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Souvenirs d’un homme de lettres/VII

La bibliothèque libre.
Marpon et Flammarion (p. 89-100).

LES PALAIS D’ÉTÉ


Écrit pendant la Commune.

Après la prise de Pékin et le pillage du palais d’Été par les troupes françaises, lorsque le général Cousin-Montauban vint à Paris se faire baptiser comte de Palikao, il distribua dans la société parisienne, en guise de dragées de baptême, les merveilleux trésors de jade et de laque rouge dont ses fourgons revenaient chargés, et pendant toute une saison il y eut aux Tuileries et dans quelques salons privilégiés une grande exhibition de chinoiseries.

On allait là comme à une vente de cocotte ou à une conférence de l’abbé Bauer. Je vois encore, dans le demi-jour des pièces un peu abandonnées où ces richesses étaient étalées, les petites Frou-Frou à gros chignons se pressant, s’agitant parmi les stores de soie bleue à fleurs d’argent, les lanternes de gaze ornées de houppes et de clochettes d’émail, les paravents de corne transparente, les grands écrans de toile couverts de sentences peintes, tout cet encombrement de riens précieux, si bien faits pour la vie immobile des femmes aux petits pieds. On s’asseyait sur les fauteuils de porcelaine, on fouillait les coffres de laque, les tables à ouvrage à dessins d’or ; on essayait pour jouer les crêpes de soie blanche, les colliers de perles de Tartarie ; et c’étaient de petits cris d’étonnement, des rires étouffés, une cloison de bambou qu’on renversait avec sa traîne, et puis sur toutes les lèvres ce mot magique de palais d’Été qui courait comme une brise d’éventail, ouvrant à l’imagination je ne sais quelles féeriques avenues d’ivoire blanc et de jaspe fleuri.

Cette année, la société de Berlin, de Munich, de Stuttgard, a eu, elle aussi, des exhibitions du même genre. Voilà plusieurs mois déjà que les fortes dames d’outre-Rhin poussent des « mein Gott » d’admiration devant les services de Sèvres, les pendules Louis XVI, les salons blanc et or, les dentelles de Chantilly, les caisses d’oranger, de myrte et d’argenterie que les innombrables Palikao de l’armée du roi Guillaume ont cueillis aux environs de Paris dans le pillage de nos palais d’été.

Car, eux, ils ne se sont pas contentés d’en piller un. Saint-Cloud, Meudon — ces jardins du Céleste Empire — ne leur ont pas suffi. Nos vainqueurs sont entrés partout ; ils ont tout raflé, tout saccagé, depuis les grands châteaux historiques, qui gardent, dans la fraîcheur de leurs pelouses vertes et de leurs arbres de cent ans, un petit coin de France, jusqu’à la plus humble de nos maisonnettes blanches ; et maintenant, tout le long de la Seine, d’une rive à l’autre, nos palais d’été grands ouverts, sans toits, sans fenêtres, se montrent leurs murailles nues et leurs terrasses découronnées.

C’est surtout du côté de Montgeron, de Draveil, de Villeneuve-Saint-Georges, que la dévastation a été effroyable. S. A. R. le prince de Saxe travaillait par là-bas avec sa bande, et il paraît que l’Altesse a bien fait les choses. Dans l’armée allemande on ne l’appelle plus que « le voleur ». En somme, le prince de Saxe me fait l’effet d’être un podestat sans illusions, un esprit pratique qui s’est très bien rendu compte qu’un jour ou l’autre l’ogre de Berlin ne ferait qu’une bouchée de tous les Petit-Poucet de l’Allemagne du Sud, et il a pris ses précautions en conséquence. À présent, quoi qu’il arrive, monseigneur est à l’abri du besoin. Le jour où on le cassera aux gages, il pourra, à son choix, ouvrir une librairie française à la foire de Leipzig, se faire horloger à Nuremberg, facteur de pianos à Munich, ou brocanteur à Francfort-sur-le-Mein. Nos palais d’été lui ont fourni les moyens de tout cela, et voilà pourquoi il a mené le pillage avec tant d’entrain.

Ce que je m’explique moins, par exemple, c’est la rage que Son Altesse a mise à dépeupler nos faisanderies et nos garennes, à ne pas laisser gros comme rien de plume et de poil dans nos bois…

Pauvre forêt de Sénart, si paisible, si bien tenue, si fière de ses petits étangs à poissons rouges, de ses gardes chasse en habit vert ! Comme ils se sentaient bien chez eux, tous ces chevreuils, tous ces faisans de la Couronne ! Quelle bonne vie de chanoines ! Quelle sécurité !… Quelquefois, dans le silence des après-midi d’été, vous entendiez un frôlement de bruyère, et tout un bataillon de faisanneaux défilait en sautillant entre vos jambes, pendant que, là-bas, au bout d’une allée couverte, deux ou trois chevreuils se promenaient paisiblement de long en large, comme des abbés dans un jardin de séminaire. Allez donc tirer des coups de fusil à des innocents pareils !

Aussi les braconniers eux-mêmes s’en faisaient un scrupule, et le jour de l’ouverture de la chasse, lorsque M. Rouher ou le marquis de la Valette arrivaient avec leurs invités, le garde général — j’allais dire le metteur en scène — désignait d’avance quelques poules faisanes hors d’âge, quelques vieux lièvres chevronnés, qui allaient attendre ces messieurs au rond-point du Grand-Chêne et tombaient sous leurs coups avec grâce en criant : « Vive l’Empereur ! » C’est tout ce qu’on tuait de gibier dans l’année.

Vous pensez quelle stupeur, les malheureuses bêtes, quand deux ou trois cents rabatteurs en bérets crasseux sont venus un matin se ruer sur leurs tapis de bruyères roses, dérangeant les couvées, renversant les clôtures, s’appelant d’une clairière à l’autre dans une langue barbare, et qu’au fond de ces taillis mystérieux où Mme de Pompadour venait épier le passage de Louis XV, on a vu luire les sabretaches et les casques pointus de l’état-major saxon ! En vain les chevreuils essayaient de fuir, en vain les lapins effarés levaient leurs petites pattes frémissantes en criant : « Vive Son Altesse Royale le prince de Saxe ! » le dur Saxon ne voulait rien entendre, et pendant plusieurs jours de suite le massacre a continué. À cette heure, tout est fini ; le grand et le petit Sénart sont vides. Il n’y reste plus que des geais et des écureuils, auxquels les fidèles vassaux du roi Guillaume n’ont pas osé toucher, parce que les geais sont blanc et noir aux couleurs de la Prusse, et que la fourrure des écureuils est de ce marron fauve si cher à M. de Bismarck.

Je tiens ces détails du père La Loué, vrai type du forestier de Seine-et-Oise, avec son accent traînard, son air madré, ses petits yeux clignotant dans un masque couleur de terre. Le bonhomme est si jaloux de ses fonctions de garde, il invoque si souvent et à tout propos les cinq lettres cabalistiques flamboyant sur le cuivre de sa plaque, que les gens du pays l’ont surnommé le père La Loi, La Loué, pour parler comme en Seine-et-Oise. Lorsqu’au mois de septembre nous vînmes nous enfermer dans Paris, le vieux La Loué enterra ses meubles, ses hardes, envoya sa famille au loin, et resta pour attendre les Prussiens.

« Je connais ma forêt, disait-il en brandissant sa carabine… qu’ils viennent m’y chercher ! »

Là-dessus nous nous séparâmes… Je n’étais pas sans inquiétude sur son compte. Souvent, pendant ce dur hiver, je me figurais ce pauvre homme tout seul dans la forêt, obligé de se nourrir de racines, n’ayant pour se garer du froid qu’une blouse de toile avec sa plaque par-dessus. Rien que d’y penser, j’en avais la chair de poule.

Hier matin, je l’ai vu arriver chez moi, frais, gaillard, engraissé, avec une belle lévite neuve, et toujours la fameuse plaque reluisant sur sa poitrine comme un bassin de barbier. Qu’a-t-il fait tout ce temps-là ? Je n’ai pas osé le lui demander ; mais il n’a pas l’air d’avoir trop souffert… Brave père La Loué ! Il savait si bien sa forêt ! Il y aura promené le prince de Saxe.

C’est peut-être une mauvaise pensée que j’ai là ; mais je connais mes paysans, et je sais ce dont ils sont capables… Le vaillant peintre Eugène Leroux — blessé dans une de nos premières sorties et soigné quelque temps chez des vignerons de la Beauce — nous racontait l’autre jour un mot qui peint bien toute cette race. Les gens chez lesquels il logeait ne s’expliquaient pas pourquoi il s’était battu sans y être forcé.

« Vous êtes donc un ancien militaire ? lui demandaient-ils toujours.

— Pas du tout. Je fais des tableaux, je n’ai jamais fait que cela.

— Eh ben ! alors, quand ils vous ont fait signer le papier pour aller à la guerre… ?

— Mais on ne m’a rien fait signer…

— Enfin, quoi ! quand vous êtes allé pour vous battre, c’est donc — et ici ils se regardaient en clignant de l’œil — c’est donc que vous aviez bu un petit coup ! »

Voilà le paysan français… Celui des environs de Paris est pire encore. Les quelques braves gens qu’il y avait dans la banlieue sont venus derrière les remparts manger du pain de chien avec nous ; mais les autres, je m’en méfie. Ils sont restés pour montrer nos caves aux Prussiens, et consommer le pillage de nos pauvres palais d’été.

Mon palais à moi était si modeste, si bien enfoui dans les acacias, qu’il aura peut-être échappé au désastre ; mais je n’irai m’en assurer que quand les Prussiens seront partis, et bien longtemps après encore. Je veux laisser au paysage le temps de s’assainir… Quand je pense que tous nos jolis coins, ces petites îles de roseaux et de saules grêles où nous allions le soir nous allonger au ras de l’eau pour écouter chanter les rainettes, les allées pleines de mousse où la pensée, en marchant, s’éparpillait tout le long des haies, s’accrochait à toutes les branches, ces grandes clairières de gazon où l’on était si bien pour dormir au pied des chênes, avec un tournoiement d’abeilles dans le haut, qui nous faisaient un dôme de musique, quand je pense que cela a été à eux, qu’ils se sont assis partout ; alors ce beau pays ne m’apparaît plus que fané et triste. Cette souillure m’effraye encore plus que le pillage. J’ai peur de ne plus aimer mon nid.

Ah ! si les Parisiens, au moment du siège, avaient pu rentrer en ville cette adorable campagne des environs ; si nous avions pu rouler les pelouses, les chemins verts tout empourprés des soleils couchants, enlever les étangs qui luisent sous bois comme des miroirs à main, pelotonner nos petites rivières autour d’une bobine comme des fils d’argent, et enfermer le tout au garde-meuble : quelle joie ce serait pour nous maintenant de mettre les pelouses et les dessous de bois en place, et de refaire une Île-de-France que les Prussiens n’auraient jamais vue !…