Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/« La vie moderne »/II

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II

ANTONIN


— Un abonnement.

— Vous dites ?

— Je dis : un abonnement à La Vie Moderne ! Est-ce que vous êtes sourd ?

— Je ne sais pas si je suis sourd, mais ce que je sais, c’est que vous êtes, vous, un impertinent et un malappris et que je ne vous l’envoie pas déclarer par la poste.

Et notre caissier surgissait du comptoir, comme Polichinelle de sa boîte, sur le déclic d’un ressort à boudin.

Reçus de la sorte, il était rare que les postulants insistassent, vous l’imaginez sans peine. Les uns s’en allaient interloqués et béants, les autres pâmés de rire, et, quant aux bilieux qui se fâchaient, Antonin leur faisait face par un axiome dont il était l’inventeur sublime : « Quand on s’abonne, on s’abonne poliment ! »

Dans les cas de récalcitrance et de litanies de gueule, il tirait son petit maroquin armorié et jetait sur la tablette sa carte de bourbonien :

« Capece Minutolo di San Valentino ».

— À vos ordres, signor abonné.

Parfois le vieux Prinsler que j’avais gardé par égard pour M. Mercier et à sa prière, jugeait sage d’intervenir, étant peu façonné par ses études précédentes à cette manière artistique de traiter la clientèle. Mais, outre qu’il ne pouvait pas le sentir, le duc-comptable n’admettait pas l’ingérence déplacée du subalterne. J’entendais tout à coup, de mon cabinet directorial, des bruits de rixe et d’invectives qui ne me laissaient aucun doute sur leur antagonisme dans l’entente de l’achalandage. Je descendais quatre à quatre, et tête nue, l’escalier serpentueux, et je tombais dans une séance, publique, hélas, de pure boxe italo-champenoise, dont Gonry l’herculéen avait autant de mal à séparer les pugilistes qu’à écarter les spectateurs.

Le jeu de l’abonnement à La Vie Moderne était célèbre sur les boulevards. Je jure que je n’en avais pas prévu la réclame, malgré la rumeur que cet animal de Forain en propageait dans les ateliers. Non, il n’était pas de mon programme coopératif et pas cher d’attirer de la sorte les amateurs de papier illustré ; et mon noble cousin le prenait sur lui de leur jeter ainsi le caleçon rouge de « l’abonnement poli » à la tête.

Quant à l’administrateur, il la trouvait « très bonne ». Zizi, quoique devenu par ordre du destin, l’éditeur du naturalisme dont le cri n’est pas gai, était resté dilettante et expert des choses de la facétie. Il ne connaissait rien de plus drôle « dans notre vie complète » que ce préposé irascible qui exigeait qu’on s’abonnât poliment, en pleine voyoucratie d’affaires et avec les manières du grand siècle. — Il est épatant, clamait Georges, je l’ai signalé à Daudet pour son roman Les Rois en exil. Il doit venir le voir, déguisé en abonné naturaliste. — Si amusante que fût pour une Histoire de la Presse, l’anomalie d’un journal dont l’argentier tenait par des cartels les chalands à distance, il fallait bien pourtant aviser à la situation. Elle était trop originale tout de même.

— Écoute, Antonin, lui dis-je, comment veux-tu qu’ils sachent que tu as été du siège de Gaëte et que tu y as défendu ton roi à coups de sabre contre la canaille démocratique ? Ça ne se voit pas sur le visage. Garibaldi lui-même, ton ennemi personnel, mais dont tu ne nieras pas la bravoure…

— Je ne la nie pas, cher Émile. On se hait mais on s’estime. Je suis bon Italien avant tout. Garibaldi, c’est notre Jeanne d’Arc, retournée, oui, mais notre Jeanne d’Arc.

— Eh bien, suppose qu’il vienne ici, en chemise rouge, en béret et en bottes, t’acheter un numéro de La Vie Moderne ? Que ferais-tu ?

— S’il me l’achetait avec égards, en gentilhomme, j’oublierais le siège de Gaëte, sinon, non. Prends un autre caissier, s’il le faut ; remplace-moi par cet exécrable tonnelier de Prinsler, mais j’ai reçu l’éducation des cours, ce n’est pas ma faute, mon cousin.

Ceux qui m’ont fait l’honneur de lire le premier recueil de ces Souvenirs d’un enfant de Paris ont déjà, s’ils s’en souviennent, compris pourquoi je ne pouvais pas le prendre au mot et lui rendre sa liberté. Antonin était en effet un des quatorze enfants de la sœur de Carlotta et d’Ernesta Grisi, soit de cette Marina qui était entrée par alliance dans la famille napolitaine des hauts seigneurs de San Valentino. J’étais donc son parent par ma femme. Il nous était arrivé un soir, dans un état assez précaire, que nous avions dû deviner d’ailleurs sous sa cape dentelée de Don César bisicilien. Employé d’abord dans un grand établissement de Crédit public, puis dans une Compagnie d’assurances, il n’avait pu, à l’une ni à l’autre, se plier aux mauvaises manières des gens de bureau, et surtout, je crois, à leurs charges inélégantes. Peut-être même avait-il tiré contre ces cabrions du rond de cuir le sabre de Gaëte dont il devait plus tard suspendre les éclairs sur la tête chenue du lamentable Prinsler. Toujours est-il que pour utiliser ses loisirs, je l’avais prié de me relever pour mon salon à l’Officiel, quelques notes à l’Exposition Universelle, dans la section italienne, sur les chefs-d’œuvre peints ou sculptés de ses compatriotes. Enfin, à la fondation de La Vie Moderne, il m’avait suivi dans mon aventure et s’était assis de lui-même, par forza del destino, à la place où nous avions le plus besoin d’un honnête homme, vigilant et dévoué, et certes, il était ce cerbère à triple gueule.

— Il a passé bien peu de gens bien élevés, aujourd’hui, sur les boulevards, lui disait Georges en compulsant son livre à souches.

— Ne m’en parlez pas, cher administrateur. Mais qu’importe, nous ne voulons que de l’élite, n’est-ce pas ?

— Sans doute, Monsieur Antonin, mais je la croyais plus nombreuse.

Et feuilletant négligemment le registre :

— Je n’y vois pas de Bassompierre. Est-ce que la famille est éteinte ?

C’était le temps où Alphonse Daudet composait Les Rois en exil, et l’on sait que, pour ses romans, il ne négligeait aucune notation, dût-elle ne pas lui servir. Attentif à ce que Charpentier lui avait conté de notre comptable extraordinaire, il ne résista pas à l’intérêt que le type offrait à sa recherche. Nous étions prévenus de sa visite et nous attendions au haut de l’escalier la scène, apprêtée d’avance, de l’abonné naturaliste.

— C’est-il par ici qu’on s’abonne ?

Le carreau vissé dans l’œil, la voix traînante, et poussant du coude les flâneurs du hall, l’auteur de Tartarin s’avançait en tricotant des jambes vers le bureau où trônait, entre ses papiers méthodiquement rangés, notre comptable d’opérette.

— Le collecteur ?

— Quoi ?

— Eh bien, celui qui fait la collecte, quoi ? Vous ne parlez donc pas français, citoyen ?

— Je le parle assez pour vous dire que le mot dont vous vous servez ne s’applique poliment qu’aux égouts ou aux impôts ; il n’y a de collecteurs ici que ceux qui gardent leurs chapeaux sur la tête en parlant aux gens comme il faut. Quant à : citoyen, citoyen vous-même, nous n’avons pas gardé les députés ensemble.

Daudet, comme Théophile Gautier, adorait les belles engueulades. Il se recueillit un instant pour savourer celle du gentilhomme.

— Tu es un frangin, reprit-il en lui tendant les mains. Tu as une « trombine » qui me botte. Je paie la tournée, j’offre un verre.

Au premier tutoiement Antonin était devenu livide. Il s’accrochait les doigts aux favoris pour résister à la démangeaison de saisir l’ivrogne à la gorge. — Basta, basta, il y a deux sorties, choisissez ! — Et, ce disant, il avait surgi de sa boîte, l’œil en feu, tremblant de colère. Daudet s’amusait follement. De l’objectif de son monocle il photographiait ce duc en exil dans la chambre noire de sa mémoire.

— Alors, quand on veut s’abonner à ton sale canard, faut mettre des gants gris perle, Monseigneur ? V’là m’n argent. Je casque d’avance. Combien le service sur chine ?

Il y avait en effet un double tirage de luxe, sur chine et sur hollande, des numéros pour les bibliophiles.

Et jetant un billet de cent francs sur le comptoir :

— Paie-toi, fit Daudet, et garde la monnaie.

Pour le coup, l’observateur avait outre-passé la mesure. Nous dégringolâmes par l’escalier sur la rampe. Le vieux soldat du pape tournait sur lui-même comme une toupie hollandaise. D’une voix étranglée il appelait l’hercule du hall. — Gonry, Gonry, jetez ce pochard, ce piémontais, ce maroufle à la rue. Un pourboire, à moi !…

— Qui, Monsieur Antonin ? Mais c’est M. Daudet, un ami de la maison. Il n’est pas plus saoul que vous et moi. Il s’est payé et voilà tout, la rigolade de l’abonnement à La Vie Moderne.

Ainsi parla le beau-frère libre d’Armand Silvestre et, sous son regard gendarmique, ou gendarméen, la foule, un instant amassée, se reprit à circuler devant les superbes cartons d’Ulysse Butin qui composaient notre exposition gratuite.

Mon pauvre cousin, je vous l’ai dit, était rebelle à la blague, dont l’Italie n’a ni le mot ni la chose. Il avait pris son chapeau et sa canne et sans desserrer les dents, il s’en était allé en claquant la porte. Puis comme il ne reparaissait pas, et malgré que les abonnements couronnassent en foule l’intérim de Prinsler, homme expert en clientèle, une inquiétude nous vint de son étoile errante.

— Tu sais, me dit Zizi, il me manque.

— Je n’osais pas te l’avouer, mais à moi aussi.

— En somme il était décoratif, n’est-ce pas ?

— Indubitablement. Il y a bien la question des abonnements. Je n’ai pas à apprendre à un administrateur tel que toi, qu’ils affluent depuis son absence et que Prinsler en place comme des flûtes de Champagne par son verbe avenant et melliflu.

— Oh ! les abonnements ! À quoi servent-ils puisque l’on coopère ? Allons chercher le duc, veux-tu ?

— Où ? Je ne sais pas où il perche. Il ne m’a jamais donné son adresse.

C’était la stricte vérité. La vie bizarre de cet orgueilleux déclassé était à base de roman d’amour, d’un amour malheureux, dont il voilait jalousement le mystère. Il est probable que l’écroulement de la cour bourbonienne de Naples avait entraîné celui de ses espérances, et qu’il ne voulait pas plus de témoin de sa ruine que de confident de sa douleur.

Un matin, cependant, il revint à son poste et nous l’y trouvâmes en fonctions. Il n’avait pas transigé avec ses principes irréductibles de courtoisie en fait d’abonnement et nous dûmes, par une note, rassurer le public en l’avisant que nous en recevions aussi par correspondance et mandats sur la poste.

Antonin n’a quitté La Vie Moderne qu’à mon propre départ et je ne l’ai plus revu. Comme il y a de cela trente et un ans, il faut croire que ce plaisir ne m’attend désormais que dans les sphères célestes, dernier asile des bonnes manières.