfait, une conquête, un progrès pour l’humanité. Ce sont des choses, cependant, qu’il faut connaître, lorsque l’on est souverain, sous peine de ne point savoir son métier.

Saisi tout entier par la politique, comprimant l’Intérieur, regardant vers l’Extérieur toujours menaçant pendant son règne, Napoléon III négligea les actions idéales, qui sont un rayonnement autour des couronnes. S’il eut des loisirs, il les employa à faire fonction d’homme de lettres, ce qui fut au moins déplacé. Il commença une histoire de César, que sa chute interrompit. On l’aida, ai-je besoin de le dire ? Alfred Maury[7], de l’Institut, Saulcy[8], Longpérier[9], Mérimée, qui était toujours là quand il s’agissait de servir, recueillaient les notes et les classaient. Le colonel Reyffie reconstituait la balistique des anciens ; l’amiral Jurien de La Gravière[10] dirigeait la construction d’une trirème éperonnée qui resta immobile, à Asnières, parce que nul rameur ne parvint à la faire démarrer. L’Empereur prit goût à ce travail ; singulier délassement pour un souverain qui répond du sort de quarante millions d’hommes.

Il avait encore une autre façon de veiller à leur bonheur ; il inventait des canons ; il les rayait, il en modifiait l’âme et le projectile. Le « modèle Napoléon III » fut célèbre dans les artilleries d’Europe ; mais on le perfectionna ; il s’en aperçut à Wœrth et à Sedan. Bien plus, il imagina la mitrailleuse ; découverte pleine de glorieuses promesses, où le colonel Reyffie le seconda. Sous le manteau, on en parlait ; grâce à cet engin formidable, toute victoire nous était assurée ; à peine serait-il nécessaire de mettre quelques bataillons en ligne, pour la forme seulement ; la mitrailleuse suffisait ; nulle armée ne résisterait. On disait qu’il n’avait fallu rien de moins que du génie pour inventer une arme pareille ; jamais, dans aucun temps, chez aucun peuple, rien de semblable n’avait été vu.

Ô lecteur, ouvre le Journal de l’avocat Barbier, à la date du mois de juin 1759, et voici ce que tu liras : « On a essayé, depuis quinze jours, à l’arsenal, de petits canons qui tirent vingt coups dans une minute, ce qui paraît incroyable ; mais l’expérience est sûre et a été vue par bien des personnes. Ces canons sont de deux livres de balles ; il y a sept hommes pour servir chaque canon, et, en une demi-minute, le canon est démonté, transporté par ces sept hommes et remonté[11]. » Hélas ! lorsque l’on essaya ces mitrailleuses invincibles contre les armées de la Prusse, on put reconnaître que nul engin de guerre, si perfectionné qu’il soit, ne prévaut contre le nombre et la discipline. Les mitrailleuses impériales, comme l’on disait alors, ont été le trophée des batailles qu’elles n’ont point gagnées.

Les victoires matérielles ont des résultats périssables : Hohenlinden, Austerlitz, Iéna, Wagram, vous ne me démentirez pas ! Les victoires remportées par les arts, par les lettres, par la science, ont des résultats immortels ; Napoléon III ne les provoqua pas, et c’est pourquoi son règne, quand même il ne se fût pas écroulé dans un désastre, gardera dans l’histoire un renom de médiocrité. Il était bon, bienfaisant jusqu’à l’imprévoyance, imbu de notions socialistes mal digérées ; il eût voulu, lui aussi, comme Thomas Morus, comme Campanella, comme Cabet, comme tant d’autres illuminés, établir le royaume d’utopie et convier l’humanité au banquet de la félicité universelle. S’il eut des idées généreuses — et il en eut — elles restèrent infécondes ; car il ne trouva près de lui personne qui lui vînt en aide pour les appliquer. Les instruments lui ont fait défaut ; c’est du moins ce que j’ai entendu dire à un de ses confidents intimes.

Cela tient à bien des causes ; d’abord, les gens qui l’entouraient ne pensaient qu’à leur fortune et à leur accroissement ; la France leur était indifférente ; ils la regardaient volontiers comme un champ de récolte, ouvert à leurs convoitises ; ils croyaient que le pays est fait pour le souverain, tandis que c’est le souverain qui doit être fait pour le pays. La plupart de ces hommes ont eu du talent, de l’intelligence, de l’éloquence, une facilité d’assimilation rare, mais ils manquèrent de ce qui constitue la vraie force morale, de ce qui permet de faire face aux événements et de les dominer ; ils manquèrent de caractère. Ils étaient à plat ventre devant l’Empereur ; ils ne l’arrêtèrent point au bord de ses fautes, ils l’y laissèrent tomber, non point par ignorance, mais par servilité. À cet égard, ils furent méprisables, et Napoléon III les méprisait. Il les employait néanmoins, car ils lui étaient utiles et même commodes. Il avait assez vécu, assez conspiré, assez régné pour ne croire ni au dévouement, ni à la constance, ni à la dignité humaine. Lorsque ses ministres ou ses familiers faisaient quelque vilenie, il en souriait.

L’Impératrice avait vu, au bois de Boulogne, un cheval de selle qui lui plaisait ; elle voulut l’acheter ; le propriétaire y tenait, et ne se décida à le vendre qu’en apprenant à qui il était destiné. Le cheval lui avait coûté 2 400 francs ; il le céda au même prix. L’Impératrice, causant quelque temps après avec une femme de ses amies, se plaignit d’être volée, dépouillée, de payer ses fantaisies dix fois ce qu’elles valaient, et elle raconta qu’un cheval, dont elle avait eu envie, lui avait été vendu 24 000 francs, ce qui était excessif jusqu’à l’abus. Le nom du propriétaire, qui était le comte de Bernis, fut prononcé. La femme à laquelle l’Impératrice faisait ces confidences parut surprise ; elle connaissait le comte de Bernis et affirmait qu’il était incapable d’une telle indélicatesse. Le comte de Bernis fut averti et demanda une audience à l’Empereur, auquel il expliqua ce qui s’était passé, manifestant son irritation de se voir accusé d’un procédé de maquignon, indigne d’un galant homme. L’Empereur haussa les épaules et répondit : « Ce diable d’E… ! il n’en fait jamais d’autres ! » Ce « diable d’E… », grand dignitaire des Tuileries, finit ambassadeur de France !

Napoléon III fut obligé de mettre le holà entre deux de ses ministres, dans des circonstances qui lui parurent plaisantes, et où la politique n’était pour rien. Je ne désignerai les personnages que par des sobriquets. Portentosus, voyant son fils en âge de tirer à la conscription et ne se souciant pas de dépenser quelques écus pour lui acheter un remplaçant, le fit exempter par les médecins du conseil de revision. Quoique le conscrit fût d’une santé dont son père pouvait être satisfait, il fut réformé pour cause de maladie cutanée incurable. Selon l’usage, le motif de l’exemption fut porté sur les registres militaires. Deux ans plus tard, avisant en Champagne une jeune fille dotée de sept cent mille francs et ayant quelques millions en espérance, il la demanda pour son fils. Le père, marchand de vins, fut flatté d’entrer dans la famille d’une Excellence ; les accordailles furent conclues, et tout marchait à souhait, lorsque Ploutocratès eut vent de l’affaire.

Il se dit que la demoiselle et sa grosse fortune conviendraient fort à son fils. Il eut alors un devoir pénible à remplir, mais il n’hésita pas à faire prévenir, en sous-main, la famille de la fiancée que le jeune Portentosus, quoique doué de toutes les qualités où une femme légitime peut trouver le bonheur, était affligé d’une maladie cutanée incurable ; que les registres du ministère de la Guerre en faisaient foi, ainsi qu’il serait facile de le vérifier. On vérifia, et le fils de Portentosus fut remercié, ce qui permit au fils Ploutocratès d’épouser les sept cent mille francs de dot et les futurs millions. Portentosus se plaignit à l’Empereur ; celui-ci en parla à Ploutocratès, qui expliqua la « négociation ». L’Empereur se contenta de dire : « Ce n’est pas maladroit ; je vois que vous êtes un homme de ressource. »

Indifférent à la moralité de ceux qui le servaient, pourvu qu’ils servissent, il restait également indifférent aux périls dont il était menacé. Peu d’hommes ont possédé à un tel degré le flegme dans l’intrépidité ; Pianori tirait sur lui presque à bout portant, Orsini lançait des bombes explosibles sous sa voiture, pas un muscle de son visage ne bronchait et son regard restait atone, comme retenu par la vision intérieure. Les conspirateurs, les assassins mêmes en furent frappés et ne purent s’empêcher de lui rendre hommage. À ce sujet, j’ai entendu raconter à J.-M. Piétri, qui fut le dernier, le plus dévoué préfet de Police de l’Empire, une anecdote caractéristique.

La surveillance « pour la vie de l’Empereur », c’est ainsi que l’on disait, était permanente aux Champs-Élysées, place du Carrousel, dans le jardin des Tuileries et au Bois de Boulogne. Tout meurtrier qui prémédite un crime examine le terrain, étudie les habitudes de celui qu’il veut tuer et rôde autour de la demeure. On surveillait donc et l’on « filait » les personnes inconnues qui s’arrêtaient dans les endroits où l’Empereur passait ordinairement ; sur chacune d’elles un rapport était fait, que l’on envoyait au cabinet du préfet de Police ; on a ainsi épié de bons badauds et d’innocents étrangers qui ne s’en doutaient guère.

Mazzini avait envoyé à Paris une Anglaise et un Italien qu’il avait chargés de relever la topographie des promenades de l’Empereur ; ils furent bientôt mis en surveillance parce qu’ils revenaient sans cesse autour des Tuileries. Un jour qu’ils étaient dans la rue de Rivoli, ne soupçonnant pas que deux agents étaient derrière eux, l’Empereur passa dans son phaéton. Le femme fut émue et salua ; son compagnon garda son chapeau sur la tête ; la femme le décoiffa d’un revers de main, en disant : « Mais saluez donc ! » Tout en ramassant son chapeau, l’Italien, furieux, répondit : « Quoi ! le saluer ! lui, ce misérable ! » La femme répliqua : « Il est si confiant ! »

« Il est si confiant ! » le mot est à retenir, car il est justifié. Autour de Napoléon III, les assassins se sont pressés, comme sur une victime d’élite qu’il fallait abattre. Victor Hugo, qui toujours a prêché l’abolition de la peine de mort, a écrit, dans Les Châtiments, un vers dont les régicides se sont emparés. On dirait un ordre qu’ils se faisaient gloire d’exécuter :

Tu peux tuer cet homme avec tranquillité !

Ah ! la mauvaise conseillère que la haine ; comme elle dédaigne la morale ; comme elle outrage la vertu ! Ce vers, qu’Orsini citait avec emphase devant la Cour d’assises, ne vibra-t-il pas dans la mémoire de Pianori ? On pourrait le croire : car l’assassin fut aussi impassible que l’Empereur lui-même. C’était en 1855, une des meilleures années du règne ; nous combattions en Crimée ; l’Exposition universelle allait s’ouvrir : le Times, parlant de Napoléon III, disait : « Ce grand homme, espoir du monde dont son oncle a été la terreur, a pour la paix le même génie que le vainqueur d’Austerlitz eut pour la guerre ! » L’éloge est excessif, je le reconnais, mais rappelle ce que l’on pensait alors.

Le 28 avril, à six heures du soir, l’Empereur, escorté d’Edgar Ney et du colonel Valabrègue, passait à cheval dans les Champs-Élysées. Il vit un homme qui, debout sur un tas de cailloux préparés pour le macadam, le visait avec un pistolet d’arçon à deux canons superposés. L’homme fit feu ; l’Empereur ne fut pas atteint et, se voyant ajusté de nouveau par l’assassin, qui était Pianori, il lui dit en souriant : « Voyons, est-ce que ça ne va pas finir ? » La foule se jeta sur le meurtrier, qu’un agent de la police du château, nommé Alessandri, avait blessé d’un coup de stylet. L’Empereur enleva son cheval de façon à pénétrer jusqu’au milieu du groupe, et il cria : « Je vous défends de lui faire du mal ! » Il reprit paisiblement sa promenade, après avoir envoyé Edgar Ney prévenir et rassurer l’Impératrice. Le jour de l’attentat d’Orsini, lorsqu’il parut dans sa loge à l’Opéra, il fut impossible de deviner, à son attitude, qu’il venait d’être l’objet d’une des tentatives les plus lâches et les plus criminelles dont l’histoire ait fait mention.

Très doux dans le commerce habituel de la vie, de manières exquises dues au contact de sa mère et à la fréquentation de l’aristocratie anglaise, il avait en lui, au dire de ceux qui l’ont approché, des qualités de charmeur auxquelles on résistait difficilement. Il était empressé auprès des femmes et d’une irréprochable courtoisie à l’égard des hommes. Bien des gens disaient : « Il est plus libéral que son gouvernement. » C’est possible ; mais, au début, son gouvernement était dur, tracassier, inquiet, exercé par des fonctionnaires qui semblaient craindre de manquer de zèle. Je ne sais trop ce qui se passait dans les régions exclusivement politiques, où je me suis toujours donné garde de m’aventurer ; César ou Gracchus ne m’importaient guère ; je laissais agir l’un et l’autre et ne m’en souciais pas. Mais, dans les faits relatifs aux lettres, j’ai regardé de plus près, et j’ai reconnu que les agents subalternes dépassaient la mesure que le maître avait déterminée. Lorsque l’on pouvait parvenir jusqu’à lui, on n’en appelait jamais en vain à son bon vouloir, j’ai presque envie de dire à son intelligence.

Sous son règne, la censure dramatique fut sans indulgence ; on voyait des allusions partout ; on s’effarouchait d’un mot ; le respect de la moralité, de la religion, du bon goût même a des frontières si mal définies que, malgré leur réserve, les pauvres auteurs mettaient souvent le pied sur le terrain défendu ; la censure prenait alors sa grosse voix et, « pour éviter un scandale », interdisait la représentation des pièces. Lorsque l’Empereur recevait des plaintes à cet égard, il se faisait apporter le manuscrit incriminé, le lisait, disait en parlant des employés de la censure : « Ils sont vraiment trop bêtes ! » et levait l’interdit. C’est ainsi que les théâtres purent jouer La Dame aux Camélias, d’Alexandre Dumas fils, Les Effrontés, d’Émile Augier, Le Lion amoureux, de Ponsard, et Faustine, de Louis Bouilhet. Dans ces cas-là, le comte de Morny intervenait presque toujours et provoquait les décisions libérales du souverain.

  1. Vitet (Louis), 1802-1873. Homme de lettres, député à l’Assemblée législative de 1849, d’opinions conservatrices, désapprouva le coup d’État du 2 décembre, se tint à l’écart de la politique sous l’Empire et fut élu, en 1871, à l’Assemblée nationale. (N. d. É.)
  2. Türr (Étienne), général et patriote hongrois, né à Baja en 1824, mort à Budapest en 1908. Combattit contre l’Autriche aux côtés des Piémontais en 1849 ; servit en Crimée (1855) dans la légion anglo-turque ; prit part à l’expédition des Deux-Siciles (1860), fut nommé général par Garibaldi et confirmé dans son grade par Victor-Emmanuel. En 1861, il fut nommé gouverneur de Naples. La même année, il épousa Adeline Bonaparte-Wyse, petite-fille de Lucien Bonaparte et cousine de Napoléon III. (N. d. É.)
  3. Gustave III, roi de Suède, avait été assassiné, le 15 mars 1792, au cours d’un bal masqué, par un noble suédois nommé Ankarström. (N. d. É.)
  4. Chasseloup-Laubat (Prosper, marquis de), 1805-1873. Député sous Louis-Philippe, ministre de la Marine en 1851 et 1860, ministre de l’Algérie en 1859, sénateur en 1867 ; membre de l’Assemblée nationale de 1871. (N. d. É.)
  5. On n’a pas ménagé les sobriquets à l’empereur Napoléon III. Dans les salons orléanistes, on ne le nommait pas ; pour le désigner, on disait : « Celui-ci » ou « Notre monsieur ». Gustave Flaubert, qui fut un des invités de Compiègne et se déclarait amoureux de l’Impératrice, disait : « Celui que la pudeur m’empêche de nommer. » Le peuple l’appelait : « Isidore le Taciturne », « le Perroquet mélancolique », « Boustrapa » (Boulogne, Strasbourg, Paris) et, le plus souvent, « Badinguet », en souvenir du maçon dont il avait revêtu le costume pour s’évader de Ham. Après le 4 septembre, on le surnomma le « Sire de Fich-ton-Kang ».
  6. Buvat (Jean), 1660-1729. Auteur d’un Journal sur la période de la Régence. (N. d. É.)
  7. Maury (Alfred) 1817-1892, érudit et archéologue, membre de l’Académie des Inscriptions depuis 1857. (N. d. É.)
  8. Caignart de Saulcy (1807-1880), archéologue, membre de l’Académie des Inscriptions depuis 1840, nommé sénateur en 1854. (N. d. É.)
  9. Prévost de Longpérier (1816-1882), archéologue, membre de l’Académie des Inscriptions depuis 1854. (N. d. É.)
  10. Jurien de La Gravière (1812-1892), amiral, auteur de divers ouvrages sur la marine, membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie française. (N. d. É.)
  11. Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718-1763), ou Journal de Barbier, avocat au Parlement, Paris, Charpentier, 1857. t. VII, p. 166.