Souvenirs d’un fantôme/Le grand Seigneur maudit

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C. Le Clère (tome 1p. 253-282).

Le grand Seigneur maudit.


Puisque je suis à raconter des histoires extraordinaires, la fantaisie me prend de faire encore ici le récit d’un fait non moins singulier qui est advenu à la dernière branche connue de la maison de Foix. On sait que les chefs de cette race illustre, souverains de plusieurs belles seigneuries situées au pied des Pyrénées, brillèrent d’un grand éclat. Mais, peu à peu, leur héritage tomba en quenouille, et la maison de France, finit par le recueillir dans son intégrité.

À côté de la branche régnante, plusieurs rameaux collatéraux végétaient, languissaient et disparaissaient successivement. L’un d’eux, entre autres, s’éteignit avec la comtesse de Foix-Fleix, dame d’honneur d’Anne d’Autriche.

Or, dans un château d’une de ces branches de la maison de Foix, et situé au fond d’une gorge des Pyrénées, vivait, vers la fin du xviie siècle, un marquis de Foix : c’était un gentilhomme terrible, redouté de ses voisins et haï de ses vassaux. Il molestait les uns, il pesait de tout son poids sur les autres, sans qu’on pût ni se venger ni lui nuire en rien. L’attaquait-on en duel, il tuait son adversaire ; et le cas dénoncé, il prouvait que ce n’avait été qu’une rencontre où il avait eu à défendre sa vie contre un injuste agresseur.

Si l’un de ses fermiers, poussé à bout, tentait d’incendier ses récoltes, ses granges, le feu était aussitôt éteint. On essaya une fois de le faire sauter à l’aide d’une mine : la mèche prit feu, brûla jusqu’au bout ; mais la poudre mouillée ne s’enflamma pas. L’attendait-on à la sortie d’un bois pour lui tirer un coup de fusil, comme par inspiration, il prenait une autre route, ou une branche d’arbre détournait la balle.

Il ne buvait jamais que dans un verre de matière inconnue et qui avait la propriété de faire bouillonner jusqu’au degré d’évaporation toute liqueur empoisonnée qu’on y aurait versée. Lui servait-on des champignons vénéneux, un instinct secret l’en avertissait. C’était donc peine perdue que de tenter de se débarrasser de lui.

Des bruits étranges couraient à ce sujet ; on se racontait dans les métairies, dans les humbles maisons des chapeaux noirs du lieu, et avec autant de mystère, chez les hobereaux de la contrée, que, cinquante ans auparavant, le fils aîné du marquis de Foix avait disparu, âgé de trois ans six semaines. Longtemps après, son corps avait été retrouvé dans une caverne, la poitrine fendue ; on en avait ôté le cœur, et près du cadavre s’élevait un autel de marbre portant une inscription romaine qui le dédiait aux dieux infernaux ; dans le creux, parmi des charbons éteints, et répandant une odeur infecte, on crut voir le reste de ce cœur plus qu’à moitié consumé.

Les restes de l’héritier du marquis furent rapportés au château. Le père les vit d’un œil sec. La malheureuse mère en expira de douleur. Dès ce moment, toutes les entreprises du marquis prospérèrent, et ses ennemis furent confondus. Les complots les mieux concertés échouèrent quand il s’agissait de lui faire tort, et il se trouva dans une plénitude marquée de puissance et d’autorité. Il en abusa pour devenir le tyran de la contrée et pour prendre la haute-main sur les seigneurs des alentours. En vain on se ligua, en vain on l’attaqua à force ouverte ou par des voies détournées, sa fortune triompha toujours.

Cinquante ans s’écoulèrent dans cette perpétuité de bonheur. Le marquis de Foix parvint à une vieillesse reculée ; mais, au lieu de jouir de tant d’avantages, on le vit constamment sombre, morose, inquiet, soucieux ; il ne se livrait qu’avec contrainte à tous les divertissements d’usage, il préférait la solitude au fracas du monde, et jamais il ne s’approcha de la cour de Louis XIV, dans laquelle affluait toute la noblesse du royaume.

Pendant ce long espace de temps, deux faits frappèrent les gens du pays. Le premier fut que le marquis fit enceindre de hautes murailles la caverne où son fils avait été trouvé mort. On y pratiqua une porte épaisse en fer dont il garda devers lui les quadruples clefs. Le second fût que tous les ans, au jour anniversaire du crime commis sur la jeune victime, le marquis se rendait tout seul sur le théâtre de ce forfait, où il veillait pendant la nuit jusqu’au lendemain.

Cette conduite, loin de nuire à ce seigneur, le montra sous un plus beau jour. Il paraissait nourrir une douleur profonde et invétérée de la perte irréparable qu’il avait faite, et on lui en savait gré. Mais, d’une autre part, pendant cette nuit, des feux errants couvraient la montagne ; on entendait des cris discordants, des bruits sinistres roulaient dans les gorges de la vallée. À ce tapage épouvantable, chacun fuyait frappé de consternation, on se demandait si ce n’était pas la troupe des démons qui se rassemblait dans ce lieu sacrilège.

Les occasions étaient rares où le marquis de Foix appelait dans son château les seigneurs ses voisins. Jamais ces sortes de fêtes n’avaient lieu aux approches et à la fin de l’époque de sa retraite dans la grotte de la montagne. Mais, en d’autres temps, il y avait des circonstances où malgré lui il était contraint de leur ouvrir sa maison. Alors éclatait dans toute sa magnificence le faste des princes de Foix. Des milliers de bougies, de torches étincelantes, éclairaient les appartements tendus de riches tapisseries de soie d’or et d’argent ; Les meubles précieux étaient mis en évidence. La salle à manger ne désemplissait pas ; les tables se montraient somptueusement garnies de vases de matière rare, de pièces d’orfévrerie, en un mot de tout ce qui attestait l’antiquité des aïeuls du marquis. Les joueurs d’instruments les plus célèbres des contrées voisines de Toulouse venaient, dans ces grands jours, rehausser la pompe de ces fêtes par des concerts d’harmonie. Les belles voix, si communes dans le midi, ne manquaient pas non plus à ces solennités, où le chef du lieu se montrait galant, empressé auprès des dames, prodiguant les bals, les parties de chasse et les fêtes, de manière à se maintenir au premier rang parmi ses égaux.

Un jour où il s’agissait de célébrer le mariage de son petit-fils aîné, jamais réunion n’avait été plus belle, jamais plus de faste et de contentement ne s’étaient rencontrés sous les voûtes de ce château. La nuit étant venue, les jeux n’en furent pas interrompus pour cela, une multitude de luminaires remplacèrent la clarté du soleil ; le concert venait d’être terminé, on causait en attendant le moment de passer dans la salle où le souper était servi : là on savait qu’à l’avance chaque convive avait sa place marquée, celle que l’étiquette lui accordait strictement ; il fallait alors si peu de chose pour choquer l’orgueil de cette noblesse turbulente et fière, qu’on avait beaucoup de peine à l’amener à ce qu’elle accédât à un réglement de rang.

Le bruit inusité d’un cor de chasse retentit hors du château, mais avec tant de fracas qu’il couvrit le tumulte d’une conversation animée : on se regarda, on se demanda quel haut baron pouvait venir si tard ; le maître de la maison se montra un instant embarrassé, néanmoins il ne dit rien et ne fit aucun geste que l’on put interpréter.

Le cor sonna de nouveau, plus aigre, plus éclatant, tonnant pour ainsi dire cette fois. Les dames, par un mouvement involontaire, se rapprochèrent chacune de leur protecteur naturel. Le chevalier Izalguier, dont la famille tenait sans contestation la première place dans la ville de Toulouse, s’adressant au marquis, lui demanda qui, parmi les voisins, manquait à la cérémonie et qui pouvait s’annoncer aussi arrogamment.

« Je l’ignore, lui fut-il répondu d’un ton sec, je vais envoyer à la découverte et je suivrai bientôt. »

Mais la parole expira dans la bouche du marquis à la vue du personnage qui entra dans ce moment. Il était de haute taille, vêtu à la mode du règne de Louis XIII ; ses traits sombres, farouches et hautains à la fois, commandaient la crainte et le respect ; il paraissait marcher avec difficulté et s’appuyait sur une canne de bois d’ébène richement garnie en or et en rubis : le prix de cet objet parut inestimable aux connaisseurs ; son chapeau de feutre fauve à larges bords garni d’un point d’Espagne était environné d’un triple cordon de rubis ; tout en lui dénotait une haute position sociale et un grand usage du monde ; néanmoins il salua à peine l’assemblée, fendit arrogamment la foule, et, parvenu devant le maître de la maison, se contenta de lui, dire : « Me voici ! » puis il demeura en face de lui debout et immobile.

« Pourquoi venir ? repartit M. de Foix avec une expression non moins impérieuse, ces jours ne vous appartiennent pas.

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur le marquis, lui fut-il ironiquement répondu ; le temps est à moi depuis ce matin.

— Il y a erreur.

— De votre part soit, je ne le conteste pas ; de la mienne il y a droit.

— Il y a erreur, faut-il le répéter ?

— Il n’y en a pas, je me plais à le redire. »

Le marquis, à ces derniers mots, pâlit.

« J’ai donc été joué ? »

Un sourire insultant fut la seule réponse de l’inconnu qui se mit à dire ensuite :

« Au reste, monsieur le marquis, ou ne compte pas si strictement avec ses amis ; une, deux, trois heures de plus ou de moins ne font rien à l’affaire : l’échéance venue, le droit assuré, on peut s’entendre, s’accommoder peut-être. Allons, que ma présence ne trouble point la joie de la compagnie, j’en serais fâché. »

En entendant ces phrases obscures, les dernières surtout, les convives s’imaginèrent que cet étranger avait prêté de grosses sommes au marquis, et qu’il prenait mal son temps pour en réclamer la rentrée ; mais qui était-il ? c’était ce qu’on se demandait avec anxiété ; car sa présence, loin de plaire, répandait dans l’assemblée une vague inquiétude, d’autant plus qu’il avait prononcé ces dernières paroles, que sans doute il tenait à rendre gracieuses, avec l’expression d’un homme qui veut envoyer l’univers à Satan.

On observa que le marquis se sentit un peu soulagé de ce qui venait de lui être dit, bien que ses yeux attachés sur son créancier conservassent une expression indéfinissable d’effroi et de dégoût.

Le maître-d’hôtel, tandis que deux valets de pied ouvraient les battants de la porte principale de la salle à manger, annonça, selon l’usage, que le souper était servi. Le marquis restait comme frappé de la foudre et oubliait de donner la main à la vieille marquise de Rochechouart, à laquelle, la veille et le matin, il avait fait cette politesse comme à la femme la plus qualifiée de la réunion : un de ses petits-fils répara son inadvertance.

L’inconnu passa comme les autres dans la salle à manger, suivi à pas lents, par le marquis auquel il fit signe qu’une place manquait pour lui.

« Prenez la mienne, dit M. de Foix, aussi bien… »

Il s’arrêta au geste impérieux que l’inconnu lui adressa. Celui-ci, loin de se défendre d’accepter une telle marque de distinction, prit, sans plus de façon, le fauteuil du marquis, et chacun, de plus en plus intrigué, brûlait à part soi du désir de percer ce mystère, étonnant.

En vain les musiciens firent des merveilles, on ne les écouta pas ; en vain des escamoteurs, joueurs de tours de gibecières, essayèrent d’égayer les convives avec le même succès qu’ils avaient eu la veille, on ne daigna pas faire attention à eux ; la somptuosité du service resta inaperçue, toute l’assemblée n’avait des yeux que pour examiner l’inconnu ; il se tenait gravement à sa place sans manger, et sans servir personne, on eût dit une statue, tant il était inanimé ; il n’y avait que ses yeux qui lançaient des flammes. Le marquis se promenait de long en large, à grands pas, sans s’apercevoir de ce qui se passait autour de lui.

Vers le milieu du souper, le son du cor qu’on avait déjà ouï se fit entendre une troisième fois ; le marquis s’approcha de l’inconnu, sa figure était bouleversée. L’inconnu, au contraire, affectant un calme plus grand, se mit à sourire, et s’adressant au maître de la maison :

« Ils sont pressés, dit-il, mais je vais leur commander d’attendre. Adieu, soyez prêt à minuit. »

Ces mots prononcés, il salua la compagnie, se leva et sortit de la salle sans que le marquis l’accompagnât selon l’usage, ce qui donna encore ample matière à l’observation. Le départ de l’inconnu délia les langues, on parut respirer plus à l’aise, et la marquise de Rochechouart ne put s’empêcher de dire au marquis :

« À quelle province appartient donc ce seigneur si familier et si sombre ?

— Madame…, il est étranger !… »

Ceci fut répondu si sèchement, que la marquise de Rochechouart n’ajouta rien à sa première question.

Le souper s’acheva, mais tristement ; nul ne voulut danser ensuite : chacun, au contraire, désira se trouver seul ou en petit comité. Ceux qui ne logeaient pas au château ou qui avaient leur gîte dans les gentilhommières des environs partirent presque aussitôt qu’on eut quitté la table ; les autres se retirèrent dans leur appartement ou dans la chambre qu’on leur avait désignée ; à dix heures, la famille seule était réunie dans le salon.

M. de Foix avait son fils aîné, homme âgé de cinquante-six ans environ ; on le citait partout pour la pureté des mœurs, sa haute piété, son courage et ses vertus ; c’était lui qui venait de marier un de ses enfants. Il avait mieux que tout autre caché sa surprise ou plutôt la stupéfaction que lui avait causée la venue de cet inconnu, ses formes impérieuses et la rudesse de ses paroles ; mais quand il n’y eut plus d’importuns entre son père et lui, le comte de Foix allant à celui-ci :

« Monsieur, dit-il, auriez-vous la bonté de m’accorder un quart d’heure de conversation ? »

Jamais pareille requête n’était sortie de sa bouche, elle étonna le marquis lui-même qui lui répondit :

« Que me voulez-vous ?… non… Eh bien ! venez avec moi dans ma chambre. »

Arrivés là, le dernier ferme la porte et tombant à genoux :

« Mon père, dit-il d’une voix étouffée par l’émotion, et tandis que ses yeux se remplissaient de larmes, mon père, au nom de Dieu, sous quelle affreuse obsession êtes-vous tombé ! Parlez, avouez-moi si ce que je redoute est vrai, peut-être aurons-nous le temps de vous sauver. »

En entendant le comte de Foix s’énoncer ainsi, le fier vieillard laissa éclater sur ses traits une colère violente, il recula de deux pas, et sans relever son fils :

« Vous êtes fou, » essaya-t-il de lui dire avec froideur ; mais le tremblement convulsif de ses lèvres et la pâleur de ses traits démentaient ses paroles.

« Je suis malheureux et non insensé ; plût à Dieu que j’eusse perdu la raison et que vous fussiez libre, mais l’êtes-vous ?

— Je le suis.

— Non.

— Un démenti, monsieur !

— Je dis vrai, vous avez accordé sur vous un funeste empire ; ah ! mon père, votre corps, votre âme ne vous appartiennent plus. »

Le marquis tressaillit de nouveau ; cependant, loin de persister dans ses dénégations, il garda un farouche silence.

« Ah ! poursuivit le comte, vous vous êtes donc livré à l’ennemi du genre humain, et je vois réalisé ce que je craignais depuis tant de temps ; mais pouvais-je croire à une erreur pareille ? Oh ! mon père, allons à la chapelle ; appelez votre aumônier, la bonté de Dieu est immense, il ne vous abandonnera pas.

— Monsieur de Foix, dit le marquis, relevez-vous ; depuis que vous me connaissez, m’avez-vous vu manquer à ma parole quand je l’ai donnée ?

— Jamais, mon père.

— Eh bien ! si j’ai pris un engagement, fût-ce avec le diable, mon honneur ne me contraint-il pas à l’accomplir dans toutes ses conséquences ? Savez-vous, d’ailleurs, de quel prix ce pacte solennel peut avoir été cimenté ?

— Que le ciel me préserve de le savoir, qu’il me soit caché sous un voile épais, je veux respecter mon père, je veux encore l’aimer.

— Tranquillisez-vous ; en vous parlant ainsi, je me joue de votre crédulité : l’homme que vous avez vu tantôt est Suisse ; nous avons des comptes à régler ensemble, je croyais l’échéance reculée de plusieurs années ; il est venu inopinément me dire le contraire ; nous nous sommes donné rendez-vous pour cette nuit ; une explication s’ensuivra, et demain tout sera dit. »

Un homme, moins éclairé que le comté de Foix, aurait admis cette dernière allégation ; mais il voyait trop les efforts que faisait son père pour vaincre son agitation ; aussi reprit-il vivement :

« Ne vous flattez pas de me tromper : un personnage extraordinaire a paru au milieu de nous : cet homme est un mauvais ange ; mon père, revêtez-vous contre lui des armes de notre sainte religion.

— Oui, dit le marquis avec un sourire amer, pour perdre en un seul instant le fruit d’une lutte de cinquante années, pour consentir à me rendre la risée de mes égaux et de mes inférieurs, pour qu’on se moque de ma lâcheté, pour que je me donne en spectacle à quiconque voudra me voir, l’étole au col, arrosé d’eau bénite, et conduit en triomphe par un prêtre… Non, non, cela ne sera pas.

— Sauvez votre âme, monsieur, c’est là l’essentiel ; l’orgueil perdit l’archange rebelle, l’humilité peut vous arracher à son pouvoir. »

Puis le comte de Foix, continuant, essaya d’émouvoir son père, de le ramener à de meilleurs sentiments ; ce fut en vain ; l’entêté vieillard avait pris son parti ; aveuglé par une vanité démesurée, il persista à refuser l’aide que lui promettait notre culte saint, et minuit sonna que ce débat durait encore ; aussitôt les gorges de la montagne et les vastes salles du château retentirent des sons du terrible cor, une sueur froide ruissela du front du comte de Foix, le marquis demeura impassible.

« On m’appelle, je ne dois plus tarder, laissez-moi sortir, aussi bien vous opposeriez-vous sans fruit à mon passage. Je romprai la conférence dès que je le pourrai, je reviendrai, je vous l’assure ; si, par une fatalité sans exemple, mon absence se prolongeait ; si cet homme, en vertu de notre contrat, exigeait que je l’accompagnasse dans un voyage où je peux lui être nécessaire, si enfin je ne revenais pas, vous trouverez mon testament dans ce secrétaire ; surtout, mon fils, je vous commande, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, de ne point pénétrer dans la grotte fatale où… » Le marquis s’arrêta, une pâleur mortelle couvrit son visage ; puis reprenant :

« Oui, je vous en conjure, qu’une muraille en cache la porte, que nul après moi… »

Le cor recommença ses sons hâtés.

« Adieu, mon fils ! »

Et le marquis, repoussant le comte de Foix qui cherchait à s’attacher à ses habits pour le retenir, se précipita vers un cabinet voisin ; là, fermant de deux verrous la porte qui s’ouvrait dans sa chambre, et sans répondre aux cris qui l’appelaient, il profita d’un escalier dérobé, inconnu jusqu’alors à tous les gens de la maison, pour s’éloigner du château.

Cependant le comte de Foix, hors de lui, appela ses gens ; et tandis que ceux-ci, à coups de marteau et de hache, brisaient la porte qui les séparait de leur maître, le comte courut invoquer l’aide de l’aumônier du lieu. Celui-ci était un digne prêtre, recommandable par une longue vie tout entière passée dans la piété et les devoirs de son état. Il reposait paisiblement à cette heure avancée, et se leva épouvanté lorsque le comte de Foix l’eut instruit de ce qu’il redoutait.

Le chapelain, de son côté, avait souvent formé de sinistres conjectures ; jamais il n’avait vu le marquis s’approcher de la sainte table, ni même consentir à paraître au tribunal de la pénitence. Il se leva précipitamment, revêtit ses habits sacerdotaux, prit le rituel, le goupillon et un vase rempli d’eau bénite, et dit au comte qu’il était prêt à le suivre partout où il jugerait à propos d’aller.

Sur ces entrefaites, les gens qui étaient parvenus à enfoncer la porte du cabinet trouvèrent, après plusieurs recherches infructueuses une trappe qu’on leva ; elle donna passage sur un escalier qu’on descendit non sans quelque frayeur : il s’enfonçait très profondément dans la terre et parvenait à un souterrain dont l’issue atteignait une grotte située à quelque distance du château, en dehors des murs ; mais nulle part on ne vit la trace du marquis.

Le comte de Foix, que sa douleur égarait, passa la nuit dans de vaines recherches. Ce ne fut qu’au jour naissant que, se rappelant les dernières paroles de son père, il imagina de faire enfoncer la porte de fer par où l’on pénétrait dans la caverne mystérieuse. On n’y parvint qu’après un travail opiniâtre. Mais les plus intrépides, parmi les gens de la maison, déclarèrent, quand la porte fut ouverte, qu’ils n’iraient pas plus avant si le pieux aumônier ne se mettait à leur tête.

L’aumônier passa donc le premier en répétant les prières de l’exorcisme consacrées par le rituel. Le comte venait après lui, suivi de ses frères, de ses enfants et de quelques amis d’élite ; chacun d’eux portait un crucifix d’une main et tenait une torche de l’autre. On sentit, en mettant le pied dans la caverne, une odeur sulfureuse et infecte qui fit reculer les plus braves. Cependant l’intrépidité du chapelain et du comte rassurant le cortége, on pénétra plus avant.

Ce fut avec un sentiment de profonde horreur que l’on aperçut je ne sais combien de squelettes humains, rangés sans ordre autour du sinistre autel dont j’ai déjà parlé. Il y avait sur celui-ci des charbons éteints et les cendres étaient encore chaudes ; mais rien de plus ne frappa les regards. Une sévère investigation ayant été sans aucun résultat, la trace du marquis de Foix demeura perdue, et jamais il ne reparut depuis dans les terres de son domaine.

Le comte aurait voulu, conformément à la volonté paternelle, faire clore sans retour la caverne. Mais ses vassaux et un ordre de l’évêque diocésain s’y opposèrent. On décida, au contraire, que ce lieu abominable serait purifié, et qu’un autel à la très sainte Vierge y serait élevé : ce qu’on exécuta. On prétend que, chaque nuit, on entend autour de ce lieu un tapage infernal, et maint paysan de la contrée cite ceux de ses voisins qui ont vu nuitamment le marquis de Foix parcourir la campagne, escorté par une légion de démons qui prennent plaisir à le tourmenter et à lui faire pousser d’épouvantables hurlements.

Ce qu’il y a de certain, c’est la disparition de ce seigneur, qui cessa de donner de ses nouvelles, depuis qu’il avait répondu à l’invitation de son hôte étrange. Il fut dit qu’étant parti pour la Suisse il avait fini ses jours dans le monastère de Saint-Gall. Mais ce fait n’a pas été éclairci, du moins par la famille. Celle-ci déclina rapidement, et, quarante ans après cette aventure, elle s’était éteinte dans toutes ses branches ; du moins, je ne connais plus aujourd’hui de descendants légitimes de la grande et première maison de Foix, d’où celle-là descendait[1].

Elle avait, dans le midi de la France, une splendeur et un pouvoir acquis, à juste titre, par de la valeur, de la munificence et les qualités héroïques qui semblent propre au moyen-âge.

  1. La maison princière de Foix descendait primitivement des premiers comtes de Carcassonne ; elle tomba en quenouille et passa successivement dans plusieurs familles : une dernière fut celle de Grailly, si célèbre pour les grands hommes qu’elle a fournis, notamment l’illustre Jean de Grailly, captal de Buch. Outre diverses branches de la maison de Foix, qui descendaient des Foix Fabas, et dont quelques unes existent encore, et le grand rameau des Foix-Grailly, à part la branche de ce nom, qui est venue se fondre dans la maison royale de France, par les d’Albret, et à laquelle les Lamothe-Langon ont donné une femme dans Clairmonde de Lamothe, fille de Pierre-Raymond de Lamothe, chevalier, sire de Langon, premier baron du Bazadois, etc., vicomte de Noaillan et Roquetaillade, qui épousa Jean de Grailly, il existe encore une autre branche des Foix-Grailly, en possession de titres incontestables, et qui est aujourd’hui représentée par M. de Foix-Grailly, habitant Paris, et habile peintre de paysage.

    Du mariage de Jean de Grailly avec Clairmonde de Lamothe, naquit, au quatrième degré, Archambaud de Grailly, comtesse de Foix, qui, en 1501, épousa Jean d’Albret, celui-ci le trisaïeul de Henri IV, roi de France et de Navarre, d’où descendent les Bourbons aujourd’hui régnants.

    L’écusson des Grailly porte : de sable à la croix d’argent chargée de cinq coquilles du champ : Parti ; d’or à trois pals de gueules ; qui est de Foix.