Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/De l’Escaut à l’Amstel et de Rubens à Rembrandt/Lettre VII. Une journée à Harlem

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Lettre VII

UNE JOURNÉE À HARLEM


26 août.

Aujourd’hui c’est à Harlem que nous nous transportons, à la recherche d’un maître dont on peut dire que sa gloire est récente, quoiqu’il ait vécu au commencement du dix-septième siècle et qu’il précède Rembrandt de vingt ans dans l’histoire de l’école néerlandaise. Grâce à Frans Hals, la petite ville de Harlem est désormais une cité d’art dont le pèlerinage s’impose au critique. Il faut confesser du reste qu’elle est bien faite pour attirer les pèlerins et pour les retenir.

Nous avons visité Harlem par une splendide journée. Jamais le ciel hollandais, toujours si vaste et si aérien, n’avait développé au-dessus de notre tête plus limpide immensité ! C’était bien la lumière qui convenait pour voir Frans Hals, génie clair, heureux et franc s’il en fut. Le train matinal qui nous emportait d’Amsterdam, « la ville bâtie sur des arêtes de harengs », était rempli de bourgeois qui allaient passer leur dimanche dans les jardins de Harlem, ce Saint-Cloud d’Amsterdam. Ils traînaient avec eux leurs familles, composées de femmes et d’enfants de diverses couleurs, ceux de la mère-patrie et ceux des îles, car en Hollande l’amour même colonise. Nous vîmes jusqu’à des Chinois. Tous ces braves gens, dirigés sur Harlem, étaient-ils des tulipomanes ? Grave question que nous tentions vainement de résoudre par l’étude de leurs physionomies. Hélas ! voilà encore une originalité qui s’en va de ce monde banalisé. Il n’y a plus de tulipes à Harlem. La tulipomanie, chantée par l’abbé Delille dans les Jardins est un culte disparu. C’est à peine si, dans la banlieue quelques pépiniéristes, laudatores temporis acti, s’y adonnent obscurément. Harlem a perdu cette gloire, avec celle du fameux Laurent Coster. Il est vrai que celle qui lui est née de Frans Hals est une compensation suffisante, quoique les habitants ne semblent guère s’en douter.

À Amsterdam, on montre encore la maison de Rembrandt ; à Anvers, celle de Rubens passe pour une des curiosités de la ville. Mais demandez, comme nous le fîmes, à un Harlemois dans quel quartier est située l’habitation de Frans Hals, qui a vécu près de soixante-dix ans à Harlem et qui y a tenu une école illustre dans le monde entier, le pépiniériste vous regardera avec étonnement. Notez cependant que Harlem est une des villes de Hollande qui se sont le moins modifiées, ainsi que l’attestent les dates orgueilleusement inscrites au front de ses maisons, dont la plupart sont au moins contemporaines du maître. Il est donc plus que probable que cette habitation existe encore, quand cela ne serait que dans cette « ruelle du Lambin » où M. Vosmaer estime qu’il la faut chercher. C’est à Harlem, le dimanche, qu’il faut aller pour savoir ce que c’est que la propreté hollandaise ! De quelque côté qu’il darde ou qu’il se reflète, le soleil ne rencontre que facettes et surfaces luisantes. Il n’est pas trop de dire que le vent ne balaye pas un grain de poussière dans les rues. Les maisons qui bordent ces rues et dont la construction remonte, pour la plupart du moins, à la fin du seizième siècle, ont été, la veille, frottées, astiquées, lavées à grande eau de la base au faîte, et n’était leur manque d’équilibre et leurs tassements dans un sol friable et saturé d’eau, on les croirait bâties d’hier par un architecte d’humeur archaïque. La lutte est certainement inégale entre la morsure du temps et ce nettoyage hebdomadaire qui dure depuis trois siècles. Aussi Harlem a-t-elle l’air de sortir, comme on dit, d’une boîte.

À mesure que nous avancions vers la place centrale, jetant à droite et à gauche des regards curieux dans la profondeur des rues transversales et des canaux bordés d’arbres énormes, coupés par des ponts à bascule et semés de moulins ventrus, nous avions le sentiment bizarre d’être en pays de connaissance. Ces échappées pittoresques, ce bois à l’horizon dans les ombres duquel se cachent de discrets béguinages, ces coins colorés, ces cours entrevues par des entrebâillements de portes et jusqu’à ces intérieurs mal défendus par leurs paravents de tulle et trahis par les miroirs-espions, tout cela avait pour nous un aspect de déjà vu. Le caractère nous en était familier. C’était bien la première fois cependant que nous visitions Harlem. Le nom d’Ostade prononcé par hasard éclaira notre mémoire. À trois cents ans de distance nous avions sous les yeux les modèles des fonds de tableaux d’Ostade et aussi de ceux de Brauwer, qui fut son camarade d’atelier chez Frans Hals. Les ressemblances sont encore frappantes, et si Ostade, Brauwer ou Béga revenaient à Harlem, ils n’y trouveraient pas une tuile de changée. La sincérité de ces naturalistes est désormais pour nous un fait acquis.

Le visiteur qui, après avoir suivi la Jans-Straat, rue principale de la ville, débouche inopinément sur le Groote-Markt, est d’abord saisi par l’aspect pittoresque de cette grande place. Il n’en est pas de plus décorative, et l’art des Rubé et des Cambon en tirerait certainement un grand parti. La disposition est celle que l’on rêve pour un final, de grand opéra, par exemple, et la couleur est extraordinaire. Trois édifices attirent d’abord l’attention, une église, une statue, et une maison. L’église est celle de Saint-Bavon, célèbre par ses orgues, qui sont riches de cinq mille tuyaux et atteignent à la limite de son perceptible à l’oreille humaine. Les orages que l’organiste y exécute font encore courir les touristes anglais. Nous y échappâmes. La vieille basilique est du quinzième siècle, sa base est obstruée par des substructions fort intéressantes pour l’histoire de Frans Hals ; j’y reviendrai plus loin. La maison est une ancienne boucherie, de l’architecture la plus extravagante que l’on puisse imaginer, et qui mêle le goût espagnol au style indien. Harlem paraît affectionner les productions de cet art exorbitant, car elle a encore une église du même caractère, et dont le clocher semble danser la bamboula dans la prairie.

Quant à la statue, ce n’est pas celle de Frans Hals. Ce n’est pas non plus celle de cette héroïque Kanau Hasselaer, la Jeanne Hachette de Harlem, qui, à la tête de trois cents femmes, prit une part si glorieuse à la défense de la ville en 1572 contre les Espagnols. Ce n’est pas même celle de l’un des enfants illustres de la féconde cité, van der Helst, Wynantz, Wouwermans, Berghem ou Ruysdael. Non, les Harlemois n’ont eu de bronze que pour Laurent Coster, un brave aubergiste dont le titre de gloire est de ne pas avoir inventé l’imprimerie. Voilà bien de nos Hollandais ! Laurent Coster n’est pas même à Gutemberg ce que Améric Vespuce est à Christophe Colomb. Il ne fut notoirement qu’aubergiste, gloire vague qui mérite mal le bronze. Mais au moins, vas-tu dire, la statue est-elle bonne par elle-même ? À cela rien à répondre, sinon qu’une nuée d’oiseaux s’y était abattue et qu’une grande partie de barres aériennes semblait engagée entre eux, dont un camp était dans la tour de la cathédrale et l’autre sur les épaules du bonhomme.

Mais venons à Frans Hals. Il est évident que le maître devait se plaire dans une ville telle que celle-ci, claire, gaie et pittoresque et qu’il l’avait bien choisie pour encadrer son génie. Aujourd’hui encore c’est à Harlem qu’il fait meilleure figure ; on ne le voit bien que là. Du reste avant que Rembrandt n’eût transporté à Amsterdam même le siège de l’école néerlandaise, Harlem passait pour le foyer d’art de la Hollande. On la surnomma la Bologne du Nord. Pendant tout le seizième siècle sa prééminence fut sans rivale. Tous ceux qui aimaient la peinture venaient s’en fournir à Harlem, et tous ceux qui voulaient en faire installaient là leurs ateliers. Au moment où Frans Hals arriva d’Anvers, où il était né (et non pas de Malines, comme l’écrivent tous les dictionnaires historiques) pour apprendre à son tour le maniement du pinceau, l’école était en proie à trois influences, dont deux représentées à Harlem par des maîtres célèbres : l’influence allemande à laquelle le grand nom d’Albrecht Dürer prêtait tout son prestige et que reconnaissaient aveuglément Goltzius et ses élèves ; l’influence italienne, prônée par Karel van Mander, peintre, poète et bel esprit, d’origine flamande, et dévoué à la cause de la Renaissance. Enfin l’influence naturaliste, encore sans chef, et qui ne faisait que bégayer son programme dans le paysage et les scènes de vie familière. Subissant sans doute des partis pris de famille (car le père de Frans, Piéter Claeszoon Hals, était lui-même Harlemois, et il avait été pendant deux ans échevin de la ville), le jeune homme se décida pour l’atelier de van Mander. On se demande ce qu’un pareil maître, épris des mythologiades chères à la Renaissance et qui avait écrit un traité de la peinture en vers, ni plus ni moins que quelque abbé Delille, put enseigner à un élève de cette trempe. Frans, il est vrai, ne séjourna pas bien longtemps dans son atelier, si l’on en juge par les dates. Car en supposant qu’il soit entré dans cet atelier vers 1600, la mort de Karel van Mander survenue en 1606 borne à six années les rapports de l’élève et du maître. Il faut donc mettre à 1607 la date de l’an où Frans Hals cessa lui-même d’être un disciple pour devenir un artiste original. Or, c’est précisément en cette bienheureuse année 1607 que Rembrandt naissait à Leyde dans le moulin immortel. Comme Frans était né en 1584, il avait par conséquent vingt-trois ans à cette époque.

S’il faut en croire le terrible Houbraken, la vie que les jeunes peintres menaient alors à Harlem n’était point précisément édifiante. Tout autour de la cathédrale et comme sous le couvert inattendu de saint Bavon, une foule de tripots et de cabarets borgnes entassés ouvraient leurs antres joyeux à la bohème artiste. Là se réunissaient nombre de gueux et de truands qui ne s’occupaient guère entre eux de savoir si Laurent Coster était ou n’était pas l’inventeur des caractères. Les tulipes que l’on cultivait là étaient celles du visage, et la mise en couleur du nez par le procédé de la teinture intérieure donnait lieu à des tournois assis que les poètes célébraient avec enthousiasme. Frans Hals se distinguait entre tous par sa belle humeur, son assiduité et la mesure de son verre. Ses chansons passaient pour les plus montées en poivre et en épices, et quand il les scandait sur la guitare, toutes les servantes ouvraient la bouche pour faire voir leurs trente-deux dents. Mais le génie ne perd pas ses droits, même en pareille compagnie, et quelque troublé qu’il fût par les rasades de vin du Rhin, l’œil du peintre s’exerçait activement et sa main ne perdait rien de son assurance. Les portraits d’ivrognes et de spadassins qu’il exécuta dans ces cabarets de Saint-Bavon, sont des merveilles de l’art et des œuvres sans pair que toutes les galeries s’arrachent à l’heure qu’il est. La belle grosse maritorne de la collection La Gaze, que nous avons au Louvre, est un spécimen excellent de cette première manière de Hals, manière expéditive s’il en fut, sorte d’improvisation définitive qui ne laisse rien à désirer pour la puissance du rendu, et qui n’est que l’expansion naturelle du génie du praticien le plus audacieux qui ait existé. Ces tours de force, Frans Hals les exécutait en une heure, sans cesser de chanter et de rire, sans presque poser son verre. On devine qu’il adorait ces trognes enluminées, aux yeux papillotants, aux bouches rieuses et moqueuses, aux nez écarlates, qu’il trouvait leurs guenilles superlativement pittoresques, et que leur truandisme le ravissait. Il les a tous portraits au vif, pour faire nasarde à la grave postérité sans doute, ces amis de tripot, ces camarades d’ivresse, et c’est dans l’histoire de l’art comme une cour des Miracles avec laquelle il faut compter quoi qu’on en ait. Remarquons, d’ailleurs, que Frans Hals, aussi loin qu’il aille dans le rendu du plaisir populaire, ne dépasse jamais les bornes de la bonne tenue, et qu’il ne va pas, comme Jan Steen, jusqu’à la limite extrême où le latin se substitue de lui-même, sous la plume du critique, aux langues d’usage.

Toutefois Frans Hals, pris subitement d’un accès de dignité, entreprit de se ranger et de conquérir le renom de peintre sérieux que les bons bourgeois de Harlem lui refusaient sur sa conduite. Il se maria en 1611 avec Anneke Hermans, jeune personne belle et prude.

Comme disent les bonnes gens, tant que le monde sera monde, le mariage restera toujours un acte sérieux pour les artistes qui s’y hasardent. Observons toutefois que les Hollandais du dix-septième siècle n’y mettaient point malice et que la psychologie ne s’était point encore avisée de faire peser le mythe de Dalila sur une question si gaiement résolue par Panurge. Docile aux mœurs de son temps comme aux usages de son pays, Frans Hals s’était donc marié. Il avait même contracté cette union assez jeune, M. Vosmaer dit vers 1610, c’est-à-dire à vingt-six ans. Anneke était d’une famille patricienne dans laquelle les peintres étaient fort bien vus, puisque trois autres de ses sœurs épousèrent, elles aussi, des artistes de Harlem. Jan de Bray, qui a au musée d’Amsterdam un si remarquable tableau de corporation, était beau-frère de Frans Hals. Fort prudemment élevée par un père grave, qui était conseiller, la jeune femme ne put sans doute s’habituer au genre de vie du grand bohème : elle rêvait pour lui d’autres fréquentations que celles des joueurs de trictrac des tripots de Saint-Bavon et des modèles plus austères. Peut-être, sur la réputation de Frans, avait-elle cru s’unir à un artiste posé, officiel et pince-sans-rire, tel que le fut plus tard van der Helst, par exemple. Toujours est-il que la jeune patricienne ne put se faire aux jovialités d’un époux qui prenait la vie pour une kermesse. Des nuages assombrirent cet intérieur : aucun enfant ne vint distendre des rapports mal noués, et Frans en resta pour sa tentative de sagesse et d’amendement. Il alla reprendre son verre et sa guitare au bon cabaret de la Pipe bâtarde.

Un jour, l’histoire en a gardé la date, le 20 février 1616, maître Frans Hals était cité à comparaître devant les magistrats de Harlem sous la prévention d’avoir bel et bien « rossé» sa femme. Dûment convaincu du méfait, dont il convint d’ailleurs, il fut condamné… à ne plus recommencer. On exigea le serment. Ajoutons bien vite qu’il le tint glorieusement, car huit jours après Anneke était morte, emportant avec elle cette erreur de jeunesse.

À peine maître de sa liberté, Frans Hals songea à en faire bon usage, et s’étant épris d’une belle jeune fille de Spaerdam nommée Lysbeth Reyniers, il s’en alla la demander à ses parents. Il faut croire que la réputation du peintre n’avait point trop souffert de sa précédente aventure conjugale, puisque la jeune personne lui fut immédiatement accordée. Il est constant d’ailleurs que Frans Hals n’a jamais été le brutal personnage que les historiographes se sont plu à représenter sous son nom, et que ses excès de buveur ne dépassaient point la mesure accordée aux honnêtes gens par les mœurs hollandaises du dix-septième siècle.

Les compatriotes de Frans Hals se donnent aujourd’hui beaucoup de mal pour laver sa mémoire de ce renom de gai compère dont la tradition l’a souillé à leurs yeux. Ils ne veulent pas que le maître ait été un bon vivant, fort adonné aux plaisirs de la bouteille, et ils entassent des volumes pour démontrer que le saint homme a été calomnié. J’avoue pour mon compte que la légende, si légende il y a, ne me gâte en aucune façon l’artiste. La physionomie du Frans Hals en belle humeur, rentrant gris le soir à la maison et battant sa femme, n’est pas très conforme à l’idéal que l’on se fait aujourd’hui d’un homme distingué, mais elle me semble fort caractéristique et même ressemblante. Rembrandt, avare sordide, et comptant ses ducats aux lueurs de la chandelle, est beaucoup plus vrai, quoique peu édifiant, que le Rembrandt correct et régulier découvert récemment par la critique. Les documents les plus certains ne prévaudront pas sur les conditions pittoresques par lesquelles le souvenir d’un grand homme se grave en traits distincts dans l’esprit de la postérité.

Il ne faut pas oublier d’ailleurs que de ces terribles cabarets de Saint-Bavon une merveilleuse école de peintres allait sortir dont Frans Hals fut le maître et l’initiateur. Si la Hollande peut se glorifier de posséder, et de posséder seule, des maîtres du comique tels que Brauwer et Ostade, tels encore que Jan Steen, que Burger a appelé le Molière du nord, elle le doit à Frans Hals et au bon saint Bavon, qui lui fit le don du rire. Le rire, secret rare et précieux dans l’art, que peu de maîtres ont connu, et qu’il trouva, lui, bien certainement, dans les reflets irisés d’un vidrecome plein jusqu’aux bords et piqué d’un rayon de soleil.

Il existe deux portraits authentiques de Frans Hals, l’un à Amsterdam, l’autre à Harlem. Dans le premier il s’est représenté assis aux côtés de sa seconde femme, Lysbeth Reyniers, sur un banc de gazon, dans un parc somptueux qui pourrait bien être le bois de Harlem. Au fond l’on aperçoit une jolie maison, sur le devant de laquelle des paons picorent en liberté, non loin d’une vasque surmontée d’une statue de naïade. Une autre statue se profile sous les grands arbres. Un couple de promeneurs s’avance vers le groupe qu’il a reconnu sans doute à ses éclats de rire et à ses enlacements amoureux. L’œuvre, en effet, est de 1617, c’est-à-dire d’un an après son second mariage. Lysbeth ne semble pas avoir la moindre peur de son époux : elle lui a posé familièrement la main sur l’épaule et elle sourit sournoisement au spectateur. S’il fallait traduire ce sourire et ce geste par un mot, il n’y en aurait pas de plus juste que celui-ci : « Il est dompté. » Quant à lui, le bon compère, il rit de toutes ses dents, heureux de sentir le poids de la petite main qui le gouverne. Si ce portrait est bien celui de Hals, il n’est pas douteux que le maître ait été un bonhomme tout rond, très spirituel et fort sensuel, mais incapable des noirceurs calculées qui caractérisent le méchant coucheur. Lysbeth avait compris au rebours d’Anneke le rôle et les devoirs que lui imposait l’amour d’un être tel que Frans, ami incorrigible du plaisir et de la gaieté. Au lieu de rompre en visière avec les habitudes invétérées de son mari, elle commença par s’y prêter de bonne grâce. L’habileté de sa politique féminine est révélée par le sourire extraordinairement expressif de ce portrait. Sur la foi de sa malice, on nous dirait que Lysbeth poussa la diplomatie conjugale jusqu’à aller elle-même à la Pipe bâtarde, pour y accompagner Frans Hals, que nous n’aurions aucune peine à le croire.

Quoi qu’il faille en penser d’ailleurs, l’influence de Lysbeth Reyniers détermina chez lui, sinon une modification de manière, du moins un courant de travail salutaire et des recherches de modèles plus recommandables. Devenu père, Frans Hals à cette époque peignit beaucoup d’enfants, et l’on sent qu’il aimait à les peindre ; mais toujours fidèle à sa philosophie ou, si l’on veut, à son tempérament, il ne les représenta que riant. Le rire, son expression favorite, la dominante de son génie heureux, éclaire et dilate tous les visages roses de ses babys. Il y a dans son œuvre un sujet qu’il a traité plusieurs fois et qui semble lui avoir été redemandé sans cesse, c’est le joueur de rommelpot. « Le rommelpot, dit M. Vosmaer, est un instrument tout primitif, qui se compose d’un pot de grès sur lequel est tendue une vessie. Par un petit trou passe une baguette ou un roseau qu’on agite de la main et qui produit une sorte de miaulement sourd. » Cette musique carnavalesque a toujours eu le don d’amuser les enfants hollandais, et ceux que Frans Hals a groupés autour de ses joueurs de rommelpot ont des visages si réjouis, des faces si épanouies, que l’on est tenté de fabriquer soi-même pour sa famille un jouet aussi exhilarant et aussi bon marché. Ajoutons d’ailleurs que nous en avons vainement cherché le modèle en Hollande, où il semble complètement oublié.

La réputation de bon portraitiste était alors celle qu’ambitionnaient tous les peintres néerlandais. Il y en avait d’excellents à l’époque, Mierevelt, Honthorst, de Keyser, van Schooten, Ravesteyn, pour ne nommer que les plus célèbres. Venu après eux, Frans Hals devait les éclipser tous et laisser dans l’espèce des spécimens au-dessus desquels il n’y a encore aujourd’hui que Rembrandt. Les contemporains d’ailleurs paraissent avoir rendu pleine justice à la supériorité du maître dans l’art du portrait. Les plus hauts personnages se faisaient un honneur d’aller poser devant lui et de posséder leur image de sa main. C’est ainsi que nous avons au Louvre le portrait de Descartes exécuté par Hals à Harlem vers cette époque. La vogue du maître était énorme, ainsi qu’en témoigne la grande quantité de portraits que l’on connaît de lui. Van der Helst seul, qui fut vraisemblablement son disciple, devait plus tard en acquérir une égale. Cette vogue, Frans Hals la dut-il à son admirable talent de coloriste et de physionomiste, ou plutôt à sa manière expéditive de fixer les ressemblances, voilà ce dont il est difficile de juger. Mais il est certain que les commandes débordaient chez lui et qu’il dut à ce moment gagner beaucoup d’argent. S’il ne sut pas comme Rubens, son glorieux contemporain, économiser pour ses vieux jours, c’est sans doute qu’il se montra rebelle aux conseils de la rusée Lysbeth, ou encore qu’il n’espéra point atteindre à la longévité que le ciel lui réservait. Mais la fortune n’avait attendu que son second mariage pour le traiter en enfant gâté et l’année même de cette union Frans Hals obtenait des arquebusiers de Saint-Georges la commande, tant enviée alors, d’un tableau de corporation.

Le musée de Harlem en conserve dix, et le onzième appartient à l’hôtel de ville d’Amsterdam. Ce sont onze chefs-d’œuvre véritables par lesquels Hals mérite d’entrer dans la pléiade de ceux que Théophile Gautier a nommés un jour les dieux et les demi-dieux de la peinture. Il n’y a point d’exagération à dire que si Frans Hals n’avait pas fait ces tableaux, nous n’aurions probablement pas le « Banquet de la garde civique » de van der Helst, ni la « Ronde de nuit », ni les « Syndics » de Rembrandt. Établissons ici, sans y insister davantage, que si Frans Hals n’est pas l’inventeur des tableaux de corporation, il en est le créateur, et que ses rivaux ne l’ont dépassé qu’en l’imitant, quand ils l’ont dépassé.

Dans l’un de ces tableaux se trouve le second portrait de Hals que nous avons signalé ; il est daté de 1639 ; le peintre a par conséquent cinquante-cinq ans. Nous voulons parler de cette réunion des officiers et sous-officiers des arquebusiers de Saint-Georges que Fromentin, on ne sait trop pourquoi, trouve inférieure aux autres ouvrages du maître. Hals s’y est représenté, lui vingtième, parmi les sous-officiers de la guilde. C’est lui que l’on voit au fond, derrière le porte-étendard, avec ce grand nez d’aigle solidement attaché à l’arcade sourcilière, ces cheveux longs tombant sur les épaules, ce regard puissant et scrutateur, les lèvres cachées par une moustache drue et le menton voilé par une barbiche. Ce n’est plus le gai compère de Lysbeth, souriant au bonheur d’aimer et d’être aimé : il est grave, pensif, presque préoccupé, et l’expression est celle d’un homme conscient de sa force et de son autorité.

Il serait fort intéressant de retrouver aujourd’hui le portrait que van Dyck fit de Hals en 1632. On sait, en effet, que lors de son départ pour l’Angleterre, van Dyck s’arrêta à Harlem pour y visiter celui qu’il tenait, après Rubens son maître, pour le plus grand artiste de son temps. Peut-être bien désirait-il encore juger par ses propres yeux de la rapidité d’exécution tant vantée qui caractérisait le travail de son confrère. Il se présenta donc incognito chez Hals, et se donna pour un grand seigneur de passage qui voulait avoir son portrait sans retard et l’emporter en Angleterre. Frans Hals se mit à la besogne et en deux heures le portrait fut terminé. Ce portrait, garant de l’anecdote, existe encore, et il a été gravé par D. Coster. Émerveillé de l’habileté du maître, le faux voyageur le pria de lui accorder une faveur : « Je suis moi-même peintre amateur, lui dit-il, et j’aimerais à conserver vos traits en souvenir de ma visite à l’un des hommes que j’admire le plus au monde ». Frans Hals se prêta de bonne grâce à la fantaisie qu’il trouva sans doute fort divertissante, et passant sa palette au seigneur anglais, il alla prendre sa place de modèle. Au bout d’une heure de pose, l’amateur le prie de regarder son ouvrage et de lui dire ce qu’il en pense. — Ce que j’en pense, s’écrie le maître de Harlem, en l’embrassant à bras ouverts, c’est que vous êtes van Dyck ou que je ne suis pas Frans Hals.